Projet de loi sur l’immigration / Les élections polonaises / n°323 / 12 novembre 2023

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PROJET DE LOI SUR L’IMMIGRATION

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Promis par Emmanuel Macron durant sa campagne de 2022, présenté le 1er février 2023 en Conseil des ministres, le projet de loi immigration a commencé son parcours au Parlement, au Sénat à la mi-mars 2023. Les sénateurs de la commission des Lois avaient alors considérablement durci cette première mouture. Sur fond de grogne sociale sur la réforme des retraites et face à ce détricotage du Sénat, après plusieurs mois d'hésitations, le texte, toujours décrié à gauche comme à droite et contesté par les associations de défense des exilés, a finalement repris lundi au Sénat son parcours parlementaire. En présentant les contours de la loi, le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, en a résumé ainsi l'esprit : « Être méchant avec les méchants, et gentil avec les gentils ». Depuis la Seconde Guerre mondiale, le pays a connu en moyenne une réforme migratoire tous les deux ans. L’actuel projet de loi devrait être le 30ème texte sur l'immigration adopté depuis 1980. La multiplication par trois des flux migratoires en Méditerranée l'an passé, comme le récent attentat terroriste d'Arras ont poussé l'exécutif à légiférer, une fois de plus, cinq ans seulement après la précédente réforme, celle de Gérard Collomb.
Le projet de loi visant à « contrôler l'immigration » et à « améliorer l'intégration » vise notamment à expulser en priorité les étrangers « délinquants », réformer le système d'asile, donner un tour de vis aux dispositifs de santé et de regroupement familial, mais aussi régulariser certains travailleurs sans-papiers … Dans une chambre contrôlée majoritairement par la droite, les sénateurs ont adopté l’instauration de « quotas », avec le principe d’un débat annuel au Parlement pour fixer des plafonds d’immigration pour certains flux, ainsi qu’un durcissement des conditions du regroupement familial. Mardi, les centristes et les Républicains se sont accordés, sur la suppression de l'article 3 qui visait à régulariser les sans-papiers dans les métiers en tension. Il s’agissait d’une ligne rouge pour la droite sénatoriale. La suppression de l'article 3 se ferait toutefois en échange de quelques concessions de la part de la droite : si Républicains et centristes se sont accordés sur un nouvel article qui durcit les conditions de régularisation par le travail, ils laissent le pouvoir décisionnaire aux préfets. Les sénateurs LR ont également voté le rétablissement du délit de séjour irrégulier et supprimé l’aide médicale d’Etat (l’AME) remplacée par une aide médicale d’urgence (AMU) plus étroite. Mercredi, ils ont supprimé l’automaticité de l’accès à la nationalité à leur majorité pour les jeunes nés en France de parents étrangers, en exigeant des jeunes qu’ils demandent désormais explicitement à devenir Français pour être naturalisés.
Selon une étude Opinionway pour le quotidien Le Parisien, 87% des sondés estiment qu'il faut changer les règles relatives à l'immigration et le sondage Odoxa-Backbone Consulting pour Le Figaro indique que 78 % à se disent « favorables » au texte porté par le ministre de l'Intérieur. Les débats doivent durer jusqu’au 14 novembre, jour du vote solennel. L’Assemblée nationale devrait ensuite examiner le texte en décembre, si le calendrier est maintenu.

Kontildondit ?

Béatrice Giblin :
Trentième loi en quarante ans ! Si polarisante que soit cette question de l’immigration, le moins qu’on puisse en dire est qu’elle est compliquée. On a visiblement beaucoup de mal à trouver les bonnes positions, les bonnes solutions. On avait déjà eu un texte il y a cinq ans, et voici que la question revient sur la table. Et avant même que le contenu de la proposition soit connu, il y avait déjà un débat, et même une confrontation. Je me dis que Jean-Marie Le Pen, quand il a décidé de faire de l’immigration son (nouveau) cheval de bataille politique au début des années 1980, avait décidément eu du flair. A l’époque, je travaillais en Seine-Saint-Denis, et j’avoue que j’étais loin de soupçonner à quel point ce sujet allait empoisonner le débat public français.
De cette question complexe, il me semble qu’on peut dégager trois axes. D’abord, les besoins. De nombreux travailleurs immigrés sont nécessaires, et ils participent à l’économie française de façon non négligeable. Ensuite, les principes : accueillir les réfugiés, la « patrie des droits de l’Homme », etc. Enfin, il y a le ressenti. Ce dernier a plusieurs caractéristiques. D’une part, il faut bien reconnaître qu’il a commencé dans les endroits où les populations d’origine étrangère étaient nombreuses. Mais d’autre part, il faut aussitôt préciser la tendance de bon nombre de nos concitoyens à étiqueter « étrangers » des gens parfois naturalisés depuis longtemps, voire des descendants français d’immigrés.
D’après le sondage mentionné en introduction, 78% des Français sont favorables au projet de loi actuellement débattu. Personnellement, je ne suis pas sûre qu’ils en connaissent le détail, mais là encore il s’agit de ressenti. Parce qu’on annonce davantage de fermeté (possibilité d’expulser plus d’étrangers, et plus facilement), et davantage de sévérité avec les délinquants. Ce qui est significatif, c’est que même les électeurs de LFI sont favorables à cette position. Le ressenti général semble donc être au « ça suffit comme ça ».
Nous ne sommes pas le seul pays européen dans ce cas. On pense par exemple au Danemark, dont le gouvernement, pourtant socio-démocrate, a pris des décisions bien plus drastiques que la France ; l’Allemagne, qui revient complètement sur sa position, avec l’AfD à plus de 20% ; la Suède, qui était passée de 10% à 20% d’étrangers dans un court laps de temps … En France aussi, on est passé de 7% à plus de 10%. Il n’est donc pas question de dire que tout va très bien, et que quiconque refuse d’accueillir tout le monde à bras ouverts est un monstre, il y a indubitablement un problème délicat.
L’idée de départ, en février dernier, était conjointe, entre le ministre de l’Intérieur (M. Darmanin) et celui du Travail (M. Dussopt). Or le travail semble avoir aujourd’hui disparu de l’équation ; M. Dussopt est aux abonnés absents. Cet angle du travail semblait pourtant pertinent pour traiter le problème. Deuxième silence assourdissant, qui personnellement me scandalise : celui du patronat. Pourquoi n’entend-on rien de la part du MEDEF, alors qu’il est le premier bénéficiaire de cette arrivée de travailleurs immigrés ? C’était déjà le cas à propos des retraites. C’est d’autant plus étonnant qu’on n’avait pas eu une telle demande de travailleurs depuis les années 1970.

