Bernard Pivot, le chagrin et l’amitié / n°349 / 12 mai 2024

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BERNARD PIVOT, LE CHAGRIN ET L’AMITIÉ

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Bernard Pivot a soutenu notre peau de caste dès la première heure, il l’a écouté et commenté presque jusqu’à la fin. A l’annonce de sa mort, le phénomène qui s’est produit sur les réseaux sociaux mérite d’être appelé un chagrin national. Pour prendre notre part de ce chagrin, j’ai décidé de reporter d’une semaine notre conversation sur la capacité de la France à faire la guerre aujourd’hui. Je vous propose une heure de conversation avec Bernard Pivot, qui remonte à l’époque où en montant sur scène, il revêtait un nouvel avatar. Pour le générique de cette conversation, Bernard avait choisi « The man I love », de Gershwin, dans l’interprétation d’Alexandre Tharaud.

Kontildondit ?

Philippe Meyer :
Bernard Pivot, la dernière (mais certainement pas l’ultime) de vos activités est inattendue : vous êtes sur scène. Qui vous a amené sur les planches ?

Bernard Pivot :
C’est une idée qui ne vient pas de moi, en effet, et si on m’avait dit il y a dix ans que je serais sur scène à la fin de ma vie, cela m’aurait bien fait rigoler … Mais il se trouve que Jean-Michel Ribes m’a un jour invité à petit-déjeuner, et m’a dit « quand tu faisais Apostrophe, tu lisais très bien les textes des autres. Tu dois très bien lire les tiens. Je te donne la salle Jean Tardieu du théâtre du Rond-Point, je fais venir du public, et et toi, tu grimpes sur scène et tu lis des textes. Tu verras bien si ça te plaît, et si ça plaît au public ». C’est donc ce que j’ai fait, il y a cinq ou six ans. J’avais réuni quelques textes tirés de mes livres, autobiographiques, dans lesquels je racontais en particulier Apostrophes et Bouillon de culture, réunis sous le titre « Souvenirs d’un gratteur de têtes », et cela a bien fonctionné …

Philippe Meyer :
Vous avez toujours dit : « je ne suis pas un critique littéraire, je suis une vitrine. Je ne suis pas un écrivain, je suis un journaliste qui écrit », et à présent : « Je ne suis pas un acteur, mais un journaliste qui écrit et qui monte sur scène ». Au moment où vous quittiez Apostrophes, j’avais eu l’occasion de vous interroger et vous m’aviez dit : « il n’y a pas très longtemps que je me sens bien ». Cela m’avait frappé, je m’étais dit : « voilà un homme qui "avance vers lui-même", en ouvrant successivement des portes … Est-ce que je me trompe ?

Bernard Pivot :
Non … J’ai longtemps été très peu sûr de moi, incertain de moi-même, depuis l’adolescence et même comme jeune homme. Il m’a toujours semblé qu’on me confiait des tâches pour lesquelles je n’avais pas les compétences requises. Et puis, je finissais par avoir ces compétences, parce que je travaillais beaucoup. Le problème du spectacle est différent, cependant. D’abord parce que je suis un vieil homme, et que je suis aujourd’hui plus sûr de moi que je ne l’étais à 50 ou 60 ans. Ensuite, je trouve que faire ce spectacle est une cerise sur le gâteau, très agréable, et dont je me délecte trois ou quatre fois par mois.

Philippe Meyer :
Venons-en aux gens qui ont aidé ce jeune homme incertain de lui-même à prendre confiance. Il y a parmi eux un homme qui est aussi cher à mon cœur, et que je n’ai jamais eu l’occasion de rencontrer en personne (mais qui m’a écrit). Il s’agit de Jacques Silberfeld, que vous avez eu comme professeur au Centre de Formation des Journalistes. Il signait « Michel Chrestien » …

