MARSEILLE
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Michel Samson, vous êtes journaliste et avez été correspondant régional du Monde en Provence-Alpes-Côte-d'Azur. Vous êtes l’auteur de plusieurs livres sur Marseille, ainsi que le réalisateur, avec Jean-Louis Comolli, de neuf films documentaires sur la cité phocéenne.
En 2020, vous avez publié, avec Michel Peraldi, Marseille en résistances, ouvrage dans lequel vous analysiez les dynamiques politiques et sociales de la métropole méditerranéenne. Vous faisiez le portrait d’une ville complexe, marquée par des défis urbains et économiques, des inégalités sociales et des tensions ; mais une ville également marquée par les luttes de sa jeunesse créative, qui essaye de résister à la décomposition du paysage politique marseillais et des institutions locales. Vous repreniez l’expression de Pierre-Paul Zalio qui désignait Marseille comme une « ville laboratoire », où les défis sociaux et politiques reflètent des problématiques nationales plus larges. Ainsi écriviez-vous : « Le cas marseillais nous semble cristalliser la fracture sociale et politique majeure que la présidence d’Emmanuel Macron a eu le mérite de rendre plus visible que jamais. »
Peut-être le président de la République vous avait-il lu, puisqu’en septembre 2021, il lançait son plan « Marseille en grand » : cinq milliards d’euros d’investissements pour l'éducation, la sécurité, les transports, la santé et le logement. Au mois de juin, dans le cadre de « l’acte 2 » de ce plan, Emmanuel Macron a annoncé des moyens supplémentaires, notamment dans les transports, la sécurité et le secteur portuaire. Dans une note publiée en novembre 2023, pour Terra Nova, Alexis Gibellini a fait un premier point d’étape, deux ans après le lancement de ce « plan Marshal ». Si des progrès sont observables dans les domaines de l'éducation et, à un moindre titre, de la sécurité, ils sont beaucoup plus lents pour les transports et le logement qui demeure en crise. Quant aux principaux concernés, les Marseillais, 42% se déclarent insatisfaits et 19% n’ont pas connaissance de l’existence de ce plan. Aussi l’auteur plaide-t-il pour une gouvernance forte du plan au niveau national, une contractualisation entre l’ensemble des parties prenantes et une meilleure implication des Marseillais dans son suivi et dans l’élaboration de futures mesures.
Malgré les investissements substantiels du plan « Marseille en grand », la ville continue de faire face à des enjeux majeurs. La pauvreté, les tensions politiques et le dysfonctionnement du système métropolitain, la crise du logement et les impacts du changement climatique sont au cœur des préoccupations. De même les quartiers populaires – en proie à des défis sociaux et économiques exacerbés par des trafics de drogue endémiques qui fragilisent la cohésion sociale et la sécurité.
Michel Samson, vous qui avez en août dernier publié vos Apprentissages, un retour sur votre parcours personnel, militant et professionnel, quels sont-ils à l’égard de Marseille, en particulier depuis la publication de Marseille en Résistances il y a quatre ans ?
Kontildondit ?
Michel Samson :
Quand Michel Peraldi et moi avons écrit Marseille en résistances, nous voulions mesurer le chemin parcouru depuis la publication de Gouverner Marseille, en 2006. Voir ce qui avait changé du point de vue économique, social, politique et culturel. Et le contrat avec notre maison d’édition a été passé avant les effondrements de la rue d’Aubagne. Nous avions commencé à travailler comme nous l’avions toujours fait, en suivant certaines personnalités. Par exemple Alexandra Louis, qui était une nouvelle députée de La République en Marche (elle a cessé de l’être après les législatives de 2022). Évidemment, quand les effondrements se sont produits, le cap du livre a changé, et nous avons décidé de partir de ce qui se passait avec ces effondrements. J’en redis un mot. La Rue d’Aubagne est une rue qui descend vers le Vieux Port, elle est au cœur de la ville de Marseille. Marseille et Naples sont les deux seules villes d’Europe dans lesquelles les pauvres restent massivement présents en centre-ville. Et aussi les étudiants, très nombreux (car les loyers à Aix sont trop élevés). Le 5 novembre 2018, deux immeubles se sont effondrés dans la rue d’Aubagne, faisant huit morts. Toute la ville en a été ébranlée, ne comprenant pas comment on avait pu en arriver là. Jean-Claude Gaudin (le maire de l’époque) a eu la bêtise de dire que c’était à cause de la pluie, alors que l’explication était malheureusement plus simple : ces immeubles étaient vétustes, en état de péril, et le problème n’était pas traité.