Marc-Olivier Padis :
Béatrice a tout à fait raison d’insister sur le ressenti, car il semble que ce soit précisément ce que ce projet de loi essaie de changer. On ne traite pas des faits, mais des représentations. A partir de là, les propositions sont complètement irréalistes, telles celles du Sénat, qui veut supprimer l’AME, alors que tous les responsables de santé nous expliquent qu’il n’y aurait rien de tel pour surcharger les services d’urgence. Le Sénat a demandé un rapport à Patrick Stefanini et Claude Evin. En tant qu’ancien directeur de campagne de François Fillon, on pourra difficilement soupçonner Patrick Stefanini d’être laxiste en matière d’immigration. Or il préconise de maintenir l’AME, car c’est une protection pour tout le monde, et que cela coûte beaucoup plus cher de soigner des gens au dernier moment, après avoir laissé leur santé se dégrader. Ce qui est évident pour Patrick Stefanini devrait donc l’être pour des sénateurs de droite.
A propos de l’angle « travail », il est -ou devrait être- un sujet central de cette loi. Il y a des régularisations chaque année, au titre de « l’admission exceptionnelle au séjour », dont une grande partie concerne le travail. Ces admissions sont faites sur la base d’une circulaire, datant de 2012. Cela n’a donc pas la même puissance qu’une loi d’un point de vue normatif. C’est ce qui explique certains écarts de mise en œuvre au niveau des préfectures, ainsi qu’une possible remise en question. En réalité, il s’agit d’une situation d’appréciation discrétionnaire par les préfectures. L’idée, c’est d’en sortir. Actuellement, pour régulariser un travailleur en situation irrégulière, c’est l’employeur qui doit faire la demande. Il est donc possible pour un employeur d’abuser de cette situation, et de faire miroiter à son employé la perspective de cette demande de régularisation, en échange de tâches ingrates, etc. Il y a quelque chose de malsain dans cette attitude, que le texte de loi entend corriger. La Première ministre a déclaré cette semaine être favorable au maintien de cet article 3. Mais il ne s’agirait pas d’une révolution, simplement de faire passer dans la loi ce qui existe actuellement sous forme de circulaire.
Le débat autour de l’immigration est généralement d’une qualité très faible, avec l’idée dominante qu’il faudrait pouvoir « renvoyer chez eux » plus de gens en situation irrégulière. Mais que veut dire « chez eux » ? Si les Obligations de Quitter le Territoire Français (OQTF) sont peu suivies d’effet, c’est pour une raison simple. Il y a une règle juridique : on ne peut pas renvoyer quelqu’un dans son pays d’origine si cette personne risque d’y subir des traitement inhumains ou dégradants. Il y a donc un ensemble de pays vers lesquels on n’expulse pas. D’autre part, comme on parle de personnes sans papiers, il n’est pas toujours facile de savoir dans quel pays on veut les renvoyer. Et dans ces cas incertains, il faut que le pays de destination les accepte, en éditant un laissez-passer consulaire. Or les pays avec lesquels on discute sont la plupart du temps de mauvaise volonté et rechignent, voire refusent de le faire. Par conséquent, dire qu’ « il faut plus d’OQTF », ou qu’elles « marchent mieux » est absolument vide de sens. C’est une question de diplomatie migratoire, pas de politique intérieure. Nous n’avons pas à nous seuls prise sur ces décisions.

