J.O, aubaine ou problème ? / Poutine, vainqueur du chaos Israël-Iran ? / n°346 / 21 avril 2024

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J.O, AUBAINE OU PROBLÈME ?

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Entre le 26 juillet et le 11 août, 10 millions de spectateurs sont attendus dans l'Hexagone pour assister aux jeux Olympiques, dont une grande partie en Île-de-France, puis du 28 août au 28 septembre pour les jeux paralympiques. Autant de voyageurs prêts à payer le prix fort pour se loger à Paris, représentant une aubaine pour les bailleurs. Ils « peuvent avoir l'équivalent d'une année de revenus locatifs traditionnels en deux mois de location Airbnb », pointe le président de la Confédération nationale du logement. L’un des défis de ces jeux consiste à desservir 40 sites olympiques, avec une affluence pouvant monter jusqu'à 6.000 spectateurs à la minute comme au Stade de France. Des alarmistes aux rassuristes, tous le concèdent : circuler en région parisienne pendant la compétition demandera de l'organisation. La région va déployer les grands moyens, avec une offre de transports en commun en augmentation de 15% en moyenne par rapport à un été traditionnel, « et jusqu'à 70% sur les lignes les plus sollicitées », précise Ile-de-France Mobilités.
Actuellement, la facture provisoire des Jeux est de 8,8 milliards d'euros : 4,4 milliards d'euro pour le comité d'organisation et 4,4 milliards d'euros pour les infrastructures (dont 1,7 milliards d'euros publics). Toutefois la facture publique est impossible à établir, car tous les coûts ne sont pas connus. Se sont ajoutées récemment notamment les primes de 1.900 euros données aux policiers, qui pourraient représenter 500 millions d'euros. S'il existe un indéniable coup de fouet des Jeux sur l'activité, les économistes préviennent que l'impact J.O. sera limité comparé à la taille de l'économie française. Le cabinet d’études Asterès l'estime à « environ 0,4 % du PIB français ». Les Jeux devraient mobiliser au total 180.000 emplois, selon la dernière estimation du Centre de droit et d'économie du sport. Il s’agira avant tout de contrats de courte durée.
Autre défi : la sécurité. Selon le politologue Gilles Kepel « les JO peuvent apparaître comme une cible de choix pour les terroristes ». Notamment la cérémonie d’ouverture sur la Seine. Le Président de la République a donc annoncé envisager des lieux alternatifs comme le Trocadéro voire le Stade de France. Il a assuré en outre qu’il n’avait « aucun doute » sur le fait que la Russie puisse cibler les Jeux, « y compris en termes informationnels ». Le ministre de la Défense a fait savoir que 18.000 militaires seront mobilisables pour les J.O, dont 3.000 aviateurs chargés de la surveillance aérienne.
Pour l’heure, les réservations en provenance de l’étranger sont en deçà des prévisions. Selon un sondage réalisé par Harris pour Atout France auprès de 1.000 personnes, « 69% des Franciliens prévoient de rester en Ile-de-France » pendant les Jeux olympiques et paralympiques. Parmi eux, « 33% affirment vouloir profiter de l'évènement. »

Kontildondit ?

Richard Werly :
Si l’on écoute le Comité International Olympique, présidé par l’allemand Thomas Bach, tout se passe plutôt bien. Le CIO examine les infrastructures, et elles ont été livrées. Le pari de ces Jeux parisiens était d’utiliser les infrastructures existantes, et il n’y en avait que deux à construire : le centre aquatique à Saint-Denis (inauguré le 4 avril dernier) et l’arène Adidas vers la porte de la Chapelle, terminée elle aussi. Le village des athlètes a quant à lui été inauguré par le président de la République le 29 février dernier, il sera converti en logements sociaux après les Jeux.
Mais le CIO n’a pas pris en compte dans son diagnostic deux éléments pourtant cruciaux. D’abord, les transports, dont même les plus optimistes s’accordent à dire qu’ils seront un casse-tête, et ensuite, la ferveur. Ces Jeux olympiques vont-ils oui ou non « réveiller la France » ? C’est le pari d’Emmanuel Macron, qui pense que plus on approchera du 26 juillet, plus la France oubliera ses tourments, pour devenir une nation olympique, cent ans après les Jeux de 1924, considérés comme la véritable première compétition de l’ère moderne.
J’ai beaucoup de doutes sur la réussite de ce pari. D’abord parce que la ferveur se fait attendre. Pour le moment, je n’en vois aucun signe … Les gares et aéroports ont commencé à se parer de quelques décorations olympiques, mais cela reste très discret, et je ne vois rien de comparable à ce qu’il a pu y avoir dans d’autre capitales, alors que nous ne sommes plus qu’à cent jours de l’ouverture. La flamme du moral français va-t-elle s’allumer ? C’est la première interrogation.
Sur le plan économique, vous avez annoncé un coût de 8,8 milliards, certains évoquent déjà 11 milliards, alors que le coût annoncé était de 4,8 milliards. La facture a donc déjà au moins doublé. Les recettes générées par les Jeux permettront-elles de la couvrir ? Il y’a là encore une vraie préoccupation, surtout dans un pays dont on sait qu’il a un problème bien connu de déficit public, d’endettement et de dépenses.
Enfin, le contexte international et sécuritaire est très préoccupant. Certes, les autorités française n’en sont pas responsables, mais il n’en reste pas moins que ce contexte peut lui aussi éteindre la ferveur et augmenter la facture. L’avenir dira si ces Jeux sont été une aubaine ou une galère, mais aujourd’hui, on est encore plutôt du côté de la galère.

