LES INTERVENANTS

Marc-Olivier Padis

Directeur des études de la fondation Terra Nova.

 

Les brèves proposées par Marc-Olivier Padis:

L'économie mondiale 2018

"Chaque année les éditions de La Découverte publient dans la collections "Repères" un livre qui fait la synthèse de la situation de l'économie mondiale. C'est presque plus un outil de travail qu'une lecture de plage mais je vous le recommande quand même parce que c'est extrêmement bien construit. Et ce qu'on voit maintenant c'est que 10 ans après la grande crise bancaire et financière internationale, on est en train de passe rà un autre rythme de la situation économique mondiale et c'est très intéressante de voir ce nouveau cycle qui commence."


Un été avec Machiavel

"Je partage une de mes lectures d’été, c’est le livre de Patrick Boucheron qui s’appelle ‘Un été avec Machiavel’ qui était une série de chroniques radiophoniques au départ. Patrick Boucheron est donc un historien, spécialiste de l’Europe médiévale et titulaire d’une chaire au Collège de France, et là on retrouve la vocation initiale du Collège de France qui est par rapport au reste de l’université, c’est une institution qui doit diffuser le savoir à tout le monde et c’est ce qu’il fait dans ce livre sur Machiavel qui est fort bien écrit et bourré d’informations "


Le destin de l'Europe: une sensation de déjà vu

"Ma lecture de cette semaine est un livre sur l’Europe d’Ivan Krastev qui est un des meilleurs essayistes aujourd’hui sur les questions européennes. Cela s’appelle « Le destin de l’Europe : une sensation de déjà vu » aux Editions Premier Parallèle. C’est une réflexion sur les nouveaux thèmes qui sont apparus en Europe à l’occasion de la crise des réfugiés et notamment la division entre l’Est de l’Europe et l’Ouest de l’Europe, comme Krastev vient le la Bulgarie et qu’il vit maintenant à Vienne, il a un regard particulièrement aigu sur les divisions entre l’Est et l’Ouest."


Démocraties sous stress: les défis du terrorisme global

"Les députés ont voté cette semaine une loi pour la sécurité des français, censée lutter contre le terrorisme, on aura l’occasion d’en reparler je pense, mais je profite des ces circonstances pour recommander un livre que j’ai lu justement cette semaine d’Antoine Garapon et Michel Rosenfeld et qui s’appelle Démocraties sous stress, les défis du terrorisme global aux PUF. C’est un livre qui fait très bien le point sur la manière dont nos sociétés et notamment nos systèmes juridiques sont déstabilisés par l’irruption du terrorisme, et qui sans verser dans des aspects trop techniques du droit ou de l’histoire juridique récente montre bien comment une fois qu’on est rentré dans l’état d’urgence, on n’a pas trouvé la bonne voie de sortie et que maintenant c’est notre droit en commun lui-même qui est fragilisé par cette menace terroriste."


Homère, biographie

"Une lecture cette semaine que je vous recommande, c’est un livre directement en poche chez Folio de Pierre Judet de La Combe, qui est un philologue et traducteur du grec, on lui a demandé d’écrire une biographie de Homère, il a fait remarquer à son éditeur que Homère n’avait peut-être pas existé mais que ce n’était pas une raison pour ne pas écrire une biographie après tout. C’est ce qu’il fait avec beaucoup de brio en menant l’enquête pour savoir mais qui est cet Homère, cet homme errant sans père, sans patrie, aveugle et dont le surnom veut dire l’assembleur, parce qu’il a assemblé différents morceaux de grands chants épiques qui existaient avant lui et qu’il a mis ensemble. C’est vraiment une très belle enquête et une très belle occasion de revenir à de la poésie antique."


Blog L’Autofictif, Eric Chevillard

"Je voudrais parler cette semaine d’un écrivain, Eric Chevillard, qui avait une chronique dans Le Monde des livres, que je lisais chaque semaine avec beaucoup de plaisir notamment quand il avait une plume très sévère, il excellait. Malheureusement Eric Chevillard a arrêté sa chronique dans Le Monde des livres, mais on peut le retrouver sur son blog sur internet, il a un blog qui s’appelle l’Autofictif et sur lequel chaque jour il publie trois pensées très brèves, qui sont toujours charmantes ou très fantaisistes, il écrit par exemple « On me demande souvent si je sais comment finira le roman dont j'entreprends l'écriture, alors que je suis déjà extrêmement surpris par la façon dont il commence.», ou dans un style plus britannique d’humour absurde il écrit « Un homme en habit noir s'engagea derrière moi dans la porte tambour de l'hôtel et, bien évidemment, quand j'en sortis, ma veste blanche était grise.» Donc ‘est tout à fait charmant. Je vous recommande Eric Chevillard, l’Autofictif."


De l'ardeur, Histoire de Razan Zaitouneh, avocate syrienne

"Parmi les livres de la rentrée de cet automne j’ai lu le livre de Justine Augier, paru chez Actes Sud, qui s’appelle De l’ardeur, qui est une enquête sur une militante syrienne des droits de l’homme, avocate, Razan Zaitouneh. C’est une histoire assez triste puisqu’elle a fait partie des premières à se mobiliser dans les grandes manifestations contre le pouvoir syrien, et elle a été arrêtée, torturée, exécutée. Cette enquête en même temps donne un visage à cette opposition démocratique syrienne qu’on aurait bien aimé voir prendre plus de force. L’ensemble de ce récit n’est que plus amer aujourd’hui quand on voit le débouché de cette guerre."


Marcel PROUST : Eloge de la mauvaise musique

"On a lu beaucoup de commentaires dans les médias à propos de l’enterrement de Johnny Halliday et parmi de nombreux commentaires j’ai trouvé un commentaire par anticipation en quelque sorte écrit par Marcel Proust dans Les Plaisirs et les Jours et je ne résiste pas au plaisir de vous lire une citation courte de quelques lignes : « Détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas. Comme on la joue, la chante bien plus, bien plus passionnément que la bonne, bien plus qu'elle elle s'est peu à peu remplie du rêve et des larmes des hommes. Qu'elle vous soit par là vénérable. Sa place, nulle dans l'histoire de l'art, est immense dans l'histoire sentimentale des sociétés. Le respect, je ne dis pas l'amour, de la mauvaise musique n'est pas seulement une forme de ce qu'on pourrait appeler la charité du bon goût ou son scepticisme, c'est encore la conscience de l'importance du rôle social de la musique. ». "


Le marxisme introuvable

" Je voudrais saluer la mémoire d’un historien récemment disparu Daniel Lindenberg, qui a travaillé longtemps à la revue Esprits. Il a été célèbre pour la querelle des nouveaux réactionnaires il y a quelques années. Une querelle dans laquelle il tenait un rôle à contre-emploi, non pas sur le fond, non pas qu’il ait défendu des idées qui n’étaient pas les siennes mais en raison du rôle qu’il a été amené à tenir. Notamment dans le cadre d’une querelle très médiatisée parce qu’il n’avait pas du tout l’humeur d’un polémiste même si il aimait les controverses intellectuelles, il n’y avait jamais aucune méchanceté dans ses propos et ses écrits et plutôt que de reparler de ce livre, je voudrais juste citer deux livres dans sa production qui sont pour moi les deux livres les plus importants et qui restent très intéressants à lire aujourd’hui, c’est : Le marxisme introuvable. Un livre qui rappelait toute la richesse de la gauche non-marxiste. Et puis un livre plus personnel qui s’intitule Figures d’Israël et qui est une description des courants idéologiques du franco-judaïsme et dans lequel il défendait l’idée dans le fond, de la créativité culturelle de la diaspora juive. Daniel Lindenberg était quelqu’un qui n’était pas sioniste justement il croyait plutôt à la créativité de la diaspora et ce livre en est une belle illustration."


Solitude volontaire

"J’ai lu cette semaine un essai de philosophie extrêmement bien écrit de Olivier Remaud, ça s’appelle Solitude volontaire chez Albin Michel. L’originalité de cet essai c’est que ce n’est pas un essai conceptuel ou spéculatif sur la solitude et le rapport à la société mais c’est une réflexion sur des exemples de personne qui ont choisi la solitude. Des exemples aussi variés que les explorateurs des pôles mais aussi Glenn Gould, le pianiste qui était un reclus. Et donc en passant d’un exemple à l’autre, il développe toute sa réflexion et il montre que la solitude est une manière de faire société avec les autres."


La citoyenneté. Être (un) citoyen aujourd'hui.

