La fin de vie / Le triangle de Weimar peut-il relayer le couple franco-allemand ? / n°342 / 24 mars 2024

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LA FIN DE VIE

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Après que la convention citoyenne organisée par le Conseil économique, social et environnemental avait remis ses conclusions le 3 avril 2023, le chef de l’État avait promis de bâtir un « modèle français » de la fin de vie, en annonçant un projet de loi plusieurs fois reporté. Dans un entretien à « Libération » et à « la Croix », publié le 10 mars, le Président a annoncé pour avril un texte qui défend une démarche de « fraternité » et de « rassemblement ». Le projet prévoit la possibilité de demander une « aide à mourir » dans des conditions encadrées : cet accompagnement sera réservé aux personnes majeures, comme la Convention citoyenne l'avait recommandé. Les personnes devront être capables d'un discernement plein et entier, excluant les patients atteints de maladies psychiatriques ou de maladies neurodégénératives qui altèrent le discernement, comme Alzheimer. Elles devront présenter une maladie incurable et un pronostic vital engagé à court ou à moyen terme. Le dernier critère est celui de souffrances - physiques ou psychologiques réfractaires, c'est-à-dire que l'on ne peut pas soulager. Le projet de loi indique que l’accord donné à l’« aide à mourir » relève d’un seul professionnel, celui auquel le malade adresse sa demande, qui peut être son médecin traitant, un spécialiste à l’hôpital, un praticien en ville ou en Ehpad. Ce médecin sollicite obligatoirement l’« avis » d’un autre « médecin, qui ne connaît pas la personne, spécialiste de la pathologie » et d’un « professionnel paramédical qui intervient auprès d’elle ». Il peut aussi se tourner vers un infirmier, aide-soignant, ou encore un psychologue, qui a l’habitude d’être au chevet du patient. In fine, c’est le médecin qui mène la procédure qui tranche. Il a quinze jours maximum après la demande pour se prononcer. En cas de refus du praticien d’autoriser l’« aide à mourir », le patient peut saisir le tribunal administratif. En cas de réponse favorable, la prescription est valable trois mois, période durant laquelle le patient pourra se rétracter à tout moment. Le projet de loi vise également à améliorer la qualité de vie des grands malades. Il s’agit, selon l’exposé de motifs, de forger « pour les dix années à venir, un modèle rénové et renforcé de prise en charge de la douleur chronique ou aiguë et de l’accompagnement de la fin de vie ». Le texte de loi devrait être transmis au conseil des ministres le 10 avril. Il sera dans la foulée soumis à une « commission spéciale » qui se réunira à l’Assemblée nationale. La première lecture en séance publique est prévue le 27 mai.
Selon un sondage Ifop de juin 2023, 90% des Français estiment que la loi française devrait autoriser l'euthanasie. 85% approuvent l'autorisation du suicide assisté. Les représentants religieux, eux, font régulièrement savoir leur ferme opposition. « Rupture anthropologique » d'un côté, « avancée sociétale » de l'autre, le clivage ne s'éteindra pas aux portes de l'Assemblée nationale.

Kontildondit ?

