Thématique : agriculture et environnement, avec Quentin Sannié / n°339 / 3 mars 2024

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AGRICULTURE ET ENVIRONNEMENT

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Quentin Sannié, vous êtes entrepreneur et chef d’entreprise. Après avoir co-fondé et dirigé le leader mondial du son haut de gamme, Devialet, vous vous êtes lancé dans une nouvelle aventure entrepreneuriale en 2018, avec la création de Genesis – la première agence de notation des terres agricoles.
Votre start-up innovante est née du constat suivant : il subsiste une lacune significative dans la mesure de l'impact environnemental des pratiques agricoles et les acteurs du secteur demeurent souvent aveugles aux conséquences sur l’environnement de leurs décisions. D’où votre idée de noter la santé des sols pour mieux corriger les techniques de ceux qui les travaillent. Selon vous, « En collectant des pratiques et en établissant des corrélations scientifiques entre les techniques agricoles, le climat et la santé des sols, on peut voir quels leviers d'action ont un vrai impact positif ».
Aujourd’hui, 60 à 70 % de nos sols en Europe sont abîmés ou très abîmés, estime l’Union Européenne. Leur bonne santé est pourtant décisive pour la fertilité, la productivité agricole, le stockage du CO2, la rétention et la filtration de l’eau. « Nous devons soulever le capot de nos sols et des pratiques agricoles liées, pour comprendre comment les faire évoluer durablement vers des modes régénératifs », écrivez-vous. Cette absence de mesure risque de mettre en péril notre souveraineté alimentaire. Les pratiques régénératrices doivent, en effet, être déclinées selon les types de cultures, de productions, de sols et de climats.
Cette lacune ne concerne pas seulement l’évaluation ; le sol est en effet le grand absent de la politique environnementale alors qu’il pour vous le véritable éléphant dans la pièce en matière d'environnement. L’exploitation des sols représente 20 à 25 % des émissions de gaz à effet de serre ; ils sont à la source de notre alimentation, renferment 1/4 de la biodiversité mondiale, et, en stockant plus de carbone que les forêts, constituent un enjeu essentiel de la lutte contre le changement climatique. Pourtant le sol demeure le seul milieu naturel à ne pas être couvert par une politique nationale dédiée à sa protection.
Les multiples alertes que vous avez lancées avec la communauté scientifique semblent néanmoins être arrivées jusqu’aux oreilles des parlementaires. Menée par le député (Modem) du Loiret Richard Ramos, une proposition de loi visant « à instaurer un diagnostic de la santé des sols, des terrains agricoles, naturels et forestiers » a été déposée à l’Assemblée Nationale le 12 octobre 2023. De même, quelques jours plus tard, une proposition de loi visant à « préserver des sols vivants » a été déposée par la sénatrice PS Nicole Bonnefoy. L’objectif est d’apporter une réponse globale avec la création d'une stratégie nationale pour la protection et la résilience des sols, sous la houlette d'un haut-commissaire dédié.
Mais avant de nous pencher sur l’articulation des sols avec l’agriculture et la transition écologique, racontez-nous comment votre projet est né.

Kontildondit ?

Quentin Sannié :
« Entrepreneur » est une activité qui consiste souvent à ne pas se satisfaire du monde tel qu’il est, à avoir envie d’y changer quelque chose. Certains le font par une action sociale ou associative, moi je le fais par le biais de l’entreprise. Quand je dirigeais Devialet, j’allais fréquemment en Californie pour des raisons professionnelles, dans la Silicon Valley ou dans des studios de musique à Los Angeles. Et puis nous avons passé un été là-bas en famille. Ce fut un voyage terriblement éprouvant du point de vue émotionnel, à cause de la destruction de l’espace naturel, liée aux conditions de l’exploitation agricole. Cela nous paraissait aberrant : la monoculture d’amandiers, par exemple, est terrifiante : extrêmement irriguée, jamais un brin d’heure sous les arbres … Une agriculture ultra-intensive, ultra-spécialisée, ultra-gourmande en eau, et qui conduit à des désastres. Des réserves d’eau de grands parcs naturels (je parle ici de lacs dont la surface fait des milliers d’hectares, des volumes d’eau réellement gigantesques) sont presque à sec … Des terres totalement brûlées, ravagées, pour produire de quoi nourrir des élevages hors-sol ultra-intensifs : des dizaines de milliers de vaches. Ce fut un choc de voir ce que cet Etat, véritable pépite environnementale, était en train de devenir. Une destruction pure et simple.
Je me suis rendu ensuite dans la Silicon Valley, et j’en ai parlé à mes interlocuteurs habituels, c’est-à-dire des gens qui travaillent chez Apple, Google, etc. Et j’ai été estomaqué de leur manque d’intérêt total pour ce sujet. En rentrant en France, je me suis dit : « bon. Hé bien je sais ce que j’ai à faire. »
Mon père était agronome, j’ai beaucoup d’amis agriculteurs, je vis la moitié de l’année en Normandie, j’ai une connexion très forte à la nourriture (je cuisine beaucoup), bref mon intérêt pour le sujet n’est pas sorti de nulle part, mais c’est souvent l’émotion qui nous amène à bouger.