Bernard Pivot :
Il a en effet joué un rôle considérable dans ma vie. Fils d’un diamantaire d’Anvers, il avait choisi de vivre pauvrement à Paris, pour étudier à la Sorbonne. Fou de littérature, et notamment de Balzac, chez qui il avait trouvé son nom de plume. Michel Chrestien est un homme qui meurt sur les barricades de 1830, dans je ne sais plus quel roman … Jacques Silberfeld s’est dit : « c’est quand même pas de chance, je vais prendre son nom, je doute qu’il lui arrive malheur deux fois ». Et il a eu raison ! Il était Juif, et résistant pendant la guerre. Il s’est fait arrêter, mais a réussi à s’évader du train qui aurait dû le conduire à Auschwitz, et il a fini la guerre dans l’armée américaine. Un type absolument formidable … Et il a été mon professeur de français au CFJ. Et dans mon cursus scolaire, aucun autre professeur avant lui n’avait eu d’influence sur moi. Non parce qu’ils étaient mauvais, mais tout simplement parce que je manquais d’attention, de curiosité, et surtout de maturité. Mais voilà qu’au CFJ je tombe sur ce type invraisemblable, qui nous donne comme premier devoir : « Décrivez l’église de la Madeleine ». Perplexité générale … Nous avions produit des copies absolument monstrueuses, et il les rendait toujours accompagnées de commentaires personnalisés. « Pivot : 1/20, et encore, par générosité, parce que vous n’avez vraiment rien compris à l’église de la Madeleine. Gérard Guicheteau, 17/20, parce que vous avez été le seul de la classe à avoir remarqué qu’il n’y avait pas de croix sur la Madeleine. Voilà une observation intéressante, qui mérite une bonne note ». Il était friand de paradoxes, il adorait l’humour, et surtout, il m’a enseigné qu’on pouvait être sérieux, voire grave, tout en gardant de l’humour. J’avais sans doute un penchant naturel pour un peu d’espièglerie, mais il m’a enseigné que ce n’était pas incompatible avec un travail sérieux.
Il était aussi traducteur (il avait traduit un lire de Nabokov), avait publié chez Gallimard un recueil d’histoires drôles … Il m’en racontait, mais jamais d’histoires juives. Peut-être n’osait-il pas, me sachant chrétien ? Mais nous avions sympathisé, et une fois devenu journaliste, je lui rendais visite les dimanches, il habitait Neauphle-le-Château. J’arrivais chez lui vers midi, il était généralement encore au lit, en train de lire un manuscrit. Sans préambule, il s’écriait : « Ah ! Bernard ! Écoutez ça, vous allez voir, c’est admirable ! » Et il me lisait quelques lignes, en se grattant le menton … Je l’aimais beaucoup, c’est à lui que j’ai remis le manuscrit de mon unique roman, L’amour en vogue, qu’il a fait éditer chez Calmann-Levy. Il racontait l’histoire d’un jeune homme lyonnais qui tombait amoureux d’une jeune femme issue de la grande bourgeoisie lyonnaise, et évidemment tout cela se terminait très mal. Après l’avoir lu, il me dit : « Pas mal … », ce qui voulait dire : « c’est plein e faiblesses ». Il me fit cependant plusieurs recommandations : « il faudrait mettre un chien dans votre histoire, c’est très bon, ça humanise. Deuxièmement, la fin est tout de même très mélancolique, ça ne correspond pas à votre caractère, qui est plutôt joyeux. Modifiez-la, donnez l’impression au lecteur que la vie continue et qu’elle sera agréable ». J’ai donc inventé pour mon malheureux héros, à la dernière page, un héritage subit, d’un vieil oncle …

Philippe Meyer :
Dans cet unique roman, la bourgeoisie lyonnaise, cette « noblesse du trait d’union » en prend pour son grade …

Bernard Pivot :
C’est vrai. Je suis fils d’épicier, j’ai donc longtemps porté à domicile chez ces bourgeois des sacs de pommes de terre et des litres de vin. Je les connaissais donc bien. Certains étaient très sympathiques, d’autres moins … Chez certains, lorsque la bonne m’ouvrait la porte, j’entendais la maîtresse de maison : « si c’est le fils du patron, c’est pas la peine de lui donner un pourboire … »
En même temps, ce seul et unique roman (qui m’a démontré que je n’étais pas un romancier) était un adieu nostalgique à Lyon. Une ville qui que j’aime toujours beaucoup, mais qui m’a apporté plus de désillusions que de satisfactions, y compris sur le plan amoureux.