Nicolas Baverez :
Il me semble que cet important débat ne démarre pas bien, car il est mal posé. D’abord parce qu’il y a beaucoup d’outrances dans le vocabulaire, mais aussi quelques confusions. La première outrance consiste à parler d’une « modèle français de la fin de vie ». D’abord, il y a de nombreux pays ayant déjà un système permettant le suicide assisté. L’expression paraît donc assez démesurée … On dit aussi qu’il faut « regarder la mort en face », ce qui me semble n’avoir aucun sens. Ce qui compte, c’est d’accompagner un certain nombre de nos concitoyens confrontés à des souffrances intolérables. Pour ce qui est des confusions, on parle de fraternité, alors que la valeur qui est ici en jeu est la liberté. Celle de chacun de pouvoir décider de son destin, y compris quand la mort est proche.
Si un tel débat est important, c’est parce qu’aujourd’hui, on a un allongement de l’espérance de vie, des progrès médicaux permettant de vivre plus longtemps, ce qui peut allonger la durée des souffrances en cas de maladies incurables et douloureuses. Et puis, la pandémie de Covid a fait évoluer les choses, car ce qui s’est passé dans les Ehpad est vraiment scandaleux, surtout pour un Etat qui prétend poser un « modèle » et « regarder la mort en face ». Dans les débuts de la pandémie, on a tout de même laissé mourir des gens dans d’épouvantables conditions de solitude et d’abandon.
Le point de départ de toute cette affaire, c’est que la loi Claeys-Leonetti n’a jamais été appliquée. Vingt-et-un départements n’ont pas aujourd’hui de centre de soins palliatifs, or il s’agit tout de même de la première façon d’accompagner les patients en grande souffrance. Et puis, il faut dire les choses comme elles sont : par « aide à mourir », on entend en réalité une alternative : soit le suicide assisté, soit l’euthanasie. Pour ma part, je vois peu d’arguments qui puissent être avancés contre le suicide assisté quand il s’agit de gens majeurs, disposant de tout leur discernement, dont le pronostic vital est engagé à court ou moyen terme, et subissant des souffrances qu’on ne parvient pas à soulager. Pour l’euthanasie (la mort donnée par une personne tierce), je crois qu’il faut en revanche se montrer plus prudent. L’idée que cela puisse être un membre de la famille doit par exemple être examinée très sérieusement …
Après la constitutionnalisation de l’IVG, ce dossier, qu’on présente comme une nouvelle avancée sociétale, a de quoi laisser un peu perplexe du point de vue politique. On a un président de la République et tout un système public qui font systématiquement diversion pour ne pas traiter les vrais problèmes du pays. La question de la fin de vie n’est pas superficielle, loin de là, mais il est tout de même frappant de constater qu’il ne se passe rien ou presque sur les questions-clefs : la dérive des finances publiques, une économie qui ne fonctionne plus, des services publics qui s’effondrent … La première chose à faire serait tout de même d’avoir des soins palliatifs qui fonctionnent sur l’ensemble du territoire. Cette accumulation de réformes sociétales est la marque d’un président qui ne sait toujours pas ce qu’il veut faire, et d’un système de décisions publiques qui a perdu toute prise sur le réel.

Béatrice Giblin :
La question de la fin de vie taraude beaucoup de nos concitoyens depuis longtemps. Peut-être s’agit-il d’une opportunité politique pour faire diversion, mais reconnaissons que c’était annoncé dans le programme d’Emmanuel Macron dès 2017. C’est une préoccupation qu’on retrouve dans d’autres pays européens, où les débats n’ont pas été aussi houleux que chez nous. Je pense par exemple à l’Espagne, pays pourtant historiquement très catholique, où la décision est passée sans heurt particulier. En Allemagne, c’est la cour de Karlsruhe qui a « obligé » le Parlement à revenir sur sa décision. Quant à la Belgique ou aux Pays-Bas, ils disposent d’un système depuis 20 ans. En Europe, il n’y a que dans les pays où l’Eglise catholique est encore très puissante (comme la Pologne ou l’Irlande) que c’est inenvisageable.
Ma première interrogation est donc : pourquoi cette question est-elle si sensible dans un pays aussi sécularisé et laïc que le nôtre ? Ensuite, je m’interroge sur la difficulté que nous avons à intégrer la mort dans notre quotidien. Pendant mon enfance, quand il y avait un mort, on accrochait des tentures noires sur les portes de la maison, il n’était pas rare de voir des corbillards circuler, avec des gens les suivant à pied. La mort faisait partie de la vie. Aujourd’hui, les corbillards sont bleu marine (on n’ose même plus les faire noirs), les fleurs sont cachées à l’intérieur … On dissimule le plus possible, c’est la discrétion qui est recherchée. Dans ces conditions, qu’on choisisse des euphémismes comme « aide à mourir » pour éviter de dire « suicide assisté » ou « euthanasie » n’a rien d’étonnant.
Tout cela a un impact sur le personnel médical, ses réactions très hostiles m’étonnent (« nous n’avons pas à donner la mort »). Quand on est médecin ou infirmier, on est régulièrement confronté à la mort. Il y a des générations de médecins qui ont aidé à mourir, et fait ce qu’ils estimaient devoir faire en leur âme et conscience. Il y a là quelque chose qui m’interroge.
Les progrès médicaux ont fait qu’il est à présent possible de maintenir en vie longtemps des patients dans un état de grande souffrance. Il y a une maladie qui fait très peur, et dont on entend de plus en plus parler, c’est la maladie de Charcot. Le fait que des gens jeunes soient touchés par la sclérose latérale amyotrophique est très effrayant : il s’agit d’une maladie neuro-dégénérative, dont les effets sont très impressionnants, et dont on sait qu’elle est fatale. On se dit que les gens atteints de cela devraient avoir le droit de mettre un terme à leurs souffrances, et de demander à ce qu’on intervienne pour eux. C’est à cause de situations comme celles-ci que ce débat arrive maintenant.