David Djaïz :
Une des difficultés pour transformer l’agriculture, c’est évidemment le consentement des agriculteurs. La profession n’est pas homogène, mais beaucoup d’entre eux sont dans des situations de précarité économique et sociale. On le voit avec ce mouvement de protestation des agriculteurs dans plusieurs pays d’Europe. C’est sans doute le secteur le plus compliqué à transformer du point de vue de la transition écologique.
Des progrès ont cependant été accomplis ces dernières années. On sait que les agriculteurs peuvent être des producteurs d’énergie, des stockeurs de carbone, et ont sait qu’ils peuvent contribuer à la biodiversité, les fameux « services écosystémiques », dans lesquels je range la santé des sols.
Ne nous manque-t-il pas aujourd’hui un véritable instrument de valorisation et de marché, qui permettrait d’une part d’évaluer de façon précise, transparente et aussi irréfutable que possible les services apportés par les agriculteurs, et d’autre part de les valoriser au juste prix ? Après guerre, ce qui a permis le décollage et la modernisation de l‘agriculture, c’était la construction d’un mécanisme dans lequel on a dit aux agriculteurs «  intensifiez à fond votre production, ne vous souciez pas du prix de vente, il sera forcément bas, mais on va le compenser pour vous » C’était la PAC. Aujourd’hui, l’enjeu majeur de transformation de l’agriculture n’est-il pas le même ? A savoir : des données de qualité, un processus transparent, et des mécanismes de valorisation.

Quentin Sannié :
Oui. Il n’y a pas de transition sans changement des modèles économiques. Les agriculteurs sont des gens extrêmement rationnels, et des entrepreneurs. Quand on fait des études sur les idées complotistes, les agriculteurs font partie des populations les moins touchées. C’est peut-être le rapport à la terre … Ils ont du bon sens, et ne se laissent pas raconter n’importe quoi. Leur patrimoine naturel est leur premier actif.
Le problème est qu’on ne peut pas leur demander de porter seuls les changements nécessaires, ils n’en ont ni les moyens techniques, ni les moyens financiers. Donc forcément, ces mutations doivent impliquer les chaînes de valeur dans leur ensemble, chacun des acteurs. C’est-à-dire les coopératives, les gens qui achètent aux coopératives, jusqu’à nous, les consommateurs. Chacun d’entre nous est responsable, en fonction de ce qu’il achète, des produits qu’il choisit, des prix que nous sommes prêts à payer (je parle ici notamment des prix très bas de certains produits alimentaires), etc. Si nous voulons emmener les agriculteurs dans le changement, il faut changer toute la chaîne de valeur, et la répartition de cette valeur. Et il faut le faire sur la base de faits. On a sur-régulé l’agriculture à propos des pratiques, et on ne l’a jamais vraiment fait à propos des impacts. Parce que ce n’était pas le sujet, les seules choses qui comptaient, c’était de produire, et de faire de la qualité. On a fait cela, et cela a fonctionné : on n’a plus de crise alimentaire ou sanitaire liée à la production agricole. Nous avons assuré une sécurité alimentaire, et ce n’est pas rien, c’est une réalisation tout à fait remarquable. Désormais il faut apporter des instruments qui assureront une meilleure répartition de la richesse : à la fois plus juste et plus pertinente.
Un témoignage de terrain : nous sollicitons des agriculteurs, à travers nos clients qui sont des grandes entreprises ou des coopératives, pour aller mesurer l’état de santé de leurs sols. C’est tout de même une démarche qui nécessite une certaine transparence, il y a là un risque, et on comprendrait qu’ils hésitent à le prendre. Or, 100% des agriculteurs acceptent, nous n’avons jamais eu un seul refus. Cela signifie qu’ils sont intéressés, et qu’ils ne s’aveuglent pas. Ils sont d’ailleurs les premiers à subir les impacts du changement climatique. Ces cinq dernières années, nous avons eu en France des situations climatiques extrêmes. Certaines régions en ont très fortement pâti, en particulier là où les sols étaient en mauvaise état, où la capacité de stockage de l’eau était faible, où la matière organique était limitée, etc. Les agriculteurs sont en première ligne. Mais ils ne seront pas capables de bouger si on ne fait pas bouger tout le monde. Y compris nous-mêmes.