"Je recommande la lecture de l’étude annuelle 2018 du Conseil d’État sur la citoyenneté. Le Conseil d’État fait comme chacun sait des rapports sur les politiques publiques et remet chaque année un rapport sur un sujet d’intérêt général. On voit dans ce rapport qu’il existe des formes rénovées de citoyenneté avec une recherche de fraternité qui fait de la citoyenneté un projet de société, qui vise un citoyen actif. On voit bien que c’est cela qui nous manque dans l’épisode des gilets jaunes. Ce volume fait très bien le point, on le trouve sur le site du Conseil d’État. Il y a en annexe une série de comparaisons avec les autres pays de l’UE qui est très utile. "


Armes de déstabilisation massive

"Je voudrais recommander un livre, en tant que lecteur de la presse on a tous admiré le travail des journalistes sur le traitement des fuites massives de données, ce qu’on appelle les Leaks. Il y a deux grands consortiums de journalistes au niveau international qui exploitent et qui fouillent ces données qui fuitent. Mais on se demande peu d’où viennent ces fuites, par où ça passe etc. et donc deux journalistes qui sont spécialisés sur les questions de renseignement ont fait un livre qui fait le point donc Pierre Gastineau et Philippe Vasset dans un livre qui s’appelle Armes de déstabilisation massive publié chez Fayard, retrace de façon tout à fait passionnante ce grand marché et ce grand champ de bataille qu’est aujourd’hui la fuite des données, l’exploitation des données, les coups dans lesquels interviennent à la fois les services secrets, les grandes entreprises, les armées et donc c’est tout à fait passionnant, c’est une enquête qui se lit très très bien."


Les enfants du 209 rue Saint-Maur

"Un mot pour dire qu’on peut toujours voir sur le site internet de la chaîne de télévision Arte, un très bon documentaire qui s’appelle Les enfants du 209 rue Saint-Maur de Ruth Zylberman. C’est une sorte d’enquête et de retour dans le passé sur cet immeuble parisien où vivait de nombreuses familles juives persécutées pendant le guerre et l’occupation. Elle retrace le destin des enfants, qui pour certains ont été cachés et d’autres déportés, qui vivaient tous dans cet immeuble donc c’est un très beau documentaire."


Milos Forman et Jiří Menzel

"Un mot car nous avons appris la disparition cette semaine de Milos Forman ça me faisait repenser à, à mon avis ses meilleurs films, ceux de la période où il était encore en République Tchèque « Les amours d’une blonde ». Ca me fait penser à tous ces mouvements culturels des années 60 qu’il y a eu dans ces pays de l’Est à un moment donné où le couvercle s’est un peu ouvert, il y a eu tout un cinéma extraordinaire à ce moment là. Tous les cinéastes ne sont pas partis à l’Ouest à cette période. Il y avait par exemple un grand cinéaste dont je voudrais rappeler l’œuvre, qui s’appelle Jiří Menzel. Il faisait des très bons films mais il est resté lui du côté Est et qui n’a donc pas donné toute sa mesure"


La famille Belhoumi de Stéphane Beaud

"J’ai lu cette semaine un livre de sociologie écrit par Stéphane Beaud intitulé La France des Belhoumi. C’est une sorte de portrait de famille de 1977 à 2017 aux éditions de La Découverte, c’est un livre très original et que je recommande pour trois raisons.
La première c’est que Stéphane Beaud est un sociologue qui écrit agréablement, il n’y a jamais de jargon même s’il est très rigoureux et très précis.
La deuxième c’est que c’est une démarche original, c’est une étude de cas, c’est une famille, les Belhoumi, qui sont en France depuis l’arrivée des parents depuis 1977 et on y décrit l’itinéraire notamment des enfants.
Et troisième raison, ce qui est intéressant c’est qu’il montre qu’il n’y a pas un seul modèle d’intégration, d’abord, l’intégration fonctionne, il y a 8 enfants dans cette famille, ils sont tous en emploi, ils ont tous fondé une famille avec les aléas d’aujourd’hui. Le modèle des filles n’est pas celui des garçons, le modèle des aînés n’est pas celui des cadettes et que néanmoins tout ça arrive tout de même à rejoindre le courant central."


Le Rocardisme: Devoir d'inventaire

"Je vais passer à tout à fait autre chose. J’ai lu cette semaine avec beaucoup d’intérêt un livre consacré au Rocardisme écrit par Alain Bergounioux qui est un grand historien du socialisme français et Jean-François Merle aux éditions du Seuil. Ce n’est pas une biographie de Michel Rocard même si on suit l’ensemble de son parcours, sa formation, ses premières années de travail ministériel, sa réflexion. C’est plutôt un travail historique sur « y’a-t-il une doctrine rocardienne » qui met en avant et sur laquelle il faudrait continuer à réfléchir aujourd’hui le fait que pour transformer un pays en profondeur, il faut mener des réformes lentes concertées et qui ne passent pas nécessairement par une multiplication de lois expéditives mais plutôt par des transformations qui accompagnent la société d’elle-même."


La disparition de Josef Mengele

"Moi je vais revenir en arrière pour parler d’un livre dont on a déjà beaucoup parlé, que j’ai lu avec énormément d’intérêt, le livre d’Olivier Guez qui a obtenu le prix Renaudot La disparition du Docteur Mengele, publié aux éditions Grasset. Si vous n’avez pas eu l’occasion de le lire je vous le recommande vraiment parce que j’ai hésité à lire ce livre, je craignais quelque chose d’un peu malsain sur un personnage terrifiant et je trouve qu’Olivier Guez a trouvé la bonne distance par rapport au personnage, il ne nous plonge pas dans son intimité, c’est pris de l’extérieur. Plutôt que de faire une histoire ou une pseudo-psychologie d’un criminel, il raconte l’histoire de l’Argentine après la guerre, pourquoi les nazis ont été si facilement accueillis dans ce pays, pourquoi l’Allemagne a eu autant de mal à laisser remonter les questions de la mémoire et de l’exploration de ses souvenirs. C’est donc un texte vraiment très très réussi et je vous le recommande vivement.."


Les carnets du Paysage

"Alors je voudrais vous recommander une revue qui s’appelle les Carnets du Paysage, publiée par Acte Sud en commun avec l’Ecole Nationale Supérieure du Paysage. C’est une revue dirigée par deux philosophes qui sont Jean-Marc Besse et Pierre Donadieu qui sont deux spécialistes des questions de géographie et du paysage. Ce numéro est consacré à la question du « commun », c’est à dire à la gestion collective des biens communs, des ressources communes et précisément, c’est souvent à propos des ressources naturelles que la question des communs a été posée et développée par conséquent, le paysage est concerné de multiples manières par ce sujet. On trouvera dans ce beau numéro qui est richement illustré, une très belle présentation des articles du paysagiste Gilles Clément, de la philosophe Catherine Larrère et de beaucoup d’autres donc je rappelle les Carnets du Paysage chez Actes Sud"


Hommage à Pierre Hassner

"Je voudrais saluer la mémoire d’un ami disparu cette semaine : Pierre Hassner. C’était un très grand commentateur de la politique internationale, c’était une personnalité exceptionnelle. Quand on dit « exceptionnel » on imagine quelque chose qui ne lui ressemblerait pas car c’était un homme d’une très grande modestie, d’une très grande modération en tout sauf en sa modestie d’ailleurs. D’une trop grande discrétion, il avait réussi notamment à remettre à l’honneur l’analyse des passions politiques dans les relations internationales où la Science Politique met trop l’accent sur les intérêts et les monstres froids. Il pouvait le faire car il avait une formation classique extraordinaire, il a écrit des articles sur la politique de Kant, de Hegel et de Rousseau qui sont des chefs d’œuvre et restent des textes classiques. Il avait une très bonne formation classique, c’était un homme d’article aussi. Il n’a pas écrit véritablement de livre donc tous les livres qu’on peut lire de lui sont des recueils d’articles qui sont remarquables. Je voudrais citer le dernier qui est paru, précisément La Revanche des passions : métamorphose de la violence et crise du politique chez Fayard. J’avais eu la chance de faire un voyage avec lui en Roumanie, il y a quelques années. Il était d’origine roumaine, il n’aimait pas du tout ce pays, c’était la première fois qu’il y remettait les pieds et quand je lui demandais ce qu’il ressentait, il me répondait « rien, je n’ai aucune affection pour ce pays, j’ai encore dans l’oreille les appels au Pogrom lancés par les fascistes roumains ». "


Les Ondes Magnétiques de David Lescot

"J’ai peu l’occasion de parler de théâtre mais là je suis allé à la Comédie Française, au Vieux Colombier, pour voir une pièce de David Lescot qui est un jeune auteur et metteur en scène de théâtre, dont j’essaye de voir toutes les pièces qui m’enchantent. Celle qui se joue jusqu’au 1er juillet au Vieux Colombier s’appelle Les ondes magnétiques et c’est une pièce sur l’histoire des radios libres. David Lescot aime bien raconter des histoires collectives, de petits collectifs, de petits groupes plus ou moins clandestins, plus ou moins conspirateurs. Il retrace ici l’histoire glorieuse des radios libres, leur légalisation et puis leur destin commercial par la suite. C’est donc à la fois un théâtre documentaire avec une mise en scène très libre, très mélangée avec beaucoup de musique, de transformation des personnages et sans avoir vécu les radios libres ça m’a fait penser que nous vivions ici une renaissance des radios libres dans un lieu extraordinaire et qui donne presque l’impression d’être clandestin donc c’est très amusant de trouver cette histoire."