Matthias Fekl :
Ce qui se joue, c’est la capacité de notre pays d’avoir des débats de fond de façon à peu près apaisée. De ce point de vue je suis assez inquiet, mais pour ce qui est de la fin de vie, la question est absolument fondamentale, car elle se pose à toutes les familles. Je ne crois donc pas qu’il s’agisse d’une diversion. En tant que parlementaire, j’avais pris positions en faveur du droit à mourir dans la dignité en 2013, et je n’étais pas parmi les premiers ; il s’agit d’un combat mené depuis des décennies. Mais la société a énormément évolué à ce sujet, sous l‘effet des progrès de la médecine notamment. Créer un cadre juridique adapté est donc une responsabilité politique éminente, du chef de l’Etat et de tous les parlementaires.
Ceci étant dit, le débat dois être mené de manière respectueuse, car on touche à ce qu’il y a de plus intime. C’est un problème philosophique, spirituel, religieux pour certains, la première exigence est donc d’être nuancé sur ce sujet. La seconde est de respecter la liberté de chacun. Il s’agit donc de veiller à ce que toutes les possibilités proposées reposent sur un consentement, explicite, recueilli, à un moment où la lucidité de la personne ne peut être mise en doute. Il faut absolument éviter d’avoir recours à l’euthanasie ou au suicide assisté pour de mauvaises raisons : pour des raisons économiques évidemment, ou parce qu’on s’imagine être un poids pour ses proches, par exemple. Beaucoup de personnes gravement malades se sentent inutiles ou même coupables, il faut donc faire très attention, car des dérives absolument monstrueuses sont possibles.
Pour le reste, j’incite nos auditeurs à lire la tribune de Paul Bernard, qui était la plume de Bertrand Delanoë et François Hollande, et qui a malheureusement été confronté à cette question. En juin dernier, il a publié dans le journal Le Monde un texte bouleversant, en faveur du droit à mourir dans la dignité. Il y dit plusieurs choses. D’abord, que les situations réelles ne sont pas celles « où l’on s’éteint comme une bougie », mais plutôt de véritables déchirements physiques et psychologiques. Et surtout, il explique qu’on nous parle de fin de vie, comme si l’alternative était entre la vie et la mort. En réalité, le choix est entre la mort et la mort, il s’agit de décider de la manière dont on va vivre ses derniers instants.
Je crois que la société française est prête pour une évolution. Espérons que celle-ci ne sera pas binaire. La question de l’accès aux soins palliatifs est en effet cruciale. Il y a des endroits extraordinaires d’humanité, de finesse et d’empathie, comme la maison médicale Jeanne Garnier (une création du cardinal Lustiger !).
Enfin, rappelons que dans la réalité, beaucoup d’euthanasies se pratiquent, mais pour le moment, le cadre juridique fragilise absolument tout le monde, à commencer par les soignants. On est dans le non-dit, et il faut sécuriser tout cela, en posant des garde-fous. Il y a enfin un risque très français dans l’abord de cette question, celui de tomber dans la pure procédure.