Béatrice Giblin :
Je dois admettre que je viens de découvrir votre entreprise, ainsi que toute la problématique de l’évaluation de la santé des sols. Ce qui m’a le plus surpris, c’est combien c’est important, combien le sol est fondamental en tant que substrat, y compris pour la captation du carbone, et pourquoi on n’en entend absolument jamais parler. Je connaissais la pédologie, et la géologie en général, mais la santé des sols …? Or dès qu’on commence à y réfléchir, on se dit « mais évidemment que c’est essentiel ! » Et d’une certaine façon, dans les transitions que nous devons impérativement mener, on se dit que des diagnostics de santé des sols sont indispensables. En ce sens, ils devraient être financés par la collectivité. Cela ne devrait pas être à la charge des agriculteurs, car ce travail a un coût réel. Mais puisqu’il est indispensable, quels sont les obstacles qui pourraient éventuellement empêcher un tel travail ?

Quentin Sannié :
Votre surprise a été la mienne, je n’y connaissais rien il y a cinq ans. Après ce voyage américain, je me suis demandé ce que je pourrais faire qui soit simple et de nature à tout changer. Je n’avais pas à ma disposition des milliards de capitaux, je ne dirigeais pas une entreprise qui achetait des produits agricoles … Que pouvais-je bien faire, à mon échelle ?
J’ai rassemblé un certain nombre d’agriculteurs près de chez moi (Lyons-la-Forêt, non loin de Rouen) en leur demandant : « pourquoi sommes-nous dans cette situation ? Qu’est-ce qui fait que l’agriculture est l’activité humaine qui a le pire impact sur l’environnement ? » Il y a des raisons facilement visibles : la moitié de la surface de la France est faite de terres agricoles, on se doute bien que ce qu’on fait dessus va avoir un impact environnemental. Ensuite, nous sommes huit milliards à nous nourrir plusieurs fois par jour, cela doit finir par peser. Et puis l’agriculture ne sert pas qu’à la nourriture, on cultive aussi de quoi produire tous nos vêtements, le tapis de ce studio, la peinture au mur, tout cela peut être issu de produits agricoles … Et assez vite dans la conversation : « mais enfin, Quentin ! Le sol ! » On l’a longtemps considéré comme un simple substrat : le support de la plante. Or ce sol a une activité, il a un rôle écosystémique. Pour l’eau, pour le stockage du carbone, pour la biodiversité … C’est un sujet auquel nous devons nous intéresser. Tant qu’on ne le fait pas, on ne pourra pas espérer résoudre le problème. Le matin suivant, en me réveillant, je me suis dit : « il faut créer une agence mondiale de notation des terres cultivées, qui fournisse aux acteurs de la filière agricole une vision de la réalité, de l’impact qu’ont leurs décisions, sans quoi rien ne changera jamais ».
Pour faire de la santé du sol le cœur du dispositif, il faut faire des mesures réelles, on ne peut pas se contenter de prendre des photos. Il faut développer des techniques. C’est un autre moment où j’ai été estomaqué : j’imaginais qu’il y avait déjà plein de gens à faire cela, à l’Inrae par exemple. Or, pas du tout. On me riait au nez quand je parlais de « santé » des sols, on me répondait que le sol n’était pas un être vivant. Ce qui est vrai, mais un peu faux aussi … En tous cas, le seul concept avait du mal à passer.
Pourquoi est-ce que rien n’avait été fait ? Parce qu’on s’était focalisé sur des problématiques de rendement, d’efficacité, et non d’environnement. Et quand je dis « on », je veux dire : nous tous.