Nicole Gnesotto :
Pour compléter l’explication de Marc-Olivier : les pays d’origine n’acceptent généralement pas, à moins qu’on les paye. C’est l’un des points qui permet de régler ces questions : les partenariats avec certains pays, qui ne sont pas forcément des Etats de droit, mais qui ne sont pas non plus des dictatures, et qui sont contents d’avoir de l’argent pour garder, ou récupérer, des clandestins dont nous ne voulons pas.
Et il y a là un premier décalage entre ce projet de loi et ce qui se passe au niveau européen. Depuis 2019, la Commission et les Etats membres négocient le « Pacte sur l’immigration et l’asile », dans lequel les partenariats avec les pays tiers seront étendus, pour faciliter les relocalisations. On y trouve également une proposition que je trouve personnellement excellente : relocaliser dans les différents Etats membres les réfugiés. Cela avait été refusé en 2015 par la Pologne et la Hongrie, mais la Commission est désormais plus subtile : si un Etat refuse d’accepter une part des immigrants, il peut manifester sa solidarité autrement : soit en payant pour le retour, soit en finançant les camps ou les abris pour ces populations. Je suis très frappée que ce trentième projet français de loi sur l’immigration soit à ce point coupé des réalités européennes. La grande majorité des Français ne connaissent même pas ces lois et ces débats européens.
Deuxième décalage fondamental : celui entre l’enjeu et la réalité. La question de la migration est l’enjeu majeur des 10 ou 20 ans à venir, non seulement pour la France, mais pour l’ensemble de ses partenaires européens. Or, quand on regarde les chiffres de l’UE, c’est catastrophique. Entre 2021 et 2022, le passage par la route des Balkans a été multiplié par trois. Sur la route méditerranéenne, on est passé de 80 000 à 120 000 personnes par an. Les flux explosent, l’enjeu est donc maximal. Et au lieu de le traiter comme un enjeu collectif de la nation, on fait une petite loi, avec des petites réformes. D’un côté on a les impératifs économiques, démographiques et moraux qui nous obligent à davantage d’ouverture, de l’autre, les contraintes sociales (capacités d’accueil digne, questions de sécurité) qui nous obligent à la fermeture. Et dans le projet de loi, on retrouve ces contradictions. Par exemple, l’article concernant la régularisation des travailleurs dans les emplois sous tension. D’un côté, l’impératif économique (on a besoin d’eux), de l’autre les objections politiques (« si on fait ça, c’est la porte ouverte aux régularisations sans limite »). Et au lieu de faire une grande conférence nationale, ou une convention citoyenne, ou des grandes consultations, bref de s’attaquer au problème avec l’ensemble du corps social et politique, et aboutir à un projet global et cohérent, on fait des mesurettes qui seront de toutes façons contradictoires, et de toutes façons critiquées par l’un ou l’autre des partis d’opposition.

Matthias Fekl :
D’abord, il s’agit effectivement d’une question européenne et mondiale, dont on sait très bien qu’elle va se poser de façon de plus en plus aiguë dans les années à venir, à cause de la démographie, de la géopolitique, du changement climatique … Et malheureusement, il n’y a pas qu’en France qu’elle est abordée dans des cadres nationaux. Je viens de passer quelques jours à Berlin et il y a exactement les mêmes débats, menés de manière très cloisonnée. C’est dommage, en particulier pour le moteur franco-allemand.
L’approche du gouvernement a d’abord été présentée comme « équilibrée ». Chacun jugera, mais on est bien obligé de reconnaître que la phrase assez caricaturale du ministre de l’Intérieur, avec ses « gentils » et ses « méchants », semble correspondre assez bien à ce qu’attendent les Français. Avec une grande générosité dans l’accueil et la volonté d’intégration, et l’envie -au moins aussi grande- du maintien de l’ordre, qu’il n’y ait pas d’abus, et a fortiori pas de risques de terrorisme.
Ensuite, il y a eu le passage au Sénat, qui a totalement balayé ce qui restait de cet « équilibre » initial (si tant ait qu’il ait existé). La disparition du volet « travail », en supprimant les problématiques de régularisation, a en réalité créé des difficultés supplémentaires. Il y avait quelque chose qui fonctionnait très bien sous les années Jospin : les régularisations « au fil de l’eau », au bout de dix ans. Elles permettaient que ceux qui prouvaient une forme de présence et d’intégration sur le territoire, notamment par le travail, se voient reconnus officiellement. Cela a été supprimé, et cela s’est avéré très préjudiciable.
Autre déséquilibre : la suppression de l’AME. En plus de son absurdité dans les faits, elle constitue une véritable honte. Bref elle est l’exemple parfait de ce qu’il ne faut pas faire politiquement : de la gesticulation. Il est vrai que les temps sont durs, mais quand les temps sont durs, un choix se présente : soit on attise la concurrence entre les pauvres, soit on s’efforce d’organiser une société plus juste. Au regard de ce que représente l’AME (environ un milliard d’euros, pour 400 000 bénéficiaires), on prend conscience qu’un pays comme le nôtre est parfaitement capable de supporter un coût pareil. Sans même parler du fait que si on la supprime, on dépensera davantage, à terme.
Enfin, avec tout cet activisme législatif, on passe à côté de l’essentiel. J’ai travaillé sur l’immigration dans le cadre de trois responsabilités différentes : comme magistrat administratif, comme parlementaire, et comme ministre de l’Intérieur. Et toutes ces lois apportent en réalité peu de choses nouvelles, si ce n’est une nouvelle déstabilisation du système. Certes, il y a besoin d’ajustements ponctuels. Par exemple, il me semble incontestable dans le projet actuel de pouvoir durcir les choses avec la délinquance ou le crime. Mais pour le reste, ce dont on a besoin en matière migratoire, c’est de moins de politique politicienne et de davantage de politiques publiques. Moins de cris d’orfraie, de gesticulations, bref moins d’idéologie, et davantage de travail administratif, aux endroits où cela se passe concrètement. C’est vrai pour l’intégration, qui nécessite des efforts massifs : enseignement de la langue, partage des valeurs, lutte contre la ghettoïsation dans le logement. C’est également vrai pour le volet répressif : lutte contre l’immigration illégale. Aujourd’hui, dans le droit, on on a déjà tous les outils nécessaires. Le problème se situe au niveau des moyens, humains et matériels, au niveau diplomatique comme l’expliquait Marc-Olivier. C’est sur ces sujets-là qu’il faut travailler. Mais évidemment, ils sont moins porteurs d’un point de vue électoral … Ce sera pourtant essentiel, car les changements dans la réalité sont tout de même perceptibles . Si on continue à clamer de grandes choses mais que rien ne change, on ne fait que continuer à miner la crédibilité de la parole publique.