Philippe Meyer :
Mais vous n’avez pas toujours vécu à Lyon. Vous avez passé une partie de la guerre dans le Beaujolais, puis vous êtes revenu à Lyon comme pensionnaire (alors que vous êtes à deux pas de chez vos parents). Vous avez déclaré « pensionnaire, je n’ai pas du tout été malheureux ».

Bernard Pivot :
C’est vrai, et c’est parce que je jouais au football. Je préférais rester au pensionnat le week-end pour jouer au foot avec mes copains, plutôt que de livrer les clientes de l’épicerie familiale … Certains dimanches, j’étais tout de même un peu triste … J’étais un enfant assez renfermé, joyeux de temps en temps, mais aussi parfois mélancolique. Bizarre.

Philippe Meyer :
On a l’impression que vous étiez « en veille », comme certains appareils. Vous attendiez ce qui allait appuyer sur le bouton « marche »…
Le CFJ est la création d’un personnage haut en couleurs : Philippe Viannay.

Bernard Pivot :
Lui aussi m’a marqué. Nous avions la chance d’avoir pour professeur d’histoire un héros de guerre ! Il était l’un des fondateurs du réseau « Défense de la France », l’un des plus importants de la Résistance. Nous n’avions pas face à nous un petit traficoteur d’influence, mais un homme qui avait défendu la France, avec ses idées, son courage et un fusil … En vrai héros, il ne parlait jamais de ce qu’il avait fait. Nous étions donc à la fois intimidés et respectueux. Peut-être trop. Je regrette beaucoup aujourd’hui de ne pas l’avoir pris à part pour passer quelques heures avec lui à l’écouter, à mieux le connaître … Mais on n’osait pas.

Philippe Meyer :
Il faut dire qu’il était impressionnant : très grand, très carré, avec une voix profonde, et une autorité naturelle qui rayonnait … On n’avait pas envie de lui taper dans le dos ...

Bernard Pivot :
Philippe Viannay vous enseignant la Révolution française, c’était quelque chose … Il en parlait avec autorité, comme s’il avait lui-même été présent ... A Valmy, il n’y avait pas seulement Dumouriez, il y avait Philippe Viannay !

Il y a un autre homme qui a eu une grande influence sur moi pendant mes années de formation : Maurice Noël, le rédacteur en chef du Figaro littéraire. Personnage incroyable lui aussi. Un géant, avec des mains immenses, ami de Paul Claudel, grand connaisseur de la littérature contemporaine … Il était sans cesse en conflit avec Pierre Brisson, le directeur du Figaro, car leurs conceptions de la littérature et de la culture étaient aux antipodes. C’est lui qui m’a engagé le premier, alors qu’il n’aurait jamais dû, étant donné que j’avais été incapable de répondre à une seule des questions posées lors de l’examen qu’il m’avait fait passer … Mais nous avons parlé de Lyon, où Le Figaro s’était réfugié pendant la guerre, et qui lui avait laissé un fort souvenir. Notamment des soirées rue des Marroniers, avec « un bon saucisson arrosé d’un bon Beaujolais » … Timidement, je lui dis que ma mère avait une toute petite propriété dans le Beaujolais, et là, j’ai vu son regard s’allumer, et un intérêt pointer vers ma petite personne. « Et on y fait du bon Beaujolais ? - Bien entendu. - Je pourrai en avoir un petit caquillon ? » Il avait employé ce mot, du Beaujolais, qui désigne un petit tonneau de dix litres. Il eut son caquillon, grâce auquel j’entrai au Figaro littéraire … Je garde une reconnaissance éternelle à Maurice Noël, grand rédacteur en chef, qui m’a appris à faire court : des brèves, des échos, des billets de quelques lignes …

Philippe Meyer :
Vous venez de parler du vin, dont vous avez publié un Dictionnaire amoureux. Le vin ne manque pas non plus de personnages …

Bernard Pivot :
Dans le vin, un homme a beaucoup compté pour moi : le vigneron de mes parents, Julien Dulac, rescapé de la guerre de 1914-1918. Un homme bourru, avec une moustache jaunie par la nicotine, qui ne parlait jamais de la guerre. Je l’ai vu pleurer une fois, alors que la grêle venait de s’abattre sur ses vignes, à quelques jours des vendanges. Un personnage rude, qui m’a appris à aimer le vin, à en parler … C’est également lui qui a amené mon frère Jean-Charles à devenir vigneron.