Philippe Meyer :
Comment commence une opération d’analyse de la santé des sols ? Qui en est l’initiateur ? Qui est l’exécutant ? Quelles sont les conclusions et les conséquences ?

David Djaïz :
Et quels sont les appareils de mesure ? Qu’est-ce qu’on « audite », au juste ?

Quentin Sannié :
Notre principe d’action, c’est de faire en sorte que cet examen, ce que nous apportons, soit gratuit pour l’agriculteur. Justement pour impliquer les chaînes de valeur. Nos clients sont des coopératives agricoles, des grands groupes agroalimentaires, ou de cosmétique, de luxe … Cela peut aussi être des gens qui financent l’agriculture, l’acquisition de terres, etc.
Ces gens-là nous mandatent pour aller mesurer l’état des sols de leur approvisionnement. Par exemple, un producteur de cognac veut connaître l’impact environnemental de ses décisions et fait appel à nous. Nous allons donc voir les viticulteurs qui produisent ce raisin, et allons mesurer (gratuitement pour eux) l’état de santé de leurs sols. Ils auront accès à ces données, qui seront aussi transmises à la marque de cognac, qui pourra les corréler à des pratiques pour identifier lesquelles sont les meilleures. Que fait-on de bien, que fait-on de mal, comment s’améliorer …
La mesure elle-même se fait au moyen de carottage : on va sur une parcelle, on prend des carotte de trente centimètres, et on va analyser trois choses : l’état biologique du sol, le carbone du sol, et l’état sanitaire (la pollution).
La biologie du sol se mesure à partir de prélèvements ADN : on mesure en fait l’activité des communautés bactériennes et fongiques. Par exemple, on va mesurer les communautés bactériennes aérobies et anaérobies (qui ont besoin d’oxygène ou non), et en fonction de la proportion des uns et des autres, on déterminera le niveau de compaction ou d’aération d’un sol, sa capacité à accueillir le vivant. On fera la même chose à propos des gènes impliqués dans le cycle de l’azote, qui est fondamental pour la fertilité des sols.
Le carbone, ensuite. On sait que 80% du carbone mondial est stocké dans les sols, c’est un élément de la table périodique omniprésent sur Terre, nous en sommes constitués, les plantes aussi. On en mesure donc la quantité, et on va distinguer celui qui est biodisponible, c’est-à-dire qui peut être consommé par la biodiversité, et celui qui est très stable et constitue une ressource pour le futur, qui se décomposera très lentement par l’action des micro-organismes, etc.
L’état sanitaire, enfin. On mesure la pollution par les quantités de métaux lourds, de nitrates, etc.
A partir de ces mesures, on va chercher à établir un diagnostic. Ce n’est pas parce que je vous fais une prise de sang et que je mesure votre taux de plaquettes que je vais savoir comment vous allez ; une mesure, ça s’interprète. On a des fourchettes de valeurs. Par exemple, si je sonsidère un rythme cardiaque, et que je mesure une pulsation de 130 battements par minute au repos, c’est tout à fait normal pour un bébé. Évidemment, s’il s’agit d’un adulte, c’est très inquiétant. Il en va de même pour les sols, il en existe de toutes sortes : il y a plus ou moins d’argile, de limon, de sable … Il y a des contextes climatiques (quantité de chaleur, d’eau). Et en fonction de tout cela, on va pouvoir normaliser et poser un diagnostic.
C’est très complexe, mais c’est aussi très rigoureux, il s’agit de processus scientifiquement établis.