C’est à partir de cet évènement que nous avons repris notre travail sur Marseille. Le lendemain de l’effondrement, les habitants ont constitué un collectif (qui n’a aimais été déclaré en tant qu’association) et ont travaillé au relogement des gens qui avaient perdu leur habitation (soit par l’effondrement lui-même, soit parce qu’ils habitaient dans d’autres immeubles en péril). Ce fut le point de départ d’une dynamique sociale qui a essaimé dans toute la ville, et a fait renaître des collectifs qui périclitaient (« Centre-ville pour tous » par exemple). Tous ces acteurs sociaux qui étaient présents dans la ville, chacun travaillant à un problème spécifique, se sont cristallisés, et peu à peu, ils se sont intéressé au sort de toute la ville. C’est ce qui a fait basculer la mairie plus tard. Ces gens qui militaient mais ne votaient pas, se sont inscrits dans une dynamique politique plus traditionnelle, celle des élections municipales. Nous avons d’ailleurs analysé les résultats bureau par bureau, et le constat était frappant. Près de la rue d’Aubagne, des gens qui ne votaient pas traditionnellement ont voté massivement pour « les gauches ».
Ce fut le fil directeur de notre travail. Nous avons constaté que l’effondrement des immeubles de la rue d’Aubagne a coïncidé de façon sinistre avec l’effondrement du système politique de M. Gaudin, en place depuis 1995.
Béatrice Giblin :
La situation de Marseille est très particulière. Comme vous le rappeliez, les populations pauvres sont très présentes dans le centre historique de la ville (les 2ème et 3ème arrondissements surtout). Si les immeubles de la rue d’Aubagne se sont effondrés, c’est parce qu’un logement privé avait une fonction de logement social. Une multitude de propriétaires, qui touchaient les loyers, mais n’entretenaient pas suffisamment. Pourquoi l’équipe municipale de Marseille n’arrive-t-elle pas à régler cette question du logement ? C’est l’un des principaux problèmes de Marseille, même si l’on sait que la ville est le théâtre d’une vraie ségrégation sociale ; on sait qu’il y a très peu de rencontres entre les quartiers Nord et les quartiers Sud, par exemple. Et puis il y a ce cœur de ville, qu’en essaie depuis bientôt trente ans de rénover, de « gentryfier », et avec de gros moyens. C’est la seule ville française où l’Etat injecte autant d’argent depuis si longtemps, et pourtant, on a l’impression que cela ne s’améliore pas vraiment. En 20 ans, 1800 logements réhabilités dans un périmètre de 1000 hectares, c’est dérisoire. Tout se passe comme si on n’arrivait pas à réaliser à Marseille ce qu’on arrive à faire ailleurs. Comment l’expliquez-vous ?