Philippe Meyer :
Du vin à la table, il n’y a qu’un pas, et la table, c’est Alain Chapel …?

Bernard Pivot :
Forcément. Mais c’est d’abord Paul Bocuse, un Lyonnais, chez qui j’allais avec mes parents, avant qu’il ne soit étoilé. Et puis Alain Chapel, en effet, véritable génie de la cuisine, et homme absolument délicieux. Nous allions chez lui l’été. Il se trouve que mon village, Quincié-en-Beaujolais, était situé à peu près à équidistance de Pierre Troisgros, de Paul Bocuse, de Georges Blanc et d’Alain Chapel … Chaque année, nous allions dans au moins deux de ces restaurants, avec Jorge Semprún, Michel Piccoli, François Périer, Raymond Levy … De véritables expéditions gastronomiques, dont je garde un souvenir qui ne cesse de se bonifier avec le temps …

Philippe Meyer :
Je suis content que vous évoquiez Raymond Levy, qui est mort il y a peu (NDLR : en 2018), et qui a écrit un livre d’une formidable insolence : Schwartzenmurtz ou l'Esprit de parti. Levy était communiste, et en découvrant la réalité de ce qu’il avait soutenu, a retourné cette réalité comme un gant, avec un humour formidable. J’aimerais que vous nous en disiez un mot …

Bernard Pivot :
J’ai découvert Raymond Levy par hasard, par un réseau d’amitiés, et c’est lui qui m’a fait découvrir Semprún, Périer, et Piccoli. Il était lui aussi un grand résistant, c’est le père du romancier Marc Levy, et le frère de l’historien Claude Levy. C’est un personnage qui m’a beaucoup marqué par son humanité, son sens de l’amitié, son attention aux autres, et surtout son humour. J’ai eu la chance d’être de ses amis, et je suis content que vous ayez parlé de Schwartzenmurz, parce que c’est un peu grâce à moi qu’il a écrit ce roman … Quand nous dînions chez lui, je l’entendais raconter ses histoires de militant communiste, absolument désopilantes. Je lui disais donc : « mais écrivez tout ça ! » Et six mois après, il m’a appelé et m’a dit : « ça y est. Je l’ai écrit. » J’ai blêmi, redoutant que ce soit mauvais … Je me souviens d’avoir lu son manuscrit un samedi après-midi, et je riais tellement que ma femme m’entendait depuis une autre pièce. C’était non seulement hilarant, mais aussi admirablement écrit. J’ai donc eu le plaisir de l’inviter à Apostrophes.

Philippe Meyer :
Si notre conversation peut attirer l’attention sur ce livre, voire (qui sait ?) le faire réimprimer, nous ferions beaucoup de lecteurs heureux. Il y a quelque chose du brave soldat Svejk, avec un humour très british et un sens du contrepied tout à fait remarquable. Vous avez évoqué François Périer, Jorge Semprún et Michel Piccoli. Pourriez-vous les croquer eux aussi ?

Bernard Pivot :
J’avais énormément de respect pour l’engagement politique et militant de Semprún, et j’avais découvert l’écrivain avec le grand voyage. Je l’ai souvent invité à Apostrophes, pas parce qu’il était devenu un ami, mais parce que j’avais réellement beaucoup d’admiration pour son talent. Et moi qui ne parle pas de langues étrangères, j’étais stupéfait de l’entendre voguer entre l’espagnol, le français et l’allemand avec une facilité déconcertante … Son intelligence m’éblouissait, et j’aimais son caractère rugueux : il pouvait piquer des colères homériques, généralement pour des raisons politiques.
François Périer était un être exquis. Ce grand comédien adorait raconter des histoires de théâtre. Et il les racontait si bien que tout le monde était bon public, même quand on les avait déjà entendues … On adorait l’entendre nous parler de Pierre Brasseur, de Pierre Fresnay … Et il était très drôle.
Quant à Michel Piccoli, il était toujours surprenant. Très séduisant, parfois un peu déroutant, avec un humour ravageur lui aussi, à la fois très naturel et parfois très sophistiqué. De la bande, il était certainement le plus inattendu.