Nicole Gnesotto :
Pour le moment, dans la colonne « aubaine », on peut au moins inscrire que ces Jeux ont permis d’accélérer la modernisation de certaines infrastructures, en particulier en Ile-de-France, dans les transports (RER, ligne 14 du métropolitain), dans la traque des points de deal (notamment en seine-Saint-Denis). Pour le reste, on est un peu dans la situation d’un hôte avant une grande fête : l’humeur n’est pas à la fête mais au stress. On a peur que tout se passe mal. Et effectivement, les listes que dressent la presse de tout ce qui pourrait mal tourner sont longues … De la cyberattaque à la canicule, en passant par la saleté de la Seine ou la grève de tel ou tel, jusqu’aux attentats, il y a effectivement de quoi être anxieux. Dans ces conditions, on se dit que si la France réussit ces Jeux, ce sera un exploit exceptionnel.
Si on regarde les quelques Jeux précédents, le bilan est très contrasté. Les Jeux de Barcelone de 1992 ont été un grand succès : ils ont vraiment changé et modernisé la ville, et les conséquences sur son rayonnement international se font encore sentir aujourd’hui. Mais les Jeux d’Athènes de 2004 sont un bon contre-exemple. Le coût était le triple des estimations initiales, au point que certains ont considéré que l’endettement dû à ces Jeux était en partie responsable de la grave crise économique du pays en 2008-2009. La facture des jeux de Pékin de 2008 est quant à elle tout à fait exorbitante (42 milliards de dollars, la plus élevée de l’Histoire des Jeux), mais si l’objectif des Chinois était de revaloriser leur image sur la scène mondiale, alors l’opération était une réussite. Les Jeux de Londres de 2012 (facilement comparables aux Jeux français en termes économiques) ont coûté 11 milliards d’euros et rapporté 11,4 milliards, c’est-à-dire presque rien par rapport à l’investissement. Il est donc très difficile de faire des pronostics économiques.
Enfin, la véritable préoccupation, c’est le contexte international. C’est en 2017 que la France a obtenu les Jeux, et à l’époque, on était loin d’imaginer tout ce qui allait se passer (la pandémie, la guerre en Ukraine, etc.) Le différentiel entre le monde 2017 et celui d’aujourd’hui est tel qu’on est en droit de se demander si ces Jeux ne seront pas les derniers avant la guerre … Le contexte est extrêmement pesant, d’autant plus que les Jeux ont historiquement été très souvent la vitrine pour des luttes exceptionnelles. Des groupes très variés pourraient être tentés de les utiliser pour faire valoir un certain nombre de messages. La prise d’otages des Jeux de Munich de 1972 est dans toutes les mémoires, mais il y eut des vitrines moins terribles, comme le poing levé « Black Power » des deux athlètes afro-américains Tommie Smith et John Carlos lors des Jeux de Mexico de 1968.

