Le Hamas, mort certaine ou victoire historique ? / Les populismes auront-ils l’Europe à l’usure ? / N°326 / 3 décembre 2023

Téléchargez le pdf du podcast.

LE HAMAS, MORT CERTAINE OU VICTOIRE HISTORIQUE ?

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Après les massacres du 7 octobre et la débâcle sécuritaire pour le pays, la feuille de route que s’est fixée le gouvernement israélien est « de parvenir à la destruction des capacités militaires et administratives du Hamas et du Jihad islamique de manière à les empêcher de menacer et d’attaquer les citoyens d’Israël pendant de nombreuses années ». Un objectif très proche de celui déjà formulé en 2008, au lendemain de la prise de contrôle par le Hamas de la bande de Gaza. Ce qui interroge sur sa faisabilité. Car le Hamas n’est pas seulement une organisation, elle est aussi une idéologie qui, elle, ne va pas mourir. Pour le chroniqueur du Monde, Alain Frachon « on peut même parier que le pilonnage aérien systématique, les destructions d’habitations, l’exil intérieur et les privations imposées à une population gazaouie martyrisée vont susciter la prochaine génération de djihadistes. »
En poursuivant cette offensive coûteuse en vies humaines palestiniennes, l’armée israélienne se retrouve de fait sur le terrain choisi par le Hamas. Comme lors des incursions précédentes, nul doute que ses infrastructures et ses miliciens sont déjà durement touchés et le seront plus encore, mais l’éradication promise par les autorités israéliennes supposerait une campagne de plusieurs mois, étendue à la totalité de Gaza. Or, l’armée israélienne ne dispose pas d’une maîtrise totale du temps et la mondialisation du conflit ainsi que la sensibilité des opinions, que l’on peut déjà constater, jouent contre elle. Sa stratégie offensive pèse lourdement sur l'image d'Israël. Le décompte quotidien des pertes civiles à Gaza donné par le Hamas ne peut pas être vérifié, mais les images et les témoignages qui parviennent de l'enclave attestent qu'il y a de très nombreuses victimes, parmi lesquelles 60 journalistes, et de très nombreux enfants.
Wassim Nasr journaliste à France 24 et membre du Soufan Center, créé par l’une des figures incontournables de l’anti-terrorisme, estime dans La Vie qu’« en libérant des femmes, des enfants et des personnes âgées, le Hamas renforce son image vis-à-vis d'un public déjà acquis à sa cause dans le monde ». Ainsi, la scénarisation des remises d'otages, pour faire un récit « positif » adapté aux réseaux sociaux, a été immédiate. Le Hamas est donc, pour l'instant, gagnant dans cette grande bataille des perceptions : il dure face à une puissance militaire non négligeable, tandis, ajoute le journaliste, qu’« une éventuelle victoire militaire d'Israël sera toujours relativisée à cause des milliers de civils tués pour l'obtenir. »

Kontildondit ?

