LES INTERVENANTS

Michel Eltchaninoff

Michel Eltchaninoff est philosophe, rédacteur en chef de Philosophie magazine, auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine. Il est égalment spécialiste de Dostoïevski.

 

Les brèves proposées par Michel Eltchaninoff:

Le régiment immortel

"Je vous recommande ce livre, paru il y a quelques années, signé de l’historienne Galia Ackerman. C’est une analyse de la militarisation de la société russe, avec notamment les grands défilés depuis 2015, qui se tiennent le 9 mai, jour de la victoire contre le nazisme. Lors de ces manifestations, les Russes sont appelés à marcher massivement, en brandissant le portrait de l’un de leurs ancêtres mort à la guerre. Et Vladimir Poutine était toujours au premier rang. Le livre raconte comment il a essayé de faire de la seconde guerre mondiale le grand lieu de mémoire nationale, mais aussi d’en profiter pour préparer le pays à la prochaine guerre. Il faut reconnaître à Galia Ackerman d’avoir annoncé ce qui allait se passer il y a des années. Elle a tenté de nous prévenir de l’imminence de la confrontation avec l’Occident. "


Black Sea : un voyage culinaire entre Orient et Occident

"Je vous recommande pour ma part un livre de cuisine, pour nous réchauffer un peu. Celui-ci ne se contente pas d’aligner des recettes, il évoque aussi la culture qui va avec. C’est un très bel objet, dans lequel Caroline Eden nous fait voyager autour de cette mer assez peu connue, et aujourd’hui au centre de l’échiquier géopolitique. On va de la Roumanie à la Turquie, en passant par la Bulgarie, l’Ukraine … Il y a un grand chapitre sur Odessa, ville extraordinairement belle et aujourd’hui très menacée, construite à partir du XVIIIème siècle. Il y’a une très belle évocation du côté cosmopolite de la ville, ses influences italiennes, russes, ukrainiennes ou juives. Je vous invite par exemple à découvrir le Forshmak, un pâté de hareng mélangé à de la pomme Granny et à des radis. Je l’ai essayé et c’est tout à fait délicieux. Comme on disait dans les émissions culinaires des années 1960 : « vous étonnerez vos convives ». "


Le courage de l’Ukraine

"Toujours à propos de l’Ukraine et du triste anniversaire de l’invasion russe, je vous recommande cet ouvrage de Constantin Sigov. Il est très profond, et se lit pourtant rapidement. Sigov est un philosophe ukrainien né en 1962, qui enseigne dans l’une des plus anciennes universités d’Europe, l’académie Mohyla à Kyiv. Il est francophone, il a participé au dictionnaire européen des philosophies. Il est aussi éditeur et publie des traductions de Levinas, de Ricœur, de Weil … L’ouvrage est intéressant car il s’inspire des traditions ukrainienne, russe et française pour tenter d’élaborer une philosophie qui se voudrait chrétienne et anti-totalitaire. Le sous-titre de l’ouvrage est « une question aux Européens ». Cette question pourrait être avant tout : « pourquoi nous connaissez-vous si mal ? » mais aussi « pourquoi pensez-vous être à l’abri de ce qui se passe ? » Le livre est une sélection d’articles écrits en français depuis le mouvement du Maïdan en 2013. Le style est plutôt lyrique, et replonge le conflit actuel dans l’Histoire récente mais aussi l’Histoire longue, puisque Sigov nous fait découvrir des intellectuels et philosophes ukrainiens très mal connus ici. Par exemple au XIXème siècle, Mykhaïlo Drahomanov, qui fut exilé par le tsar. Il avait écrit un projet de philosophie politique pour l’empire, une espèce de Constitution. On constate donc que l’idée d’une Ukraine démocratique et affranchie de l’empire russe ne date pas d’hier. "


Giovanni Bellini : influences croisées

"Je vous vous recommande cette exposition du musée Jacquemart-André à Paris, qui se finira le 17 juillet. Le peintre vénitien Bellini est peut-être moins flamboyant que Carpaccio, moins violent que le Tintoret, et moins philosophe que Giorgione, il peint surtout des madones, mais il exprime une humanité et une douceur absolument bouleversantes. Il est l’un des premiers chefs de file de l’école du colorito : vénitien, sensuel, face aux expérimentations géométriques et mathématiques des florentins. Un mélange de vie et de sérénité que cette position. Notons qu’on peut la visiter comme l’ont prévu ses commissaires, en présentant des liens avec d’autres peintres. Mais on peut aussi se faire son petit scénario personnel. Ç’a été mon cas, à travers ces mères et ces enfants. J’ai vu d’abord la tendresse, mais aussi l’inquiétude maternelle, on comprend au regard de Marie qu’elle sait que son fils va mourir avant elle et on voit que cela la désespère. Dans un autre tableau, lors de la crucifixion, le corps de Jésus est totalement livide, le visage décomposé. Encore un peu plus loin, le Christ est mort. Son torse est celui d’un jeune homme, glabre, rose, le visage ne souffre plus, il semble apaisé. S’il l’un des deux anges au-dessus de lui verse une larme. Je vous engage à aller vous faire votre propre itinéraire dans cette magnifique exposition."


Anatomie d’une chute

"Ce film de Justine Triet m’a bouleversé. Un petit garçon rentre d’une promenade, dans son chalet, et trouve son père, qui vient de mourir d’une chute. Accident ? Suicide ? Meurtre ? Car la mère de l’enfant est rapidement accusée. C’est un film sur le travail de la police et de la justice, mais surtout sur la recherche de la vérité, à une époque où l’on pense souvent qu’elle n’existe plus. La police et la justice n’y arrivent pas vraiment dans ce film, mais le petit garçon, lui, tient à assister à toutes les audiences, et surtout il invente des méthodes pour découvrir cette vérité, met en place de véritables protocoles expérimentaux. Sommé par les protagonistes de choisir un camp, il s’y refuse, et trouve la vérité grâce à l’interprétation. Magnifique."