Jean-Louis Bourlanges :
Je ne suis pas d’accord avec Nicolas sur la « diversion », je crois qu’on peut reprocher un certain nombre de choses au président de la République (ce que Nicolas fait assez régulièrement et bien volontiers), mais pas de passer les problèmes sous silence, qu’ils soient budgétaires, internationaux, ou autres. Certes, ce problème est détaché de tout rapport d’urgence à la conjoncture, mais ce n’est pas une raison pour ne pas l’aborder.
J’espère que ce débat ne va pas tourner au pugilat politique. Je ne crois pas que ce sera le cas à l’Assemblée ou au Sénat, en revanche, je trouverais très regrettable que cela donne lieu à de grandes manifestations … Car ce problème n’est pas une affaire de pression. Je peux tout à fait comprendre que les catholiques ou d’autres soient réticents (je suis moi-même assez circonspect), mais je ne crois pas qu’il faille exprimer tout cela sous la forme d’un rapport de forces. Je n’aimerais pas qu’on revive les mêmes choses qu’à propos du mariage pour tous.
Sur le fond, je suis très perplexe. J’attends de voir ce qui sera proposé, mais il me semble qu’on confronte deux logiques très différentes. L’une est une logique de liberté, le droit d’un individu d’être maître de sa vie et de sa mort (dans le cas du suicide assisté), l’autre est une logique de fraternité : « aider » les gens à mourir, pour abréger des souffrances. Pour ce qui est de la liberté, l’Eglise est évidemment hostile (elle estime que la vie n’appartient pas à chacun d’entre nous mais à Dieu), mais personnellement, je ne vois pas pourquoi on limiterait à des conditions assez précises (souffrance, imminence du décès, etc.) le choix de mettre fin à ses jours. Si on décide de se suicider, d’une façon qui rappelle un peu le stoïcisme antique, personne n’a rien à y redire. Le corollaire est évidemment qu’il faut le faire soi-même, on ne voit pas pourquoi on aurait droit à une assistance. La société doit peut-être fournir des informations, mais l’acte lui-même doit être personnel.
L’autre logique, celle de la fraternité, me paraît mener dans des zones extraordinairement dangereuses. D’abord parce qu’il est redoutablement difficile de contrôler tout cela d’une façon raisonnable. Qui doit donner la mort ? On répond : « un proche ». D’abord, cela doit être absolument épouvantable et traumatisant, les exemples sont légion de gens qui ont participé à la mort de leur conjoint et ne s’en remettent pas. Le corps médical alors ? Personnellement, je comprends très bien les réactions des médecins qui disent : « je n’ai pas choisi ce métier pour ôter la vie ». Comme Robert Badinter, je pense qu’en démocratie, on ne donne pas la mort à autrui.
On en revient donc à la liberté : l’action de mettre fin à la vie doit être effectuée par la personne qui souhaite mourir. Mais dans quelles conditions ? On voit immédiatement les limites qui se posent : il faut que cette personne soit consciente, en souffrance, dans un état de mort prochaine, et avec une volonté claire. Or la volonté face à la mort peut facilement être mise en doute : quand la mort est à la porte, on n’a plus envie de la recevoir. Pour ce qui est de la conscience, on exclut les mineurs, les gens dont le jugement est impacté par la maladie (comme Alzheimer, par exemple). On en revient donc à des délégations. Quant à la certitude de la mort, on parle de court ou moyen terme, mais le « moyen terme » est une notion très floue : quand il s’agit de plusieurs mois de vie, où met-on la limite ? Toutes les lois dans lesquelles ont pose des principes connaissent un devenir identique : on constate que des les usages, ces principes finissent par être déplacés.
Nous sommes tous bien d’accord : le problème des soins palliatifs est absolument crucial, et je suis choqué de la façon dont il est abordé. Dire qu’on va faire une loi pour les mettre en place, alors qu’on a déjà cette loi est aberrant. L’effet pervers de la possibilité d’échapper aux souffrances par la mort donnée sera la fin des soins palliatifs. Commençons par le commencement : appliquer la loi Claeys-Leonetti, et mettre en place les unités de soins palliatifs manquantes. C’est très difficile à mettre en place et très coûteux, mais c’est par cela que doit commencer l’accompagnement humain vers la mort.

LE TRIANGLE DE WEIMAR PEUT-IL RELAYER LE COUPLE FRANCO-ALLEMAND ?

