Les brèves

Si Rome n’avait pas chuté

Matthias Fekl, créée le 26-11-2023

"Je vous conseille ce livre de Raphaël Doan. L’auteur est un jeune magistrat administratif, énarque -et néanmoins tout à fait sympathique !- et tout à fait brillant. C’est à ma connaissance le premier livre d’Histoire écrit avec l’intelligence artificielle. Comme le titre l’indique, l’auteur imagine ce que serait l’empire romain s’il était devenu une puissance industrielle et technologique. Il y a des textes absolument incroyables, créés à partir de recoupements saisissants, des images complètement démentes (c’est aussi un magnifique livre d’un point de vue graphique). Et puis les commentaires de l’historien pour accompagner tout cela. Ce livre ouvre aussi une réflexion plus large sur l’intelligence artificielle, pas seulement sous l’angle des dangers, mais tout simplement sous celui de ce qui va changer. Pendant longtemps, les progrès technologiques ont menacé d’abord les métiers manuels. La remise en question qui arrive va aussi porter sur les métiers intellectuels, avec une nouveauté supplémentaire : la vitesse à laquelle ces bouleversements vont s’effectuer. Très stimulant intellectuellement, très beau, un cadeau de Noël idéal. "


Discours de la présidente du jury du prix de la laïcité 2023

Béatrice Giblin, créée le 26-11-2023

"Je vous recommande d’écouter ce qui pour moi est un grand discours, prononcé le 8 novembre dernier par Abnousse Shalmani, à l’occasion de la remise du prix de la laïcité. Je vous en cite une phrase : « laïcité, ce mot qu’on doit dorénavant défendre alors qu’il nous défendait ». Tout y est. On peut cependant ajouter : « je ne donne pas de prix à un socialiste, je les laisse se flinguer dans leur moratoire à la con, à savoir si le Hamas est terroriste ou pas ». Tout est de la même veine. Abnousse Shalmani est d’origine iranienne, elle est révulsée de voir la gauche française défendre l’abaya ou le voile à l’heure où les Iraniennes risquent leur vie en s’y opposant. "



Le livre des amis

Philippe Meyer, créée le 19-11-2023

"Je recommande ce tout récent ouvrage de Jean Clair, édité par Gallimard. C’est une plongée dans l’art du dernier demi-siècle, d’Alechinsky à Xavier Valls en passant par Louise Bourgeois, Lucian Freud, David Hockney, Henri Cartier Bresson, Balthus, Roseline Granet ou Raymond Mason. Clarté du style, fermeté du propos, intimité avec les œuvres et, le plus souvent, avec les artistes, Le Livre des amis fait partie des lectures dont on sort reconnaissant à l’auteur de nous avoir donné un regard mieux informé, une compréhension plus riche et un appétit d’aller y revoir. Les serviteurs de l’art ont leur place dans ce recueil chaleureux. Le portrait du galeriste Claude Bernard, disparu en 2022 « l'un des derniers marchands dans sa profession qui ont su garder le sens et la dignité de leur métier, quand tout le marché de l'art se constituait comme un gigantesque marché à la criée, soutenu par des organismes officiels comme les FRAC constituant non des réserves mais des débarras toujours plus vastes des productions éphémères de l'art actuel » Non loin de celui de Claude Bernard, on trouvera Françoise Cachin, la première directrice d’Orsay, puis des Musées de France, fonction dans laquelle elle fit un remarquable travail en faveur des musées de province. Jean Clair rappelle avec admiration l'exposition « Images d'une métropole, les impressionnistes à Paris. Il s'agissait bien sûr de plus que des impressionnistes elle commence avec Corot pour finir avec Matisse. Mais surtout elle montre, mêlée aux maîtres, de Manet à Caillebotte, des œuvres peu connues, de Maximilien Luce à Devambez, d'Adler à Louis Anquetin, qui donne de Paris une image bien éloignée de la vision traditionnelle de la ville lumière, celle d’une ville industrielle et pauvre, avec les cheminées d'usine, les fumées des locomotives et les gazomètres, avec les foules en fureur, les défilés, les émeutes ouvrières … Jean Clair célèbre aussi le courage avec lequel Françoise « s’opposa dans un silence embarrassé puis hostile contre la dérive mercantile des musées qui les voient assimiler les œuvres patrimoniales qu'ils ont la charge de conserver, d'étudier et de faire connaître à de simples marchandises que l'on peut vendre ou bien louer comme s'il s'agissait de réserves naturelles de pétrole ou de champs de patates. »"