Philippe Meyer :
Venons-en à quelques dames, et notamment celles d’Apostrophes. Vous avez eu pour cette émission trois collaborateurs importants, dont deux collaboratrices : Monique Wendling, Anne-Marie Bourgnon et Pierre Boncenne. Pouvez-vous nous dire un mot de ces trois-là ?

Bernard Pivot :
Anne-Marie Bourgnon, d’abord, qui est toujours mon assistante, à mi-temps. Je l’ai connue au Figaro, et elle m’a suivi quand je suis parti pour la télévision, ce qui était risqué, car personne ne savait si j’allais y rester quinze jours ou vingt ans … Elle est extrêmement populaire dans le monde de l’édition, car c’est elle qui recevait les doléances et les questions des éditeurs … Ils n’osaient pas me téléphoner (et heureusement !). Anne-Marie a toujours été d’un grand calme, elle est très tranquille et ordonnée, c’est exactement l’assistante qu’il me fallait pour que je puisse continuer à lire chez moi, sans me soucier de la vie parisienne. Cela fait presque 50 ans de collaboration sans un nuage, elle est vraiment formidable.
Pierre Boncenne était mon conseiller littéraire à Lire. Je tire mon chapeau à Jean-Louis Servan-Schreiber, qui m’a appelé quand j’ai quitté le Figaro pour me demander de créer avec lui un journal littéraire. Pierre Boncenne est donc devenu mon adjoint, ainsi qu’à Apostrophes et à Bouillon de culture. C’est un garçon très ouvert sur toutes les formes de littérature, toujours plein d’idées, mais aussi de savoir-faire. Il a été un collaborateur extrêmement précieux. Il était par ailleurs très ami de Jean-François Revel, à propos de qui il a publié un livre, ainsi que de Simon Leys, dont il a publié une partie de la correspondance. Je lui dois beaucoup d’idées, de reportages et d’enquêtes pour Lire, mais aussi de « nourriture » pour Apostrophes.
Enfin Monique Wendling était l’assistante de Pierre Desgraupes, avant d’être la mienne. Officiellement, elle était assistante de réalisation, mais en réalité elle était bien davantage. Elle exerçait une sorte de magistère sur l’émission, et elle avait ses têtes … Certains écrivains lui déplaisaient, et je voyais bien quand ils étaient invités que ça l’irritait … Son influence était déterminante sur l’organisation d’Apostrophes, mais aussi sur le bouche-à-oreille à propos de l’émission. Desgraupes était son Dieu, mais juste après, c’était moi … On s’aimait bien.

Philippe Meyer :
Pierre Desgraupes était président d’Antenne 2, et un personnage du journalisme télévisé, notamment avec Cinq colonnes à la une, dont il est l’un des artisans. Sous sa présidence, Antenne 2 avait beaucoup diversifié ses programmes, faisant à la fois des émissions très populaires avec Philippe Bouvard, et puis des choses plus pointues. Il avait maintenu Apostrophes, mais on pourrait aussi citer Cinéma, Cinémas, de Michel Boujut. Avec cette programmation, Desgraupes avait placé Antenne 2 en tête de toutes les chaînes de télévision. Et comme il était très indépendant, au premier incident (qui était technique : une grue n’était pas arrivée à temps pour filmer le président Mitterrand à Latche), il l’a payé de son siège … Quel souvenir en avez-vous ?

Bernard Pivot :
Je n’avais pas beaucoup de relations avec lui, nous ne le voyions pas beaucoup. Nous étions un peu les saltimbanques, tandis que lui s’intéressait surtout au journal. Il m’a fait venir deux fois, pour me proposer des choses auxquelles j’ai répondu « non ». La première fois, pour présenter le journal de 20 heures en alternance avec Christine Ockrent. Et je lui ai répondu que je ne me voyais pas du tout faire cela … Le 20 heures est éminemment politique, moi absolument pas, et puis je me sentais bien plus libre à Apostrophes, au 20 heures, j’aurais été épié par toute la profession … Et surtout, il m’aurait fallu abandonner Apostrophes, et ç’aurait été déchirant, au bout de la quatrième année.
Quant à la deuxième fois, c’est assez largement oublié aujourd’hui, mais Desgraupes avait eu le culot de mettre des émissions culturelles à 20h30. Et il m’a proposé d’en faire autant avec Apostrophes. J’ai de nouveau refusé. Je lui ai expliqué pourquoi je trouvais que c’était une erreur. Selon moi, il fallait du divertissement à 20h30, avant de passer à des choses plus sérieuses. Et toutes les émissions qu’il avait mises à 20h30 se sont vite cassées la figure, il est revenu à une programmation classique.