Philippe Meyer :
Il y a en France une espèce de fantasme à propos de « l’assimilation ». Celle des anciens immigrés venus de pays européens, notamment. On a par exemple souvent l’idée qu’une famille italienne arrivait, et que du jour au lendemain, c’était de nouveaux Français de la Beauce … Il suffit de lire les mémoires de leurs enfants pour s’apercevoir que rien n’est moins vrai, qu’ils faisaient face aux mêmes difficultés, aux mêmes rejets …

Matthias Fekl :
C’est très vrai, et d’autant plus dommage quand certains de leurs petits-enfants l’oublient. Certains d’entre eux ont aujourd’hui pignon sur rue, et répercutent eux-mêmes sur l’immigration maghrébine ce que leurs propres grands-parents ont subi …

Béatrice Giblin :
A propos du logement, rappelons qu’un immigré d’origine maghrébine sur deux est en logement social. Il est vrai que cela peut créer des ghettos, mais il faut bien se rendre compte que cela contribue à ce fameux ressenti. Car des tas de gens sur liste d’attente voient des familles leur passer devant (certes parce qu’elles sont dans des situations plus urgentes). Cela crée des tensions réelles. Le problème du logement est tout à fait crucial dans la question de l’immigration. Les bailleurs sociaux préfèrent généralement des locataires ayant droit à l’aide au logement, car ils sont sûrs de toucher leur loyer …

Nicole Gnesotto :
Il y a plusieurs sujets de ce type, qu’on esquive généralement soigneusement dans le débat public. On leur préfère donc la politique politicienne. C’est pourquoi du côté du gouvernement, on a le sentiment que M. Darmanin est prêt à accepter n’importe quelle concession, pour éviter à Mme Borne l’emploi d’un énième 49.3. Et du côté de la droite, c’est encore plus scandaleux, car elle fait de la surenchère protestataire, alors que le texte (plus répressif qu‘accueillant) a de toute évidence été pensé pour elle.

LES ÉLECTIONS POLONAISES

Introduction

Philippe Meyer :
En Pologne, l'opposition centriste pro-européenne a remporté la majorité parlementaire aux législatives du 15 octobre, battant les populistes nationalistes, le parti Droit et Justice (PiS), au pouvoir depuis 2015 et l'extrême droite.  Les trois partis démocrates, disposent à la Diète d’une majorité de 248 sièges sur 460, et de 66 sur 100 au Sénat. Le chef de la Coalition civique (KO), Donald Tusk, est pressenti pour redevenir Premier ministre, fonction qu’il a déjà occupée entre 2007 et 2014. Il devra faire face à une opposition résolue du parti PiS, fort de 194 élus, ainsi qu’à une cohabitation houleuse avec le président Andrzej Duda (issu du PiS), au moins jusqu’à l’élection présidentielle de 2025. La participation électorale record de 73,9 %, a été permise grâce à une mobilisation des femmes et des jeunes. Leur participation a atteint 68,8 % selon l'institut de sondage Ipsos. La question de l’interdiction de l’avortement par le PiS, et sa politique sociétale très conservatrice, ont été déterminantes pour cet électorat.
L'un des premiers défis auquel le nouveau gouvernement sera confronté sera de maintenir ou non le même niveau de dépenses sociales pour les Polonais, pierre angulaire de la politique menée par le PiS. Sur ce plan, la pression du marché, déjà nerveux, mais aussi celle des agences de notation, monte. Si la Bourse de Varsovie et le zloty ont bondi après la victoire de l'opposition, l'UE prévoit un taux d'inflation de 11,4% en 2023, ainsi qu’une croissance faible, de +0,5% du PIB. Toutefois, les marchés comptent sur une détente vis-à-vis de Bruxelles où 36 milliards d'euros destinés à la Pologne sont aujourd'hui gelés, tant que Varsovie ne respecte pas l'indépendance des juges. La Pologne a d’autant plus besoin de cet argent qu'elle a accueilli plus d'un million de réfugiés ukrainiens et qu'elle est en train de moderniser son armée. Dès le 25 octobre, Donald Tusk s’est donc rendu à Bruxelles. La Pologne qui a envoyé des quantités d'armes et d'aide à Kyiv, joue un rôle clé dans le transit pour les approvisionnements occidentaux. Mais la décision de Varsovie d'arrêter les importations de céréales ukrainiennes pour protéger ses propres agriculteurs a irrité l’Ukraine. Varsovie a menacé de restreindre ses livraisons d'armes. Les tensions devraient persister également sur la question migratoire : Tusk a promis à son électorat de ne pas céder sur la relocalisation des migrants européens, l'électorat polonais y restant opposé à 80%.
Le PiS, qui reste numériquement le premier parti du pays, va tout faire pour conserver les postes et l’ossature administrative qu’il a bâtie en huit ans, tandis que le président, Andrzej Duda peut bloquer certaines législations par son veto. La future coalition majoritaire devra concilier de nombreux courants politiques, allant de la droite démocrate-chrétienne à la gauche progressiste et laïque. Elle se heurtera à « l'État profond » installé par le PiS, notamment dans la justice et au Tribunal constitutionnel.

