L’obsession allemande du frein à l’endettement va-t-elle plomber l’Europe ? / La société idéale aux yeux des Français / n°325 / 26 novembre 2023

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L’OBSESSION ALLEMANDE DU FREIN À L’ENDETTEMENT VA-T-ELLE PLOMBER L’EUROPE ?

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Depuis la pandémie de Covid, la guerre en Ukraine, la crise énergétique et la flambée inflationniste, les règles de la discipline budgétaire régissant la zone euro ont été mises en suspens. Elles seront appliquées à nouveau le 1er janvier prochain. Ces critères de Maastricht, jugés unanimement obsolètes, fixent des seuils de 3 % du PIB maximum pour le déficit et de 60 % pour la dette. Ils resteront d’actualité. Le débat porte sur la façon de revenir à ces critères pour les États qui ne les respectent pas, une majorité parmi les vingt membres de la zone euro. Si Paris soutient la proposition de la Commission européenne en faveur de trajectoires de désendettement à la carte, négociées de gré à gré entre chaque pays et l'exécutif européen, Berlin refuse cette approche trop souple et réclame un ratio commun de désendettement, de 1 % par an pour les États dépassant les 3 % de déficit. La Commission a tenté un compromis en proposant 0,5 %. La dette des pays de l'UE culmine aujourd'hui à près de 150% du PIB en Italie et 110% en France. Si les règles sont rétablies au début de l'an prochain, la France ferait partie des sept pays qui « devraient en théorie se retrouver placés par la Commission sous la procédure de déficit excessif », avec l'Italie, la Belgique, la Slovénie, la Slovaquie ou Malte.
En Allemagne, le projet de loi budgétaire adopté le 5 juillet marque le retour de la rigueur. Le ministre libéral des Finances, Christian Lindner, souhaite diminuer de 30 milliards les dépenses publiques et propose de baisser les budgets de tous les ministères, à l'exception de celui de la Défense. L'objectif est de faire passer le déficit budgétaire de l'Allemagne de 4,25 % du PIB à 1,75 %, et le niveau d'endettement du pays de 67,75 % à 66,5 %. Il s’agit de remettre le pays sur la voie du « frein à l'endettement », un concept inscrit dans la Constitution pour limiter le déficit budgétaire. Cette année, le gouvernement allemand tout comme le FMI ou les principaux instituts économiques allemands prévoient une récession de -0,4%. Selon la Commission, dix pays européens devraient être en récession cette année. Outre l’Allemagne, c'est le cas de la Suède, de l'Autriche, de l'Irlande, du Luxembourg, de la République tchèque, de la Hongrie et des trois pays Baltes.
Le 15 novembre, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a annulé la deuxième loi de finances rectificative qui comportait 60 Mds d'euros en faveur du climat. Une décision qui prive le gouvernement allemand de toute marge de manœuvre au moment où les 27 doivent débattre, lors du prochain Conseil européen des 14 et 15 décembre, d'une révision, à mi-mandat, du cadre budgétaire européen. La Commission européenne avance que les caisses sont désormais vides. Selon elle, il est impératif de soutenir l'Ukraine de 50 Mds supplémentaires jusqu'en 2027, d'affecter 15 nouveaux Mds aux partenariats extérieurs pour gérer les migrations, de créer un fonds de soutien de 10 Mds aux technologies critiques, de couvrir la hausse des taux du grand emprunt européen et de rehausser les traitements des fonctionnaires pour tenir compte de l'inflation.

Kontildondit ?