Akram Belkaïd :
Comme Richard et Nicole, je pense que le stress de cette période préparatoire est perceptible, et qu’il n’a rien d’étonnant. Il est vrai que la ferveur ne peut pas se décréter, mais pour qu’elle puisse exister, il faut aussi du contenu sportif. Je me souviens qu’avant la coupe du monde football de 1998 en France, on avait déjà un climat maussade, une peur des hooligans, les performances de l’équipe de France étaient régulièrement raillées dans la presse …. Et on sait comment cela s’est terminé. Le pire n’est donc pas toujours sûr. C’est le déroulé de ces Jeux qui décidera s’ils resteront dans les mémoires, mais pour que ce soit le cas, il faudra des performances remarquables, et des personnalités qui se dégagent … Par exemple, les Jeux de Los Angeles de 1984 sont dans toutes les mémoires grâce aux records de Carl Lewis et à ses multiples médailles, alors qu’au moment de leur tenue, ils étaient très critiqués pour leur démesure et leur coût.
Que restera-t-il sur le plan des infrastructures ? Ces Jeux de Paris illustrent bien le fameux adage : « les promesses n’engagent que ceux qui y croient ». En 2017, dans le programme qui visait à obtenir les Jeux, les transports étaient censés être gratuits … Non seulement ce ne sera pas le cas, mais les tarifs seront prohibitifs (4€ le ticket de métro). Tout cela entretient la crainte des parisiens et des touristes, qui y réfléchissent à deux fois avant de venir. D’où le taux de réservation inférieur aux estimations.
En règle générale, et malgré un discours prégnant des responsables politiques, les Jeux olympiques ne provoquent jamais d’engouement pour la pratique sportive : espérer que les Français se mettent au sport parce qu’il y aura les Jeux est illusoire. Si on veut que les gens fassent du sport, il faut mener une vraie politique en ce sens, et pas compter sur un évènement. Surtout, il faut du sport à l’école. Et en France, la pratique sportive scolaire est vraiment le parent pauvre d’une éducation déjà très malmenée.

Marc-Olivier Padis :
Pour ne pas me risquer à des pronostics à propos de la ferveur, j’aimerais moi aussi revenir sur les infrastructures, un élément plus facile à examiner aujourd’hui. Nicole rappelait que les Jeux ont été l’occasion d’aménagements urbains et d’accélérations des mutations pour plusieurs villes hôtesses. C’est lié à l’Histoire, puisqu’en 1900, les premiers Jeux de Paris n’étaient qu’une annexe de l’exposition universelle. Ce n’est qu’à partir de 1924 qu’ils en ont été séparés.
Sur les équipements et les infrastructures, trois éléments méritent d’être rappelés. D’abord, le CIO demande désormais aux villes olympiques d’intégrer des objectifs de développement durable et de sobriété budgétaire. C’est pour cela que Paris a été choisi, parce que la plupart des équipements existaient déjà. Deuxièmement, on constate une baisse d’intérêt des villes pour l’organisation de l‘évènement. Les Jeux de 2028 ont été attribués à Los Angeles, mais rappelons que c’était la seule ville candidate. Même chose pour les Jeux de Brisbane de 2032. Cette baisse d’intérêt s’explique par la même interrogation qui nous réunit aujourd’hui : les Jeux sont-ils vraiment un atout ? Y a-t-il de réels bénéfices à les accueillir ? Troisième élément à garder en tête : on s’inscrit dans un contexte « d’urbanisme temporaire ». C’est-à-dire que ces Jeux mettront beaucoup en avant des installations temporaires. Par rapport à la pratique du sport au quotidien, si l’on compare aux autres métropoles européennes, Paris est sous-équipée en termes d’équipements sportifs (piscines, gymnases …), c’est une vraie misère pour les enfants.
Le paradoxe des ces équipements parisiens est qu’on en installe au centre de la capitale pour l’image (les Invalides, la Tour Eiffel, etc.) mais en réalité les vrais équipements sont en seine-Saint-Denis ou autour de Paris. C’est là qu’il y a une réelle reconstruction urbaine, qui laissera des traces. Le fait que Paris ait déjà été candidat en 2008 et 2012 a permis de repérer les lieux et de commencer à les aménager, comme le campus Condorcet au nord de Paris.
Le gros point noir des infrastructures, ce sont les transports, qui ne sont pas prêts. Mais il faut rappeler la densité de l’Ile-de-France, il est très compliqué d’y ajouter des structures. D’autre part, l’aménagement du nord de Paris est réel et pérenne, même s’il n’y avait qu’un seul bâtiment conséquent à livrer. Enfin, il y a un effet structurel à long terme : la qualité de l‘eau. La Seine est censée être baignable (même si personnellement, je ne m’y risquerai pas), et c’est intéressant d’avoir fait cet effort. La Seine est devenue tout à fait centrale dans l’image de Paris depuis une quinzaine d’années, et c’est le cas des fleuves de plusieurs grandes villes françaises (on pense à Bordeaux). La qualité de l’eau est donc un élément important, à propos duquel il y avait encore des retards surprenants. Notamment sur la propreté de la Marne. Beaucoup de résidences privées n’étaient pas raccordées au tout-à-l’égout et déversaient directement leurs eaux usées dans la Marne, il y avait des milliers de raccordements à faire. C’était aussi le cas pour les péniches. Le problème de Paris, est qu’en cas de grosses pluies, les sols sont lessivées, et toutes les déjections arrivent directement dans la Seine. On a donc construit sous Paris de très gros réservoirs pour faire tampon en cas de gros orages, pour retenir l’eau et la filtrer. Des équipements très lourds, mais qui seront des gains à long terme pour la qualité de vie en Ile-de-France.