Kontildondit ?

Nicole Gnesotto :
J’ai beaucoup critiqué, à ce micro et ailleurs, la Pologne du PiS, et ne retire absolument rien de ce que j’ai dit. Je me réjouis donc de la défaite électorale de ce parti, mais je ne dirai pas pour autant que tout est réglé, ni que la Pologne est redevenue un pays parfaitement démocratique. Il y a cependant trois bonnes nouvelles. Premièrement, la défaite du PiS, même si elle est relative puisqu’il demeure le premier parti du pays. Deuxièmement, la victoire de la coalition menée par l‘ancien Premier ministre Donald Tusk (et ancien président du PPE au Parlement européen). Enfin, la mobilisation très importante des femmes et des jeunes dans cette élection.
Pourtant, il y a un certain nombre de nuances à apporter à cette victoire de Donald Tusk. D’abord, dans le contexte européen, la Pologne revient dans le camp de la démocratie au moment où la Slovaquie élit le populiste Robert Fico. Le populisme peut donc être battu, mais n’oublions pas que la démocratie aussi. Ensuite, la situation interne en Pologne est très complexe. Malgré sa défaire électorale, le PiS garde le contrôle d’un grand nombre d’institutions clefs : le Tribunal constitutionnel, la Cour suprême, la télévision publique, la Banque centrale, et la présidence de la République. Et contre toute attente, le président Duda a demandé au Premier ministre sortant, Mateusz Morawiecki, membre du PiS, de former un nouveau gouvernement ! Ce n’était pas anti-constitutionnel à proprement parler (puisque c’est au parti qui arrive en tête qu’on demande), mais c’est tout de même assez sidérant. Comme le PiS n’a pas de majorité parlementaire, cela va vraisemblablement échouer, et il faudra demander à Tusk, mais on aura déjà perdu quelques mois. Mais par le jeu d’alliances politiques, la possibilité que Morawiecki se maintienne aux affaires n’est pas à exclure. Enfin, même si M. Tusk devient Premier ministre, il sera forcément en cohabitation avec le PiS. Les réformes qu’il pourrait faire sont donc presque condamnées d’avance, surtout à cause du fait que le président dispose d’un droit de véto. Donald Tusk aura donc beaucoup de mal à témoigner du retour de la Pologne dans l’Etat de droit.

Matthias Fekl :
Je commencerai par un rappel qui peut être utile : à quoi ressemble un pays qui a été gouverné par l’extrême-droite ? D’abord, c’est un pays où les minorités sont opprimées. On se souvient du sort réservé aux Polonais LGBT, avec des horreurs comme des zones dans lesquelles ils n’avaient pas le droit d’aller, en plein cœur de l’Europe. C’est un pays dans lequel les droits des femmes sont remis en cause les uns après les autres, dans lequel les étrangers sont évidemment stigmatisés. La presse (en particulier les médias publics) fait l’objet d’une mainmise absolue, et devient un redoutable outil de propagande ; la campagne électorale qui vient de s’achever l’a prouvé. Et c’est un pays où les forces de l’ordre et l’armée sont utilisées quasiment dans des évènements de campagne électorale.
Et puis la Justice est soumise au pouvoir exécutif. C’est un rappel qui ne sera pas inutile pour notre pays, dans lequel on sent de plus en plus monter, de la part de la droite traditionnelle, autrefois respectable et simplement conservatrice, une grogne envers les cours suprêmes, le gouvernement des juges constitutionnels, la Cour européenne des droits de l’Homme … Tout cela mène tout droit à quelque chose de désormais bien connu : la Pologne du PiS, à savoir un Etat qui n’est plus un Etat de droit.
Même si je me réjouis aussi de la majorité électorale de l’opposition polonaise, l’extrême-droite reste très puissante, et le pays très clivé. Entre l’Est et l’Ouest, mais aussi entre le rural et l’urbain. Là encore, ce sont des évolutions que nous ferions bien de surveiller de près en France.
Que va-t-il se passer maintenant en Pologne ? Il y aura très probablement un blocage institutionnel, à la fois par le Tribunal constitutionnel (tenu par le PiS), et par le droit de veto du président Duda. Ce dernier, même s’il n’est plus membre du PiS, en est tout de même issu, et demeure par bien des aspects assez proche de ce parti.
Il y a la question du rapport à l’Europe. Est-ce qu’un gouvernement pro-européen va finir par se mettre en place ? Philippe rappelait qu’une amélioration des relations avec l’UE est la conditions sine qua non du déblocage des centaines de millions d’euros du fonds de relance, dont la Pologne a grand besoin. Et puis il y a le rôle que peuvent jouer la France et l’Allemagne. Si la Pologne redevient un partenaire pro-européen, on peut imaginer la réactivation du triangle de Weimar, ce format dans lequel les trois pays travaillent ensemble. C’était une manière très intéressante d’arrimer la Pologne à l’Union.
Je rappelle enfin que contrairement à beaucoup d’autres pays, la Pologne n’a pas du tout fait son travail de mémoire, en particulier sur l’Histoire des années 1930 et 1940. C’est un élément qui joue sans aucun doute un rôle sur sa situation d’aujourd’hui.