Michaela Wiegel :
Il est rare d’entendre le chancelier allemand (qui ne passe pas pour être quelqu’un de drôle) parler comme dans une bande dessinée. Vous vous souvenez peut-être de ce moment où il avait parlé du « double boum » lors de l’annonce d’un plan de 200 milliards d’euros pour soutenir l’économie allemande. C’était la première fois que l’Allemagne s’essayait à de l’inventivité budgétaire, un peu à la française, et cela n’a pas plu au reste de l’Europe, qui a considéré que c’était trop d’argent pour une seule économie. Si je rappelle cet exemple, c’est pour montrer à quel point le récent arrêt de la Cour constitutionnelle est historique. Car aujourd’hui, non seulement le transfert des 60 Mds de la crise Covid vers un fonds climatique a été déclaré anticonstitutionnel, mais c’est également le cas de tous les autres fonds spéciaux qui devaient aider l’économie allemande à surmonter les différents défis actuels (transition écologique, problèmes d’infrastructure, questions de Défense, etc.). C’est donc une situation de crise très inhabituelle pour la première économie européenne.
Tous les nouveaux crédits sont gelés jusqu’à nouvel ordre. En plus, dans le cadre dune procédure d’urgence, le ministre des Finances va demander la déclaration de « situation exceptionnelle », afin de suspendre à nouveau le frein à l’endettement pour l’année en cours. On pense que l’année 2024 pourrait bien être celle de coupes budgétaires record, pour rendre ce budget de nouveau constitutionnel. On pense aussi qu’il est quasiment impossible de le faire sans toucher à tous les grands projets européens, qui sont pourtant nécessaires. Où l’Allemagne fera-t-elle des économies d’une telle ampleur ? La situation est incroyablement complexe. Le pays a décidé de laisser une partie des ses responsabilités politiques dans les mains des juges de la Cour constitutionnelle. Les conséquences seront très lourdes pour l’Europe, qui est en train de négocier de nouvelles normes budgétaires. Avec une situation intérieure aussi tendue et dégradée, l’Allemagne aura beaucoup de mal à accorder de nouvelles largesses budgétaires à l’Europe. Je crains que cela ne signe malheureusement la fin de l’expérience de l’endettement en commun de l‘UE. Elle avait été tentée à cause de la crise de la Covid, les Allemands avaient réussi à surmonter leur réflexe anti-endettement, et décidé d’investir dans des projets d’avenir. Je vois une possible régression, particulièrement ironique puisqu’elle aura lieu pendant le règne d’une coalition aux ambitions progressistes et pro-européennes.

Marc-Olivier Padis :
Mais dans cette coalition progressiste, les libéraux ne manquent jamais une occasion de rappeler leurs partenaires Verts ou socio-démocrates à la rigueur. Le bilan des seize ans au pouvoir d’Angela Merkel (en coalition avec les socio-démocrates) peut se résumer à : une grande stabilité, mais beaucoup de sujets laissés en chantier, notamment à propos des investissements dans les infrastructures : ferroviaire, numérique (où l’Allemagne est très en retard), et évidemment la transition énergétique. L’Allemagne doit sortir du charbon, et pour ce faire, elle comptait passer par le gaz. Or les Russes ont cessé de le leur fournir, il y a donc une difficulté stratégique majeure, puisque l’industrie allemande a de gros besoins en énergie. Les 60 Mds étaient en réalité moins destinés à une transition verte qu’à un « bouclier énergétique » pour l’industrie, comparable à ce qui a pu se faire en France pour les ménages. Le ministre allemand de l’économie a d’ores et déjà annoncé qu’il allait y avoir des hausses de prix de l’énergie.
Il serait contracyclique de la part de l’Allemagne de faire une année 2024 de restrictions budgétaires alors que de gros investissements sont nécessaires et qu’elle est aujourd’hui en récession. Les conséquences pour l’Europe vont être importantes, car l’Allemagne représente un quart de la contribution au budget européen. Olaf Scholz a déjà annoncé que l’Allemagne ne contribuerait pas à la demande de rallonge budgétaire faite par Mme Von der Leyen pour le cadre financier 2021-2027. C’est donc très embarrassant, mais c’est aussi très dommageable pour l’Ukraine, car sur les 100 Mds prévus par la Commission, 50 lui étaient destinés (pas seulement en armement, mais aussi en reconstructions).
Une économie allemande qui se porte mal est une mauvaise nouvelle pour tout le monde, y compris la France, dont l’activité est tirée par l’économie allemande. Et puis, comment boucler un budget européen si l’Allemagne n’est pas en situation de contribuer ? La question ancienne et lancinante du budget de l’UE revient donc dans le débat, puisque celui-ci dépend de la contribution des Etats. L’emprunt en commun pour faire face à la crise sanitaire va donner lieu à des remboursements communs dans les années 2030. L’une des questions ouvertes serait de pouvoir enfin passer à des ressources propres de l’UE pour rembourser cet emprunt. Mais le débat semble assez mal parti …