Philippe Meyer :
Parmi les gens de télévision, y en a-t-il d’autres à qui vous devez beaucoup, qui vous ont montré un chemin ?

Bernard Pivot :
Sans doute Claude Barma, qui a réalisé ma première émission « Ouvrez les guillemets ». Il n’avait pas toujours bon caractère, mais il m’a ouvert à la technique. Mais je garde un bon souvenir de tous les réalisateurs avec qui j’ai travaillés. Je me demandais pourquoi il n’y avait que des hommes qui réalisaient, et pour Bouillon de culture, j’ai recruté une femme, par le biais d’une petite annonce dans les ascenseurs ! C’est ainsi que j’ai engagé Elisabeth Preschey, qui malheureusement ne réalise plus pour la télévision.

Philippe Meyer :
Vous avez évoqué Ouvrez les guillemets, ce qui me donne envie d’évoquer deux personnes. D’abord, Jean-Pierre Melville, chargé de la critique cinématographique. Excusez du peu ! Comment était-il dans cette circonstance ?

Bernard Pivot :
Oui, j’avais eu cette idée : « on pourrait faire les polars avec Melville ». A ce moment là, sa carrière de réalisateur était dans un creux, il ne tournait plus guère … Je lui ai rendu visite (je ne le connaissais pas personnellement) et il a accepté avec plaisir. Il est donc venu au bout de trois ou quatre émissions (les rubriques étaient tournantes), et ça s’est très bien passé. Mais le lendemain, il demande à me voir. Je me dis « c’est mauvais signe …Maigret, Cyrano de Bergerac ou Les Rois maudits. Mais j’étais encore un béjaune, je n’allais pas aller voir Barma et lui dire « dis donc ! Ta mise en scène, c’est n’importe quoi … » J’étais donc le petit bonhomme coincé entre Melville, immense réalisateur de cinéma, et Claude Barma, immense réalisateur de télévision. En plus je me souviens que Barma n’avait pas trouvé terrible la prestation de Melville … J’étais donc coincé. Et puis les vacances sont arrivées, et malheureusement, Melville est mort pendant l’été.

Philippe Meyer :
L’autre personnage, c’est Gilles Lapouge, votre co-présentateur dans Ouvrez les guillemets.

Bernard Pivot :
Très grand journaliste, et excellent écrivain, que j’ai connu au Figaro littéraire, où il faisait des reportages. Nous avions sympathisé immédiatement. J’ai toujours gardé pour son écriture une admiration sans borne. Au point que j’ai même essayé de l’imiter à un moment … en vain, évidemment. Pour moi, c’est un écrivain qui aurait mérité le prix Goncourt, avec La bataille de Wagram par exemple. Nous en avions beaucoup parlé avec Régis Debray, quand il est entré à l’académie Goncourt : l’un des grands ratages de nos prédécesseurs, c’était Gilles Lapouge … Il détient par ailleurs un record du monde : il a été correspondant du quotidien brésilien O Estado de São Paulo pendant plus de quarante ans …

Philippe Meyer :
A ceux de nos auditeurs qui ne connaîtraient pas (ou mal) Gilles Lapouge, je recommande son dictionnaire amoureux du Brésil, dans lequel il explique comment il est devenu correspondant, par une succession d’impostures admirables …
Vous êtes le président du jury Goncourt, comment se retrouve-t-on à une place pareille ? Qui vous y a mis ?