Béatrice Giblin :
Je serai un peu moins alarmiste que mes camarades. D’abord, rappelons que le cas de la Slovaquie est difficilement comparable à celui de la Pologne, car cette dernière est un poids lourd européen. Les deux basculements électoraux ne « s’équilibrent » donc pas.
Il y a quelques éléments dont il faut tout de même se réjouir. D’abord, la victoire de l’opposition au PiS n’est rien moins qu’extraordinaire, compte tenu de tous les moyens déployés contre elle. N’oublions pas que les gens du PiS avaient changé la loi électorale en février, en réorganisant les circonscriptions à leur avantage, en rendant les transports gratuits pour les personnes âgées pour qu’ils aillent voter. Multiplication des bureaux de vote dans les villages et les petites villes, et diminution dans les grandes villes, matraquage de propagande télévisée … Et malgré tout cela, ils ont perdu. C’est tout de même significatif : un changement profond est à l’œuvre en Pologne. Bien sûr, le PiS fait encore de très forts scores, mais c’est essentiellement à cause d’un électorat âgé de la partie orientale du pays. Et rurale. Car aucune grande ville du pays n’est tenue par le PiS.
Ce que nous enseignent ces élections, c’est que la base électorale du PiS est nécessairement fragilisée. Il y a extrêmement peu de jeunes qui votent aujourd’hui pour ce parti. La société polonaise est en train d’évoluer politiquement.
Matthias a eu raison d’évoquer la question mémorielle, car le PiS utilise un narratif tout à fait délirant, une Histoire de la Pologne entièrement fantasmée, digne de ce qu’invente Poutine à propos de la Russie. Mais il y a en Pologne des historiens sérieux, qui font ce nécessaire travail. Et ce n’est pas parce que le PiS revoit ses manuels scolaires que rien ne se fait. C’est un peu comme l’Ukraine : ce n’est pas parce qu’elle a du mal à regarder en face son passé que rien ne s’y fait. Quelque chose est à l’œuvre, et cela commence à se voir, en tous cas dans les urnes. Il y a une jeune génération qui a soif de savoir et d’ouverture. Les problèmes de la Pologne restent profonds et le travail sera long, notamment à propos de l’antisémitisme, mais il existe des gens décidés à le faire.
Un mot sur le président Duda. Même s’il en reste proche, il a tout de même quitté le PiS. Les situations font pression sur les gens, et le PiS n’est plus en situation de domination absolue. Son leader, Jarosław Kaczyński a 74 ans et quoi qu’on en dise, il vient de subir une défaite. Le président Duda se trouve donc dans une configuration qui l’oblige à une reconsidération : il voit bien qu’une partie de la société polonaise ne suit pas les idées du PiS.

Marc-Olivier Padis :
Les résultats de cette élection polonaise sont indiscutablement une très bonne nouvelle, et aussi la réponse à une question : le chemin vers le populisme est-il à sens unique, ou y a-t-il des demi-tours possibles ? On vient de voir qu’un retour était possible, et on se prend donc à en espérer un pour la Hongrie.
Évidemment, les conditions sont très difficiles, car le jeu électoral était largement faussé : les moyens publics étaient mis au service de la majorité, ou plutôt pour pilonner l‘opposition. Et pourtant, elle a réussi à gagner. Il y a depuis longtemps un débat dans l’opposition polonaise : fallait-il une liste unique, ou trois listes ? Finalement Donald Tusk s’est résolu à l’idée d’une coalition, et cela s’est avéré payant.
L’évolution polonaise est très intéressante pour les observateurs. Il s’agit d’un régime illibéral, mais qui tire tout de même sa légitimité des urnes, il ne peut donc pas se passer des élections. Alors il fait de son mieux pour fausser le jeu, et on voit que cela ne prend pas. C’est riche d’enseignements pour les développement de ces néo-autoritarismes, ou ces « démocraties illibérales » (expression forgée par Viktor Orbán).
La question qui se pose à la Pologne est désormais: comment revient-on en arrière quand le PiS a placé ses hommes à tous les postes clefs, sans être soi-même accusé de faire des purges ? A la télévision publique par exemple, quand le PiS est arrivé, 134 journalistes ont immédiatement été licenciés. Il sera difficile pour l’opposition démocratique de faire l’inverse. Dans les années post-1989, une plaisanterie circulait sur la sortie du communisme : « on sait comment faire une soupe de poisson à partir d’un aquarium, mais pas un aquarium à partir d’une soupe de poisson ». On est un peu dans ce cas, ici. Comment rétablit-on l’Etat de droit quand les juges sont anti-Etat de droit ? Faut-il attendre qu’ils partent en retraite ?
Il y a quelques domaines, comme les droits de femmes ou les minorités sexuelles, où il devrait être possible d’améliorer les choses plus rapidement. Mais cela ne règle pas la question vis-à-vis de Bruxelles, qui attend que l’Etat de droit soit rétabli pour débloquer les 36 milliards d’euros. Quel signal sera suffisant aux yeux de la Commission européenne ?