Jean-Louis Bourlanges :
« Nous avons mis la barre très haut. Et nous allons dans cette direction. Nous ne frappons pas uniquement les terroristes et les lance-roquettes, mais aussi l’ensemble du gouvernement du Hamas. Nous visons des édifices officiels, Ies forces de sécurité et nous faisons porter la responsabilité de tout ce qui se passe sur le Hamas et ne faisons aucune distinction entre ses différentes ramifications. Nous ne sommes qu’au début de la bataille. Le plus dur est encore devant nous, et à cela il faut se préparer. Nous voulons changer les règles du jeu. »
Cette déclaration provient du chef adjoint de l’état-major de Tsahal, et elle date du 27 décembre 2008. Quinze ans et trois campagnes de guerre plus tard, ces mots pourraient être exactement les mêmes.
L’ancienneté de cette citation et la persistance du problème doivent nous faire réfléchir. Ils nous prouvent que le Hamas n’est pas soluble dans les opérations militaires. Occuper un territoire, vaincre quelques milliers de combattants, neutraliser quelques dizaines de kilomètres de tunnels, et même détruire les missiles, ne change rien au problème. Le 7 octobre dernier, les gens du Hamas se sont trouvés en territoire israélien pendant plusieurs heures, et ont pu y perpétrer les horreurs que l’on sait. Mais il ne s’agissait pas d’une victoire militaire pour le Hamas, c’était un effet de la défaillance de la sécurité israélienne. C’est pourquoi une défaite militaire du Hamas ne changera pas grand chose : au mieux, il disparaîtra militairement pour quelques temps, et il perdra des moyens. Mais ne nous leurrons pas : l’arsenal du Hamas n’est rien comparé aux ressources du Hezbollah libanais. L’enjeu militaire n‘est donc pas un enjeu central. Quant aux forces politiques du Hamas, elles sont tranquillement installées dans des hôtels de Doha, loin des combats.
Il est illusoire d'espérer trouver une solution militaire à un problème politique. Et sur le plan politique, il est incontestable que le Hamas a marqué des points. D'abord, à cause de la négociation pour la libération des otages. On a tellement entendu que le Hamas était si abominable qu'il refuserait toute négociation que sa réintégration dans la négociation est difficile à faire passer. Benymin Netanyahou ne voulait pas cela, et ses alliés de l'extrême-droite israélienne encore moins. Mais la pression de l'opinion publique a obligé à cette négociation. Cette négociation a donc battu en brèche le discours de diabolisation.
La « victoire » la plus impressionnante du Hamas, c’est d’avoir réussi à remettre le problème palestinien au cœur du débat. Tout le monde avait lâché la Palestine : les Américains, les Européens qui ne cessaient de ressasser des formules sans lendemain, tous les Etats arabes modérés, bref l’indifférence des Etats était patente. Et depuis les atrocités du 7 octobre, la solution à deux Etats est revenue au cœur du problème. Le grand paradoxe, c’est que le Hamas ne défend justement pas une solution à deux Etats. Il veut un seul Etat, reprenant la même formule que ses adversaires extrémistes israéliens « du fleuve jusqu’à la mer ».
Le problème est terrible pour Israël, car soit l’Etat hébreu refuse la solution à deux Etats (ce qui est la position de la plupart des membres du gouvernement actuel), et ce faisant il justifie en quelque sorte la revendication extrémiste du Hamas ; soit il se prête à une concertation sur les deux Etats, mettant en difficulté la base idéologique du Hamas, car cela irait vers la restauration d’une autorité palestinienne. Israël se refuse pour l’instant à trancher ce dilemme, et c’est ce qui nous donne cette guerre sans but de guerre : on ne sait pas en vue de quoi on se bat. La destruction militaire de l’appareil du Hamas est une chose, mais sur quoi débouchera-t-elle ? Nul ne le sait. Il y a là une responsabilité terrible pour l’Etat hébreu, car la communauté internationale exerce une forte pression pour engager un processus qui irait vers une solution à deux Etats.

Nicole Gnesotto :
La séquence dans laquelle s’inscrit la « victoire » du Hamas est très courte, mais cette victoire n’en est pas moins historique. D’abord parce qu’elle a révélé les failles d’Israël ; failles de la sécurité évidemment, mais aussi de la représentation que l’Etat hébreu se faisait de lui-même, comme une espèce de sanctuaire inviolable. Ensuite parce que le Hamas est parvenu à piéger Israël dans un processus d’escalade, où la disproportion de la réponse lui met à dos les opinions publiques internationales. Enfin, le Hamas a remis à l’ordre du jour la question des Palestiniens. Depuis Trump en 2016, l’ensemble de la communauté internationale a mis de côté la question des peuples et espéré solutionner la question palestinienne par des accords entre Etats. Bahreïn, les Émirats Arabes Unis, l’Egypte, et même peut-être l’Arabie Saoudite. Comme si on pouvait faire la paix au-dessus les peuples, ou sans les peuples, voire contre les peuples.
Mais cette victoire est pourtant à nuancer. Premièrement, il n’y a pas une énorme mobilisation de la rue arabe. Le discours du chef du Hezbollah qui a suivi les évènements du 7 octobre n’était évidemment pas modéré, mais on pouvait craindre pire, un appel à un conflit ouvert, direct et immédiat avec Israël, par exemple. Et pas d’escalade non plus du côté de l‘Iran. Enfin le Hamas a des « concurrents » parmi les groupes d’islamistes radicaux, qu’il s’agisse d’al-Qaida, ou du FLP qui renaît de ses cendres. A l’intérieur même de la mouvance islamiste, il y a une lutte de pouvoir qui pourrait bien le neutraliser un jour.
Donc une victoire indéniable, mais à nuancer. Tout comme Jean-Louis, je pense qu’il n’y a pas de solution militaire à un problème qui est avant tout idéologique et politique. C’est un engrenage bien connu de la lutte antiterroriste : plus la répression est dure, plus elle radicalise les opposants et perpétue le conflit. La seule possibilité est un dialogue international. Il faut que les Américains et les Européens fassent une déclaration commune, pour exclure de toute négociation les extrémistes, à savoir le Hamas d’un côté et l’extrême-droite israélienne de l’autre. Le fait que ni les Etats-Unis ni l’Europe n’ont jamais officiellement condamné la colonisation israélienne est un élément important : nous avons une responsabilité dans cette histoire.