Nicole Gnesotto :
Pour expliquer l’absence de ferveur, on peut déjà noter qu’historiquement, les équipes olympiques françaises n’ont jamais été de grandes vedettes internationales, ce n’est pas comme pour le football. Nous ne faisons pas non plus partie des pays les plus médaillés à chaque compétition. Deuxièmement, il est bien connu que les Français sont le peuple le plus déprimé de la planète, chaque sondage sur l’avenir nous le rappelle.
Je suis personnellement étonnée de l’absence d’icônes françaises pour personnaliser un peu ces Jeux. Il y a Tony Estanguet, mais on n’a pas une mobilisation des « poids lourds » médiatiques de notre pays (et pas forcément les sportifs) … Que font Zidane ou Marion Cotillard ? Pourquoi ces Jeux ne sont-ils incarnés par aucun visage connu ?

Richard Werly :
Il y a pourtant une figure qui domine : Emmanuel Macron. Le chef de l’Etat en a fait ses Jeux. Je n’ai pas le souvenir que les éditions précédentes dont nous avons parlé aient été à ce point personnalisées autour d’une figure politique. Ils ont été attribués en 2017, année de son premier mandat, et le président est omniprésent : il inaugure chaque infrastructure. Et cela va peut-être poser problème, car on sait qu’Emmanuel Macron est une figure qui polarise énormément la société française (au point de la fracturer). De ce point de vue, on peut comprendre de sa part un calcul politique, ou une simple volonté de promouvoir la France, mais je ne suis pas sûr que son omniprésence soit nécessairement une bonne nouvelle pour la ferveur.

Philippe Meyer :
Pour ma part, je regrette que les diverses modernisations qu’ont déclenché ces Jeux n’aient pas été l’occasion de donner au Grand Paris une réalité concrète, loin de la seule image du mille-feuille administratif tant décrié, celui qui donne l’impression qu’en France, les choses avancent parfois à reculons. C’est une regrettable occasion manquée.

Nicole Gnesotto :
Dans les personnalités qu’on associe à ces Jeux, n’oublions pas Anne Hidalgo. Beaucoup de ses détracteurs souhaiteraient que son image souffre des Jeux Olympiques …

POUTINE, VAINQUEUR DU CHAOS ISRAËL-IRAN ?

Introduction

Philippe Meyer :
Depuis le 7 octobre, Moscou a reçu à deux reprises des dirigeants du Hamas avec leurs parrains iraniens. Dans l'immédiat, Moscou continue d'apporter son soutien à « l'axe de la résistance », l'alliance politico-militaire entre l'Iran, la Syrie et les milices armées pro-Iran. Celle-ci remplit deux objectifs : fragiliser la présence américaine au Moyen-Orient et ouvrir un autre front pour détourner les moyens et l'attention de Washington de la guerre en Ukraine. Elle permet aussi d’affaiblir la domination occidentale sur les affaires du monde. Moscou qui n’a pas condamné l’attaque iranienne sur le territoire israélien, voit dans cette crise l’occasion d’enfoncer un coin entre l’Occident et le reste du monde. Après le lancement de drones et de missiles iraniens sur Israël dans la nuit du 13 au 14 avril, le représentant permanent de la Russie auprès des Nations unies a évoqué une « réponse légitime » de la part de l’Iran et préféré insister sur « l’hypocrisie » occidentale dans le dossier. L’Iran est un allié vital de Moscou dans sa guerre contre l’Ukraine et fournit à la Russie drones et missiles. A la mi-mars, la Russie et l’Iran, avec la Chine, conduisaient des manœuvres militaires conjointes en mer d’Oman. C’est aussi au nom du face-à-face avec l’Occident que Moscou a sacrifié ses bonnes relations avec Israël et une politique régionale marquée jusque-là par un souci d’équilibre.
Le politologue Gilles Kepel observe que les relations entre l'Iran et la Russie ont évolué. Autrefois, les Iraniens étaient les alliés obséquieux des Russes. Mais leur position a été renforcée, parce qu'ils ont fourni à Poutine, à un moment crucial, des missiles Shahed qui ont fait des ravages en Ukraine, cassant le moral de la population. « Stratégiquement, Moscou a tout intérêt à l'ouverture de "fronts secondaires", estime Jean-Sylvestre Mongrenier, de l'Institut Thomas More. Ceux-ci conduisent les Etats-Unis et leurs principaux alliés à disperser leur attention et leur énergie politique, mais aussi à réallouer leurs efforts diplomatiques et leurs moyens militaires. » « Grâce à la crise, la Russie a une nouvelle occasion de répandre son narratif anti-occidental, explique, Anna Borshchevskaya, experte au Washington Institute. Pour l'instant, elle est gagnante », juge-telle.
La guerre en Ukraine constitue une priorité absolue pour la Russie et les tensions au Proche-Orient sont analysées à l’aune de ce prisme. Des analystes russes cités dans la presse ajoutent la possibilité qu’une escalade provoque une hausse des prix de l’énergie, bénéfique à l’économie russe. Mais avec l'escalade du conflit avec l'Iran, les Américains pourraient juger nécessaire d'allouer en urgence des aides financières à Israël, ce qui impliquerait de verser aussi le paquet d'aide à l'Ukraine. En jeu : 60 milliards de dollars pour Kyiv, une somme qui pourrait permettre aux Ukrainiens de tenir leurs lignes de défense.