Introduction

Philippe Meyer :
Régulièrement à la peine avant 2022 (malgré la signature en 2019 du Traité d’Aix-la-Chapelle, dont la mise en œuvre fut perturbée par la pandémie de Covid), le « moteur » franco-allemand semble aujourd’hui grippé. Le chancelier Scholz ne voit pas de salut de l’Europe hors de son ancrage avec les Etats-Unis, tandis que le président Macron prône la souveraineté européenne. Les deux dirigeants étaient du même côté, celui des sceptiques et de l'apaisement avec la Russie, au début de la guerre. Mais, depuis l'été 2023, la position d'Emmanuel Macron a radicalement changé pour se rapprocher de celle des pays de l'est de l'Europe et du Royaume-Uni. Les désaccords et l'inimitié entre les deux hommes ont augmenté après l’annonce du chef de l’État français de la possibilité d’envoyer des troupes en Ukraine.
Afin de débloquer la situation, le chancelier allemand a réactivé à Berlin le 15 mars le Triangle de Weimar, cette entente cordiale entre la Pologne, l'Allemagne et la France créée en 1991 pour soutenir le pays, alors dirigé par Lech Walesa, dans son adhésion à l'Otan. Un canal qui a connu de nombreuses pauses, surtout ces huit dernières années, lorsque le parti souverainiste ultra-conservateur Droit et justice (PiS) se trouvait au pouvoir avec une position très atlantiste et en privilégiant une relation bilatérale avec les Etats-Unis. Depuis décembre 2023 et l'arrivée aux affaires de Donald Tusk, les Européens attendent beaucoup du nouveau gouvernement polonais en termes de réengagement.
A l’issue de ce sommet, le chancelier Olaf Scholz, le président Emmanuel Macron, et le Premier ministre Donald Tusk ont promis de livrer davantage d'armes à Kyiv, notamment de l'artillerie de longue portée. Cette coalition « sur les frappes en profondeur » avait déjà été présentée le 26 février à l'Élysée lors de la conférence de soutien à l'Ukraine, mais cette fois, l'Allemagne l'endosse ouvertement. L’augmentation des livraisons d'équipements militaires sera effectuée via des achats sur le marché mondial ainsi que par la production d'armes sur le territoire de l'Ukraine, en coopération avec des partenaires. Le chancelier allemand a aussi indiqué que les pays européens allaient se servir des recettes générées par les actifs russes gelés pour financer des achats d'armes. Selon les estimations, l'Europe aurait gelé près de 300 milliards d'euros d'actifs de la banque centrale russe et plusieurs dizaines de milliards d'euros de biens divers appartenant à des personnes sanctionnées. Olaf Scholz s'est également félicité de la nouvelle aide militaire de 5 milliards d'euros annoncée la semaine dernière par l'Europe, à l'issue de plusieurs mois de négociations. Donald Tusk a souligné qu'il était important que Paris, Berlin et Varsovie parlent d'une même voix et a annoncé la tenue d'une réunion du Triangle de Weimar cet été. De retour de Washington, le Premier ministre polonais a rappelé que l’Europe devrait surtout penser à renforcer sa Défense dans la perspective d’une victoire électorale de Trump en novembre.

Kontildondit ?

Matthias Fekl :
Le « triangle de Weimar » est un bon exemple de ce vocabulaire un peu ésotérique que peut proposer l’Europe, je ne suis pas sûr que cela parle beaucoup à tous nos concitoyens. C’est pourtant un format très intéressant, né en 1991, pour soutenir la Pologne dans sa volonté d’adhérer à l’UE. Le contexte géopolitique était évidemment totalement différent. Si la question de l’importance de ce triangle se pose à nouveau aujourd’hui, c’est d’abord parce que la guerre en Ukraine entraîne une meilleure prise en compte européenne des attentes des pays de l’Est. Les pays baltes, dont on comprend la grande inquiétude, semblent d’une certaine façon rassurés par la renaissance de ce triangle. Mais d’une façon plus profonde, si le triangle de Weimar a fait les gros titres ces jours derniers, c’est sur fond de mésentente franco-allemande.
Ces désaccords portent sur à peu près tous les sujets : l’intégration économique, l’énergie, l’immigration, mais aussi sur le dossier majeur de l‘Ukraine. On sait que l‘agacement est à son comble entre MM. Scholz et Macron, qui ont des personnalités très différentes. On dit que l’un parle trop, et l’autre pas assez … Les deux styles de gouvernance sont aux antipodes, et adossés à des institutions politiques très différentes. Il me semble que la première priorité consiste à se ressaisir dans la relation franco-allemande. Et je crains que le triangle de Weimar ne puisse absolument pas se substituer au moteur franco-allemand, il s’agit à mon avis d’un leurre. Même si aujourd’hui les Allemands et les Français s’irritent beaucoup mutuellement, je ne pense pas qu’une Europe forte puisse se construire sans un accord sur les grands sujets, ou au moins un accord sur le désaccord, comme on dit dans le monde de la médiation. Il faut au moins qu’on se parle, or aujourd’hui, le drame est que les deux dirigeants ne se parlent plus en confiance. Et quand ils se parlent, il y en a toujours un qui va mettre l’autre en grande difficulté en conférence de presse …
Il y a toujours eu des désaccords dans l’histoire franco-allemande, mais c’était jusque là formalisé dans les tête-à-tête entre président et chancelier, et on prenait grand soin à ne pas placer son homologue en difficulté sur sa scène politique intérieure ou internationale. Il faut absolument trouver les nouveaux canaux de la discussion.
La meilleure prise en compte des attentes des pays de l’Est peut sans doute être facilitée par le triangle de Weimar. Donald Tusk connaît très bien les institutions européennes, il sait la valeur que peut avoir une certaine mise en retrait ou un effacement. Mais encore une fois, la relation franco-allemande, si elle ne doit jamais être quelque chose d’exclusif dans l’UE, reste cependant absolument incontournable. Si la Pologne joue un rôle plus important, c’est aussi parce qu’elle est montée en puissance, tant sur le plan économique que militaire. Depuis la sortie du Royaume-Uni de l’UE, les armées de la France, de l’Allemagne et de la Pologne sont les trois premières de l’Union.