Politique du secret d’Yves Trotignon

"Je voudrais recommander un livre d’Yves Trotignon sur la série que vous avez peut-être regardée Le Bureau des légendes. Il s’appel Politique du secret et est publié aux Presses Universitaires de France dans une petite collection qui analyse les séries. Ce livre d’Yves Trotignon est particulièrement intéressant, d’abord parce que c’est une très bonne série, et parce qu’Yves Trotignon est un historien et un analyste qui est passé par les services de renseignement donc qui connaît de l’intérieur le sujet dont il parle et parce qu’il montre comment cette série télévisée a permis un basculement des représentations qui étaient extraordinairement stéréotypées de l’action du renseignement dans la littérature et le cinéma français en opérant un tournant intéressant."


Pierre Hassner

"Jean-Louis Bourlanges avait évoqué la semaine dernière le colloque consacré à Pierre Hassner. Ce qui était intéressant dans les réflexions de Pierre Hassner c’est qu’il ne séparait jamais les questions de système international des institutions politiques et des mouvements qui traversent la société. En particulier les passions politique : c’est peut être l’un des seuls spécialistes des relations internationales qui savait parler des passions politiques, un sujet abandonné par la science politique. C’est une lecture que je recommande vivement. "


François Héran déconstruit la thèse de Stephen Smith

"Nous avons évoqué à ce micro le livre de Stephen Smith La ruée vers l’Europe qui avait été critiqué par Lionel Zinsou. Cette semaine c’est le professeur au Collège de France chargée des questions de démographie François Héran qui fait un démontage en règles de ce livre par deux articles : un sur le site de l’INSEE (note population et société) et un sur le site laviedesidée : « Comment se fabrique un oracle ? ». C’est une bonne démonstration que la crainte agitée par Stephen Smith d’une ruée vers l’Europe des Africains ne tient pas la route. "


Notre histoire intellectuelle et politique

"Parmi les livres importants de la rentrée j’ai lu le livre de Pierre Rosanvallon Notre histoire intellectuelle et politique paru au Seuil. C’est un livre assez atypique dans la production de Rosanvallon dans la mesure où il s’exprime ici à la première personne. Ce qui est intéressant c’est qu’il raconte son parcours intellectuel et politique et ce faisant il donne des éléments d’éclairage sur l’histoire de la deuxième gauche dans les années 1970 et au début des années 1980. C’est une histoire qui a été peu racontée, bien que l’on dispose sur l’extrême-gauche de nombreux témoignages. Ensuite il explique pourquoi il a eu le sentiment de devoir se consacrer à un travail intellectuel et historique de plus grande ampleur qu’il a mené à travers ses livres. Dans un troisième temps il analyse la transformation de la scène intellectuelle à laquelle il a participé à travers la fondation Saint-Simon et la République des idées. "


Quand l’Europe improvise

"Je voudrais recommander le livre de Luuk van Middelaar sur l’Europe chez Gallimard dans la collection Le Débat. Luuk van Middelaar est un historien et un jeune universitaire qui avait déjà publié un très bon livre qui s’intitulait Le passage à l’Europe. Il a ensuite été recruté par Herman Von Rompuy pour l’aider à rédiger ses discours. En tant que plume du premier président permanent du Conseil européen il a vécu les dix années de crise après 2008. C’est un témoin de première source et en même temps un analyste qui connaît très bien l’histoire de l’Europe et de ses institutions. "


Confiance, coopération et autonomie : pour une école du XXIème siècle

"Je recommande une note du Conseil d’analyse économique (CAE) écrite par Yann Algan, Élise Huillery et Corinne Prost sur l’école (Confiance, coopération et autonomie : pour une école du XXIème siècle). Le CAE est un organisme qui conseil le gouvernement sur les matières économiques, ils ont fait une note très originale que l’on peut trouver sur leur site qui parle de tous les aspects liant la performance scolaire des élèves à la confiance en soi et à la capacité de coopérer avec d’autres. On fait des comparaisons internationales sur le résultat des élèves en comparant les résultats élèves en maths, en français etc. Ce dont on oublie de parler c’est que les écarts les plus spectaculaires pour la France concernent tout ce qui dépend de la confiance en soi, l’autonomie, la capacité à l’auto-discipline et à surmonter des obstacles, résoudre les problèmes, avoir un sentiment d’estime de soi. C’est sur toutes ces questions que les élèves français, qui sont beaucoup plus stressés par l’école et qui ont le sentiment d’être beaucoup moins soutenus par l’institution que dans d’autres pays, sont en très grande difficulté. Je trouve que cette note raconte très bien cette difficulté dans laquelle nous sommes. "



Le prix de la démocratie.

"Julia Cagé publie un livre chez Fayard : Le prix de la démocratie. C’est la première étude systématique sur le financement de la vie politique et ses effets en termes d’influence par les gens qui ont les moyens de financer la vie politique. Évidemment nous ne sommes pas dans la situation très particulière des États-Unis où l’argent pèse d’un poids extraordinaire sur les choix politiques (surtout depuis que la Cour suprême a fait sauter les plafonds de financement) mais on voit bien dans le mouvement des gilets jaunes qu’il y a ce type de tentation de dire que la démocratie coûte trop chère : les députés coûtent trop cher, il faut supprimer cela etc. C’est une étude qui va au fond des choses et surtout qui fait des propositions pour que les citoyens aient une voix véritablement égale dans les choix politiques. "


L'inquiétude démocratique

"Je souhaiterais recommander le numéro de Janvier de la revue Esprit. Cela tombe bien car c’est un numéro consacré à Claude Lefort dont toute la réflexion est concentrée autour de la politique et le numéro est sous-titré l’inquiétude démocratique ce qui résonne avec l’actualité. Claude Lefort est un philosophe qui a beaucoup réfléchi sur cette figure du peuple dont on s’emploie souvent à dire « le peuple a parlé » , « le peuple c’est moi ou le peuple c’est nous ». Claude Lefort a montré, notamment au travers d’une lecture poussée de Machiavel, que le peuple en démocratie est toujours divisé. C’est toujours une sorte d’usurpation que de dire « Je suis le peuple ». Accepter cette division insurmontable : telle est la première étape de la démocratie moderne. C’est à partir de là que l’on peut construire un régime dynamique et ouvert. "


L’Europe : un dessein, un destin

"Je recommande le livre de Michel Foucher, un géographe qui aime beaucoup réaliser des cartes dans le 1 notamment. C’est un livre sur l’Europe paru aux éditions Marie B. Dans cet ouvrage , il défend l’idée que ce qui devient prédominent aujourd’hui pour la situation de l’Europe et le projet européen c’est de partir de la géopolitique et de la manière dont chaque pays se projette à l’échelle mondiale. Il répertorie les problématiques européennes à la lumière de cet enjeu géopolitique et non pas comme souvent cela est fait au prisme des enjeux institutionnels internes. Enfin, il y a, comme toujours, quelques cartes éclairantes. "


La revanche de la nation : Passions politiques en Pologne aujourd’hui 

"A un moment où l’on s’interroge sur ce qui va se passer pour les élections européennes, je vous recommande d’aller sur le site de l’institut Jacques Delors et de récupérer un travail réalisé par Aziliz Gouez intitulé « La revanche de la nation : Passions politiques en Pologne aujourd’hui ». C’est une très bonne synthèse sur la stratégie du parti au pouvoir, le PiS (Droit et Justice) à la fois d’un point de vue social et démocratique. Ça n’est pas un discours anti européen qui serait favorable à sortir de l’Europe mais une tentative de développer une nouvelle idée de l’Europe. C’est quelque chose d’assez riche du point de vue idéologique et cela est très éclairant."


La Dame blanche

"Je voudrais recommander un opéra que j’ai pu voir cette semaine : la Dame Blanche, de François-Adrien Boieldieu, à l’Opéra-Comique jusqu’au début mars. Cet opéra fut l’un des plus populaires parmi les opéras français du XIXème siècle. Si vous aimez l’Ecosse des landes, les châteaux hantés, les revenants, les histoires d’enfants enlevés par les corsaires, c’est absolument charmant. Il y a un très beau rapport entre le retour de la mémoire et le passage par la musique."