Michel Samson :
C’est à cause de la dynamique habituelle des quartiers qui se « gentryfient » : quand un centre-ville se rénove, il devient plus cher, et les pauvres sont repoussés dans la périphérie. Le cas de Marseille est différent : c’est la seule métropole française dans laquelle les villes de périphérie sont plus riches que la ville du centre. Les gens pauvres ne peuvent pas habiter à Aix (trois fois plus chère) ou à Cassis (plus chère aussi, à droite depuis plus de 100 ans). Le Rove est communiste depuis 1947, mais il n’y a quasiment pas de logements sociaux, la municipalité préfère payer les amendes. Quand à Allauch (qui fut socialiste mais est désormais à droite), toutes les campagnes électorales ont lieu sur le mode « surtout, que ne viennent pas les Marseillais ». C’est cette singularité de la ville qui répond à votre question : les pauvres sont au centre, les riches dans la périphérie : on ne peut pas, comme on le fait ailleurs, « envoyer » les pauvres en banlieue. Quand je travaillais pour Le Monde, j’entendais des mais de gauche critiquer Gaudin : « il va expulser les pauvres ! ». Mais il ne pouvait pas ! Il ne peut pas les jeter à la mer …
Et puis il y a une deuxième raison : Marseille est une ville pauvre. Comme dans n’importe quelle autre grande ville de France, il y a des très riches et des très pauvres, mais là où elle est différente, c’est qu’à Paris, par exemple, « cadres et professions intellectuelles supérieures » constituent 27,4% de la population. A Lyon : 16,9%. En Seine-Saint-Denis : 7,8%. A Marseille : 8,5%. Marseille ressemble à la Seine-Saint-Denis, et pas du tout aux autres métropoles françaises. Autrement dit, bien des affaires qui se passent à Marseille ressemblent à ce qui se passent dans toute la France, et non à ce qui se passe dans les grandes villes. Ce n’est pas un jugement de valeur, c’est un fait. Et il explique beaucoup des violents contrastes sociaux et culturels qu’on peut y voir. Et la politique de M. Gaudin (qui sur le plan humain était une personne charmante) a massivement développé les clôtures autour des propriétés privées, pour les protéger des pauvres … Bien avant les effondrements, des manifestations avaient eu lieu, car pour emmener leurs enfants à l’école, les parents devaient faire des détours immenses … Cette privatisation de l’espace public a été l’une des raisons de ces clivages.
Quand j’ai écrit Marseille en procès, j’avais suivi pendant deux ans le quotidien du Palais de justice. J’avais aussi été au Palais de justice de Bobigny, pour comparer. Et j’ai vu les mêmes choses : la petite délinquance (celle des comparutions immédiates). Statistiquement, les données sont les mêmes entre la Seine-Saint-Denis et Marseille. Sauf que le 93 est un département, fait de plusieurs villes, tandis que Marseille n’est qu’une seule agglomération.
Il faut avoir cela à l’esprit quand on réfléchit sur Marseille. A mon sens, la comparer à Lyon, Paris ou Bordeaux n’est pas pertinent.
Marc-Olivier Padis :
Vous avez parlé de la mobilisation citoyenne qui s’est créée pour lutter contre le problème des logements insalubres, mais au niveau des politiques publiques, on a des instruments qui sont pensés au niveau national, et qu’on tente d’adapter au niveau local. L’un d’eux est le fait de construire des métropoles, et c’est aussi ce qu’on a tenté avec Marseille, en la réunissant à Aix. Comme Aix est plus riche, il y a l’idée de rééquilibrer l’une par l’autre. Mais cette métropole n’a pas l’air de très bien fonctionner. Pouvez-vous nous en dire un mot de cet attelage entre Aix et Marseille ?