Bernard Pivot :
C’est une chose curieuse. Après la fin de mes émissions littéraires, Jérôme Garcin de L’Obs m’a interviewé longuement, et sa dernière question était : « Alors, maintenant ? L’Académie française ? - Ça ne m’intéresse pas car, même si j’y ai des amis comme Pierre Nora ou Jean d’Ormesson, je ne m’y sentirais pas à l’aise. La seule chose que j’aimerais bien, ce sont les travaux du dictionnaire, mais les discours, l’habit … pas mon truc. En revanche, j’aimerais beaucoup l’Académie Goncourt, parce qu’on y fait trois choses que je sais à peu près bien faire : lire, boire et manger. Mais je ne peux pas y prétendre, car elle n’accueille que des romanciers ... »
Six mois plus tard, je rencontre François Nourissier qui me dit que l’académie a épluché ses statuts, et qu’’il n’y est mentionné nulle part que le jury ne doit comporter que des écrivains. Ce n’est qu’une tradition, pas une obligation. Et deux ans plus tard, ils m’ont fait l’honneur de m’appeler. J’étais ravi, et très fier d’être le premier journaliste à en faire partie.

Philippe Meyer :
Vous avez parlé de Régis Debray, avec qui les choses n’avaient pas bien commencé …

Bernard Pivot :
En 1981, il était conseiller diplomatique de François Mitterrand, et je me rappelle qu’alors que je jouais au tennis, ma femme m’appelle, paniquée : « rentre vite ! C’est épouvantable, toutes les radios t’appellent, car Régis Debray a dit des choses désagréables sur toi, et ils veulent ta réponse ». Très prudent, j’ai écouté ce qu’il avait dit, et décidé d’attendre le vendredi pour répondre, pendant Apostrophes.

Philippe Meyer :
Pour rafraîchir la mémoire des auditeurs, il avait dit que vous exerciez un « monopole » et une « dictature » sur le monde littéraire …

Bernard Pivot :
Il a commencé par dire qu’il n’avait pas prononcé ces mots, malheureusement pour lui ils avaient été enregistrés … Mais surtout, dans ce débat, François Mitterrand avait pris position pour moi, en disant qu’il aimait beaucoup Apostrophes. Je lui ai donc répondu à la fin d’une émission - très mauvaise ! - le vendredi suivant. Mais depuis, on s’est réconciliés, et sommes devenus amis.

Philippe Meyer :
Cela m’amuse car je le connais depuis très longtemps, et j’avais à l’époque suivi cet épisode avec intérêt. Il y a peu, Marie Dabadie, qui est la secrétaire générale de l’académie Goncourt, a été décorée de la Légion d’honneur, et j’étais invité. Régis Debray aussi. Nous bavardons, et alors qu’il regarde vers la porte d’entrée, je vois que ses yeux s’allument, et il me dit « excuse-moi, il faut que j’aille embrasser Bernard ! ». C’est pour moi une de vos qualités les plus précieuses : après cet incident avec lui, ou après que Bertrand Poirot-Delpech avait écrit à votre propos des choses très désagréables, vous les avez invités tous les deux, pour parler de leurs livres … Cela traduit chez vous une absence de sens de la propriété de votre émission, qui me ravit. C’est l’idée du service public, qui vous fait surmonter quelques moments qui n’ont pas dû être agréables …

Bernard Pivot :
Oui, il y a parfois quelques blessures, mais tout ça finit par cicatriser … Au fond, j’étais propriétaire du commerce, mais pas des murs.

Philippe Meyer :
Vous évoquiez plus haut le rôle important d’Anne-Marie Bourgnon, dans une espèce de no man’s land entre les éditeurs, les écrivains et vous. Vous avez pris soin de vous tenir à l’écart de ces milieux, ce qui vous dégageait du temps pour lire. Étant donné votre métier, cette activité semble aller de soi, mais je n’ai pas l’impression que ce soit la norme des gens qui dirigent aujourd’hui des émissions littéraires … Mais tout de même, il y a un homme dans le milieu de l’édition qui fut votre ami, et nous a quittés il y a peu : Jean-Claude Lattès.