Kontildondit ?

Nicole Gnesotto :
A priori, oui, Vladimir Poutine a tout à gagner de ce conflit ouvert entre Israël et l’Iran, et plus généralement de la situation au Moyen-Orient. En novembre dernier, quand le président ukrainien a rencontré Ursula von der Leyen, il lui a dit regretter que le conflit entre Israël et le Hamas détourne l’attention occidentale de la situation ukrainienne. Et il est vrai que cette diversion a de quoi réjouir le président russe. Premièrement parce qu’Israël est bien plus important que l’Ukraine pour la politique étrangère et de Défense des Etats-Unis (Antony Blinken a déjà fait cinq tournées au Moyen-Orient). Deuxièmement, l’aide militaire américaine à Israël est considérable, et les Américains viennent de débloquer une aide exceptionnelle, avec des avions de combat et toutes les munitions qui vont avec : autant de moyens qui manqueront à l’Ukraine.
D’autre part, la perspective d’une victoire de Trump aux prochaines présidentielles américaines renforce la main de Poutine. Parce que les Républicains font tout leur possible pour découpler au Congrès l’aide à Israël de l’aide à l’Ukraine. En décembre dernier, ils ont proposé d’allouer à l’Etat hébreu 17 milliards de dollars supplémentaires. Cela a été refusé justement parce que c’était découplé de l’aide à Kyiv. Mais si Trump revient, il est quasiment certain que les deux aides seront séparées.
Enfin, les Européens se divisent énormément sur cette guerre au Moyen-Orient, en particulier à propos de la reconnaissance de la Palestine et l’arrêt de livraisons d’armes à Israël. Et tout ce qui divise les Européens (et les éloigne des Américains) est bon pour les Russes.
Toutefois, il y a trois raisons pour lesquelles Poutine ne peut pas se réjouir complètement. D’abord, l’attaque israélienne du 1er avril (qui a déclenché la réplique iranienne) a eu lieu à Damas, c’est-à-dire une ville où les services de renseignement russes sont partout, or ils n’ont rien vu venir et ont été aussi surpris que les Iraniens. Ensuite, la riposte iranienne du 14 avril a été un échec monumental, puisque 99% des tirs iraniens ont été interceptés par les Occidentaux. Poutine peut donc se dire que les drones qu’il reçoit de l’Iran ne sont pas si performants. Enfin, la participation des Occidentaux (notamment les USA, la France et le Royaume-Uni) dans cette interception a été une démonstration de force et de coordination tout à fait exemplaire. Le président russe peut donc se dire que si jamais les Américains, les Britanniques et les Français décidaient du même genre d’effort conjoint pour soutenir l’Ukraine, il aurait de quoi s’inquiéter.
Le contexte est indéniablement favorable à Vladimir Poutine, mais l’avenir n’est pas aussi éclatant qu’il y paraît pour le président russe.