Michel Samson :
Il fonctionne même extrêmement mal. Pour des raisons culturelles anciennes, (Aix est une ville bourgeoise depuis très longtemps) mais aussi politiques. Par exemple, M. Gaudin et Mme Joissains (maire d’Aix) n’étaient pas du tout d’accord entre aux, bien qu’appartenant à la même famille politique. Les intérêts aixois, vu par la mairie d’Aix, c’est : « on ne paie pas pour ces pauvres ». C’est la même chose qu’Allauch. Je me souviens que l’ancien maire d’Allauch, pendant sa campagne électorale, mettait des panneaux : « ici c’est Allauch, nous ne voulons pas de logements sociaux ». Et avant d’être exclu du parti, il était socialiste … La métropoole date de Jean-Pierre Chevènement. Il avait convaincu Jean-Claude Gaudin en lui disant que l’allocation globale de fonctionnement allait augmenter, et donc que MArseille allait toucher davantage d’argent. Mais M. Gaudin n’a jamais compris une chose. Il n’a jamais fait les courses de sa vie rue d’Aubagne. Il pense qu’il n’y a là que des Arabes vendant des trucs pas chers. Alors que c’est complètement faux. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des vendeurs à la sauvette avec des cigarettes de contrebande, mais les habitants et les commerçants de la rue d’Aubagne font aussi un commerce normal de fruits et légumes, etc. M. Gaudin n’a jamais eu la connaissance pratique de ce terrain là. Je ne veux absolument pas dire qu’il ait été idiot, ou ignorant, ou méprisant (il n’était rien de tout cela), simplement, il ne pratiquait pas ces endroits. J’ai assisté à un conseil municipal, pendant lequel on a parlé pendant une heure et demi des plages de Marseille. Et moi qui vais à la plage tous les matins, je suis absolument certain que ces gens n’allaient jamais à la plage à Marseille. Ils savent ce qu’en disent les services de sécurité, les maîtres-nageurs, mais ils n’ont pas vu la plage, combien de gens y vont, qui c’est, quelle est l’ambiance, etc. Je pense que les échecs tiennent beaucoup à des choses de ce genre. Quand M. Gaudin fait clôturer les résidences privées, il sait que les gens qui y habitent votent pour lui. Tandis que les gens de quartiers Nord ne votaient pas du tout … Jusqu’aux effondrements.
Si la métropole continue à ne pas fonctionner, c’est aussi parce que sa définition est floue. On se dispute qui doit faire quoi, entre la municipalité et la métropole (le ramassage des ordures et la propreté sont un bon exemple).
Philippe Meyer :
Continuons de lister ce qui caractérise Marseille. Vous nous avez dit : moins de professions intellectuelles qu’ailleurs. Qu’en est-il de la bourgeoisie ? Par exemple à Lyon (et la bourgeoisie lyonnaise, ce n’est pas rien …) à l’origine, les bourgeois de Lyon fabriquent à Lyon ou dans la région. À Lille, c’était la même chose. Évidemment, tous ces bourgeois sont ensuite passés de l’industrie à la finance, mais tout partait de l’industrie régionale. Il n’y a pas d’industrie à Marseille ou aux alentours de Marseille. La bourgeoisie marseillaise s’est enrichie grâce au port, avec les colonies. Avec le commerce de l’huile, du savon, etc.
Michel Samson :
Exactement. C’est le port qui créait des richesses et des emplois. Mais aujourd’hui, une ville et un port n’ont plus grand chose à voir. Aujourd’hui, c’est à Fos qu’arrivent les containers, c’est-à-dire à 65 kilomètres de Marseille. Quant au pétrole, il arrive à Lavéra (près de Martigues), et ne crée pas beaucoup d’emplois (il faut juste manipuler un tuyau …). Et même à Fos, il y a de moins en moins de dockers : il y en avait 1100 quand j’étais petit, aujourd’hui il en reste une centaine. L’entreprise qui emploie le plus de main-d’œuvre à Marseille, c’est la mairie, avec 12 000 salariés. Je signale au passage qu’on critique souvent cela (« beaucoup d’employés municipaux payés à ne pas faire grand chose ») mais que proportionnellement à la population, il y a davantage d’employés municipaux à Paris … Les hôpitaux employant également beaucoup.
La plus grande entreprise privée de Marseille est la CMA CGM, 3ème entreprise mondiale de porte-containers. Elle emploie environ 1200 personnes, dans la plus haute tour de Marseille. Dans laquelle il n’y a que des gens devant leurs ordinateurs, pas un seul marin. Quand j’ai visité cette tour, j’ai vu cela : sur les écrans, on sait que tel bateau au Havre avait 27 minutes de retard … Les emplois créés sont donc des emplois de bureau, mais pas sur le port. J’ai visité l’an dernier le port de Marseille, et il est quasiment vide. Il y a 17 kilomètres de quai, le Mucem, quelques passagers pour la Corse ou la Tunisie, et les croisières. Il y a une ancienne base de sous-marins allemands, qui sert désormais à l’arrivée des câbles. La ville n’est donc plus industrielle depuis très longtemps. J’ajoute que quand la bourgeoisie y fait fortune, elle quitte généralement la ville. La question de créer des emplois dans la ville ne l’intéresse pas du tout.