Jean Starobinski

"Nous avons également appris cette semaine le décès de Jean Starobinski; un très grand critique de l’école dite de Genève dont Albert Béguin - directeur de la Revue Esprit - faisait partie. Jean Starobinski était un pôle de référence dans une époque où la critique littéraire partait vers des voies théoriques absconses. Il possédait une écriture intelligente et sans aucun jargon. Il avait une proximité avec Jean-Jacques Rousseau qu’il a fait découvrir à beaucoup de lecteurs. C’est toujours un bonheur de lecture. "



Les ingénieurs du chaos

"Je recommande le livre de Giuliano da Empoli, un jeune italien spécialiste des questions politiques : « Les ingénieurs du chaos » chez Jean-Claude Lattès. C’est un livre qui fait la synthèse sur l’usage du numérique dans les campagnes électorales, notamment la victoire de Trump, la victoire du Brexit mais aussi celle d’Orban en Hongrie et tous ces experts des grandes données, les big data, qui sont utilisées dans les campagnes électorales. C’est impressionnant de voir que les campagnes et le politique est complètement transformé par ces nouveaux usages avec toutes les manipulations des données personnelles et notamment sur un point qui laisse beaucoup à réfléchir : le micro-targetting. C’est à dire que des messages sont individualisés pour les électeurs. Durant la campagne du Brexit, c’était des millions de messages micro-ciblés vers des toutes petites cibles électorales. "


Le Vercors oublié

"Je recommande le roman de Francis Ginsbourger, « Le Vercors oublié » qui porte sur la Résistance des habitants de Saint Martin aux éditions de l’atelier. C’est un livre assez singulier car il est personnel au sens où il raconte l’histoire du village qui a caché sa famille pendant la guerre et c’est en même temps un livre collectif puisqu’il fait l’histoire de ce village. Le lien entre cette histoire personnelle et familiale mais également collective est particulièrement bien exprimé dans cet ouvrage. "


La lutte et l’entraide. L’âge des solidarités ouvrières

"Je recommande un ouvrage de Nicolas Delalande, un jeune historien qui publie au Seuil La lutte et l’entraide. L’âge des solidarités ouvrières. Il avait fait une histoire du consentement l’impôt au travers du livre « Les batailles de l’impôt ». Il s’intéresse à l’internationalisme ouvrier en se penchant sur les pratiques qui ont existé pour construire des formes de solidarité entre les ouvriers via des caisses communes, des échanges.. . C’est une histoire extrêmement précise qui court depuis le début du XIXème siècle et qui est tout à fait passionnante. "



Enquête : RT, la chaîne russe qui bouscule les médias français

"Je voudrais recommander à nos auditeurs de se rendre sur le site internet du Magazine Vanity Fair même si cela vous surprend. Vanity Fair propose des longs articles politiques, des enquêtes intéressantes. Cette semaine est accessible une enquête très développée sur la chaine de télévision russe : Russia Today et la manière dont elle est organisée en France. C’est très impressionnant puisque Russia Today est la chaine la plus relayée dans les groupes sociaux des gilets jaunes. Ils ont eu une manière de couvrir les manifestations qui donnait une image apocalyptique de la manifestation et ce décryptage de la ligne éditoriale de Russia today et qui est une description de l’ambiance interne dans les bureaux est tout à fait impressionnante. "


Kind of blue : le making-of du chef-d’œuvre de Miles Davis

"Un mot de musique, parce qu’on a fêté en août l’anniversaire du disque de Miles Davis Kind of blue, qui date de 1959. France Musiques a fait une série de quatre émissions très intéressantes sur ce disque, son contexte et son héritage, que l’on peut retrouver en podcast. J’en ai profité pour ressortir de ma bibliothèque un très bon livre d’un journaliste Américain, Ashley Kahn, sur l’histoire de ce disque, traduit en français chez un petit éditeur « le mot et le reste ». Au lieu de lire une histoire chronologique du jazz, ce livre sur un album permet de voir ce qui précède et ce qui suit, et c’est une très bonne façon, à travers un micro-examen, de comprendre toutes les influences et les courants, et de fait l’histoire du jazz."


Rapport sur la cohésion des territoires

"Un des sujets d’indignation fréquents en France est ce qu’on appelle « la fracture territoriale », et on va en reparler à mesure que les échéances des élections municipales approcheront. Pour relativiser et s’informer un peu plus sur la situation des territoires, je vous recommande de lire sur le site du commissariat général à l’égalité des territoires le rapport sur la cohésion des territoires, discrètement publié en juillet 2018. Il montre deux choses : la première est que cette préoccupation pour l’égalité des territoires est une spécificité française, nous avons de nombreuses politiques y visant, en on n’y arrive pas si mal, car la deuxième chose mise en évidence est qu’il y a cinq dynamiques territoriales en cours, donc pas du tout une dynamique binaire, avec « les favorisés et les oubliés », mais la métropolisation, les communes périurbaines, l’armature des villes petites et moyennes, les territoires ruraux, et tout cela ne connaît pas de mouvement homogène, il y a des situations différenciées à l’intérieur de chacune de ces dynamiques. "


Les foulards de la discorde

"C’est un collectif de jeunes historiens qui ont travaillé sur les archives d’organisations politiques et syndicales, pour revenir sur la manière dont cette première affaire du voile a profondément divisé l’ensemble des sensibilités et des groupes. Le livre les parcourt un par un : le parti socialiste, les communistes, l’Eglise, les associations musulmanes, les féministes, les organisations laïques. Tous ont été fracturés, parce qu’ils manquaient de doctrine, la laïcité était évoquée de manière mécanique, mais sans réflexion de fond. Ils ont été pris de court, c’est une des leçons de cet ouvrage très instructif, mais aussi un peu décourageant en raison de l’aspect répétitif de ces débats."


Errances

"Pour les gens qui aiment les récits de voyage, je recommanderai ce livre d’Olivier Remaud. C’est en réalité une biographie de Vitus Béring, l’explorateur qui a donné son nom à la mer, à l’île, à la ville et au détroit séparant la Sibérie de l’Alaska. Au début du XVIIIème siècle, ce Danois a été chargé par le tsar d’explorer les confins d la Sibérie et de dessiner les limites de la côte. On ne savait pas à cette époque si le continent touchait l’Amérique ou non. Il part donc sans vraie carte et découvre des peuples sibériens mal connus. C’est un récit qui est aussi historique, puisqu’il présente les outils de navigation, les moyens de se repérer, d’une certaine manière la naissance de la géographie."



Revue de la Défense Nationale n°827

"Je voudrais recommander une revue dont on a rarement l’occasion de parler, celle de la Défense Nationale, qui a eu la bonne idée de consacrer un numéro spécial à Pierre Hassner, philosophe et spécialiste des relations internationales, qui avait régulièrement écrit pour la revue, qui publie ici une anthologie de ces articles, des années 1970 aux années 2010. La vision qu’avait Pierre Hassner des relations internationales impliquait les sociétés civiles, et les mouvements transversaux de société à société. Il fait partie des rares penseurs qui n’en restaient pas au niveau de la confrontation des Etats. Il aurait pu éclairer la situation actuelle. Ce volume commence par un portrait très réussi d’Hassner, sous le titre irrévérencieux mais affectueux de « Maître Yoda ». "


Monsieur Deligny, vagabond efficace

"Je voudrais vous recommander un documentaire qui aurait dû sortir en salle juste avant le confinement, et qui est visible en ligne sur le site dont vous avez le lien. Fernand Deligny était un éducateur, qui s’est consacré à partir des années 1960 aux enfants en difficulté, et a notamment refusé l’internement pour les enfants autistes. Il a été en contact avec François Truffaut après les Quatre Cents Coups, et avait développé plusieurs projets de films avec les enfants dont il s’occupait. C’est ce que raconte ce documentaire, comment la caméra pouvait permettre à ces enfants de contacter autre chose du réel. "


Le choc démographique

"Je recommande ce livre de Bruno Tertrais sorti en librairie peu avant le confinement. Spécialiste des relations internationales, Bruno Tertrais fait le point sur les grandes tendances de la démographie mondiale, en refusant aussi bien l’angélisme que le catastrophisme. Y aura-t-il assez de ressources naturelles, que devient la physionomie de la population européenne ? Que devient l’Afrique ? Et quels sont les effets sur les tendances populistes de nos régimes ? Quels effets sur la hiérarchie des puissances ? Une analyse lucide et dépassionnée d’un sujet explosif.  "


Articles sur le site de l’Opéra Comique

"En cette période où nous ne pouvons pas assister à des spectacles, j’aimerais vous recommander de vous rendre sur le site de l’Opéra Comique, où l’on peut voir de très bonnes captations, mais aussi lire des articles historiques. Je vous en recommande deux, à propos du choléra de 1832 et de la grippe de 1918, et de la manière dont les salles de spectacle à Paris ont continué à fonctionner pendant ces deux épidémies. Deux grands arguments à l’époque pour garder les théâtres ouverts : d’abord, un dixième des recettes était consacré aux droits des indigents, et d’autre part, le soutien du moral de la population. Ces deux études sont passionnantes, on y découvre une certaine continuité de l’esprit parisien confronté aux épidémies. "



La cravate

"Je voudrais recommander ce film sorti juste avant le confinement, qui n’est plus en salles mais dont le DVD est disponible. Il s’agit d’un documentaire suivant pendant deux ans un militant du Rassemblement National dans le nord de la France. Les documentaristes suivent l’implication dans la campagne présidentielle de 2017. Le portrait d’une résonne d’extrême droite est un exercice délicat, notamment dans la bonne distance à trouver avec le sujet qu’on observe. Ici le dispositif est original : un récit à la troisième personne, comme dans un roman balzacien, lu par le sujet lui-même, qui commente ce texte qu’on lui fait lire. Cela donne un travail très original, qui donne un aperçu très pénétrant et original sur le Rassemblement National."