David Djaïz :
Ce service que vous proposez se fait aujourd’hui sur la base du volontariat. Cependant, nous sommes dans une situation où il reste très peu de temps pour rétablir une planète vivable. Personnellement, je suis plutôt pessimiste … Si on veut que votre approche se généralise, il n’y a qu’une alternative : c’est soit la carotte, soit le bâton.
Quelle forme pourraient-ils prendre ? Est-ce que le bâton serait d’intégrer cet état de santé des sols dans les rapports Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG) ? Par exemple aujourd’hui, Danone ou LVMH sont obligés de faire des rapports sur leur performance environnementale et sociale, y compris chez leurs fournisseurs, et chez les fournisseurs de leurs fournisseurs.
Quant à la carotte, on sait aujourd’hui à peu près valoriser la production d’énergie. Un agriculteur qui veut faire du photovoltaïque est rémunéré. Et on commence à voir un nouveau type d’activité agricole se mettre en place : le stockage de carbone. Comment valorise-t-on le fait de contribuer à la régénération des sols ? Vous nous expliquiez qu’on a favorisé la performance au détriment de l’environnement, mais j’ai une conviction : si on n’arrive pas à réconcilier performance et environnement, il ne se passera jamais rien ...

Quentin Sannié :
Le bâton commence à être déployé : les obligations de reporting des entreprises sont déjà un premier pas. Il y a une règlementation française, il y a une règlementation européenne … A partir de 2025, les entreprises seront obligées, sur leur chaîne d’approvisionnement (les fournisseurs, les fournisseurs des fournisseurs, jusqu’au producteur agricole) de donner une réalité de leur impact environnemental. Les entreprises doivent mesurer. Nous, nous pensons que la meilleure façon de le faire est d’aller voir ce qui se passe sur le terrain, en mesurant l’état de santé des sols. Car c’est non seulement utile pour leur reporting obligatoire, mais aussi pour agir, donc on fait d’une pierre deux coups.
Pour ma part, je considère que ce n’est pas vraiment un bâton, cela me semble plutôt être la moindre des choses : que les entreprises soient responsables de leur impact environnemental.
Quant à la carotte, c’est la question de la chaîne de valeur qui se pose. Aujourd’hui nos clients donnent aux fermes une prime associée à la transparence : les producteurs vont par exemple toucher quelques euros de plus à la tonne, si la santé de leurs terres a été mesurée. La règlementation sur les biocarburants va imposer, dès la prochaine saison, une mesure réelle de la séquestration du carbone dans les sols. Par exemple, pour que le colza puisse servir à la fabrication de biocarburant, il va falloir mesurer le carbone des sols. En contrepartie, les parcelles de colza où l’on a fait cette mesure se voient attribuées une prime pour les agriculteurs, qui peut aller jusqu’à 80€ la tonne, en fonction des conditions de marché.
Aujourd’hui, des grands acteurs de l’activité agricole comme Cargill ou Pepsico ont des obligations environnementales : leurs filières doivent être tracées, et ils doivent payer pour cela. Et ceux qui le font vont aussi donner un élan à tout le marché. C’est cela qu’il faut encourager.
Il est évidemment insensé que l’Etat n’ait jamais régulé tout cela. Mais à mon avis, il est tout à fait normal que les entreprises puissent jouer ce rôle (même si rien n’empêche que l’Etat s’en charge aussi). Par exemple, il nous paraît tout naturel que le métro soit un service public aujourd’hui, alors qu’il a commencé sour l’impulsion d’entreprises privées. Et le boulanger du coin a un role social important dans la communauté, même s’il est une entreprise privée.

Béatrice Giblin :
Ces diagnostics de la santé des sols sont peut-être aussi le moyen de sortir ou d’éviter des affrontements. Par exemple, des agriculteurs engagés dans une agriculture intensive (dans les grandes bassines qui ont fait beaucoup parler récemment) par rapport à des militants écologistes. Comme s’il y avait nécessairement incompatibilité totale entre une agriculture qui a besoin de produire et une qui souhaite être durable. Peut-être que des diagnostics précis aideront les uns et les autres à se parler. Car pour le moment, on a d’un côté le ressentiment des agriculteurs et de l’autre la colère des militants écologistes. Avec une bonne connaissance de la santé des sols, peut-être pourrait-on aussi dépasser cette lecture un peu simpliste du « gentil bio » contre le « méchant non bio ». Quel écho avez-vous auprès de syndicats tels que la FNSEA ? Est-ce qu’ils vous accompagnent, est-ce qu’ils se méfient …?