Bernard Pivot :
Oui, nous étions devenus amis car on avait commencé ensemble … C’était aussi le cas de Robert Sabatier. Tous deux avaient commencé comme attachés de presse (Sabatier aux Presses Universitaires de France , Lattès aux éditions Robert Laffont). Nous avions à peu près le même âge, j’aimais bien aller le voir dans sa maison de Mirabeau, dans le Lubéron. Il adorait la musique, nous allions ensemble au festival de la Roque d’Anthéron, ou voir des expositions … Et évidemment, nous faisions des expéditions gastronomiques. Le vin nous a également rapprochés, parce qu’il était producteur. Nous avions beaucoup de points communs, et sa mort m’a beaucoup attristé. J’arrive à un âge où l’on perd des amis, j’en ai déjà perdu quatre, c’est beaucoup …

Philippe Meyer :
C’était un homme extrêmement cultivé et curieux, qui a traîné la réputation d’être un éditeur de best-sellers, ce qui était considéré comme une marque d’infamie. Cela permettait à des gens pressés de se donner l’apparence d’être exigeants, alors qu’ils n’avaient pas le dixième de la culture de Jean-Claude Lattès, en musique, en peinture ou en gastronomie …

Bernard Pivot :
C’est un reproche absolument ridicule. Gallimard est éditeur de best-sellers, ce n’est pas pour ça que c’est un mauvais éditeur … Tous les éditeurs veulent publier des best-sellers, c’est ce qui leur permet de publier aussi des choses plus confidentielles. Jean-Claude Lattès a publié des livres très pointus, sur la musique, sur la culture juive ou arabe, dont les ventes étaient très modestes …

Philippe Meyer :
Avant que nous ne nous quittions, dites-nous un mot de Cécile.

Bernard Pivot :
Cécile, ma seconde fille, est une charmante femme, qui a écrit sur son fils Antoine, qui est autiste, un livre très joli et douloureux, Comme d’habitude. Je lui ai proposé d’écrire avec moi un livre sur la lecture. On m’en réclamait un depuis longtemps, mais j’étais réticent à donner des conseils aux gens : je ne vais pas dans les librairies, car je reçois les livres gratuitement, et chaque fois que j’en lis un, c’est dans un but, très rarement par pur plaisir. Et puis j’ai réalisé que Cécile, elle, est une vraie (et excellente) lectrice. Elle a toujours trouvé le temps, malgré sa vie de famille et sa vie professionnelle bien remplies, de lire. Je me suis donc dit que nous allions le faire à deux. C’est comme ça que nous avons écrit : Lire !

Philippe Meyer :
Un mot de Byron Janis et du concerto pour piano n°1 de Rachmaninoff, qui servait d’indicatif à Apostrophes. Ni Byron Janis ni Rachmaninoff ne sont des inconnus, mais c’était un choix inattendu. Comment en êtes-vous venu à choisir ce concerto et cet interprète ?

Bernard Pivot :
Comme toujours, par chance. Apostrophes a commencé en janvier 1975, peu après Noël. Et on m’avait offert les concertos N°1 et 2 de Rachmaninoff. Je connaissais le n°2, mais pas le n°1. Et quand je l’ai écouté, j’ai été pris d’une sorte d’éblouissement claudelien, je me suis dit : « c’est la musique d’Apostrophes ! » Ce piano seul, qui va se suite converser avec l’orchestre, ça me paraissait parfait. J’appelle le réalisateur : « Ça fait combien de secondes ? 25 ? C’est parfait ! Envoie ! »

Philippe Meyer :
Y a-t-il une personne que vous auriez aimé que j’évoque et à laquelle je n’ai pas pensé ?

Bernard Pivot :
Oui : Jacqueline Baudrier, qui m’a fait débuter à la télévision. L’idée n’était pas venue d’elle, mais c’est elle qui m’a reçu, et m’a confié la responsabilité d’une émission littéraire à la télévision. Elle a eu ce courage. Et à l’époque, il n’y pas eu de numéro zéro ou de maquette, on m’a balancé comme ça en direct … Et le lendemain de la première émission, elle m’a appelé : « Je vais vous dire trois choses. D’abord, votre première émission était mauvaise, mais c’est normal. Deuxièmement, ne remettez jamais cette veste, vous ressemblez à un garçon de café. Et troisièmement : je peux vous promettre que vous êtes fait pour la télévision. »

Les brèves