La guerre des mondes : le retour de la géopolitique et le choc des empires

Michel Eltchaninoff, créée le 19-11-2023

"Je vous recommande cet ouvrage paru très récemment. Ce n’est malheureusement pas de la science-fiction, mais une analyse des nouvelles relations internationales. Bruno Tertrais est spécialiste des questions de sécurité, il décrit la montée des tensions et des guerres, entre les « néo-empires » (Chine, Russie, Iran, Turquie …) et les démocraties. L’analyse est très documentée, fouillée, et riche, mais l’auteur s’efforce aussi de répondre à des questions sur le passé et le futur. Sur le passé : pourquoi, après la guerre froide, beaucoup d’entre nous ont-ils cru que nous allions entrer dans une ère kantienne de résolution pacifiée des conflits ? Pourquoi avons-nous été aussi optimistes, en somme ? Il répond que les Etats-Unis ont cru qu’en intégrant la Russie et la Chine dans un réseau de normes communes, elles se métamorphoseraient, tandis que les Européens pensaient élargir leur expérience d’interdépendance économique. Or rien de cela n’a fonctionné. L’âge identitaire que nous vivons serait donc une réponse rageuse à la mondialisation. Une question sur le futur : les conflits d’aujourd’hui (Ukraine, Israël …) vont-ils faire système ? Y a-t-il un risque de conflit mondial ? La réponse de l’auteur est modérément pessimiste : il pense que nous aurons une très longue période de « guerre tiède », avec des affrontements ça et là, mais pas de confrontation directe entre les blocs, grâce à la dissuasion nucléaire et aux alliances occidentales, qu’il juge plus fortes que celles des « empires ». Personnellement, je ne suis pas aussi optimiste, mais l’ouvrage est passionnant. "


Raymond Aron

Jean-Louis Bourlanges, créée le 19-11-2023

"Il y a quarante ans disparaissait Raymond Aron. C’est certainement l’homme qui m’a le plus influencé, je lui dois très largement tout ce que j’ai fait de meilleur, et sa pensée a structuré toute ma vie politique. Et il me semble qu’elle nous est encore essentielle aujourd’hui. Aron nous a appris trois choses : que si la politique était la lutte pour le pouvoir, le conflit, la violence, l’égoïsme, elle n’excluait pas pour autant le désintéressement, la hauteur de vue ou le rapport à l’Histoire. Il nous a aussi appris que l’Histoire était certes la violence, la guerre et le rapport de forces, mais que toutes les formes de civilité, de démocratie, de coopération entre les nations étaient essentielles et méritaient d’être défendues. Enfin, que toutes les théories du progrès automatique et du sens de l’Histoire étaient assez largement illusoires, mais que le fait que l’Histoire soit tragique n’interdisait pas l’espérance, la volonté, ni les progrès. Qu’on pouvait rendre la vie de chacun d’entre nous plus vivable, plus respectable et plus libre. "


Transition énergétique : faut-il craindre pour l’emploi

David Djaïz, créée le 19-11-2023

"Je vous recommande la dernière note du Conseil d’Analyse Économique. Un grand bouleversement macroéconomique s’annonce, et certains nous prédisent un nouvel âge d’or de l’emploi, avec de nouvelles «  masses paysannes », ou « masses artisanes » qui vont rénover les bâtiments … D’autres au contraire nous prédisent de la destruction d’emploi et de la décroissance. Les économistes du CAE nous montrent ici que la transition écologique ne mérite « ni cet excès d’honneur, ni cette indignité » : c’est moins de 1% de l’emploi total qui va être remis en jeu. En revanche, il y aura des réallocations nombreuses : des secteurs (artisanat) où il faudra beaucoup de travailleurs, et d’autres (industrie automobile thermique) qui vont en perdre. Certains territoires seront donc très impactés, il faut anticiper tout cela, et aujourd’hui cette anticipation fait défaut."


De Gaulle, une vie. Vol. 1. L'homme de personne : 1890-1944

Isabelle de Gaulmyn, créée le 19-11-2023

"J’ai aimé le premier volume de la biographie que Jean-Luc Barré a consacré au général de Gaulle. Ce tome va jusqu’en 1944, il s’attarde sur l’enfance et la jeunesse de Charles de Gaulle. L’auteur est rompu à cet exercice, on lui doit déjà des biographies de Maritain, de Mauriac, etc. Il rattache très bien de Gaulle à cette filiation de droite, catholique et monarchiste et montre ce qu’elle apporte de meilleur dans cette fidélité à une certaine idée de la France et de la nation. On peut évidemment critiquer le travail, car la plupart des archives sont issues de la famille de Gaulle, donc très influencées. Il n’en reste pas moins que c’est très bien écrit, très intéressant, et qu’on vit cette lente maturation de l’homme de Gaulle, qui rate sa carrière militaire pour une carrière politique à Londres. Il y a des pages très drôles et très savoureuses sur ses rapports avec Churchill, on aurait voulu être une petite souris pour assister à certains entretiens. Le livre fait prendre conscience de l’obstination incroyable du général, et les montagnes d’obstacles que les Anglais et les Américains ont mis sur sa route est incroyable à relire aujourd’hui. "