Quentin Sannié :
Le problème du statut de la connaissance et de la science se pose largement dans à peu près tous les débats publics aujourd’hui, pas seulement dans le domaine de l’agriculture, malheureusement ...
Prenons l’exemple de l’élevage. Quels sont les sols agricoles qui sont dans le meilleur état aujourd’hui en France ? Ce sont les pâturages. Ces sols ont une grande biodiversité, un stockage massif de carbone, et les animaux qui paissent ont un rôle fondamental, dans le maintien de la production agricole, dans la fourniture d’engrais … et tout ceci est mesurable, factualisable. On entend par exemple beaucoup dire que « la viande est condamnée ». Je ne sais pas ce qui se passera, et chacun consomme évidemment ce qu’il veut, mais du point de vue de la santé des sols, cela poserait clairement un problème …
Si on prend le problème des grandes bassines, il me semble que la question de fond est la suivante. Dans les régions où l’eau manque, les systèmes agricoles qui sont mis en place sont-ils performants du point de vue environnemental ? Si la réponse est « non », et si on peut en trouver de meilleurs (qui permettent de faire de la rétention d’eau dans les sols, de garder de la matière organique, etc.), alors il ne faut pas mettre en place des grandes bassines et il faut dépenser de l’argent pour aider ces agriculteurs à changer leur modèle. Les grandes bassines, c’est un peu comparable au vidage des grands lacs californiens dont je parlais plus haut … On peut certes faire des bassines plus petites, mais ce n’est qu’un pis-aller, les problèmes ne seront pas solutionnés, et la situation continuera à s’empirer. Si l’on veut maintenir une agriculture vivante dans ces régions, il faut changer les pratiques. Et des bons diagnostics sont un premier pas, car poser clairement les enjeux environnementaux au regard des enjeux sociaux peut en effet servir à dépassionner les débats.
Aujourd’hui, on a des tracteurs si puissants qu’on arrive à cultiver des pentes très raides. Sauf que cultiver de telles pentes a un effet inévitable : une érosion majeure. Sur ces sols-là, il faut sans doute faire autre chose que de la grande culture.
A propos de la FNSEA ou des autres grands acteurs du monde agricole, enfin, je dirai que quand vous rencontrez les gens individuellement, cela fait longtemps qu’ils ont des pratiques agricoles soucieuses de l’état de leur actif. Nous avons donc un bon accueil. Les choses se compliquent à partir du moment où l’on entre dans le jeu politique. Et l’agriculture est un domaine hyper politisé, cartellisé … Dans un tel contexte, il peut y avoir des réactions un peu claniques, mais individuellement, les gens sont plutôt rationnels et de bonne volonté.

David Djaïz :
Derrière les questions juridiques ou fiscales, le sujet n’est-il pas, au fond, le retour de la terre, dans sa richesse et sa diversité, au cœur de l‘économie politique ? Parce que les pères de l’économie politique sont souvent des ingénieurs agronomes, des gens qui connaissent aussi bien la circulation de la richesse que la production du sol. Et c’était normal, à une époque où la richesse agricole était le cœur de la richesse des nations. Et puis, à la faveur de la révolution industrielle, le sol est peu à peu devenu un actif, quantifié au mètre carré. Et surtout, le critère de sa valeur est passé de la fertilité à : constructible ou pas constructible. C’est pour cela qu’il y a eu une telle artificialisation en France dans les années 1970 et 1980 : passer d’une terre agricole à un terrain constructible provoquait un enrichissement immédiat.
Ne faut-il pas changer le système de régulation global, et repenser la place de la terre dans l’économie politique ?