Béatrice Giblin :
Le moteur franco-allemand demeure un élément central de la permanence de l’Europe et de son évolution. Si les dissenssions sont si fortes, c’est aussi parce qu’on n’a jamais été dans une situation comparable depuis la création de l‘Europe. Les tensions entre la France et l’Allemagne n’ont rien de nouveau, mais cette fois la situation est radicalement différente. L’un des partenaires les plus choyés de l’Allemagne sur le plan de l’énergie a longtemps été la Russie de Vladimir Poutine. N’oublions tout de même pas que Nord Stream I et II ont été réalisés avec l’accord de l‘Allemagne, et même son appui. Et cela a eu pour conséquence de priver l’Ukraine d’une grande partie de ses revenus, puisque les hydrocarbures ne passaient plus sur son territoire. Le pari allemand, qui a fonctionné pendant longtemps, était le suivant : une énergie pas chère, des exportations en Chine, et la confiance en l’OTAN pour assurer sa défense. Tout ceci ne tient plus aujourd’hui. Dans un tel contexte, rien d’étonnant à ce qu’on ne puisse plus régler les différents comme on le faisait autrefois.
Il y a aussi un élément culturel, dans la façon dont se perçoivent ces deux poids lourds européens. M. Scholz a dit qu’il s’agissait d’un changement d’époque, et qu’il fallait à présent s’occuper sérieusement de son armée, dans un état lamentable. Néanmoins, la perception qu’ont les Allemands, et en particulier les sympathisants du SPD, c’est la posture pacifiste : « la guerre, c’est mal, on ne la fait pas ». Or dans la coalition de M. Scholz, plusieurs partenaires (y compris les Verts) ne partagent plus cette position. C’est un changement majeur, beaucoup d’acteurs politiques allemands ont adopté une position beaucoup plus offensive, on le voit à la façon dont ils réclament l’envoi de missiles Taurus à l’Ukraine.
Face à cette situation allemande très singulière, on a la France, qui s’est toujours vue comme une puissance militaire (conseil de sécurité de l’ONU, dissuasion nucléaire …). Emmanuel Macron pousse dans le sens d’une Défense européenne (avec la crainte que Trump ne revienne au pouvoir), mais je ne suis pas sûre que les Français seraient ravis de voir l’Allemagne devenir une puissance militaire qui compte …