Akram Belkaïd :
La Russie tire un avantage certain de la séquence d’attaques et de ripostes qui vient de se dérouler ce mois-ci entre Israël et l’Iran, dans la mesure où elle divise ses adversaires, et génère de la frustration en Ukraine (puisque le président Zelensky a publiquement déploré que ce qui est offert à Israël en matière de protection anti-aérienne est très largement supérieur à ce qui est proposé à l’Ukraine).
Je serai cependant plus prudent sur l’acteur qui bénéficie le plus de cette situation. Pour moi, c’est avant tout M. Netanyahou. Il y a un an, le Premier ministre israélien était dans une situation politique très précaire, son peuple était dans la rue tous les samedis pour réclamer son départ, il avait de gros ennuis judiciaires, or aujourd’hui, on sait bien que cette escalade militaire renforce sa position. Il n’est évidemment pas question d’organiser des élections dans une situation aussi tendue, et la coalition au pouvoir en Israël (dans laquelle l’extrême-droite tient une part importante) résiste. Elle est même renforcée par ce dialogue par missiles interposés.
Par ailleurs, je ne crois pas que les relations entre la Russie et Israël soient à ce point détériorées. Voilà des années qu’Israël bombarde de manière régulière le territoire syrien, pour viser des installations du Hezbollah libanais, ou des Pasdaran iraniens. Or ces frappes ne peuvent pas avoir lieu sans un minimum de coordination avec la puissance tutélaire de la Syrie, à savoir la Russie. Il y a donc une espèce de jeu convenu, d’échanges plutôt tacites entre la Russie et Israël. Les Russes essaient aujourd’hui de se poser en fédérateurs du « Sud global », en s’efforçant de montrer que l’Etat hébreu n’est pas sanctionné quand il bombarde un consulat iranien, alors que tout le monde vole à son secours quand il est bombardé, mais en réalité, il y a toujours un canal ouvert entre Moscou et Tel-Aviv. J’en veux pour preuve que par rapport aux autres Occidentaux, Israël est à la traîne sur la questions des sanctions à l’encontre de la Russie. C’est un motif d’agacement très fort aux Etats-Unis, l’administration Biden a reproché à plusieurs reprises ce manque de clarté.
Il y a deux motifs majeurs de tensions entre la Russie et Israël. L’Iran bien sûr, mais aussi la question de l‘Arménie, dont on ne parle pas beaucoup. Il est vrai que la configuration est tout ce qu’il y a de plus improbable : l’Arménie est soutenue par l’Iran, et (mollement) par la Russie. Et en face, l’Azerbaïdjan, très belliciste est soutenu (entre autres) par Israël. Cette toile de fond ne doit pas être oubliée.

Richard Werly :
J’aimerais que les nuances exprimées par Nicole se confirment. Et il est vrai que quand l’Occident se mobilise, les résultats sont là, et de nature à inquiéter le président russe. Mais malheureusement, je pense que Vladimir Poutine est tout de même le grand gagnant, et il l’est pour deux raisons.
D’abord parce que toute une série de pays (appelés un peu hâtivement « Sud global ») a le sentiment que les Occidentaux sont très largement hypocrites : les raisons qu’ils invoquent pour s’opposer à Poutine à propos de l’Ukraine sont oubliées dès qu’il s’agit d’Israël. Cet argument des « deux poids, deux mesures » est tout à fait dévastateur pour les Européens et les Etats-Unis. Or l’Europe est la première cible de Poutine, c’est le bloc qu’il s’efforce de fracturer, le continent qu’il veut affaiblir par tous les moyens. Et plus on est solidaire de l’Etat hébreu, plus on prête le flanc à cet argument de l’hypocrisie.
Ensuite, l’Iran va avoir de plus en plus besoin de la Russie. Pour les mollahs, elle est une alliée très utile, au même titre que la Corée du Nord. D’abord parce que Moscou dispose d’un réseau de « soldats de l’ombre », des troupes que Téhéran peut contrôler par proxys, par une nébuleuse d’argent et d’influence qui lui permet d’activer au besoin la menace terroriste. Même si cette dernière ne se manifeste pas par des attentats, elle mobilise les pays européens et les force à dépenser beaucoup pour leur sécurité, tout en minant le moral des populations.
Enfin, l’Iran a une industrie militaire bien établie, un savoir-faire reconnu en matière de drones, qui peuvent s’avérer très utiles à la Russie. On peut même imaginer l’envoi de supplétifs iraniens sur le front ukrainien, sous une forme ou sous une autre (car Moscou recrute aussi des mercenaires). Bref, j’aimerais croire que Vladimir Poutine est mis en difficulté, mais j’ai bien peur que pour le moment, il ne tienne le haut du pavé.

