Mon enfant, ma sœur

Brève proposée par Béatrice Giblin dans l'émission Projet de loi sur l’immigration / Les élections polonaises / n°323 / 12 novembre 2023, que vous pouvez écouter ici. ou ci-dessous.

Mon enfant, ma sœur

Béatrice Giblin

"J’aimerais quant à moi vous recommander le magnifique ouvrage d’Eric Fottorino, l’autre fondateur du journal Le 1, et grand ami de notre émission. C’est un très long poème, déroulé sur presque 300 pages,. Il s’agit de la quête (qui deviendra une enquête) de sa sœur, dont il apprend l’existence par sa mère : « j’ai eu une fille et on me l’a enlevée ». Cette phrase va le hanter. Alors qu’il est à Bordeaux pour un débat dans la grande librairie Mollat, il arrive en avance et cherche à passer le temps. Il se souvient que sa mère avait accouché non loin de là. Il s’y rend, et tombe sur une vieille femme, qui lui explique que l’endroit n’existe plus tel quel, c’était des bonnes soeurs, mais elles sont parties depuis 1977. C’était un lieu d’adoption illégale, comme cela a pu avoir lieu en Irlande, en Espagne … C’est extrêmement émouvant, parce qu’il pose des questions : « comment aurait été notre enfance si tu avais été là ? De quelle couleur sont tes yeux ? As-tu des grains de beauté, comme maman ? » Il comprend aussi, rétrospectivement, la tristesse de sa mère, qui tous les 10 janvier, jour de la naissance de sa fille, s’alitait pendant une journée … Absolument bouleversant."


Les autres brèves de l'émission :

Hommage à Laurent Greilsamer

Philippe Meyer

"Le 1 vient de perdre l’un de ses deux fondateurs, Laurent Greilsamer, qui, en 2014, avait fait, avec Éric Fottorino le pari plus qu’audacieux de lancer un hebdomadaire au format étrange, ne traitant chaque semaine qu’une seule question d’actualité. En deux ans, le budget du 1 a atteint l’équilibre. A peine étions-nous amenés à quitter Radio France que les fondateurs du 1 m’appelaient pour m’offrir leur soutien moral et matériel. Il a été décisif. Pendant six ans, Laurent Greilsamer nous a suivi attentivement, me faisant part de ses réactions, me suggérant des thèmes ou des invités. Son élégance était dans sa tenue autant que dans son travail et dans son travail autant que dans ses façons d’être : à la fois discrète et savante, sérieuse et piquante. C’était un être de raison animé d’une curiosité scrupuleuse.  Il a publié une biographie d’Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Monde, un remarquable dictionnaire Michelet, un livre qui a renouvelé le regard sur Alfred Dreyfus, des ouvrages sur Nicolas de Staël, Picasso, ou Gérard Fromanger. Avec son épouse, Claire, il a signé un captivant dictionnaire George Sand. Une chanson de Brassens lui allait comme un gant : son refrain dit « c’est un modeste ». Il m’avait averti qu’on lui avait découvert une maladie rare, une amylose AL, qui part de la moelle osseuse, dérive dans le sang et s’attaque au cœur. Son cœur a lâché mercredi. Son dernier message me disait à quel point les équipes médicales sont formidables. Dès son origine, le 1 a fait place à la poésie. Je dédie au souvenir de Laurent Greilsamer ce poème de Norge intitulé « On ne verra plus Robert » : « Le voici, comme il est pâle / Il sourit d’un œil lassé / Et presque tout son ovale / De visage est effacé / Un oiseau qui le traverse / N’a même pas tressailli / Puis, on dirait qu’une herse / S’abaisse entre nous et lui, / Le petit ourlet moqueur / De sa lèvre s’agrandit / Et son pouvoir sur nos cœurs / S’agrandit comme ce pli. »"


Les aveuglés : comment Berlin et Paris ont laissé la voie libre à la Russie

Marc-Olivier Padis

"Sylvie Kauffman a passé un an à Berlin pour préparer ce livre, et s’est rendue compte à quel point l’Allemagne était sous le choc, après l’attaque russe de l’Ukraine, car il s’agissait de la remise en question d’un consensus très fort en Allemagne, à propos de la politique à l’égard de la Russie. Elle était la continuation de l’Ostpolitik entamée pendant la guerre froide et visait bien évidemment à sécuriser l’approvisionnement en gaz de l’Allemagne. Cette remise en cause a conduit à une introspection générale, et à une interrogation : pourquoi l’Allemagne a-t-elle cru voir en Poutine « un Allemand au Kremlin » (selon le titre d’un livre allemand à succès) ? L’auteure a pu interroger beaucoup de gens directement impliqués : diplomates, responsables politiques … Le livre est donc très vivant, puisqu’elle y raconte des rencontres, des sommets européens, etc. Et on revoit tous les signaux manqués depuis l’année 2000, qui auraient dû nous avertir de ce qu’était réellement la Russie poutinienne, et de l’invasion de l’Ukraine. Sylvie Kauffmann se demande également si la France va connaître une remise en question aussi profonde."


Matin et soir

Nicole Gnesotto

"Je ne connaissais pas Jon Fosse, et l’ai découvert en apprenant qu’il avait eu le prix Nobel. Cet écrivain est surtout un dramaturge, mais le livre que j’ai lu est l’un de ses rares romans, et il est absolument formidable. Sur le fond, le premier chapitre raconte la naissance du fils d’un pauvre pêcheur norvégien. On y assiste par le monologue intérieur du père, qui est dans la salle à côté de celle où sa femme accouche. Il se dit tout ce qu’il va pouvoir faire avec ce fils, l’écriture est très prenante, on a l’impression d’être soi-même le narrateur. Dans le reste du roman (les quatre derniers chapitre), c’est ce petit garçon, Johannes, désormais un homme de 74 ans, dont on va vivre le dernier jour. Lui aussi pauvre pêcheur, ne sait pas que ce matin où il se lève sera son dernier, mais sent qu’il y a quelque chose de bizarre. Il pense à sa femme morte, à ses neuf enfants, à ses amis … C’est une réflexion sur le passage très doux vers la mort. Cette description de la mort comme phénomène amical et non hostile est magnifique. Sur la forme, le style est formidable. On critique souvent le fait que Fosse écrit sans ponctuation, mais il ne s’agit pas de cela : il écrit des monologues intérieurs, donc des phrases très répétitives, qui ne se terminent pas forcément, des sauts d’une idée à une autre, bref il nous plonge véritablement dans le mouvement d’une pensée."


La villa Liebermann

Matthias Fekl

"Si vous passez par Berlin, je vous recommande de visiter la maison du peintre Max Liebermann. Il y a bien sûr sa maison au cœur de la ville, mais je parle ici de son havre de paix au bord du lac Wannsee. C’est l’occasion d’admirer les tableaux de ce maître de l’impressionnisme allemand, mais aussi de se souvenir que dans une autre villa à proximité eut lieu la sinistre conférence où fut décidée l’extermination de tous les Juifs d’Europe. Liebermann est mort avant la confiscation de sa maison, et sa veuve s’est suicidée pour échapper à la déportation. La villa est ensuite tombée dans l’oubli pendant des décennies, mais depuis une vingtaine d’années, des bénévoles passionnés ont recréé le magnifique jardin tel qu’il avait été pensé par Liebermann, à partir de photographies et de tableaux du maître, l’art inspirant à son tour le réel. A l’heure d’une folle recrudescence de l’antisémitisme à travers le monde, cette visite rappelle ce que nous savons depuis Zweig ou Semprún : il n’y a qu’un pas de la civilisation à la barbarie. "