Politiquement, cela a eu des conséquences : les partis ouvriers (le PCF était le premier parti à Marseille jusqu’en 1953) ont disparu. C’est le cas dans le reste de la France, mais à Marseille, c’était particulièrement visible. La cité de la Castellane est aujourd’hui connue pour deux choses : Zinedine Zidane, qui en est originaire, et le trafic de drogue. Quand j’étais gamin, il y avait trois cellules du PCF rien qu’à la Castellane. La cité avait été construite pour la réparation navale, qui employait à l’époque plus de 5000 personnes, contre une centaine aujourd’hui. Les emplois à Marseille aujourd’hui sont donc souvent administratifs, mais il y a aussi beaucoup d’actifs qui sont au chômage ou au RSA. C’est pourquoi la ville dépend à ce point (directement ou indirectement) de l’Etat. A MArseille, on est parfois chômeur de père en fils sur deux ou trois générations. Cela explique aussi l’importance des deals …
Béatrice Giblin :
Vous avez évoqué le PCF, on se souvient aussi que la CGT était toute-puissante dans le port de Marseille, elle donnait ou non son accord à toutes les embauches (si on n’avait pas sa carte, on ne risquait pas de trouver du travail), et Force Ouvrière à la mairie et dans les hôpitaux. Roselyne Bachelot nous avait raconté qu’alors que, visitant les hôpitaux de Marseille quand elle était ministre le Santé, elle avait été très surprise de la réaction du représentant syndical FO, qui s’était exclamé : « il faudrait tout de même savoir qui est le patron ici ! » … J’aimerais revenir sur ce poids des syndicats, car je crois qu’ils ont une responsabilité, tout comme la stratégie de Gaston Defferre, qui s’était toujours opposé à toute association avec les communes voisines de Marseille. L’idée même d’intercommunalité n’existait pas : c’était le chacun pour soi. Cela survit aujourd’hui dans la métropole, où Marseille a la portion congrue, y compris en nombre d’élus, par rapport aux autres communes, plus riche. Les syndicats sont aujourd’hui affaiblis, mais c’est très récent. Pendant longtemps, ils ont eu une responsabilité dans l’inefficacité des services.
Michel Samson :
Cela a pesé de façon très forte, en effet, et pour une raison assez simple. Quand Defferre arrive au pouvoir en 1953, il bat le PCF, grâce à une alliance entre le PS et une partie de la droite. C’est ce que j’appelle « la démocratie chrétienne ». Il n’y a pas de parti démocrate-chrétien en France, mais pour moi c’est tout à fait cela. D’abord, il constitue un petit groupe, qui conquiert le parti. Ensuite, la parti conquiert l’institution, et à la fin, on construit l’institution. Donc Defferre construit l’appareil municipal. Et son directeur de cabinet est Jean CALVELLI, membre de FO. Et peu à peu s’installe à la mairie le « de père en fils ». Et c’est ainsi que les employés municipaux sont recrutés de préférence s’ils sont syndiqués … Et pendant des années, M. Defferre ne recevait que Force Ouvrière, aucun des syndicats minoritaires. Et c’est tout un système : les « fils de » syndiqués sont engagés en priorité pour les stages d’été, etc. Cela crée une sorte d’impuissance stable. Quant à la CGT, son effondrement va de pair avec celui du port : quand il y a des milliers d’emplois en moins, il est normal que le syndicat ne pèse plus beaucoup … Tout cela se recoupe avec le clientélisme politique dont je parlais plus haut : quand on veut être élu, on sait très bien qui vote et qui ne vote pas, et on fait en sorte de contenter qui il faut. Cela crée une convergence des immobilités.