Marc-Olivier Padis :
Je trouve particulièrement difficile dans une situation aussi chaotique et au bord de l’escalade, de discerner qui peut être gagnant ou perdant. A propos des inquiétudes de l’Ukraine, elles sont légitimes mais je remarque tout de même que le speaker de la Chambre des représentants du Congrès, Mike Johnson, un chrétien protestant « illuminé » et fervent partisan de Trump, vient quand même de décider, à la suite d’un revirement inattendu, de mettre à l’ordre du jour le débat sur l’aide à l’Ukraine, qui va donc peut-être se débloquer.
Les relations entre Israël et la Russie sont complexes. Comme l’expliquait Akram, il y a aussi une dimension de politique intérieure qui tient une place importante. Il y a eu une mutation importante la société israélienne dans ces 20 dernières années : l’arrivée de Russes juifs dans l’état hébreu. Mais il y a aussi eu beaucoup de Juifs ukrainiens, dont on parle très peu. Il y a donc une espèce d’équilibre entre Russes et Ukrainiens dans l’Etat hébreu, et Tel-Aviv y fait très attention.
L’argument de l’hypocrisie occidentale est l’une des armes de la guerre informationnelle que Vladimir Poutine livre à l’Occident. Mais je pense qu’on peut relativiser un peu tout cela. D’abord parce qu’il s’agit d’une rhétorique très visible, mais aussi parce que pour Téhéran comme pour Moscou, la priorité, ce sont les questions de politique intérieure. Dans les deux cas, il s’agit de régimes affairistes autoritaires, dont la base politique et civile est très faible. Les deux sont dans une situation économique difficile, font l’objet d’importantes sanctions, ils dépendent tous deux de leurs hydrocarbures, et se méfient de leur propre peuple. Les mollahs ne peuvent pas supporter que les femmes ôtent leur foulard, et Poutine qu’un opposant (pourtant enfermé au fin fond de la Sibérie) reste en vie … Même si cela peut paraître décalé de dire cela dans une situation pareille, n’oublions pas que ces régimes ont des fragilités fondamentales.
Enfin, le point que je trouve le plus préoccupant est celui des relations entre Israël et les Etats-Unis. A propos de la « riposte à la riposte », j’ai regardé ce que disent les experts israéliens de la sécurité. Et à propos de la riposte israélienne, ils disent trois choses : d’abord, éviter à tout prix l’escalade, ensuite, ne surtout pas viser de structures nucléaires en Iran, et enfin, et c’est le plus gros « surtout », ne pas agir sans appui américain. Or si les évènements qui ont eu lieu dans la nuit de jeudi 18 avril à vendredi 19, sont la riposte israélienne, certains éléments peuvent laisser penser qu’on respecte les deux premiers points (on envoie des drones et non des missiles, la cible est militaire et pas civile, on frappe près d’Ispahan mais pas des structures nucléaires), mais les Américains ont fait savoir on ne peut plus clairement qu’ils désapprouvaient. Benyamin Netanyahou a donc décidé de montrer qu’il menait des actions sans l’appui de Washington. Là, on entre en terre inconnue.

Akram Belkaïd :
L’Iran a effectivement des proxys (les Houthis du Yémen, qui sèment le chaos dans le trafic maritime en Mer rouge, le Hezbollah libanais, les milices irakiennes …), mais il y a un élément dont on ne parle jamais, et qui complique portant considérablement la situation. Dans un contexte de regain d’activité terroriste de l’ex-état islamique, n’oublions pas que la principale cible de Daech, c’est l’Iran. Et Daech s’en est également pris à la Russie. Cela permet à l’Iran de développer un narratif : « qui est vraiment Daech ? Qui le finance ? Cet argent provient-il des monarchies du Golfe ? » Ce facteur de propagande ne doit pas être sous-estimé.
Vu de l’Occident, la riposte iranienne a été un échec parce que quasiment toutes les munitions ont été interceptées. Mais évidemment, les mollahs disent exactement le contraire : ils ont démontré que la sécurité d’Israël dépendait d’une aide extérieure, que les Israéliens ont dû dépenser un milliard de dollars pour se protéger d’une attaque « low cost » de quelques bombes accrochées à des bouts de ferraille … Là aussi, le narratif est bien en place. Mais surtout, gardons en tête que tout cela était tout de même très prévisible. Même la rue iranienne a raillé cette riposte « téléphonée », annoncée, dont les missiles mettent six heures à atteindre leur cible, etc. Tout cela donne l’impression d’une riposte « vitrine », pour sauver les apparences, mais qui prend bien garde à ne surtout pas franchir de ligne rouge. Dans ce jeu de riposte à la riposte, lequel des protagonistes ira trop loin ?

Nicole Gnesotto :
Notre attitude « deux poids, deux mesures » est effectivement dévastatrice. En particulier l’impossibilité de concilier deux choses : d’une part, la défense constante d’Israël (parce qu’elle est une condition nécessaire à l’existence même de l’Etat hébreu) et d’autre part la condamnation de la politique du gouvernement Netanyahou. Au point qu’au moment où Israël est dans une situation si tendue, la critique de son gouvernement d’extrême-droite devient très minoritaire, voire impossible.
Et puis, on est en train de créer précisément ce que l’on redoute, cet « axe du mal » autrefois brandi par le président Bush Jr, entre Russie, Chine et Iran. Et c’est précisément cette alliance tant redoutée que nous sommes en train de façonner nous-mêmes. En dépit de la proclamation de la République islamique sur sa « retenue », l’Iran est toujours perçu comme le camp du pire par les Etats-Unis. Malheureusement, une véritable alliance formelle entre ces trois Etats finira peut-être par se produire.