Nicolas Baverez :
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a effectivement fait exploser les tensions entre la France et l’Allemagne. Cela fait longtemps que ce pseudo « couple » est mal assorti. Dans les débuts, il y avait une forme d’équilibrage entre le côté économique de l‘Allemagne et le côté politique et militaire français, mais la réunification allemande l’a fait voler en éclats. Et puis les modes d’organisation sont effectivement très dissemblables : Etat fédéral d’un côté, monarchie républicaine de l‘autre. La nouvelle donne géopolitique est extrêmement brutale : retour d’une menace existentielle sur l’Europe par la Russie, retour d’une guerre de haute intensité sur le continent, et changement de paradigme du côté américain. On voit que l’aide à l’Ukraine est déjà bloquée sous Biden, on peut donc raisonnablement penser qu’une réélection de Trump pourrait ouvrir un nouveau Yalta, dans lequel Trump discuterait avec Poutine d’un nouveau partage de l‘Europe. C’est un véritable séisme géopolitique qui s’est produit.
La France et l’Allemagne sont deux grands pays, et tous deux sont en proie à de grandes difficultés. Chacun a un leader extrêmement impopulaire et affaibli. Olaf Scholz a une coalition qui ne fonctionne pas, Emmanuel Macron n’a pas de majorité et perd le contrôle des finances publiques, de l‘État, et de la capacité à agir. Les deux modèles sont à bout de souffle. Le mercantilisme allemand reposait sur les bas coûts de l‘Europe de l’Est et de l’énergie russe, et des exportations vers la Chine. Plus rien de tout cela n’existe aujourd’hui. Le modèle français de décroissance par la dette publique est tout aussi mort : il suffit de regarder l’état de la dette publique pour s’en convaincre. Les deux pays sont cependant unis par une chose : l’erreur politique sur ce qu’était la Russie de Vladimir Poutine.
Le président français sort d’une série de déclarations contradictoires (possibilité d’envoi de troupes au sol, puis refus de l’escalade, Russie comme « puissance moyenne », etc.) L’intérêt de cette réunion de Berlin est de stabiliser le système.
Weimar ne saurait constituer un nouveau socle européen. Mais cela peut permettre de surmonter certaines divergences. Car l’évolution de la Pologne est révélatrice d’une montée en puissance de l’Europe de l’Est et des pays baltes. Certes, on ne constituera jamais une Défense européenne digne de ce nom sans un partenariat franco-allemand solide, mais celui qui a dit les choses les plus sensées et cohérentes, c’est Donald Tusk. Il a rappelé les éléments les plus import ants : il est crucial d’agir vite, pour fournir des munitions et des armes à l’Ukraine, et il faut accélérer le réarmement de l‘Europe.
A travers cette réunion du triangle de Weimar, on a malgré tout les linéaments de ce que devrait être une politique européenne plus active et plus cohérente.

Jean-Louis Bourlanges :
Le triangle de Weimar a une réalité profonde. L’entente franco-allemande a été fondée sur deux choses : la pacification des esprits et des ambitions entre deux peuples qui n’avaient cessé de se battre depuis deux siècles d’une part, et d’autre part l’idée que l’entente entre l’Allemagne et le reste de l’Europe devait prendre le pas sur tout le reste, notamment pour contrer l’influence soviétique. On échappait à une fatalité historique par ce double choix : pacification entre les deux Etats, et solidarité privilégiée par rapport à la Russie. Et s’agissant de la Pologne, le problème se pose dans les mêmes termes. Il s’agit pour les Polonais de surmonter une haine séculaire vis-à-vis des Allemands, et de se lier à des puissances refusant le joug russe. Le PiS était de ce point de vue dans une contradiction totale, développant à la fois l’hostilité à l’Allemagne, à la Russie et à l’Europe. Les récentes élections en Pologne ont permis de revenir à une position plus cohérente.
Mais rien n’est garanti. La France, même celle du général de Gaulle (malgré ce qu’on peut entendre ici ou là), a toujours fait le choix de l‘Allemagne par rapport à la Russie, et n’a jamais transigé avec elle quand elle se montrait menaçante. Les Allemands ont été tentés à plusieurs reprises d’avoir une relation privilégiée avec la Russie, notamment sous Willy Brandt. Mais Helmut Schmidt y a mis bon ordre, et Helmut Kohl a poursuivi dans cette direction. Ce lien fondamental a été maintenu, et c’est aujourd’hui le choix que font les Polonais. Il y a donc là quelque chose de véritablement très important, notamment à la lumière du désengagement américain.
Même si l’expression de « couple » franco-allemand est mal vue outre-Rhin, il ne faut pas sous-estimer que le partenariat entre les deux pays est un élément absolument central de la construction européenne, et même tout à fait vital. Et un triangle change tout cela. D’abord, un ménage à trois n’est pas la même chose qu’un couple. Cela a sans doute certains charmes, mais c’est indubitablement plus compliqué. La Pologne a derrière elle toute l’Europe centrale et orientale, celle de la confrontation immédiate avec la Russie. Intégrer cette réalité au reste de l’Europe est bienvenu, mais quand on est trois, cela doit obligatoirement passer par le développent d’institutions communes. Et c’est le grand absent des élections européennes à venir. Ce qui fait l’originalité de la construction européenne, c’est pourtant l’intégration politique, juridique, judiciaire et institutionnelle.
Enfin, il y a l’inquiétude de la voie que vont prendre les Allemands. La dégradation du « couple » n’est pas la cause, mais la conséquence de la situation allemande. Les Allemands sont privés de perspectives commerciales avec la Chine, d’approvisionnement énergétique russe, ils sont menacés d’être privés d’une garantie de sécurité américaine. Sur le plan intérieur, leur système bancaire est faible, leur situation démographique est très inquiétante, et ils ont un important retard technologique. Et face à tout cela, on sait qu’il existe une tentation de repli, le Sonderweg. « On va ménager la chèvre américaine et le chou chinois, et peut-être que ça ira mieux plus tard avec les Russes … » Ce serait tout à fait catastrophique. Le triangle de Weimar doit être un moyen de contrer cette tentation unilatéraliste, compréhensible mais tout à fait délétère, et contraire au projet européen.