Marc-Olivier Padis :
J’aimerais que nous parlions un peu du plan Marseille en grand. C’est une mobilisation importante de l’Etat pour répondre aux difficultés spécifiques de la ville, avec la nomination d’une secrétaire d’Etat à la ville originaire de la cité phocéenne, Sabrina Agresti-Roubache, et peut-être un sentiment d’ambivalence des Marseillais par rapport à cette action de l‘Etat. On a ainsi pu lire, sous la plume de certains sociologues, qu’il s’agissait d’une espèce de tutelle déguisée. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur Mme Agresti-Roubache, qui n’est pas forcément connue au niveau national, et puis sur ces sentiments mêlés des Marseillais quant à ce plan ou à la puissance centrale ?
Michel Samson :
Mme Agresti-Roubache est née à Marseille, et pour moi elle est un excellent exemple de ce qu’on appelle les executive women. C’est une « petite patronne », comme on dit (et je le dis sans aucun mépris, je signale au passage qu’elle a co-produit mon dernier film). Mais elle est ainsi : jeune, très dynamique, d’une grande efficacité technique. Et je pense que depuis quelques années en France, le fait d’être entrepreneur est un atout en politique, cela confère une qualité supplémentaire : ce n’est pas qu’on est chef de parti, c’est qu’on sait faire. Je rappelle que la dernière majorité de M. Gaudin n’était pas constituée de vieux camarades du parti, mais de petits entrepreneurs actifs. C’est le même phénomène avec Agresti-Roubache. Aujourd’hui, il faut être entrepreneur, et bon en image. Quant au programme, c’est très secondaire, de toutes façons à peu près personne ne le lit …
Quant au plan de l’Etat, il me paraît durable. A Marseille, toutes les campagnes électorales sans exception se déclinent sur le mode : « voici ce que nous comptons faire, et voilà ce que l’Etat doit faire pour nous ». On est pauvre, donc n a besoin de l’Etat. Le rapport du personnel politique local avec l’Etat est donc crucial. Au passage, je signale que l’activité portuaire est gérée par l’Etat, la municipalité n’a rien à y voir. C’est une déconnexion qui n’existe pas à Anvers, par exemple. Les Marseillais savent pertinemment qu’ils ont besoin des aides de l’Etat. La dernière campagne électorale marseillaise s’est faite (comme partout en France) à un moment où tous les partis traditionnels étaient en pleine déliquescence. Ainsi, Mme Alexandra Louis, candidate dans les 13ème et 14ème arrondissements, s’est retrouvée candidate officielle de LREM à la suite d’un coup de fil de Paris, mais elle-même n’a jamais pu savoir d’où venait cette décision. Le parti n’existent pas. A l’exception des réunions importantes, tout se fait sur internet, sur un clic. Et LFI, c’est pareil : il y a le comité de tel et tel machin, mais pas de réunion centrale, au cours de laquelle on décide des candidatures et des stratégies. Cette déliquescence des organisations politiques traditionnelles produit ces élections étranges. En revanche, ce qui continue, c’est Euroméditerranée (établissement public d'aménagement conduisant une opération de rénovation urbaine en cours depuis 1995). Mais qui dirige cela ? La mairie y est, mais les fonds et les directions d’Euromed, c’est toujours l’Etat. …
Philippe Meyer :
Marseille est à trois heures de Paris en TGV. Le Mucem a produit autour de Marseille une grande quantité d’articles et de reportages sur des sujets qui n’étaient pas du tout liés à Marseille. Ces deux phénomènes ont-ils provoqué des changements dans le peuplement de la ville ?
Michel Samson :
C’est difficile à dire, parce que pour créer des emplois, il faut de l’activité. Le Mucem en a créé quelques uns (mais pas énormément), et puis c’est un musée national, installé à Marseille. Mais indéniablement, il fait venir du monde. Ensuite, Marseille est une destination touristique d’importance, l’été c’est tout à fait massif. En revanche, cela ne crée pas vraiment d’habitants. Pour faire cela, ce sont les emplois qui comptent.
Philippe Meyer :
Mais avec le développement du télétravail, j’imagine que Marseille doit tenter beaucoup de gens : le climat, les loyers raisonnables, etc. ? La gentrification passe aussi par là,non ?