Les brèves

Étienne Dinet, passions algériennes

Nicole Gnesotto

"Ma deuxième brève est le contraire d’une recommandation, il s’agit plutôt d’une dissuasion. Gagnez du temps, et épargnez-vous cette exposition de l’Institut du monde arabe. La plupart des journaux nous l’ont présentée comme quelque chose de très important et de formidable, alors que cela n’a qu’un intérêt tout à fait anecdotique. D’abord, l’exposition est toute petite (une quarantaine d’œuvres en tout et pour tout), et même si le personnage de Dinet est intéressant (un peintre français tout ce qu’il y a de plus classique de la fin du XIXème siècle, qui tombe amoureux de l’Algérie, se convertit à l’islam, traduit et illustre une vie de Mahomet), son œuvre n’a pas un intérêt fou … "

La france sous haute tension : colères, anxiétés et ressentis

Richard Werly

"Je vous recommande ce petit livre, dont notre amie Lucile Schmid est l’une des coauteurs. Je le trouve très intéressant sur un point essentiel : l’importance du ressenti. Nous évoquions aujourd’hui la possible ferveur à propos des J. O. Et elle dépend entièrement du ressenti. Si celui-ci bascule dans le positif, pas seulement à cause des performances des athlètes, mais parce qu’on a le sentiment que la France et Paris ont quelque chose à y gagner, alors ces jeux seront une réussite. Dans le cas contraire, il y a de quoi s’inquiéter, car la France et les Jeux sont effectivement sous haute tension."

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Philippe Meyer

"J’ai récemment lancé un appel au financement de notre émission, en soulignant à quel point il était vital, et à quel point son absence posait un risque existentiel pour nos conversations. Les réponses ont été à la hauteur de mon inquiétude, et je remercie celles et ceux qui n’ont pas tardé à réagir, mais nous ne sommes pas encore tirés d’affaire. Il faudrait que vos contributions (et notamment les contributions mensuelles, qui nous aident à à avoir une visibilité sur nos finances) soient encore plus nombreuses et substantielles pour que je puisse vous annoncer que le Nouvel esprit public est prêt à continuer. "

L’avenir se joue à Kyiv : leçons ukrainiennes

Marc-Olivier Padis

"J’attendais depuis longtemps la parution en français de ce livre de l’historien allemand Karl Schlögel, spécialisé dans l’espace russe et post-soviétique. En 2014, après l’annexion de la Crimée et le développement de mouvements irrédentistes dans le Donbass, l’historien américain Timothy Snyder, auteur du grand livre de référence Terres de sang sur cette région, avait organisé une rencontre à Kyiv. J’y étais, et j’y avais rencontré Karl Schlögel, qui avait pris la parole de façon marquante. Il avait expliqué comment, même en étant historien spécialiste de l’espace russe, il avait passé une trentaine d’années à ne pas voir l’Ukraine, comme si le pays était transparent. Dans cet essai d’égo-histoire, il revient sur son parcours, et analyse ce qu’il appelle « le russo-centrisme du regard allemand ». L’intérêt allemand pour la Russie, ainsi que toute l’Ostpolitik qui en a découlé, existe au détriment de l’Ukraine. Karl Schlögel a donc décidé de travailler sur l’Ukraine, réalisant son importance dans la culture russophone. L’autre particularité de son travail est que Schlögel s’intéresse beaucoup aux villes, il trouve qu’elles constituent la bonne mesure entre micro-histoire et macro-histoire, une ville est en quelque sorte du « temps condensé »."

Frantz Fanon : une vie en révolutions

Akram Belkaïd

"Pour ma part, je vous recommande cette biographie du journaliste et universitaire Adam Shatz. Frantz Fanon était un penseur décolonial radical, qui avait rejoint le FLN pendant la guerre d’Algérie. Il connaît aujourd’hui un réel succès, il est relu par les jeunes générations un peu partout dans le monde, y compris en France et aux Etats-Unis. La biographie d’Adam Shatz est assez stimulante, parce qu’il y montre ce que fut Fanon : un homme engagé, mais aussi un psychiatre qui a beaucoup réfléchi aux questions de l’aliénation et de l’enfermement. Parmi les chapitres qui ont retenu mon attention, il y a celui qui concerne Les damnés de la terre, dont la fameuse préface de Sartre a éclipsé l’ouvrage lui-même. Pour Shatz, Sartre a fait une lecture très sommaire de l’œuvre de Fanon, en glorifiant exagérément la violence. Cette biographie a le mérite de remettre la pensée de Fanon au premier plan, et d’offrir des repères et des éléments de réflexion, des clefs pour permettre à cette pensée d’éclairer les débats d’aujourd’hui, sur toutes ces questions post-coloniales ou de mémoire."