La villa Liebermann

Matthias Fekl, créée le 12-11-2023

"Si vous passez par Berlin, je vous recommande de visiter la maison du peintre Max Liebermann. Il y a bien sûr sa maison au cœur de la ville, mais je parle ici de son havre de paix au bord du lac Wannsee. C’est l’occasion d’admirer les tableaux de ce maître de l’impressionnisme allemand, mais aussi de se souvenir que dans une autre villa à proximité eut lieu la sinistre conférence où fut décidée l’extermination de tous les Juifs d’Europe. Liebermann est mort avant la confiscation de sa maison, et sa veuve s’est suicidée pour échapper à la déportation. La villa est ensuite tombée dans l’oubli pendant des décennies, mais depuis une vingtaine d’années, des bénévoles passionnés ont recréé le magnifique jardin tel qu’il avait été pensé par Liebermann, à partir de photographies et de tableaux du maître, l’art inspirant à son tour le réel. A l’heure d’une folle recrudescence de l’antisémitisme à travers le monde, cette visite rappelle ce que nous savons depuis Zweig ou Semprún : il n’y a qu’un pas de la civilisation à la barbarie. "


Les aveuglés : comment Berlin et Paris ont laissé la voie libre à la Russie

Marc-Olivier Padis, créée le 12-11-2023

"Sylvie Kauffman a passé un an à Berlin pour préparer ce livre, et s’est rendue compte à quel point l’Allemagne était sous le choc, après l’attaque russe de l’Ukraine, car il s’agissait de la remise en question d’un consensus très fort en Allemagne, à propos de la politique à l’égard de la Russie. Elle était la continuation de l’Ostpolitik entamée pendant la guerre froide et visait bien évidemment à sécuriser l’approvisionnement en gaz de l’Allemagne. Cette remise en cause a conduit à une introspection générale, et à une interrogation : pourquoi l’Allemagne a-t-elle cru voir en Poutine « un Allemand au Kremlin » (selon le titre d’un livre allemand à succès) ? L’auteure a pu interroger beaucoup de gens directement impliqués : diplomates, responsables politiques … Le livre est donc très vivant, puisqu’elle y raconte des rencontres, des sommets européens, etc. Et on revoit tous les signaux manqués depuis l’année 2000, qui auraient dû nous avertir de ce qu’était réellement la Russie poutinienne, et de l’invasion de l’Ukraine. Sylvie Kauffmann se demande également si la France va connaître une remise en question aussi profonde."


Matin et soir

Nicole Gnesotto, créée le 12-11-2023

"Je ne connaissais pas Jon Fosse, et l’ai découvert en apprenant qu’il avait eu le prix Nobel. Cet écrivain est surtout un dramaturge, mais le livre que j’ai lu est l’un de ses rares romans, et il est absolument formidable. Sur le fond, le premier chapitre raconte la naissance du fils d’un pauvre pêcheur norvégien. On y assiste par le monologue intérieur du père, qui est dans la salle à côté de celle où sa femme accouche. Il se dit tout ce qu’il va pouvoir faire avec ce fils, l’écriture est très prenante, on a l’impression d’être soi-même le narrateur. Dans le reste du roman (les quatre derniers chapitre), c’est ce petit garçon, Johannes, désormais un homme de 74 ans, dont on va vivre le dernier jour. Lui aussi pauvre pêcheur, ne sait pas que ce matin où il se lève sera son dernier, mais sent qu’il y a quelque chose de bizarre. Il pense à sa femme morte, à ses neuf enfants, à ses amis … C’est une réflexion sur le passage très doux vers la mort. Cette description de la mort comme phénomène amical et non hostile est magnifique. Sur la forme, le style est formidable. On critique souvent le fait que Fosse écrit sans ponctuation, mais il ne s’agit pas de cela : il écrit des monologues intérieurs, donc des phrases très répétitives, qui ne se terminent pas forcément, des sauts d’une idée à une autre, bref il nous plonge véritablement dans le mouvement d’une pensée."


Mon enfant, ma sœur

Béatrice Giblin, créée le 12-11-2023

"J’aimerais quant à moi vous recommander le magnifique ouvrage d’Eric Fottorino, l’autre fondateur du journal Le 1, et grand ami de notre émission. C’est un très long poème, déroulé sur presque 300 pages,. Il s’agit de la quête (qui deviendra une enquête) de sa sœur, dont il apprend l’existence par sa mère : « j’ai eu une fille et on me l’a enlevée ». Cette phrase va le hanter. Alors qu’il est à Bordeaux pour un débat dans la grande librairie Mollat, il arrive en avance et cherche à passer le temps. Il se souvient que sa mère avait accouché non loin de là. Il s’y rend, et tombe sur une vieille femme, qui lui explique que l’endroit n’existe plus tel quel, c’était des bonnes soeurs, mais elles sont parties depuis 1977. C’était un lieu d’adoption illégale, comme cela a pu avoir lieu en Irlande, en Espagne … C’est extrêmement émouvant, parce qu’il pose des questions : « comment aurait été notre enfance si tu avais été là ? De quelle couleur sont tes yeux ? As-tu des grains de beauté, comme maman ? » Il comprend aussi, rétrospectivement, la tristesse de sa mère, qui tous les 10 janvier, jour de la naissance de sa fille, s’alitait pendant une journée … Absolument bouleversant."