Béatrice Giblin :
Les difficultés de l’Allemagne ont aussi beaucoup surpris tous ceux qui ne suivent pas de très près sa situation. Depuis des années, notre voisin d’outre-Rhin a toujours été décrit comme le pays qui s’en sortait brillamment, où tout allait mieux qu’en France : endettement maîtrisé, exportations qui faisaient pâlir d’envie, chômage bas … La seule difficulté fréquemment évoquée concernait la démographie : vieillissement de la population et manque de main-d’oeuvre. L’Allemagne était la fourmi auprès de laquelle la France faisait figure de cigale écervelée, refusant obstinément de rentrer dans le droit chemin.
Et voici que depuis peu de temps, et notamment à cause de grands bouleversements géopolitiques (l’invasion de l‘Ukraine par la Russie), la situation s’inverse. On serait tenté de dire que c’est un coup du sort et que les Allemands n’y sont pour rien, mais ce n’est pas tout à fait exact, dans la mesure où des choix ont été faits, qui ont servi les intérêts des entreprises allemandes, et certains ont été très mauvais, à mon avis. Je pense bien sûr à celui de sortir du nucléaire, qui a relancé la production de charbon. En Allemagne, la situation est donc difficile sur le plan économique, et carrément mauvaise sur le plan écologique, puisque les émissions de dioxyde de carbone sont vraiment très préoccupantes.
Les Allemands ont donc fait le pari du gaz russe, et c’est ce qui m’amène aux responsabilités politiques. Car la réalisation des gazoducs Nord Stream 1 et 2 par Gazprom, une entreprise russe dont le conseil de surveillance était dirigé par Gerhard Schröder (ancien chancelier allemand) a été absolument scandaleuse. Des puissances européennes s’y sont opposées, mais le poids économique de l’Allemagne et son lobbying au sein de l’Europe ont réussi à l’imposer. On savait déjà que les conséquences allaient être sévères pour l’Ukraine (qui ne touchait plus rien, puisque les nouveaux gazoducs passaient en mer Baltique).
Les difficultés allemandes d’aujourd’hui s’expliquent en partie par les bouleversements géopolitiques, mais aussi par des choix. Ces choix peuvent s’expliquer de façon historique, mais aussi par un sentiment allemand de supériorité concernant l’industrie et la rigueur de gestion. L’Allemagne a longtemps donné des leçons. Il lui faut désormais se les appliquer à elle-même.

Matthias Fekl :
Il y a d’abord la question de l’ordolibéralisme, c’est-à-dire l’inscription dans la Constitution d’une série de règles de gestion, qui limitent l’endettement, et transfèrent une partie importante du pouvoir d’appréciation politique et de souveraineté aux juges constitutionnels. On peut l’expliquer historiquement : sur les sujets de dette et d’inflation, le traumatisme des années 1920-1930 reste très fort en Allemagne. La situation économique désastreuse de l’époque a eu les conséquences politiques que l’on sait, on peut donc comprendre que les Allemands entendent éviter à tout prix de se retrouver dans une situation similaire.
J’avais écrit il y a quatre ans un article, se demandant si l’Allemagne allait être le futur « homme malade » de l’Europe. A l’époque, ce point de vue était très marginal, on avait tendance à considérer que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Pourtant, le modèle présentait déjà des éléments de fragilité. D’abord les choix énergétiques : le pari a été perdu. Ensuite, la question des hyper-excédents commerciaux (notamment avec la Chine), qui font peser de grands risques sur l’industrie allemande, à la merci du degré d’ouverture du marché chinois. Enfin, c’est une société minée par un certain nombre d’inégalités ou de réformes mal vécues. Aujourd’hui, tout ceci crée un grand désarroi dans les élites économiques et politiques. J’espère de tout cœur que la France et l’Allemagne vont essayer d’examiner ensemble les erreurs du passé, les mauvais choix stratégiques qui ont été faits de part et d’autre, et essaieront de surmonter ensemble leurs difficultés. Ce n‘est malheureusement pas ce que l’on constate. En France, on voit resurgir un anti-germanisme assez basique, tandis qu’en Allemagne, on a de la condescendance à l’égard de la France. Les destins des deux nations restent pourtant plus liés que jamais.
Les rigidités allemandes sur la limitation de la dette font courir des risques à l’Europe. N’oublions pas cependant que le risque inverse existe lui aussi : celui d’un emballement de la dette. Espérons qu’une forme de keynésianisme moderne pourra être réhabilitée, une autre approche des politiques économiques et de la dépense publique. C’est possible, c’est par exemple ce que fait admirablement Joe Biden aux Etats-Unis.