Marc-Olivier Padis :
On dit que le Hamas « marque des points » dans ce conflit, regardons un peu quelle était sa situation avant les attaques du 7 octobre. Les enquêtes d’opinion dans la bande de Gaza (menées par des institutions internationales) nous apprenaient que le Hamas était en réalité assez impopulaire. Deux tiers des Gazaouis ne lui faisaient pas confiance, dont 43% « pas du tout confiance » ». Le Hamas est arrivé au pouvoir à Gaza par des élections en 2006, mais il n’en a jamais organisé d’autres depuis, et à voir les enquêtes d’opinion, il n’aurait certainement pas été réélu. La seule personnalité politique gazaouie qui a la moindre crédibilité en tant que leader de la cause palestinienne est Marwan Barghouti, qui n’est pas du Hamas (mais du Fatah), et est actuellement emprisonné. Seuls 16% des habitants de Gaza rendaient le blocus conjoint d’Israël et de l’Egypte responsable de la situation économique très difficile. Le reste blâmait le Hamas, sa corruption et son inefficacité.
Ce que nous apprennent ces enquêtes d’opinion, c’est qu’à chaque fois que la situation économique s’est améliorée à Gaza, la popularité du Hamas a chuté. En revanche elle a augmenté chaque fois que la situation sécuritaire s’est durcie. Le Hamas ne pouvait pas ignorer que la réponse d’Israël serait terrible après les atrocités du 7 octobre, on ne peut donc pas exclure qu’il les ait perpétrées pour redorer sa popularité.
Comme le disait Jean-Louis, le Hamas a remis la question palestinienne au centre du jeu. J’étais en Israël au printemps dernier pour participer à une rencontre de think tanks, à laquelle notre amie Lucile Schmid participait aussi, et nous étions tous deux extrêmement frappés qu’absolument personne ne nous parle des Palestiniens, alors que nous étions là pour réfléchir aux questions de sécurité, d’économie, etc. Nous étions tout aussi frappés par le degré de division de la société israélienne, découlant de la politique de M. Nétanyahou. Cette dernière a consisté à transformer l’Etat de droit, affaiblir la Cour Suprême, à politiser la nomination des juges, etc. Le pays était entièrement absorbé par ces querelles internes.
Face à la communauté internationale, le discours de Benyamin Nétanyahou a depuis le début consisté à dire : « je ne demande pas mieux, mais nous n’avons pas d’interlocuteur pour la paix ». Or le Premier ministre israélien a favorisé l’implantation du Hamas dans la bande de Gaza, puisqu’il a accepté son financement par le Qatar. Mais son discours a infusé la société israélienne, au point que presque tout le monde a accepté que ce statu quo était le mieux qu’on puisse espérer. La seule alternative sur laquelle tout le monde se focalisait était les fameux accords d’Abraham, signés entre Israël et le Maroc. Des négociations étaient en cours avec l’Arabie Saoudite, et si elles aboutissaient, on pouvait raisonnablement penser que la question du peuple palestinien serait écartée pour de bon. Elle est tragiquement revenue sur le devant de la scène internationale, et désormais tout le monde se demande : quel horizon ? Que faire le jour d’après ? On voit mal Israël réoccuper Gaza (comme ç’avait été le cas en 2005), on ne voit pas davantage quelle autorité palestinienne pourrait reconstruire Gaza. Seule une mobilisation internationale semble en mesure d’offrir des perspectives.

