Les brèves

Paradoxes de la pensée progressiste

Philippe Meyer, créée le 28-09-2025

"Je recommande la lecture du dernier livre d’André Perrin, agrégé de philosophie, qui prend l’intelligentsia dominante au pied de la lettre, ou plutôt au pied de ses lettres, mieux encore, au piège de ses écrits et de ses mots. Ceux qui tombent sous le regard documenté et ironique de l’auteur ne sont pas ceux qui empêchent de dire ce que l’on voit de la réalité politique et sociale, mais ceux qui, pour reprendre, comme Perrin, le mot de Péguy, sont ceux qui s’empêchent et qui empêchent de voir ce qu’on voit. En passant au tamis telle déclaration d’un économiste atterré, tel éditorial d’un journaliste faisant l’intéressant en s’appuyant sur une lecture de Descartes riche en contresens et qui semble relever de la méthode qui permettait à Woody Allen de lire La Guerre et la Paix en vingt minutes, en décortiquant un article qui justifie une fausse information au motif qu’elle est politiquement cohérente, André Perrin brosse un tableau d’une intelligentsia qui évoque irrésistiblement les médecins de Molière. C’est dire que l’on passe d’excellents moments à le lire et à rire tout seul dans son fauteuil. Perrin me fait penser à cet aphorisme de Samuel Johnson : « les gens n’ont pas besoin qu’on leur fasse la leçon, ils ont besoin qu’on leur rafraîchisse la mémoire »."



Tocqueville

Nicolas Baverez, créée le 28-09-2025

"Je voudrais recommander deux approches, en lien avec mes réflexions sur l’Amérique, qui semble connaître un retour à l’âge de fer plus qu’un avènement de l’âge d’or. D’abord, la biographie d’Alexis de Tocqueville par Françoise Mélonio, publiée chez Gallimard. On croit tout savoir sur Tocqueville, et pourtant on y apprend beaucoup. C’est fascinant de voir comment cet aristocrate né en 1805, dont la moitié de la famille fut guillotinée, demeure le meilleur analyste de la démocratie, de ses grandeurs comme de ses pathologies."


Fractures dans l’Occident

Béatrice Giblin, créée le 28-09-2025

"Je conseille le livre de notre amie Nicole Gnesotto. C’est un essai court, écrit dans une langue claire et percutante, qui s’interroge sur la disparition de l’Occident, sur ce que nous n’avons pas su voir ni comprendre, et sur la manière dont tout cela s’est accéléré avec Trump au pouvoir. Elle montre le rôle massif joué par les grands magnats de la tech qui, pour défendre leurs propres intérêts et leur conception étroite de la liberté d’entrepreneurs, ont choisi de soutenir Trump en foulant aux pieds la liberté au sens politique et collectif. Nicole met en perspective les temps courts – Trump, la tech – et les temps longs : la montée des inégalités, le déclassement des classes moyennes, l’absence d’espoir pour leurs enfants, autant de frustrations qui nourrissent des votes populistes. Mais comme elle est d’un naturel optimiste, elle voit dans l’Europe une possible capacité à relever ce défi."


Accord de Bougival : les difficultés de trouver le chemin vers le « nous » en Nouvelle-Calédonie

Lucile Schmid, créée le 28-09-2025

"Je voudrais recommander la lecture de cette note qui vient de paraître à la Fondation Jean Jaurès. Carine David y analyse de façon très fine l’Accord de Bougival, en interrogeant les difficultés à construire un « nous » en Nouvelle-Calédonie. C’est un texte passionnant, qui décortique les liens possibles ou non avec la Constitution et qui montre combien cet accord, jugé très équilibré par son auteur, est aussi très fragile. Le risque, s’il échoue, c’est l’exil et, plus profondément, l’enlisement de la Nouvelle-Calédonie."


Hommage à Vladimir Jankélévitch

François Bujon de L’Estang, créée le 28-09-2025

"Je voudrais m’associer aux hommages rendus à Vladimir Jankélévitch, disparu il y a quarante ans, en 1985, à l’âge de 81 ans. Sa voix continue de porter très fort. Philosophe singulier et attachant, il reste beaucoup lu, ses éditeurs réimprimant régulièrement ses ouvrages. Existentialiste, il avait une relation exécrable avec Sartre, qu’il brocardait volontiers. Philosophe du temps qui passe, de la vie, de la mort, il a laissé des livres remarquables, et c’était aussi un musicien et un musicologue remarquable : je ne connais aucun autre philosophe ayant écrit aussi bien sur la musique. J’ai eu, dans ma jeunesse, la chance d’assister à certains de ses cours à la Sorbonne : je garde en mémoire sa mèche en bataille, sa voix fluctuante, son charme extraordinaire. C’était une voix unique, une inspiration rare, et je voulais saluer sa mémoire."


Discours du chancelier Mertz à la synagogue de Munich

Michaela Wiegel, créée le 21-09-2025

"Je recommande d’écouter ce discours prononcé à la synagogue de la Reichenbachstraße, à Munich, que Jean Quatremer a traduit avec beaucoup de justesse. Le chancelier y était au bord des larmes, et ses mots rappellent toute la charge de notre histoire. C’est une intervention essentielle à entendre alors que le conflit israélo-palestinien revient au premier plan, car elle oblige à réfléchir à la mémoire et à la responsabilité qui nous incombent."