Quentin Sannié :
Il est évident que le rôle de la terre est très important dans les productions agricoles, mais n’oublions pas que sur la terre, on peut aussi faire autre chose : des routes, des constructions, etc.
Aujourd’hui, 60% des approvisionnements mondiaux des entreprises proviennent de l‘agriculture et de la sylviculture. De plus en plus de matières qui venaient du pétrole viennent désormais de l’agriculture. J’étais hier chez un client, un grand groupe mondial, qui souhaite, à l’horizon 2035, que son approvisionnement soit à 100% issu de l’agriculture, sans rien de fossile. Ils sont à 60% aujourd’hui.
Cela peut poser des problèmes, voire des conflits terribles. Sur la biomasse par exemple. Cela peut aussi conduire à des aberrations, car si l’on fait cela n’importe comment, un approvisionnement 100% agricole pourrait tout à fait avoir un pire impact qu’un approvisionnement fossile. C’est pourquoi certains de ces acteurs sont extrêmement soucieux de ne pas faire pire qu’avant.
La question de la santé des sols doit donc être un critère absolument déterminant de ce que nous allons faire à l’avenir. La SNCF possède par exemple 150 000 hectares. Il y a là-dedans des voies ferrées, avec du ballast. Mais ce ballast joue un rôle dans la filtration des eaux, par exemple. Il y a aussi des prairies, des talus, des zones sur lesquelles on pourrait construire un jour, etc. Leur plan d’utilisation de leurs sols est donc déterminant pour l’avenir de l‘entreprise. Et ce que l’on peut faire à l’échelle d’une entreprise, on peut le faire à l’échelle d’une mairie. Quand je prends la route pour aller en Normandie, je traverse beaucoup de communes et je m’aperçois que chaque maire a inventé sa « zone d’activité commerciale », en prenant en général des terres plates (la plupart du temps les meilleures terres), sur lesquels on construit ces zones d’activité, la souvent moribondes. Et sans même parler de l’impact que cela peut avoir sur les paysages … Dans la décision politique (qu’elle vienne d’une entreprise, d’une collectivité territoriale ou de l’Etat), la question du potentiel de valeur du sol sera fondamentale.

Béatrice Giblin :
C’est la question de l’intérêt privé et de la liberté d’entreprendre (dans le cadre de la loi) contre le bien commun. On réfléchit de plus en plus à ce qui constitue un bien commun, comment cela se partage, se préserve … Pourra-t-on imposer à un propriétaire privé de devoir faire un diagnostic (même s’il ne lui coûte rien) de son sol ? On fait une loi « zéro artificialisation des sols», et on se dit que l’idée n’est pas mauvaise, et peut-être même nécessaire, mais on s’aperçoit bien vite qu’il y a des incohérences, puisqu’on fait cela sans même avoir fait un diagnostic. On va peut-être se priver d’artificialiser des choses qui pourraient l’être, et à l’inverse, réutiliser des sols déjà artificialisés qu’il faudrait mieux renaturer …

Quentin Sannié :
De fait, nous travaillons à plusieurs projets de renaturation, dans lesquels nous faisons de la mesure. La règlementation impose justement de mesurer ce qu’on artificialise et ce qu’on renature. Cette mesure peut être « obligatoire », si l’on veut obtenir certains financements.
Mais sur le fonds, vous avez raison : l’une des raisons pour lesquelles on n’a jusqu’à présent pas travaillé sur la santé des sols, c’est la propriété privée. Si vous ne pouvez pas jeter n’importe quoi dans le cours d’eau qui passe sur votre terrain, c’est parce que cette eau va aussi chez votre voisin. Mais on a longtemps considéré que ce que vous faisiez chez vous n’avait d’impact que chez vous, et donc que cela ne regardait que vous. C’est évidemment faux.

David Djaïz :
Et en droit, la propriété privée n’a jamais été absolue. Elle a toujours été accompagnée d’obligations.

Quentin Sannié :
Vous avez raison, mais il faut encore que la loi s’empare de cela, cela fait partie du pouvoir régalien. Et il ne s’agit pas de diminuer la liberté des gens, mais de préserver un bien public : l’environnement.

David Djaïz :
Faudrait-il aller jusqu’à définir le sol comme bien commun ? On voit que le problème se pose par exemple avec la saturation des logements dans les métropoles. Ce n’est pas directement lié à la santé des sols, mais il y a désormais l’idée que la propriété du foncier appartient à la collectivité, et que ce qui peut s’échanger sur un marché n’est que le bâti. Est-ce une innovation qui vous paraît aller dans le bon sens, celui d’une prise en compte des sols comme bien commun ?

Quentin Sannié :
Je suis quelqu’un de pragmatique. Je pense que si l’on fixe ce genre d’approche comme un préalable à l’action, de fait on ne pourra pas agir. Nous ne cherchons pas des coupables, mais des solutions. Nous ne cherchons pas à avoir raison, nos cherchons à changer l’impact. Et je pense même que ce n’est pas le moment de privilégier des approches trop idéologiques. Elles peuvent avoir un sens, mais je crains qu’elles ne hérissent des communautés (d’agriculteurs, de propriétaires fonciers …) au moment où nous avons grand besoin d’eux. Il faut absolument contribuer à mieux rémunérer les agriculteurs, les aider à changer de pratique. Je crois à la capacité transformatrice des entreprises (et même des êtres humains), et je crains que de telles approches ne mènent à des clashs qui nous éloignent des solutions.