Nicolas Baverez :
Le Hamas est effectivement parvenu à changer les règles du jeu, et y a sans doute réussi au-delà de ses espoirs. Sur le plan militaire, le 7 octobre 2023 restera comme la date marquant la fin de l’inviolabilité du territoire israélien. Que des massacres et des pogroms aient pu y être commis est un traumatisme gigantesque, et le signe d’une faillite de Tsahal et du renseignement israélien. Un choc pire encore que celui de 1973.
Et aujourd’hui, il y a effectivement une contradiction, puisqu’il n’y a pas de but politique. Comment combattre le Hamas sans mettre les 130 otages restants en danger ? Sur le plan politique, il ne fait aucun doute que le Hamas est le seul représentant légitime aux yeux des Palestiniens aujourd’hui. C’est vrai à Gaza, mais encore davantage en Cisjordanie, avec les libérations de prisonniers. D’autres groupes existent, mais ils sont pour le moment largement sous la coupe du Hamas.
L’escalade régionale est un sujet plus compliqué. Les violences en Cisjordanie viennent surtout des colons israéliens, il n’y a pas à ce jour de nouvelle intifada. Le front Liban-nord est pour le moment actif mais maîtrisé. Pour ce qui est de la Syrie, de l’Irak, de l’Iran et du Yémen, on n’a pas non plus d’escalade. Quant aux accords d’Abraham, il est intéressant de constater que l‘Arabie Saoudite a suspendu les négociations, mais qu’elle ne les a pas rompues. Les dirigeants arabes modérés restent donc dans la perspective d’un accord ; en revanche, Israël est désormais totalement isolé sur le front diplomatique à cause des bombardements de Gaza. Le 27 octobre dernier à l’ONU, 120 Etats sur 193 ont pris position en faveur d’une trêve humanitaire inconditionnelle. En réalité, un vote contre Israël.
Non seulement la question palestinienne est revenue au cœur de l’agenda diplomatique et stratégique (posant au passage d’énormes problèmes aux Ukrainiens), mais surtout il y a une réelle victoire idéologique : le Sud global est désormais acquis à la cause palestinienne. Israël a perdu la bataille idéologique et informationnelle. La mémoire de la colonisation éclipse aujourd’hui celle de la Shoah, considérée comme un problème de Blancs ou d’Européens, et les bombardements de Gaza ont effacé le souvenir des massacres du 7 octobre.
Et après ? On ne fait pas la guerre pour la guerre, mais pour obtenir la paix. Pour le moment, pas l’ombre d’une solution politique, en tous cas tant que le gouvernement Nétanyahou est en place. Mais d’une certaine manière, le même problème va se poser au Hamas. En 1973 après la guerre du Kippour, Sadate avait fait le pari de la paix (et l’avait payé de sa vie). Aujourd’hui, nous pouvons bien souhaiter comme Nicole que les extrémistes des deux côtés n’aient pas voix au chapitre, mais on sait bien que cela n’arrivera pas.
L’ampleur de la responsabilité du gouvernement Nétanyahou finira par être démontrée par les commissions d’enquête. Sa cécité volontaire, le fait d’avoir sous-estimé le Hamas, dégarni les frontières d’Israël pour mettre l’armée au service des colons, sera sanctionnée, car Israël est encore une démocratie. Côté Hamas, j’en doute fort, mais les leaders politiques, si monstrueux soient-ils, sont tout de même intelligents. Le Hamas restera-t-il dans le slogan génocidaire « de la rivière à la mer », ou évoluera-t-il ? Enfin, il reste le réengagement des Etats-Unis et de l‘Europe aux côtés du monde arabe modéré, pour pousser tous ces acteurs à entamer une discussion politique.

Nicole Gnesotto :
L’objectif des accords d’Abraham était double : d’abord, mettre de côté la question des peuples, pour régler des équilibres et des rapports de forces entre Etats ; ensuite, obtenir une forme d’encerclement de la puissance iranienne, afin de la contenir. C’était véritablement le cœur de ce projet conçu par l’administration Trump. Et le Hamas est intervenu avant que cette stratégie n’aboutisse. Je ne dis pas pour autant que l’Iran est derrière tout cela, mais il faut bien reconnaître que la situation d’aujourd’hui profite à la République islamique.
Et puis il y a une précision à faire : ce n’est pas l’Etat d’Israël qui est aujourd’hui en danger, car Israël est une puissance nucléaire, qui ne va pas être rayée de la carte. C’est la démocratie en Israël qui pourrait bien disparaître. C’est en cela que nous autres occidentaux avons une responsabilité, et c’est pourquoi nous devons le dire. Il faut donc être d’autant plus exigeants envers Israël pour les règlements de compte de l’après-guerre. Si nous continuons à nous résigner, et à dire qu’il n’y a rien à faire contre l’extrême-droite israélienne et la colonisation, alors nous aurons véritablement perdu.
La seule façon de tuer le Hamas sera de donner un peu de justice au peuple palestinien. 70% de la population de Gaza a moins de trente ans, la seule façon d’empêcher ces jeunes générations de basculer dans les idéologies extrémistes mortifères du Hamas, c’est d’apporter la justice.br> Enfin, la communauté internationale va être extrêmement sollicitée dans les années à venir. Les estimations d’aujourd’hui chiffrent la reconstruction de l’Ukraine à 1000 milliards d’euros. Il faudra d’autre part aider à construire cette solution diplomatique à deux Etats, et mobiliser là encore énormément d’argent. Tout cela va nécessiter un vrai travail auprès des opinions publiques : convaincre que la paix n’est pas gratuite sera une tâche difficile.