Le pont de Bezons

"J’ai lu le dernier ouvrage de Jean Rolin, qui nous offre régulièrement de grandes promenades, pas toujours exotiques, mais qu’il raconte avec un grand sens du détail. Il avait ainsi arpenté les boulevards de ceinture à Paris ou le détroit d’Ormuz. Il a cette fois-ci choisi de marche le long de la Seine, entre Melun et Mantes. Cette lecture offre un double décalage. Un décalage de rythme d’abord, puisqu’il fait à pied ce qu’on traverse habituellement très rapidement. Et un décalage d’échelle, puisque la Seine est censée structurer toute l’Ile-de_France, tandis que l’auteur la regarde de très près, depuis les rives, en essayant de franchir tous les obstacles, très nombreux. Il est aussi un peu naturaliste et parvient à observer la faune de ce paysage pourtant très urbain, et nous offre un retour de mémoire un peu inattendu, qui fait de ce récit de voyage une esquisse autobiographique."


Penser comme un iceberg

"Quand on traverse l’Atlantique, on peut croiser un iceberg ... Admirez ma transition vers ma recommandation de cette semaine, un livre de philosophie signé d’Olivier Remaud. L’objet peut paraître surprenant pour un philosophe, mais l’iceberg est ici une image de la solitude, de la désolation. Il y a également beaucoup de réflexions aujourd’hui sur le réchauffement et la fonte de cette glace, notre rapport à la nature, aux paysages, sur cet objet un peu insaisissable, compact, entouré de brume, avec une partie sous-marine énorme et en réalité pleine de vie ... C’est une très belle réflexion sur un paysage qui disparaît sous nos yeux."


Window swap

"En ces temps de confinement, je vous recommande un site internet : Window Swap. Sur ce site, juste une image fixe et un seul bouton à cliquer, qui vous propose « d’ouvrir une nouvelle fenêtre quelque part dans le monde ». Que voit-on ? Une image fixe, prise par une webcam, de ce que voit un particulier par sa fenêtre. Des internautes partagent la vue qu’ils ont de chez eux. On passe ainsi de Bombay à une petite ville du Canada, de Moscou à Birmingham. La vue n’a souvent rien de remarquable, une arrière-cour, quelques arbres devant la rue, une pelouse un peu grise, avec des collines en arrière-plan, parfois un joli jardin anglais. C’est rafraichissant, c’est le dépaysement à portée de clic. Mais ce qui est fascinant, c’est le rapport étrange, que seul procure internet, entre l’intime et le public. Car nous sommes bien chez des particuliers, dont nous ne savons rien. Et nous voyons à l’extérieur, depuis leur intérieur. Le cadrage fait parfois apparaître l’encadrement de la fenêtre, une partie limitée de la pièce, avec sa décoration, quelques plantes, des objets quotidiens. Mais guère plus. Ce qu’on voit, c’est le paysage familier, observé jour après jour, de quelqu’un qu’on ne connaît pas mais qui partage avec nous un aspect très privé de sa vie et pourtant presque impersonnel dans sa banalité : ce qu’il voit depuis sa fenêtre."


La renaissance des campagnes

"Pour ma part, je vous recommande ce livre de Vincent Grimault. Il s’agit d’une enquête, qui veut réagir contre une vision très pessimiste quant à certains territoires français, qu’on s’imagine abandonnés. Vincent Grimault, journaliste à Alternatives Économiques, nous montre la renaissance de ces campagnes. Certaines sont certes fragilisées, mais l’agriculture se réinvente, l’industrie est présente, l’inventivité et le potentiel sont là. Ces territoires ont de l’avenir, pour peu qu’on y croie. On y trouve des portraits, du reportage, une explication de l’économie territoriale, c’est très bien fait et ça se lit très bien."


Les murs blancs

"C’est une espèce d’essai documentaire que je vous recommande cette semaine. Il est signé de Léa et Hugo Domenach, les petits enfants de Jean-Marie Domenach, directeur emblématique de la revue Esprit dans les années 1960-70. Les auteurs ont mené pendant dix ans des entretiens avec diverses personnalités ayant connu cette maison de Châtenay-Malabry entourée d’un grand parc. On y croise d’ailleurs Philippe Meyer. Dans cette grande maison aux murs blancs, Emmanuel Mounier, le fondateur de la revue Esprit, avait souhaité mettre en pratique le personnalisme communautaire dont la revue se réclamait, en faisant vivre une petite communauté autour de lui, composée de différentes personnalités. C’est le récit très bien fait de cette communauté de vie, qui n’a pas très bien tourné, mais où toute une bande d’enfants ont vécu dans un lieu magnifique, à l’activité intellectuelle intense."


La nuit des orateurs

"Pour vous changer les idées, ce livre vous emmènera à Rome au Ier siècle, sous le règne de l’empereur Domitien. Et plus précisément dans la maison d’un sénateur romain, Tacite. Ce nom évoquera beaucoup de souvenirs de versions latines à nos auditeurs. Ce roman met en scène Tacite et sa femme, qui vont défendre leur cause auprès de l’empereur, qui ne porte pas Tacite dans son cœur. C’est l’occasion de découvrir la vie quotidienne dans la Rome de l’époque, dans un milieu politique et littéraire. Un très beau roman signé d’Hédi Kaddour. "


Manuwa street

"Pour rester en Afrique, je recommande ce livre qui vient de paraître. Il est signé de la journaliste Sophie Bouillon, qui travaille pour le bureau de l’AFP à Lagos au Nigéria (l’autre géant africain en termes de démographie). Elle relate la chronique de cette mégapole absolument sidérante, vue depuis une petite rue, Manuwa street, au moment du coronavirus, c’est à dire quand cet endroit grouillant de vie s’arrête soudain. Elle décrit la vie quotidienne dans ce qu’elle appelle « le bidonville le plus cher du monde ». Une ville folle, où s’écrivent aujourd’hui les nouvelles formes de la mondialisation et du développement."


Pas gentil

"Sur un tout autre sujet, ce livre de Bernard Vorms, économiste spécialiste de l’économie du logement. Comme beaucoup de nos concitoyens, il s’est trouvé après les attentats de Charlie Hebdo et de l’hypercacher, contraint de se poser des questions sur sa judaïté. Qu’est-ce que c’est qu’être Français et confronté à cette nouvelle vague d’antisémitisme, présente dans notre pays sous différentes formes ? L’auteur fait montre d’un scepticisme modéré, qui rappelle Montaigne (qu’il cite fréquemment), en se demandant ce que cela veut dire pour lui d’être juif, et ne trouvant nulle part d’explication satisfaisante. C’est un beau parcours, reprenant toute sa bibliothèque, des grands auteurs français jusqu’à la littérature antisémite. Une belle réflexion."


La victoire en pleurant Alias Caracalla 1943-1946

"J’ai lu cette semaine la suite des mémoires de Daniel Cordier, décédé en novembre dernier. Ce tome commence juste après l’arrestation de Jean Moulin, dont il était le secrétaire. C’est le récit de la Résistance par quelqu’un qui était au centre d’un réseau d’informations. Il y a des passages extraordinaires, notamment quand il doit retourner à Londres ; il passe par l’Espagne, séjourne quelques jours à Madrid et décide d’aller au Prado où Jean Moulin avait promis de l’emmener après la guerre. Il a un choc en découvrant la peinture, et c’est ce qui déterminera sa vocation d’après guerre, puisqu’il devint un des plus grands galeristes français, notamment dans l’art contemporain. Une très belle lecture."


Ennemis héréditaires ?

"J’ai lu avec beaucoup d’intérêt un dialogue franco-allemand entre deux historiens : Hélène Miard-Delacroix et Andreas Wirsching. Ils dialoguent sur les relations franco-allemandes, essayant de lever des malentendus et de mieux faire comprendre nos histoires respectives. C’est très plaisant à lire, très vif, et on se rend compte à quel point la constitution même de la nation allemande dépend de l’Histoire française, et des agressions successives de la France. Leur conversation va jusqu’à la période contemporaine, et nous laisse voir tout le chantier qu’il y a encore à mener dans le dialogue franco-allemand."


La guerre de vingt ans Djihadisme et contre-terrorisme au XXIème siècle

"Pour éclairer notre conversation, je vous conseille cet ouvrage remarquable de Marc Hecker et Elie Tenenbaum. C’est vraiment la somme sur le sujet. Les auteurs sont deux chercheurs de l’IFRI. Nous avons eu des centaines de textes éclairant différents aspects du sujet, mais il s’agit ici de la synthèse de tout cela, extrêmement précise, factuelle, très bien construite. Cela se lit presque comme un roman policier. Il s’agit vraiment d’un livre remarquable à tous les égards. "


Wheels

"Comme nous avons la chance de pouvoir retourner aux concerts, je vais parler de musique, et comme notre ami François Bujon de l’Estang n’est pas là, je me permettrai de parler de jazz à sa place. Je vous recommande un disque qui vient de sortir, de deux pianistes, Ray Lema et Laurent de Wilde. Le disque s’intitule « Wheels », qu’on pourrait traduire par « roues », mais aussi « rouages », parce que l’ajustement des deux pianos est une mécanique de très haute précision. Les inspirations sont africaines, les rythmes sont transformés à leur manière, « jazzifiés ». Le travail d’écoute et d’entente entre les deux pianistes est absolument magnifique. Un bonheur."