Philippe Meyer :
Officiellement, c’est la situation des juges. Le fait que leur nomination, et leur travail, ne soit plus soumis au pouvoir exécutif.

Marc-Olivier Padis :
Oui, mais que fait-on de ceux qui ont déjà été nommés ? Car leur pouvoir de blocage existe.
Il n’en reste pas moins que l’opposition a désormais une légitimité très forte. Quand le PiS avait été élu en 2014, le taux de participation était de 50%, ce qui représentait 5 millions d’électeurs. Dans les élections du 15 octobre, l’opposition a recueilli 11 millions de voix.
Tusk a un rapport de forces à faire jouer, et le mandat du président Duda s’achève en 2025. Dans la coalition d’opposition, certains veulent une position intransigeante, quand d’autres plaident pour y aller doucement et prendre leur temps. Quoi qu’il en soit, les relations avec l’Europe devraient tout de même s’améliorer, et c’est très rassurant. Car les Polonais avaient peur de se retrouver complètement isolés sur la scène internationale. Le PiS était évidemment très hostile à la Russie, mais également à Bruxelles, à l’Allemagne, pas particulièrement enchantés par l’Amérique de Joe Biden. Et il y a eu les frictions que l’on sait avec l’Ukraine. Cela commençait à faire beaucoup … C’est aussi ce qui explique la victoire de l’opposition : le vote du 15 octobre était davantage contre le PiS qu’en faveur de Donald Tusk.

Nicole Gnesotto :
Donald Tusk a une grande expérience de la politique. Dans le cadre de son mandat européen, il a eu à gérer les attentats de 2015, le Brexit, l’élection de M. Trump … Il est donc rompu aux crises. Par ailleurs, il a beaucoup d’humour. Quand Donald Trump avait été élu, il avait par exemple eu cette phrase : « quand on a des amis comme ça, pas besoin d’ennemis ». Sa personne a donc de quoi inspirer confiance aux dirigeants européens.
Un mot de la société polonaise, enfin. Vous avez pointé ses divisions, je rappellerai cependant qu’il y a deux points de consensus : son refus de l’immigration (Tusk et le PiS suivent exactement la même ligne à ce sujet), et la défense de l’agriculture, qui est vitale pour le pays. Dans ces prochaines relations avec l’Europe, cela va tout de même créer des frictions : sur la politique migratoire, mais aussi sur l’aide à l’Ukraine. L’élargissement de l’Union semble inévitable, mais les Polonais voudront absolument préserver les subventions de la PAC (dont ils sont est les premiers bénéficiaires net), et cela pourrait sérieusement compromettre l’aide aux Ukrainiens.

Les brèves

Hommage à Laurent Greilsamer

Philippe Meyer

"Le 1 vient de perdre l’un de ses deux fondateurs, Laurent Greilsamer, qui, en 2014, avait fait, avec Éric Fottorino le pari plus qu’audacieux de lancer un hebdomadaire au format étrange, ne traitant chaque semaine qu’une seule question d’actualité. En deux ans, le budget du 1 a atteint l’équilibre. A peine étions-nous amenés à quitter Radio France que les fondateurs du 1 m’appelaient pour m’offrir leur soutien moral et matériel. Il a été décisif. Pendant six ans, Laurent Greilsamer nous a suivi attentivement, me faisant part de ses réactions, me suggérant des thèmes ou des invités. Son élégance était dans sa tenue autant que dans son travail et dans son travail autant que dans ses façons d’être : à la fois discrète et savante, sérieuse et piquante. C’était un être de raison animé d’une curiosité scrupuleuse.  Il a publié une biographie d’Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Monde, un remarquable dictionnaire Michelet, un livre qui a renouvelé le regard sur Alfred Dreyfus, des ouvrages sur Nicolas de Staël, Picasso, ou Gérard Fromanger. Avec son épouse, Claire, il a signé un captivant dictionnaire George Sand. Une chanson de Brassens lui allait comme un gant : son refrain dit « c’est un modeste ». Il m’avait averti qu’on lui avait découvert une maladie rare, une amylose AL, qui part de la moelle osseuse, dérive dans le sang et s’attaque au cœur. Son cœur a lâché mercredi. Son dernier message me disait à quel point les équipes médicales sont formidables. Dès son origine, le 1 a fait place à la poésie. Je dédie au souvenir de Laurent Greilsamer ce poème de Norge intitulé « On ne verra plus Robert » : « Le voici, comme il est pâle / Il sourit d’un œil lassé / Et presque tout son ovale / De visage est effacé / Un oiseau qui le traverse / N’a même pas tressailli / Puis, on dirait qu’une herse / S’abaisse entre nous et lui, / Le petit ourlet moqueur / De sa lèvre s’agrandit / Et son pouvoir sur nos cœurs / S’agrandit comme ce pli. »"