Les brèves

Hommage à Jean-Marie Borzeix

Philippe Meyer

"Jean-Marie Borzeix, qui fut directeur et rénovateur de France Culture de 1984 à 1997 est mort dimanche dernier. C’est à lui que je dois d’être entré dans cette maison. Sa façon d’incarner ce dont il se réclamait, convictions personnelles ou conceptions du métier suffisait à asseoir son autorité. De tous ceux sous la responsabilité de qui j’ai eu à travailler, il est le seul que j’appelais « patron ». Comme les comédiens du TNP le faisaient avec Vilar. Comme les acteurs de sa troupe le faisaient avec Jouvet. Comme je, comme nous, qui étions la troupe qu’il avait réunie, en plus de reconnaître et de partager sa vision de notre métier, en plus de nous retrouver dans son idée du service public, qui était de prendre le risque de proposer à nos auditeurs des émissions dont ils ne savaient pas qu’ils pourraient les aimer, en plus de comprendre qu’il offrait à France Culture l’avenir dont elle avait besoin, nous ressentions une affection et une admiration immarcescibles pour l’élégance avec laquelle il nous dirigeait. Élégant est une épithète qui lui allait, qui lui va pour toujours. Jean-Marie Borzeix était l’élégance faite homme. Adieu patron, merci, Jean-Marie."

Erri De Luca

Nicolas Baverez

"J’ai déjà recommandé à ce micro la lecture d’Erri De Luca, cet auteur napolitain qui fut engagé dans l’extrême-gauche, à la fois alpiniste, écologiste, participant à plusieurs convois humanitaires vers l’Ukraine … C’est donc un homme engagé mais aussi et surtout un grand écrivain. Gallimard, dans sa collection Quarto, a eu la bonne idée de réunir un certain nombre de ses romans, récits, poèmes et pièces de théâtre. De Luca explore les relations père-fils, depuis la vagabonds napolitains à Abraham et Isaac, en passant par la génération 68."

L’Europe face à l’Ukraine

Béatrice Giblin

"Je vous conseille ce livre de Sylvain Kahn, un universitaire passionné par l’Europe. Ce petit ouvrage insiste sur les métamorphoses de l’Europe, entraînées par les chocs qui se succèdent depuis 2005. Après l’échec du référendum sur la Constitution, on pouvait craindre que tout n’aille à vau l’eau, et pourtant elle a su se ressaisir face à des crises sévères. Le Brexit, la Covid, la guerre en Ukraine … L’auteur analyse les vulnérabilités et la robustesse de l’Europe, à travers plusieurs scénarios très pertinents."

L’Arménie et les Arméniens en 100 questions : les clés d’une survie

Jean-Louis Bourlanges

"François Mitterrand avait dit « l’Algérie, c’est la France », et on le lui avait beaucoup reproché. Il avait cependant sans doute un peu raison, dans la mesure où la relation entre les deux pays est si singulière. J’en vois une autre, un peu comparable : l’Arménie. L’Arménie, c’est la France. Il y a entre Arméniens et Français une relation qui n’est pas d’extériorité mais d’intimité, extrêmement profonde, et d’autant plus tragique que nous sommes absolument incapables d’apporter à ce pays la sécurité dont il a besoin. C’est pourquoi je vous recommande ce livre de Michel Marian, un intellectuel de grande qualité. Il répond à des questions aussi élémentaires que fondamentales : l’Arménie a-t-elle été le premier Etat chrétien ? pourquoi le gouvernement turc continue-t-il à nier le génocide ? Les Arméniens sont-ils à jamais dans à main des Russes ? Nous avons le devoir de comprendre ces gens qui nous sont si proches."