Philippe Meyer :
La cause de la santé des sols avance politiquement, et avant que l’émission ne commence, vous nous parliez de l’intervention de Antony Blinken à Davos, pouvez-vous nous en dire un mot ?

Quentin Sannié :
Il a présenté un programme à Davos, en disant « je vais vous étonner, mais aujourd’hui je vais vous parler des sols, parce que c’est l’élément fondamental qui manque à notre arsenal de connaissances, pour le développement humain de ces prochaines années, et en particulier pour nourrir les populations ». Les Américains sont en train de créer un premier fonds de 150 millions de dollars pour développer la connaissance sur la santé des sols, et mieux adapter les productions agricoles selon les résultats.

Philippe Meyer :
En France, cela avance à l’Assemblée, au Sénat, qu’en est-il des médias ? Où sont les endroits où ça « coince » ?

Quentin Sannié :
Le sol est devenu un sujet, comme l’air ou l’eau (pas encore au même titre, mais de même nature). Parler de sol et de santé des sols n’est plus perçu comme une déviance, alors que cela pouvait être le cas il y a encore quelques années. Il y a désormais une sensibilité sur ce point, notamment de la part des autorités européennes, qui ont lancé des programmes de recherches, auxquels nous sommes associés. Il y a deux grands programmes de l’UE, de normalisation de la mesure de la santé des sols, dans des dispositifs associatifs entre entreprises et ONG pour mesurer l’impact de l’agriculture à travers la santé des sols … Beaucoup de gens s’intéressent à ces questions, tant dans le public que dans le privé. Nous avons eu un soutien important de Julien Denormandie quand il était ministre de l’agriculture, nous avons des encouragements du ministère de l’environnement …
Cette question intéresse et est vue avec un œil bienveillant, mais elle n’est pas au cœur des politiques publiques, alors que précisément, il me semble que c’est extrêmement simple à mettre en œuvre et que cela peut tout changer. L’évaluation de la santé des sols peut être à la fois un instrument de régulation publique, et un instrument de mesure d’impact de l’agriculture. Mais aussi un instrument de rémunération pour les services écosystémiques rendus par les agriculteurs … Il y a une telle évidence dans tout cela qu’il me semble que tout ce qu’on fait qui n’est pas cela est un peu aberrant : on fait des choses plus compliquées, moins transverses … L’intérêt de la mesure de santé des sols, c’est que cela sert à tout : réguler, rémunérer, reporter, améliorer … Pourquoi ne fait-on pas de ce sujet une grande cause ? La France et l’Europe sont des territoires sur lesquels la régulation est possible, à l’inverse des Etats-Unis, où le seul mot de « régulation » est un repoussoir. Où sont les institutions ? Il faut mettre cette question au cœur des politiques publiques. Il ne s’agit pas d’une socialisation des terres, mais d’une socialisation de l’impact. L’information que nous fournit cette mesure devient un sujet pour notre société tout entière.

Philippe Meyer :
Si je vous dis « Printemps silencieux » (livre de Rachel Carson) est-ce que cela vous fait réagir ? Pensez-vous qu’il s’agit d’un bon accès à cette problématique pour le grand public ?

Quentin Sannié :
Oui, c’est intéressant. Le livre évoque la disparition de nombreuses espèces, que nous constatons tous : bien moins d’insectes écrasés sur nos pare-brises, bien moins d’oiseaux (le « printemps silencieux » en question). Un livre comme celui-là est important, mais ces constats-là sont désormais bien connus, le livre date des années 1960. Personnellement, j’aimerais privilégier un angle plus positif, j’ai envie d’avoir une vision optimiste de l‘avenir. Quel monde peut-on rêver pour le futur de l’agriculture ? Au fond, nous vivons les problèmes environnementaux comme des contraintes, des difficultés, une forme de punition … Moi, j’ai envie de dire que le futur du monde agricole sera passionnant, on verra réapparaître des paysages, de la diversité, de la confiance … Et ce monde-là fait envie. Il existe des moyens de résoudre nos problèmes.

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