Michel Samson :
Il faut s’entendre sur le terme de gentrification. Pour moi il a deux sens très différents. Premièrement il y a l’exemple de la célèbre rue de la République, construite à la fin du XIXème siècle pour la bourgeoisie marseillaise, et qui n’a jamais marché. Voyant cela, M. Gaudin dit : « on va arranger ça ». Il fait venir des fonds de pension américains, qui vont transformer les immeubles. Mais pas pour y habiter, pour les louer (très cher). A qui ? On ne sait toujours pas. Mais le fait est que la rue de la République a de forts loyers, cela provoque des manifestation « un centre-ville pour tous », etc. Et la rue de la République reste une espèce de « rue Potemkine ». Et il y a une tout autre gentrification, autour de ce qu’on appelle « la plaine ». Il y a effectivement de nouveaux habitants, souvent des intermittents du spectacle, qui dénoncent la gentrification (dont ils sont eux-mêmes des acteurs). Comme le commerce ne marche pas, on fait des arts de la rue (qui eux fonctionnent très bien à Marseille). Et beaucoup des institutions culturelles sont dirigées par des gens qui viennent de Paris, de Nice … Et puis il y a le phénomène Plus belle la vie, qui a créé des dizaines d’emplois sur 30 ou 40 ans. Parmi les morts de la rue d’Aubagne, il y avait une intermittente, une étudiante italienne, etc. Tous ces gens sont effectivement venus à Marseille, mais cela ne fait quand même pas beaucoup …
Et tous ces nouveaux venus sont souvent investis dans des activités culturelles ou militantes. Ces intermittents du spectacle sont pauvres, mais très actifs. C’est pourquoi Marseille est très riche d’un point de vue de l’offre culturelle. Ces intermittents de la friche Belle de mai sont opposés à la mairie (croyant que la friche est un squat, alors que c’est la mairie qui l’a créée), mais la friche est très vivante il s’y passe beaucoup de manifestations intéressantes. Tout cela crée un peu de population, mais pas beaucoup. Car les vrais riches ne vont pas s’installer au centre-ville de Marseille, mais à Aix ou à Cassis … Le chiffre de population globale a donc peu augmenté.
Béatrice Giblin :
Mais il a augmenté tout de même, et il faut le signaler, car il diminuait depuis très longtemps. J’aimerais que nous parlions de l’équipe municipale de Benoît Payan. Le nouveau maire n’était pas tête de liste, mais Michèle Rubirola (qui a démissionné depuis) avait été élue avec un peu plus de 66 000 voix d’avance sur son adversaire. Comme dans beaucoup d’autres endroits de France, c’est une avance extrêmement réduite, et cela pose problème : il est difficile dans ces conditions de s’appuyer sur un réseau solide. Vous avez cité les 12 000 employés municipaux, mais il faut noter que les Marseillais ne sont pas satisfaits des services publics municipaux. La nouvelle équipe aura-t-elle les moyens politiques de faire le « ménage » qu’elle a promis ? Quelle est sa marge de manœuvre ? Si cette équipe échoue, les choses deviendront encore plus difficiles …
Michel Samson :
Vous avez raison. Je reviens en deux mots sur le passage de Mme Rubirola à M. Payan. La liste Le Printemps marseillais a gagné dans assez de secteurs pour remporter la mairie. Et la tête de liste était Mme Rubirola, médecin (mais qui avait une expérience politique), et proche des écologistes. Quant à Benoît Payan, il est au PS depuis l’âge de 18 ans. Quand il a été investi, il a demandé l’investiture à Paris, car à Marseille, le PS n’existait plus : il n’y avait plus de local, et la secrétaire fédérale habitait Arles … Et Benoît Payan, s’il ne renie pas avoir longtemps été au PS, m’a confié qu’il se moquait bien du PS, ce n’est pas l’étiquette politique qui le préoccupe.