La légèreté et le grave une histoire du XVIIIe en tableaux

"C’est chez mon libraire que je suis tombé sur ce livre d’une historienne que je ne connaissais pas, Cécile Berly. Comme le sous-titre l’indique, il s’agit de raconter l’histoire du siècle à partir de dix tableaux, de Watteau, Boucher, Bonnard, Vigée Le Brun, David … C’est vraiment passionnant de parcourir cette époque à partir de ces commentaires très bien faits, cette remise en perspective de la réception de ces productions à l’époque, ainsi que la biographie des peintres. Ce siècle de l’intelligence était aussi celui de la sensibilité, car pour les Lumières, les deux étaient indissociables. "



L’Etat qu’il nous faut

"Pour en revenir à la politique française, parmi les grands sujets qui seront peut-être débattus dans la campagne électorale si elle se développe un jour, il y aura nécessairement des réflexions sur la réforme de l’Etat. C’est un grand sujet, mais comme il est assez austère, le nombre de ses amateurs est plutôt restreint. C’est le cas de trois jeunes spécialistes des questions de politique publique, Daniel Agacinski, Romain Beaucher et Céline Danion, qui ont écrit ce livre. Leur ligne directrice consiste à se demander si la politique publique française est adaptée à des décisions, en particulier pour faire face au changement climatique. Il s’interrogent sur la façon de réorganiser l’action publique en ce sens. C’est une lecture exigeante et pas toujours facile, mais le sujet étant majeur, il mérite quelques efforts. "


Nous

"Je vous recommande le documentaire qu’a réalisé Alice Diop, et qui a reçu un prix au festival de Berlin. Cette documentariste de la région parisienne a repris l’idée qu’avait eue l’écrivain François Maspero dans les années 1990 : parcourir l’ensemble de la ligne B du RER (l’axe Nord-Sud par rapport à Paris). Elle nous fait donc voyager à travers toutes l‘Ile-de-France. La Basilique de Saint-Denis, Drancy, mais aussi la forêt de Fontainebleau, Gif-sur-Yvette … La magie du documentaire consiste à nous faire poser un regard neuf sur ce que nous avons sous les yeux au quotidien : une région parisienne qu’on connaît finalement fort mal. On y croise des personnages inattendus, c’est fait avec beaucoup d’intelligence. "


Le temps des guépards - La guerre mondiale de la France de 1961 à nos jours

"J’ai récemment lu ce livre de Michel Goya, un militaire que l’on voit parfois désormais sur les plateaux de télévision à propos de la guerre en Ukraine. Il s’agit d’une synthèse, jamais faite auparavant, sur l’ensemble des interventions extérieures de la France depuis la fin de la guerre d’Algérie. En lisant ce livre, on prend d’abord conscience de l’importance numérique de ces opérations d’envergure, puisqu’il y en a eu trente-deux. L’armée française est donc mobilisée en permanence dans des opérations extrêmement délicates, qui ne font pas toujours l’objet d’échos importants. Avoir un tel panorama est non seulement impressionnant mais aussi précieux, car cela permet de comprendre l’évolution profonde de l’institution militaire depuis la décolonisation, avec un point de vue de militaire, c’est à dire qui s’intéresse à des sujets dont on ne discute habituellement jamais : la qualité des matériels, les tactiques ou les formes d’intervention. On apprend énormément avec cet ouvrage."


Le mage du Kremlin

"Je vous recommande ce roman de Giuliano Da Empoli. J’avais déjà recommandé un autre ouvrage du même auteur, Les ingénieurs du chaos, qui était un essai politique sur les conseillers de l’ombre d’un certain nombre de régimes autoritaires. L’auteur a lui-même fait de la politique en Italie et en connaît bien les rouages. En faisant ses recherches pour son livre précédent, il avait découvert cette éminence grise de Vladimir Poutine, qu’il n’avait pas intégrée à son livre, et qu’il a gardé pour ce roman. C’est l’occasion de raconter l’accession au pouvoir et les premières années de Vladimir Poutine à la tête de la Russie. Le livre est paru juste au moment du déclenchement de la guerre en Ukraine. Évidemment, les scènes sont imaginées, mais ce récit du fonctionnement du pouvoir russe est fascinant."


Terres de sang, l’Europe entre Hitler et Staline

"Je voudrais parler d’un livre qui a fait date, de l’historien américain Timothy Snyder. Gallimard vient d’en publier une édition augmentée, il y a désormais une substantielle postface de l’auteur, à la lumière des évènements récents. Le mérite de ce livre est d’avoir attiré l’attention sur un espace européen très particulier : tout ce qui se situe à l’est de l’Allemagne et à l’ouest de la Russie : la Pologne, la Biélorussie, l’Ukraine, les pays baltes, qui ont été balayés à la fois par la terreur soviétique et la terreur nazie, l’Holocauste, la grande famine, les exterminations de populations civiles pendant la guerre … Ces « Terres de sang » ont connu la mort de plus de 14 millions de personnes entre 1933 et 1945. L’ouvrage est un renouvellement du regard historique sur le continent, on se rend compte qu’il y a là un trou noir dans notre mémoire collective. Ce qui explique sans doute que Snyder ait été capable de mettre en avant ces aspects peu connus et insuffisamment travaillés de cette période noire, c’est qu’il parle six langues. Et quand on regarde sa bibliographie, on voit des sources en anglais, en allemand, en français, en ukrainien, en russe et en polonais. Cela donne à son travail historique une ampleur absolument admirable. "


Près de la mer

"Je voudrais dire un mot du romancier Abdulrazak Gurnah, qui fut prix Nobel de littérature l’an dernier. On a finalement peu parlé de lui. J’ai lu cet été un de ses seuls livres disponibles en français. Installé au Royaume-Uni mais originaire du Zanzibar, Gurnah écrit beaucoup sur la migration et l’exil. Le comité du prix Nobel l’a présenté de façon un peu bien-pensante en tant qu’écrivain rendant compte de la condition des migrants au Royaume-Uni, alors que pour ma part j’ai découvert en le lisant un écrivain bien plus riche, sans aucune complaisance avec ses personnages ni son île d’origine. Le livre raconte la rencontre de deux hommes originaires de Zanzibar et qui se retrouvent en Angleterre pour des raisons différentes, à des générations différentes. Ils sont liés par des histoires complexes et familiales liées à leur île d’origine. Chacun raconte l’histoire de son point de vue, découvre et découvre le point de vue de l’autre. Et c’est là que le travail de l’auteur est remarquable, tant il parvient à nous mettre dans la peau des deux protagonistes. C’est un roman d’une grande tristesse, mais aussi d’une grande humanité."


Un beau matin

"Le film que je vous recommande tranchera sans doute un peu avec Poulet-frites, mais il est très réussi lui aussi. C’est la chronique quotidienne d’une jeune quarantenaire parisienne, réalisé par Mia Hansen-Løve. Je trouve que tous les films de la réalisatrice ont un grand charme, celui-ci est impressionnant de maîtrise dans la direction d’acteurs et dans la conduite du récit. Une jeune mère célibataire parisienne doit faire entrer son père dans une institution médicalisée, à cause d’une dégénérescence mentale, tout en naviguant parallèlement avec une nouvelle intrigue amoureuse. Il n’y a pas de péripétie extraordinaire, mais une saveur dans la description et une singularité de ton rendent le film extrêmement séduisant."


Vivre pauvre - Quelques enseignements tirés de l‘Europe des Lumières

"Je vous recommande moi aussi un essai historique. Celui-ci est signé de Laurence Fontaine, historienne et directrice de recherches à l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales. Le livre est passionnant et il suit deux projets. D’une part, l’auteure travaille sur un fonds d’archives qui n’avait pas été remarqué jusqu’à présent. On sait que les académies des arts régionales du XVIIIème siècle aimaient lancer des concours (c’est comme cela que Rousseau se fit connaître), et celle de Châlons-sur-Marne en avait lancé un en 1777 : réfléchir sur « les moyens de détruire la mendicité, en rendant les mendiants utiles à l’Etat, sans les rendre malheureux ». Le concours reçut 125 réponses, ce qui en fait la plus abondante production du siècle pour ce type de concours. Laurence Fontaine a donc analysé ces 125 propositions, mais au delà de ce travail historique, elle propose une perspective que révèle le sous-titre. Il faut s’intéresser à la pauvreté non seulement comme une situation de domination sociale, mais aussi en essayant de comprendre les stratégies des populations les plus pauvres pour sortir de leur condition. Elle s’appuie sur les travaux du grand économiste Amartya Sen, qui a montré que les acteurs économiques ne sont pas simplement dans des situations de domination, mais qu’ils ont aussi des capacités de réponses. Ils développent des stratégies. L’essai est tout à fait original, à la fois historique mais aux fortes résonances contemporaines."