Jean-Louis Bourlanges :
La solution qu’évoquait Nicole est évidemment celle que nous souhaitons, mais elle est conditionnée par l’attitude de deux acteurs principaux : Israël et les Etats-Unis. L’Etat hébreu n’est pas du tout prêt à envisager deux Etats pour le moment. Les Israéliens ont un sentiment de supériorité militaire absolue, Tsahal est de très loin la meilleure armée de toute la région. Je ne sais pas si l’arme nucléaire suffit à garantir la survie. Car pour le moment, seul Israël en dispose, mais quand l’Iran l’aura, il faudra sans doute reconsidérer tout cela … Mais pour le moment non seulement Israël refuse la solution à deux Etats, mais semble même ne pas envisager de solution du tout. C’est cela qui est le plus troublant : ils ne disent absolument pas ce qu’ils veulent faire. D’après le droit international, en tant que puissance occupante, ils ont le devoir de s’occuper du Hamas, or ils n’en font rien. Ce qui a été présenté dans le New York Times (à mon avis l’écho des conversations de Tony Blinken avec Israël), c’est en gros une guerre très violente jusqu’à la fin de l’année, puis une baisse d’intensité mais tout de même des combats pour toute l’année 2024. Une perspective véritablement terrifiante : pas l’ombre d’une solution en vue pour ces 2,3 millions de gens. Même chose du côté cisjordanien, avec une pression par la violence pour dégager les paysans palestiniens. Tout repose donc sur les Etats-Unis, qui ont traditionnellement toujours exercé une influence forte sur les Israéliens, leur forçant la main au besoin. Seront-ils prêts à le faire encore cette fois-ci ? J’en doute. Le président Biden a une attitude très prudente pour le moment, mais les extrémistes israéliens espèrent sans doute une réélection de Donald Trump (une perspective apocalyptique selon moi). La situation est doublement verrouillée.

LES POPULISMES AURONT-ILS l’EUROPE À L’USURE ?

Introduction

Philippe Meyer :
Partout en Europe, les partis nationalistes ou d'extrême droite ont le vent en poupe. En Allemagne, Alternative für Deutschland (AfD) a progressé jusqu’à devenir le deuxième parti le plus populaire du pays. Son succès polarise la politique locale, et il pourrait remporter les élections en Thuringe l'an prochain. Le 22 novembre, aux Pays-Bas, le leader du Parti pour la liberté Geert Wilders a enlevé 37 des 150 sièges de la Chambre basse. Une avancée qui renforce le camp des pays menés par l'extrême droite, après celle de Roberto Fico en Slovaquie le 1er octobre. L'année prochaine, l'extrême droite pourrait encore accroître son influence à l'occasion des élections européennes de juin. Les sondages d’opinons n’excluent pas que Marine Le Pen remporte l’élection présidentielle en 2027.
Si la plupart de ces partis sont toujours hostiles aux étrangers, l'expérience britannique a tempéré l’hostilité de certains envers l'UE et ils sont moins nombreux à vouloir abandonner la monnaie unique. Tous expriment de nouvelles inquiétudes, rejetant ostensiblement les politiques de lutte contre le changement climatique, qui, affirment-ils, serait une invention des élites. Ensuite, le soutien dont ils bénéficient a évolué. Selon les calculs de The Economist dans 15 des 27 États membres de l'UE existent aujourd'hui des partis d'extrême droite qui obtiennent 20 % ou plus dans les sondages, y compris dans tous les grands pays, sauf l'Espagne, où les nationalistes de Vox ont essuyé une défaite aux élections de juillet. Près des quatre cinquièmes de la population de l'UE vivent désormais dans des pays où l'extrême droite séduit au moins un cinquième de l'électorat. Toutefois, ces partis ont tendance à modérer leurs opinions quand ils sont endossent des responsabilités gouvernementales, comme le prouve Georgia Meloni, la première cheffe de gouvernement d'extrême droite dans un pays d'Europe occidentale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui n’a pas cherché querelle à l'Europe. Dans les pays nordiques, on constate une tendance similaire. Le Parti des Finlandais et les Démocrates de Suède, deux formations nationalistes, se montrent plus pragmatiques depuis qu'ils ont soit intégré, soit accepté d'épauler une coalition au pouvoir.

Kontildondit ?