Donc, Mme Rubirola est élue. Mais au bout d’un an, elle renonce. C’est alors que tous les médias se mettent à présenter cela comme une décision prise à l’avanc. Je pense que c’est entièrement faux, et que Benoît Payan ne le savait pas. Mme Rubirola a d’ailleurs très bien expliqué, dans un excellent article de Marie-Claire comment elle avait pris conscience qu’elle n’avait pas envie d’exercer la fonction de maire, et qu’elle s’en jugeait incapable (car être maire de Marseille, c’est être mobilisé 20 heures par jour). De son côté, M. Payan connaît parfaitement la mairie, il est élu anti-Gaudin depuis longtemps. Le Printemps marseillais commence par quelques actions symboliques, très réussies du point de vue de la communication. D’abord, ils rebaptisent l’avenue des Aygalades (dans le 15ème arrondissement) « avenue Ibrahim Ali », du nom du jeune Français de 17 ans d’origine comorienne assassiné par un poseur d’affiches du Front National en 1995. Ensuite, sur la vaccination, ils ont aussi été très bien, alors que M. Gaudin était complètement « paumé » … Le Printemps marseillais regroupe des socialistes, des écologistes, des communistes, et ces acteurs sociaux dont je parle, opposés à M. Gaudin. Mais ils déchantent très vite, ils s’aperçoivent que changer les choses est plus compliqué que prévu, notamment parce qu’il y a des couches. Dans la mairie du 1et et du 7ème, Sophie Camard (qui venait de l’extrême-gauche, avant d’être écologiste puis LFI) est élue. Elle m’a raconté comment les strates s’étaient accumulées. L’ancienne maire de droite, Sabine Bernasconi, est partie avec son cabinet. Mais tous les autres sont « Bernasconi sans le faire exprès » et fonctionnent toujours de la même façon. Remettre tout cela en mouvement, quand on découvre une institution, cela ne va pas sans mal. Au niveau central, ce fut encore pire. Il y avait des directions de service mal définies, et vers la fin de la mandature Gaudin, c’était un peu la catastrophe. Quand nous travaillions au livre, Michel Peraldi et moi demandions sans cesse à parler au maire. Nous étions reçus par Claude Bertrand (l’inamovible n°2 de Jean-Claude Gaudin), qui connaissait tout par cœur, mais M. Gaudin préférait ne pas nous voir. Parce que nous posions des questions embêtantes, parce qu’il était fatigué … Apprendre à diriger une mairie n’est pas simple, et vous imaginez bien qu’à Marseille, ce doit être encore plus compliqué. Je ne vais pas vous dire que Le Printemps marseillais va réussir, mais je puis vous assurer que les militants (le collectif Noailles en tête) sont mobilisés. A l’anniversaire de l’effondrement, huit minutes de silence ont été tenues devant les immeubles (qui ne seront pas reconstruits, et tant mieux), il y avait environ 400 personnes, et je puis vous assurer que huit minutes c’est très long. Mais réhabiliter l’ensemble de la rue d’Aubagne prendra au moins 20 ans … et cela nécessitera une action conjointe de la mairie, de la métropole et de l’Etat. Tout cela fonctionne mal.
Quant aux sondages de La Provenceselon lesquels les Marseillais sont insatisfaits, je m’en méfie un peu. En revanche, il est certain que tous déplorent le fait que c’est lent. Il y a encore des immeubles en péril (mais au moins, ils sont désormais recensés). Après les effondrements, on a découvert que le service dont dépendaient ces immeubles ne comprenait aucun architecte …
Philippe Meyer :
Une dernière question rapide : le pape à Marseille, quel effet ?
Michel Samson :
L’effet a été énorme, pour une raison simple : Marseille est une ville catholique. Et contrairement à ce qu’on croit, la seule institution religieuse forte à Marseille, c’est l’évêché (qui donnait des ordres à M. Gaudin et à M. Guérini). Par ailleurs, ce pape un peu bizarre a reçu SOS Méditerranée en personne, alors que ce ne sont pas des catholiques pratiquants, loin de là … Cela a produit beaucoup d’effet. Enfin, je pense que les gens étaient tout simplement ravis de voir le pape, peut-être même davantage que les matchs de la coupe du monde de rugby …