Boulevard de Yougoslavie

"Je vous recommande ce livre tout à fait original, signé de trois romanciers, Arno Bertina, Mathieu Larnaudie et Olivier Rohe. Avoir trois plumes pour un roman est déjà assez inhabituel, mais ce projet est lié à une invitation. A Rennes, les trois auteurs ont recueilli la parole des habitants, confrontés à un vaste projet de rénovation de leur quartier résidentiel, bâti dans les années 1960. Devant la fronde suscitée par le projet de rénovation que la mairie avait commandé à une agence d’urbanisme, tout le monde a pris conscience qu’il fallait vraiment écouter les habitants. C’est là toute la question de l’ouvrage : c’est quoi, écouter vraiment les habitants ? Quels habitants, d’abord ? Il y a ceux qui ne veulent jamais prendre la parole, il s’agit de comprendre pourquoi. Comment va-t-on les chercher ? Il faut un talent de plume particulier pour restituer ce genre de réticence. A une époque où l’on parle tant de démocratie participative et de concertation, cette investigation littéraire est très éclairante."


Le secret de Sybil

"Dans un genre tout à fait différent, je recommande le nouveau livre de la romancière Laurence Cossé. Il s’agit d’un récit, celui de l’amitié d’enfance de l’autrice pour Sybil. C’est un très beau texte sur l’amitié et l’enfance, mais aussi une enquête sur la façon dont cette amitié s’est défaite, et dont Sybil s’est enfermée en elle-même. Laurence Cossé restitue tout cela avec son talent de plume habituel, une finesse et une sensibilité sans pareilles."


L’Histoire n°504 (février 2023)

"Je vous recommande le numéro spécial consacré à l’Ukraine du magazine L’Histoire. Un numéro très bien construit, avec une clarification de l’historien Bruno Cabanes sur toutes les notions de crimes d’agression, crimes de guerre, crimes contre l’Humanité, génocide, autant de termes qui sont parfois employés indifféremment. En plus de ces distinctions très utiles, il y a également de très bons papiers sur l’état de l’armée russe, et bien sûr des éclairages historiques. Et en complément, puisque Mario Vargas Llosa a été récemment élu à l’Académie française, il y a un grand article sur la comédie humaine de cet auteur, par Gilles Bataillon, spécialiste de l’Amérique du Sud. "


The Fabelmans

"Je suis allé voir le film de Steven Spielberg, qui n’a peut-être pas besoin de publicité mais que j’ai beaucoup aimé. La démarche autobiographique est très intéressante, et elle me fait penser à celle de James Gray qui avait sorti « Armageddon time » à l’automne dernier. Deux grands cinéastes américains qui reviennent sur leur enfance pour expliquer comment leur vocation pour le cinéma est née. Interrogations personnelles, hommage à la naissance du cinéma, et récits familiaux dans lesquels la dépression maternelle prend une place importante. Deux films qu’il serait intéressant d’étudier en parallèle un jour, et qui se laissent voir avec beaucoup de plaisir. "


Le bal de la rue Blomet

"Je vous recommande ce roman de Raphaël Confiant, publié chez Mercure de France. Il s’appuie sur l’histoire vraie d’un bal très célèbre à Paris après la Grande Guerre, le bal du 33 de la rue Blomet, également appelé « le bal colonial » ou, suite à un article célèbre de Robert Desnos « le bal nègre ». Ce bal a revu le jour il y a quelques années, mais plus sous ce nom évidemment. C’était un endroit magnifique, rendez-vous des Martiniquais de Paris, les ouvriers du Quai de Javel venaient y danser la biguine, une musique dont l’ancienneté et l’authenticité le disputent au jazz. Raphaël Confiant raconte cette histoire avec nostalgie, car la biguine est aujourd’hui bien oubliée. Histoire de la musique, histoire de Paris, histoire des Antillais parisiens, le tout dans une langue magnifique."


Hommage à Daniel Cohen

"J’ai moi aussi eu une pensée ce matin pour Jacques Julliard, qui fut l’un des premiers intervenants de l’Esprit public (du temps de France Culture). Je me joins à votre hommage, et y joins celui de Daniel Cohen, qui lui aussi nous a quittés récemment. J’ai réécouté ces derniers jours l’une de ces émissions avec lui (et notre ami Jean-Louis Bourlanges), et c’était tout à fait ébouriffant. C’est une grande chance que de pouvoir les réécouter en podcast. Nous ne pouvions pas ne pas avoir une pensée ce matin pour Jacques Julliard et Daniel Cohen, qui nous ont tous deux tellement éclairés. "


Ne réveille pas les enfants

"Pour une personne née après 1962, il est toujours surprenant de voir à quel point la guerre d’Algérie reste dans notre histoire comme un récit souterrain qui ne cesse de resurgir là où on ne l’attend pas. C’est ce qui m’a intéressé dans ce livre d’Ariane Chemin, qui commence comme une enquête journalistique sur un fait divers qui s’est déroulé à Montreux, en Suisse, en 2022 mais qui laisse émerger, dans l’exploration d’une histoire familiale tourmentée, des souvenirs enfouis de cette guerre d’Algérie. En 1955, la résistante française et anthropologue des sociétés méditerranéennes Germaine Tillion fonde en Algérie les Centres sociaux, des lieux destinés notamment à l’éducation des jeunes filles algériennes. Parmi les dirigeants de ces centres sociaux, l’écrivain kabyle Mouloud Feraoun, dont le premier roman, le Fils du pauvre a été publié par les éditions du Seuil en 1950. Il est assassiné par l’OAS le 15 mars 1962. C’est un homme qui aura manqué à la construction de l’Algérie indépendante. Comme le dit un personnage interrogé par la journaliste : « j’avais espéré avoir oublié cette histoire ». « Ne réveille pas les enfants », dit le titre : ne réveille pas les souvenirs. Et pourtant, ils sont là, ils font partie de notre histoire. C’est ce que raconte, à travers un fait divers, cette enquête de la journaliste du Monde."


Les aveuglés : comment Berlin et Paris ont laissé la voie libre à la Russie

"Sylvie Kauffman a passé un an à Berlin pour préparer ce livre, et s’est rendue compte à quel point l’Allemagne était sous le choc, après l’attaque russe de l’Ukraine, car il s’agissait de la remise en question d’un consensus très fort en Allemagne, à propos de la politique à l’égard de la Russie. Elle était la continuation de l’Ostpolitik entamée pendant la guerre froide et visait bien évidemment à sécuriser l’approvisionnement en gaz de l’Allemagne. Cette remise en cause a conduit à une introspection générale, et à une interrogation : pourquoi l’Allemagne a-t-elle cru voir en Poutine « un Allemand au Kremlin » (selon le titre d’un livre allemand à succès) ? L’auteure a pu interroger beaucoup de gens directement impliqués : diplomates, responsables politiques … Le livre est donc très vivant, puisqu’elle y raconte des rencontres, des sommets européens, etc. Et on revoit tous les signaux manqués depuis l’année 2000, qui auraient dû nous avertir de ce qu’était réellement la Russie poutinienne, et de l’invasion de l’Ukraine. Sylvie Kauffmann se demande également si la France va connaître une remise en question aussi profonde."


L’enlèvement

"J’ai lu avec beaucoup d’intérêt ce livre de Grégoire Kauffmann. L’auteur est un jeune historien, et il a réussi à mêler dans ce livre l’histoire personnelle et l’histoire collective. Du côté de l’histoire personnelle, il faut savoir que l’écrivain est le fils du journaliste Jean-Paul Kauffmann et de Joëlle Brunerie-Kauffmann. Quand Jean-Paul Kauffmann a été otage au Liban, son épouse a monté un comité de soutien, très actif pour le faire libérer. Et ce comité a gardé des archives, conservées dans la maison familiale des Kauffmann. L’auteur a donc travaillé sur ces archives, comme le ferait tout historien, mais elles le touchent personnellement. A travers elles, il parvient à décrire les années 1980, ces années Mitterrand, une ambiance politique, un type de mobilisation alors nouveau, les controverses … Et puis sa vie de lycéen, la vie culturelle, comment il se construit dans une situation aussi dramatique. Un pari réussi. "


Diplomatie de combat

"J’ai lu avec beaucoup d’intérêt ces mémoires, du diplomate Jean-Maurice Ripert. Il vient de prendre sa retraite, et dans ce livre il détaille les différents combats de sa carrière, en faveur des droits humains. Il fut très actif pendant la guerre de Bosnie, la guerre d’Irak, mais aussi les catastrophes naturelles, au Pakistan etc. Il a achevé sa carrière par deux postes successifs à Moscou et à Pékin. Il est donc un excellent connaisseur de la situation russe et chinoise, qu’il décrit très bien, ainsi que la question d’un éventuel axe Pékin-Moscou, qui le laisse plutôt sceptique. "




Les vies d’après

"J’avais déjà eu l’occasion de vous parler d’Abdulrazak Gurnah, ce romancier qui a reçu le prix Nobel. Ce roman présente des personnages qui sont pris dans des conflits coloniaux entre Anglais et Allemands, en Afrique de l’Est. Les deux camps recrutent des troupes locales pour se faire la guerre, et on voit vraiment cette Histoire d’un point de vue très différent du nôtre. Ces gens pour qui l’océan Indien est un véritable carrefour de commerce, entre les caravanes qui traversent le continent, les bateaux qui viennent d’Inde … Ce renversement du regard nous montre la centralité de l’océan Indien, mais aussi de l‘Afrique de l’Est. Passionnant."