Nicolas Baverez :
Le spectre de l’extrême-droite hante de nouveau l’Europe. En 1918, la démocratie avait gagné, la guerre n’était plus censée revenir, or dès la fin des années 1930 il y avait une majorité de régimes autoritaires ou totalitaires sur le continent.
Les Pays-Bas sont traditionnellement le pays le plus libéral d’Europe, or ils viennent d’élire l’extrême-droite. Mme Meloni est au pouvoir en Italie, M. Fico en Slovaquie. En Allemagne, l’AfD représente 20% des voix, en France le RN fait 28%, il vient d’y avoir des émeutes à caractère xénophobe à Dublin. Le seul pays qui semble préservé est aujourd’hui le Royaume-Uni, mais c’est en réalité un leurre, car les populistes ont pris le contrôle du Parti Conservateur, à l’occasion du Brexit. Enfin, la perspective d’un retour de Donald Trump donnerait à tous ces gens un puissant coup d’accélérateur.
On a toujours la logique du ressentiment, de la défiance, ainsi que le sentiment nationaliste et xénophobe. Ce qui diffère en revanche de la vague de 2015-2016, c’est l’intensité. En Italie, c’est très spectaculaire. Ce pays est souvent le laboratoire de ce qui peut se passer dans les démocraties, pour le meilleur (la démocratie chrétienne) et surtout pour le pire (le fascisme au siècle dernier, puis la fusion des riches, des démagogues et du contrôle des médias avec Silvio Berlusconi). Les moteurs d’aujourd’hui sont toujours l’immigration, mais il est intéressant de noter que l’économie est un facteur de plus en plus important, avec le choc de l’inflation, et la rébellion contre la transition écologique. Aux Pays-Bas c’est très clair : Frans Timmermans incarnait le Green Deal et le pacte pour la migration.
L’extrême-droite est en train de changer, et de devenir centrale. Cela complique considérablement les choses, parce que ce recentrage brouille les pistes. Les orientations économiques sont plutôt raisonnables, et il n’est plus question pour personne de sortir de l‘Europe. La stratégie est désormais à la prise de contrôle de l‘Union européenne, de ses institutions, de ses valeurs et de sa politique. Nous verrons ce que donnent les prochaines élections européennes, mais pour le moment, on peut envisager que l’extrême-droite obtienne une centaine de sièges au Parlement européen. D’autre part, il y a une banalisation auprès des opinions publiques, qui par ailleurs se droitisent. Enfin, il y a une faillite des partis modérés, qui n’arrivent plus aujourd’hui à proposer de solutions aux problèmes des électeurs.
L'arrivée au pouvoir de l'extrême-droite est-elle une fatalité ? Je ne le crois pas, à condition de faire d'importantes remises en question. D'abord, il faut répondre aux questions qui sont posées : sur l'économie, sur la transition écologique (et arrêter l'écologie punitive) et sur l'immigration. Et cela peut fonctionner : ainsi au Danemark, avec un changement de politique migratoire (contrôle des flux et politique proactive d'intégration), l'extrême-droite est passée de 21% à 2%. Il existe donc des réponses compatibles avec l'Etat de droit. En Pologne, le PiS a été battu, alors qu'il contrôlait la justice, les médias, et exerçait une énorme pression sur la société. Les anticorps existent, et le premier d'entre eux est le maintien de l'Etat de droit. A la fin du mandat de Donald Trump, on est passé très près de la limite, et c'est pourquoi la perspective de son retour est si inquiétante : on peut craindre que s'il est élu, il fasse en sorte de ne plus céder la place.
C'est vraiment autour des valeurs de l'Etat de droit qu'il faut se rassembler pour combattre l'extrême-droite. Si l'on examine le cas de l'Italie des années 1920 et de l'Allemagne des années 1930, c'est toujours la fin de l'Etat de droit qui précède les élections « sous influence ».

Marc-Olivier Padis :
Il y a certes une vague, mais il existe tout de même des éléments qui vont contre elle. Le PiS a été battu en Pologne, Vox a reculé en Espagne, et en Allemagne l’AfD progresse, mais dans les sondages, pas lors des élections.
Il existe pourtant bel et bien un mouvement, dont quelques caractéristiques sont communes à tous les pays européens. D’abord, la volatilité des comportements électoraux. C’était tout à fait frappant aux Pays-Bas, où l’élection s’est jouée dans les dix derniers jours. Geert Wilders a participé à un seul débat télévisé, et a réussi à s’imposer comme cela. Dans un contexte de volatilité pareille, le taux de participation est absolument déterminant. Si la participation est faible, un pays peut basculer pour presque rien. En Pologne, c’est la participation record qui a permis à Donald Tusk de l’emporter : elle était encore plus élevée que lors de la chute du communisme.
Deuxième caractéristique : la polarisation des opinions publiques. C’est ce qui fait le terreau de l’extrême-droite. Si les opinions publiques sont de plus en plus polarisées, c’est notamment à cause de la transformation des moyens d’information (chaînes d’information en continu, réseaux sociaux), mais aussi de véritables campagne de polarisation, de la part d’entrepreneurs spécialisés dans cette activité. Soit des politiciens locaux, soit des manipulateurs extérieurs comme la Russie.
Troisièmement, une recomposition de l’offre politique sur tout le continent. Aux Pays-Bas, il est étonnant de voir des partis émerger de façon foudroyante, à l’occasion d’un élément de l’actualité, pour finalement ne faire qu’un faible score. En Espagne, le parti Ciudadanos a connu une ascension spectaculaire et a ensuite quasiment disparu, le tout en une dizaine d’années à peine. Et puis il y a des sujets qui émergent très fort, comme la transition écologique. En Allemagne, c’est un projet de loi visant à interdire les chaudières à gaz, très impopulaire, qui a renforcé l’AfD. Enfin, on constate la fin du cordon sanitaire entre les partis conservateurs de la droite traditionnelle et ceux de l’extrême-droite : ils s’allient désormais.
La cartographie politique de l’Europe est en train de changer. Jusque là, on avait deux groupes bien identifiés : les « eurosceptiques » d’un côté, avec le groupe de Visegrád : Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie ; de l’autre les « frugaux », emmenés par les Pays-Bas, l’Autriche, le Danemark et la Suède. Or aujourd’hui, la Pologne et la République tchèque viennent de rejoindre le camp pro-européen, en Suède l’extrême-droite pèse beaucoup sur les choix du gouvernement, et ce sera probablement le cas aux Pays-Bas (même si la coalition va mettre du temps à se faire).