Les aveuglés : comment Berlin et Paris ont laissé la voie libre à la Russie

Marc-Olivier Padis

"Sylvie Kauffman a passé un an à Berlin pour préparer ce livre, et s’est rendue compte à quel point l’Allemagne était sous le choc, après l’attaque russe de l’Ukraine, car il s’agissait de la remise en question d’un consensus très fort en Allemagne, à propos de la politique à l’égard de la Russie. Elle était la continuation de l’Ostpolitik entamée pendant la guerre froide et visait bien évidemment à sécuriser l’approvisionnement en gaz de l’Allemagne. Cette remise en cause a conduit à une introspection générale, et à une interrogation : pourquoi l’Allemagne a-t-elle cru voir en Poutine « un Allemand au Kremlin » (selon le titre d’un livre allemand à succès) ? L’auteure a pu interroger beaucoup de gens directement impliqués : diplomates, responsables politiques … Le livre est donc très vivant, puisqu’elle y raconte des rencontres, des sommets européens, etc. Et on revoit tous les signaux manqués depuis l’année 2000, qui auraient dû nous avertir de ce qu’était réellement la Russie poutinienne, et de l’invasion de l’Ukraine. Sylvie Kauffmann se demande également si la France va connaître une remise en question aussi profonde."

Matin et soir

Nicole Gnesotto

"Je ne connaissais pas Jon Fosse, et l’ai découvert en apprenant qu’il avait eu le prix Nobel. Cet écrivain est surtout un dramaturge, mais le livre que j’ai lu est l’un de ses rares romans, et il est absolument formidable. Sur le fond, le premier chapitre raconte la naissance du fils d’un pauvre pêcheur norvégien. On y assiste par le monologue intérieur du père, qui est dans la salle à côté de celle où sa femme accouche. Il se dit tout ce qu’il va pouvoir faire avec ce fils, l’écriture est très prenante, on a l’impression d’être soi-même le narrateur. Dans le reste du roman (les quatre derniers chapitre), c’est ce petit garçon, Johannes, désormais un homme de 74 ans, dont on va vivre le dernier jour. Lui aussi pauvre pêcheur, ne sait pas que ce matin où il se lève sera son dernier, mais sent qu’il y a quelque chose de bizarre. Il pense à sa femme morte, à ses neuf enfants, à ses amis … C’est une réflexion sur le passage très doux vers la mort. Cette description de la mort comme phénomène amical et non hostile est magnifique. Sur la forme, le style est formidable. On critique souvent le fait que Fosse écrit sans ponctuation, mais il ne s’agit pas de cela : il écrit des monologues intérieurs, donc des phrases très répétitives, qui ne se terminent pas forcément, des sauts d’une idée à une autre, bref il nous plonge véritablement dans le mouvement d’une pensée."

La villa Liebermann

Matthias Fekl

"Si vous passez par Berlin, je vous recommande de visiter la maison du peintre Max Liebermann. Il y a bien sûr sa maison au cœur de la ville, mais je parle ici de son havre de paix au bord du lac Wannsee. C’est l’occasion d’admirer les tableaux de ce maître de l’impressionnisme allemand, mais aussi de se souvenir que dans une autre villa à proximité eut lieu la sinistre conférence où fut décidée l’extermination de tous les Juifs d’Europe. Liebermann est mort avant la confiscation de sa maison, et sa veuve s’est suicidée pour échapper à la déportation. La villa est ensuite tombée dans l’oubli pendant des décennies, mais depuis une vingtaine d’années, des bénévoles passionnés ont recréé le magnifique jardin tel qu’il avait été pensé par Liebermann, à partir de photographies et de tableaux du maître, l’art inspirant à son tour le réel. A l’heure d’une folle recrudescence de l’antisémitisme à travers le monde, cette visite rappelle ce que nous savons depuis Zweig ou Semprún : il n’y a qu’un pas de la civilisation à la barbarie. "

Mon enfant, ma sœur

Béatrice Giblin

"J’aimerais quant à moi vous recommander le magnifique ouvrage d’Eric Fottorino, l’autre fondateur du journal Le 1, et grand ami de notre émission. C’est un très long poème, déroulé sur presque 300 pages,. Il s’agit de la quête (qui deviendra une enquête) de sa sœur, dont il apprend l’existence par sa mère : « j’ai eu une fille et on me l’a enlevée ». Cette phrase va le hanter. Alors qu’il est à Bordeaux pour un débat dans la grande librairie Mollat, il arrive en avance et cherche à passer le temps. Il se souvient que sa mère avait accouché non loin de là. Il s’y rend, et tombe sur une vieille femme, qui lui explique que l’endroit n’existe plus tel quel, c’était des bonnes soeurs, mais elles sont parties depuis 1977. C’était un lieu d’adoption illégale, comme cela a pu avoir lieu en Irlande, en Espagne … C’est extrêmement émouvant, parce qu’il pose des questions : « comment aurait été notre enfance si tu avais été là ? De quelle couleur sont tes yeux ? As-tu des grains de beauté, comme maman ? » Il comprend aussi, rétrospectivement, la tristesse de sa mère, qui tous les 10 janvier, jour de la naissance de sa fille, s’alitait pendant une journée … Absolument bouleversant."