Je veux témoigner jusqu'au bout : journal 1942-1945

Michaela Wiegel, créée le 21-09-2025

"Je conseille également le journal de Victor Klemperer (qu’il a tenu de la République de Weimar jusqu’à la fin de la guerre). On y suit la lente marche vers l’exclusion et l’anéantissement des Juifs, et on est frappé par les similitudes avec certains discours publics d’aujourd’hui. Un texte bouleversant qui permet de mesurer, presque au quotidien, la montée de l’oppression et la façon dont elle a été vécue par les victimes."


Georges Marchais ou la fin des Français rouges

Jean-Louis Bourlanges, créée le 21-09-2025

"J’ai lu cette biographie de Georges Marchais, écrite par Sophie Coeuré, professeure à l’université Paris-Cité et spécialiste de l’Union soviétique. Après avoir longtemps travaillé sur les archives soviétiques, elle s’est tournée vers le chef de la « succursale française », analysant le système à travers Marchais plutôt que depuis Moscou. Le livre montre d’abord combien le mensonge initial sur la participation de Georges Marchais au STO a pesé sur toute sa carrière : il en a été culpabilisé, manipulé, et cela a façonné sa trajectoire. Il souligne aussi son insertion profonde dans le combat internationaliste dirigé par l’URSS. Ce qui me frappe en refermant cette biographie, c’est que, malgré l’importance de Marchais à son époque — les gens de ma génération ont tous en tête ses discours, ses gestes, son rôle de contemporain capital — il ne reste aujourd’hui plus rien de lui."


Distribuer l'argent du roi au XVIIIe siècle : la monarchie dévoilée

Antoine Foucher, créée le 21-09-2025

"Je recommande cette enquête historique sur les années 1780-1791 autour de la question des pensions versées par le roi. J’avoue que je n’avais pas mesuré à quel point ce sujet était central à l’époque : il ne s’agissait pas seulement de finances publiques, mais aussi des pensions accordées à la cour et à tous ceux qui avaient rendu service au roi. Benoît Carré (pas celui qui travaille pour notre émission) a dépouillé de nombreuses archives et restitue avec précision l’ambiance du royaume et les crispations autour de cette question : qui reçoit ces pensions et pourquoi ? On y découvre les techniques de Necker, qui, comme aujourd’hui, choisit de dire la vérité pour choquer l’opinion et provoquer la réforme. On voit Louis XVI tenter de remettre de l’ordre pour sauver les finances. Ce qui est particulièrement fascinant, c’est la fin de ce système : à la veille de la Révolution, la noblesse militaire de province, peu gratifiée en pensions, s’allie avec le tiers état contre la noblesse de cour, oisive et privilégiée. Cette alliance contribue à la dynamique révolutionnaire et aboutit à la mise en place de finances publiques plus modernes et plus transparentes."


Hommage à Robert Redford

Philippe Meyer, créée le 21-09-2025

"Robert Redford qui vient de mourir a réalisé une dizaine de films. Il marquait une préférence pour son premier, Des Gens ordinaires, non seulement parce qu’il avait dû affronter toutes sortes d’obstacles pour le monter, mais parce qu’il s’y exprimait sur un thème pour lui essentiel que l’on retrouve dans Et au milieu coule une rivière, celui de la complexité et de la difficulté des liens familiaux, celui de l’amour des uns pour les autres qui se heurte à d’incompréhensibles obstacles qui n’ont rien à voir avec le manque d’affection mais avec l’incapacité à l’exprimer, ou à la traduire en actes. Je crois que l’essentiel de ce qu’a réussi à montrer Redford est exprimé par le pasteur presbytérien, père des deux frères de Et au milieu coule une rivière, aussi dissemblables que pleins d’affection l’un pour l’autre et pour leurs parents, qui expriment leur proximité, non dans les mots mais une passion commune pour la pêche. Longtemps après la mort tragique du plus jeune, dans son prêche d’un dimanche qui clôt le film, le pasteur s’adresse ainsi à ses ouailles, à sa femme et à son fils aîné : « Il arrive dans la vie de chacun d’entre nous un moment où, voyant un être aimé dans le besoin, nous nous demandons : je veux l’aider, seigneur, mais de quoi a-t-il besoin ? Car nous pouvons rarement aider nos proches, soit que nous ignorions quelle part de nous-mêmes donner, soit que la part que nous avons à donner ne convienne pas. Ainsi ce sont ceux que nous devrions connaître qui nous échappent, mais nous pouvons les aimer quand même, aimer complètement sans comprendre entièrement. »"


La joie ennemie

Lionel Zinsou, créée le 21-09-2025

"Je recommande ce livre de la jeune écrivaine algérienne Kaouther Adimi, qui raconte l’histoire d’une enfant puis d’une adolescente marquée par la décennie noire en Algérie, lorsque le terrorisme du GIA a ensanglanté le pays. Ce témoignage montre comment ce traumatisme se poursuit dans sa vie d’adulte, aujourd’hui en France. Un texte magnifique, écrit dans une langue qui rappelle Camus, et qui fait revivre toute l’intensité de la guerre civile et de ses cicatrices. Le cadre choisi par l’auteure m’a particulièrement frappé : elle écrit en passant une nuit au musée Picasso, une autre à l’Institut du monde arabe, notamment autour d’une exposition consacrée à Baya, grande artiste algérienne des années 1940 à 1960. Ces nuits au musée (qui font partie d’une collection des éditions Stock, où des intellectuels et des artistes se retrouvent enfermés avec les œuvres) déclenchent en elle une série de réflexions et d’émotions très puissantes. C’est à la fois un texte magnifiquement écrit et un témoignage terrible sur la guerre civile."