Nicole Gnesotto :
Parmi les raisons qui poussent à la montée de l’extrême-droite, il y a malheureusement la désinvolture des institutions européennes. J’en donne trois exemples.
D’abord, en juillet prochain, la présidence du Conseil de l‘Europe doit être exercée par la Hongrie. Et à Bruxelles, tout le monde dit : « c’est très regrettable que ce soit Orbán, mais c’est comme ça et on n’y peut rien ». Or c’est totalement faux. Ce n’est pas dans le traité de Lisbonne, c’est à cause d’une décision du Conseil datant de juillet 2016 (au moment du Brexit). Et une décision du Conseil peut parfaitement être défaire par une autre décision du Conseil. Le Parlement européen a émis le 1er juin 2023 une résolution dans laquelle il « demande au Conseil de trouver une solution, et rappelle que le Parlement pourrait prendre des mesures appropriées si une telle solution n’est pas trouvée ». Comment un Etat sous procédure de l’article 7 (article qui détaille les sanctions en cas de non-respect de l’Etat de droit) peut-il présider l’Europe ?
Ensuite, nous aurons en juin prochain des élections européennes. Tout le monde craint des progrès énormes de l’extrême-droite dans les urnes, et pourtant à Bruxelles on se rassure en disant « de toutes façons, ils n’auront pas la majorité, donc ça va ». Là encore, je trouve cela très inquiétant, et même parfaitement irresponsable.
Enfin, si l’on regarde les partis d’extrême-droite européens, on constate qu’ils ont assez peu de choses en commun, à part le refus de l’immigration et l’islamophobie. Mais d’un point de vue économique, il y a aussi l’ultra-libéralisme (à l’exception du RN français). Mme Meloni ou M. Wilders sont ultra-libéraux. La tendance des institutions européennes consiste donc à dire « Finalement, Meloni n’est pas si terrible, on peut s’entendre avec elle ». Bruxelles ne condamne l’extrême-droite que si elle est anti-libérale, et non à propos des valeurs européennes. Préférer le marché à la défense de la démocratie est une faute des institutions européennes.

Jean-Louis Bourlanges :
Tout ce que nous constatons aujourd’hui est le produit de la victoire idéologique des années 1990, juste après la chute de l’Union soviétique, quand on a remplacé le débat idéologique par un débat identitaire. On a cessé de se demander « que voulons-nous ? Que faisons-nous ? Que pensons-nous ? » au profit de « qui sommes-nous ? » et « nous ne sommes pas comme vous ». C’est l’origine de ce que j’appellerais un « wokisme trans-partisan ». Dans le wokisme, ce n’est pas la personne qui compte mais le groupe depuis lequel elle s’exprime : vous êtes le mâle (dominant), ou la femelle (dominée), vous êtes d’abord un Blanc, ou un Noir, ou un catholique, ou un musulman … C’est d’ailleurs le point commun entre MM. Mélenchon et Zemmour : l’identitarisme. Cela fait des ravages très profonds, et conduit ceux qui s’en réclament à s’éloigner de la démocratie. Ce qui est logique puisque la démocratie, c’est le contraire : c’est la personne, l’individu, c’est la délibération, c’est l’idée que le monde est fait par des êtres rationnels, qui peuvent dépasser la condition dont ils sont issus.
Cela explique que même si le discours semble modéré (comme celui de Mme Le Pen, par exemple), en réalité les arrière-pensées le sont bien moins. L’Orbanisme, le Poutinisme, l’Erdoganisme sont véritablement toxiques, empoisonnés. Si on ne comprend pas cela, on ne peut pas être un véritable démocrate. Or c’est ce qui est en train de se produire, et qui conduit au sentiment anti-européen. Car l’identité européenne, c’est que des sociétés culturellement différentes sont unies par un corpus de valeurs : démocratie libérale, respect des droits, séparation des pouvoirs, autonomie de l’université, etc.
Il y a une différence notable entre l’extrême-droite d’aujourd’hui et celle des années 1930 : le renoncement. L’extrême-droite d’il y a cent ans reposait sur un élan « on va changer tout ça et remettre de l’ordre dans ce foutoir, avec une imagerie militaire, « tous en rangs ». Aujourd’hui, plus rien de tel. Regardez le programme du RN : on refuse tout changement sur le climat, toute résistance à M. Poutine, toute mobilisation économique et sociale. Ce n’est plus du tout une idéologie du « sursaut » ou du renouveau, mais simplement de la démagogie creuse.
Enfin, et heureusement, l’extrême-droite est divisée. Au point de vue géopolitique, il y a des différences majeures : il y a ceux qui sont du côté de Poutine, et ceux qui sont du côté de l’Occident, notamment à propos du soutien à l’Ukraine.