Amateur d’art (Alias Caracalla 1946-1977)

"De l’Histoire pour moi aussi, avec le deuxième tome des mémoires de Daniel Cordier, alias Caracalla. Daniel Cordier était le secrétaire de Jean Moulin pendant la guerre, et ce qui est vraiment passionnant, c’est que dès la fin de la guerre, Cordier refuse de rester dans un culte de la Résistance, ou d’apparaître comme un ancien combattant. Il décide donc de changer complètement de vie. Entré très jeune dans la Résistance, il n’a pas vraiment de formation, alors il hésite beaucoup, puis réalise qu’il a un excellent coup d’œil pour la peinture, et il devient galeriste. Il se passionne notamment pour l’Ecole de Paris. Le livre est très touchant, non seulement parce que la personnalité de Daniel Cordier est très attachante, mais aussi parce qu’il y a une continuité un peu mystérieuse avec Jean Moulin, puisque c’est lui qui avait initié Cordier à la peinture moderne. Daniel Cordier deviendra un galeriste important, ouvrant des succursales à Francfort et à New York, et participant à la création du Centre Pompidou. Il continue à suivre la vie politique et en 1958, sa réaction au retour du général de Gaulle est intéressante. En tant que résistant, il est un défenseur inconditionnel de de Gaulle, et pourtant il n’approuve pas les circonstances de son retour. "


L’avenir se joue à Kyiv : leçons ukrainiennes

"J’attendais depuis longtemps la parution en français de ce livre de l’historien allemand Karl Schlögel, spécialisé dans l’espace russe et post-soviétique. En 2014, après l’annexion de la Crimée et le développement de mouvements irrédentistes dans le Donbass, l’historien américain Timothy Snyder, auteur du grand livre de référence Terres de sang sur cette région, avait organisé une rencontre à Kyiv. J’y étais, et j’y avais rencontré Karl Schlögel, qui avait pris la parole de façon marquante. Il avait expliqué comment, même en étant historien spécialiste de l’espace russe, il avait passé une trentaine d’années à ne pas voir l’Ukraine, comme si le pays était transparent. Dans cet essai d’égo-histoire, il revient sur son parcours, et analyse ce qu’il appelle « le russo-centrisme du regard allemand ». L’intérêt allemand pour la Russie, ainsi que toute l’Ostpolitik qui en a découlé, existe au détriment de l’Ukraine. Karl Schlögel a donc décidé de travailler sur l’Ukraine, réalisant son importance dans la culture russophone. L’autre particularité de son travail est que Schlögel s’intéresse beaucoup aux villes, il trouve qu’elles constituent la bonne mesure entre micro-histoire et macro-histoire, une ville est en quelque sorte du « temps condensé »."


La France sous leurs yeux

"Je recommande cette exposition de photojournalisme, qui présente « 200 regards de photographes sur les années 2020 ». Elle se tient à la Bibliothèque nationale de France, site François Mitterrand, jusqu’au 23 juin. C'est un portrait de la France au sortir de la crise Covid. La ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, avait participé au plan de relance avec une grande commande publique aux photographes de presse dont le pilotage a été confié à la Bibliothèque nationale de France. C'est un condensé extraordinaire de reportages, de rencontres, d'explorations dans tous les territoires, auprès de tous les milieux. On voit beaucoup de portraits, de lieux de vie, de métiers peu représentés. Chaque photographe de presse a un projet, personne ne vagabonde au hasard - il s'agit d'une commande publique. Terrains de sport, villages oubliés, zones industrielles, territoires périurbains, la France est arpentée dans tous les sens. On est souvent surpris, avec un sentiment d'étrangeté plutôt que de déjà-vu. Une bonne manière de se dépayser en regardant notre pays."


Comprendre son temps

"Je salue la naissance de cette nouvelle revue, lancée par la Fondation nationale des sciences politiques. Le premier numéro est consacré à l’Europe, ce qui est compréhensible, et il y aura un thème dominant par numéro. C’est un bel objet, contenant différents formats : des entretiens (dont un très intéressant entre Sylvain Kahn et Zaki Laïd, conseiller de Josep Borrell), des articles, des portraits … Tous signés par des chercheurs, écrivant à destination d’un public de non-spécialistes. Très utile. "


Minuit moins dix à l’horloge de Poutine

"J’en reviens à des sujets politiques, et au climat de violence latente que l’on peut ressentir. On pointe souvent la responsabilité des médias et des réseaux sociaux, mais il faut comprendre qu’il ne s’agit pas d’un phénomène advenant mécaniquement, mais qu’il y a des acteurs qui cherchent à amplifier les tensions au sein de la société française. Nous ne sommes certes pas en guerre contre la Russie, mais pour autant, celle-ci a bel et bien lancé une guerre informationnelle contre la France. On en a des preuves tous les jours. David Chavalarias est chercheur, mathématicien et spécialiste des réseaux. Il a un site internet, Politoscope, que je vous recommande d’aller voir. Il travaille sur la manière dont l’amplification des violences verbales et des opinions extrêmes est opérée par des agents. Il a écrit un livre (Toxic data) et sur son site, il a fait une note plus directement liée aux élections européennes, dans laquelle il décrit très bien le fonctionnement de diffusion et d’amplification de fausses informations et d’opinions extrêmes, qui n’ont pour but qu’échauffer les esprits. On se souvient par exemple de deux expéditions de pieds nickelés russes, pour peindre sur les murs de Paris des étoiles de David, ou des mains rouges sur le Mémorial de la Shoah. Tout cela est fabriqué. Aujourd’hui, le fait de garder notre sang-froid, de résister aux extrêmes, et de comprendre pourquoi la démocratie a besoin de modération est une tâche se salubrité publique."


Récits de certains faits

"Pour cette rentrée littéraire, ma curiosité m’a attiré vers cet ouvrage de Yasmina Reza. Les « faits » du titre sont de deux natures différentes. D’une part, l’auteure a suivi beaucoup d’audiences de procès d’assises, et d’autre part, elle raconte des évènements de la vie quotidienne, des rencontres, des dialogues, de petits morceaux de vie. La juxtaposition est réussie, j’ai trouvé le livre très fort. Quand elle parle des procès, il ne s’agit pas de compte-rendus d’audience, pour relier le contenu des audiences à des phénomènes sociétaux, mais au contraire l’auteure affirme tranquillement un discours personnel et littéraire, face au discours judiciaire. Ce faisant, elle montre à quel pont un point de vue subjectif peut changer les perspectives, en parallèle du récit construit par l’institution judiciaire. "


Dictionnaire amoureux de la traduction

"Fallait-il consacrer un volume de cette collection bien connue du dictionnaire amoureux à l’activité réputée la plus infidèle qui soit ? Les traducteurs sont souvent accusés de trahir les écrivains (on connaît l’homophonie/paronomase « traduttore, traditore »). L’autrice montre plutôt que le but paradoxal du traducteur est de se faire oublier. Comment peut-on ainsi souhaiter devenir, au mieux, transparent ? C’est un des fils rouges qu’on peut suivre d’une entrée à l’autre de ce « dictionnaire amoureux qui parle beaucoup de littérature anglo-américaine puisque Josée Kamoun a été la traductrice de Philip Roth mais aussi de John Irving, George Orwell, Virginia Woolf ou encore Richard Ford. Elle parle magnifiquement de ces auteurs qui lui sont plus que familiers pour les avoir non seulement lus mais explorés et véritablement compris de l’intérieur. Un autre fil rouge passionnant concerne l’évolution de la langue en posant la question de la légitimité des nouvelles traductions. Pourquoi traduire à nouveau Shakespeare ou Orwell ? Qu’est-ce qu’une actualisation d’un texte ? Le traducteur est un explorateur de la langue, de la singularité de chaque écriture mais aussi de l’évolution historique de la langue commune des lecteurs et lectrices."


Une sacrée envie de foutre le bordel

"J’ai lu avec intérêt ce livre d’entretiens entre Jean-Louis Missika et l’entrepreneur Xavier Niel. Ce dernier prend peu la parole, on sait qu’il a créé la société Free, l’école numérique gratuite « 42 », un centre de start-ups … On est curieux de lire ce qu’il a à dire sur les évolutions du monde numérique. Nous sommes en pleine révolution technologique, avec le développements d’outils grand public d’IA, l’économie et la vie quotidienne s’en trouvent bouleversés, c’est donc intéressant d’avoir le regard d’un optimiste forcené, croyant dur comme fer à la théorie de Schumpeter de la destruction créatrice, sur la polarisation des opinions, sur la désinformation de masse … Un point de vue intéressant, avec un angle auquel nous ne sommes guère habitués. "