Nicolas Baverez :
A propos du déni, de la négligence et du renoncement, je voulais vous lire la fin de la conférence que donna Edmund Husserl à Vienne en 1935, à propos de la crise de la philosophie européenne. Je rappelle que Husserl avait été exclu de l’université allemande (il était d’origine juive). Martin Heidegger, qui avait été son élève, avait rayé la dédicace de Sein und Zeit qu’il lui avait faite.
« La crise de l’existence européenne ne peut avoir que deux issues : ou bien le déclin de l’Europe, devenue étrangère à son propre sens rationnel de la vie, la chute dans la haine spirituelle et la barbarie, ou bien la renaissance de l’Europe à partir de l’esprit de la philosophie, grâce à l’héroïsme de la Raison … Le plus grand danger pour l’Europe, c’est la lassitude. »

Les brèves

Monténégro : la mer de pierres

Philippe Meyer

"Richard Werly, notre ami suisse dirige pour un éditeur belge, Nevicata une collection baptisée L’Âme des peuples. De courts volumes d’une centaine de pages qui traite aussi bien de pays, la Suisse, l’Australie, le Liban, l’Indonésie, l’Afghanistan, que des régions, la Crète, le Danube, la Provence ou des villes Grenoble et, dans sa dernière livraison, Venise. Je me suis attaché au livre consacré au Monténégro sous la plume affectueuse de Jean-Arnault Dérens. Dans mon imaginaire, le Monténégro était un pays proche de la Syldavie. C’est plutôt - et c’est ce qui le rend intéressant - un concentré de ce qui se passe à l’est de ce qui fut le rideau de fer. On y rencontre - c’est l’aspect syldave- un improbable roi qui ne règne pas quoique sa généalogie royale remonte en ligne directe à 1516. Il a étudié aux Beaux-arts à Paris où il vivait tranquille jusqu’à ce qu’il entreprenne son premier voyage dans le pays de ses ancêtres où les foules se sont pressées pour le prier de les aider à sortir du marasme où les avaient plongées la sortie de la Yougoslavie, puis la guerre des Balkans. Depuis, il s’emploie à éviter que le Monténégro ne tombe dans les mains de ceux, mafieux russes ou hommes d’affaires français, qui voudraient en faire une sorte de Monte-Carlo et la base de différents trafics. Ce n’est pas un petit travail que de construire un État dans un pays soumis à de pareilles pressions, sans compter les difficultés qui tiennent aux divisons entre orthodoxes, musulmans et catholiques. Dans cette entreprise, l’adhésion à l’Union européenne à laquelle le Monténégro est candidat joue un rôle non négligeable et, là aussi, le minuscule exemple monténégrin permet de bien voir ce que l’arrimage au continent européen représente comme bouclier et comme promesse."

Diplomatie de combat

Marc-Olivier Padis

"J’ai lu avec beaucoup d’intérêt ces mémoires, du diplomate Jean-Maurice Ripert. Il vient de prendre sa retraite, et dans ce livre il détaille les différents combats de sa carrière, en faveur des droits humains. Il fut très actif pendant la guerre de Bosnie, la guerre d’Irak, mais aussi les catastrophes naturelles, au Pakistan etc. Il a achevé sa carrière par deux postes successifs à Moscou et à Pékin. Il est donc un excellent connaisseur de la situation russe et chinoise, qu’il décrit très bien, ainsi que la question d’un éventuel axe Pékin-Moscou, qui le laisse plutôt sceptique. "

L’Arménie : un génocide sans fin et le monde qui s’éteint

Jean-Louis Bourlanges

"Et puis ce livre de Vincent Duclert, qui était déjà l’auteur d’un rapport remarquable sur le génocide au Rwanda. Il vient de publier cet excellent livre sur l’Arménie, cet « oublié au carré » de la crise du Moyen-Orient. Je suis très attentivement la situation en Arménie, et elle est réellement très inquiétante. Le déséquilibre des forces au profit de l’Azerbaïdjan est très grand, et à tout moment ce dernier peut essayer d’en finir. Nous devons être très vigilants, l’Europe commence à peine à se réveiller à ce sujet mais la torpeur était telle qu’il y a de quoi être très inquiet."