Michaela Wiegel :
L’Allemagne a toujours des chiffres d’endettement bien inférieurs à ceux de la France. On est donc bien en face d’une opération purement budgétaire : la Cour constitutionnelle dit que la pratique budgétaire n’est pas constitutionnelle. Matthias a raison de pointer que l’Histoire joue un rôle important dans le fait que la Cour s’exprime à ce propos, en revanche elle n’explique pas le renforcement de cette « règle d’or » du frein à l’endettement de 2011 (désormais 0,35% du PIB par an). Les juges de Karlsruhe ont renforcé cette contrainte en déclarant qu’elle devait s’appliquer par année budgétaire. Cela signifierait que tout doit être dépensé dans l’année, ce qui est aberrant pour quiconque a déjà géré un budget.
Il est temps que l’Allemagne se confronte au débat et à la réalité du moment : on ne peut pas éternellement vivre dans la crainte d’une spirale inflationniste. Je crains que l’Allemagne ne soit pas encore sortie de cette condescendance dont parlait Matthias à l’égard des autres Européens : aujourd’hui, les solutions ne sont pensées qu’au niveau national, sans aucun regard pour les conséquences européennes. La politique allemande se renationalise.

Béatrice Giblin :
Et ce ne sont peut-être même pas des solutions ! La situation sociale s’annonce difficile, et elle va beaucoup impacter les Allemands les plus modestes. Mais en vous écoutant, je me posais la question (typiquement française, je le reconnais) : que se passerait-il si les dirigeants allemands décidaient de ne pas écouter les juges de Karlsruhe ? Une telle chose est-elle seulement imaginable ?

Matthias Fekl :
En tant que juriste, je déconseille fortement de ne pas écouter les décisions de justice, car c’est la porte ouverte à tous les abus : on trouvera toujours une excellente raison de ne pas se conformer à telle ou telle injonction … Et faire appel de la décision n’est pas possible, car la Cour constitutionnelle est une dernière instance, il n’y a rien « au-dessus » d’elle. En revanche, il est possible de changer la Constitution.

Michaela Wiegel :
Et le débat semble être en cours. J’ai noté avec grand intérêt que le président de la CDU (le parti qui avait demandé à la cour de Karlsruhe de juger la pratique budgétaire du gouvernement) se déclarait surpris par l’ampleur du jugement. Même le principal parti d’opposition se sent dépassé par les conséquences de cette décision. D’autre part le maire (CDU) de l’Etat-ville de Berlin a contesté la validité du frein à l’endettement. Il argue que dans un temps de crise, il faut réagir. Ce frein a été conçu à une époque où l’endettement menaçait la démocratie, il est temps de changer ce texte. Mais changer la Constitution demande des majorités, des jeux politiques … et beaucoup de temps. Je crains que l’année 2024 ne soit très difficile, d’autant qu’il existe une possibilité que la coalition actuelle ne tienne pas … Certes, ses perspectives électorales sont si mauvaises que la soif de pouvoir les tient ensemble, mais politiquement, l’Allemagne est très fragilisée.

Marc-Olivier Padis :
Une réforme de la Constitution peut fonctionner. Pour contourner la règle d’or budgétaire, les gouvernements successifs ont eu recours à des fonds hors-budget. L’un des plus importants concerne la Défense, où 100 Mds sont sanctuarisés. Certains ajustements sont donc possibles.

LA SOCIÉTÉ IDÉALE AUX YEUX DES FRANÇAIS

Introduction

Philippe Meyer :
Ipsos pour la Fondation Jean-Jaurès en partenariat avec la CFDT, a mené en mars 2023, une enquête d’opinion sur « la société idéale de demain aux yeux des Français », publiée ce mois-ci. Société, lieux de vie et mobilités, relations familiales, travail et temps libre, réussite et argent, rythmes de vie, modes de consommation, sont les principaux items.
Une majorité écrasante de Français (95 %) exprime un désir de changement de la société actuelle, avec 59 % favorables à une réforme en profondeur ou à une transformation radicale. Ce sentiment transcende les clivages d’âge et de catégorie sociale, bien que les sympathisants de la droite extrémiste soient particulièrement enclins à souhaiter des changements radicaux. Les principaux pôles d’appartenance aux yeux des Français sont la famille (61%), le pays (10%) et les groupes d’amis (4%). Les célébrations traditionnelles jouent un rôle clef dans le renforcement de l’identité nationale. Parallèlement, une courte majorité (53%) valorise la reconnaissance des identités multiples en termes de genre, de religion, d’origine et de sexualité. Si le travail continue de représenter un élément important de la vie des Français, ils souhaitent pouvoir donner leur avis sur son organisation, en particulier afin de pouvoir le concilier plus facilement avec leurs autres activités. Environ 58 % des répondants préfèrent travailler dans une ou deux entreprises tout au long de leur vie professionnelle, indiquant une prédilection pour une carrière stable avec peu de changements. Ils aspirent également à plus d’horizontalité dans la gestion des entreprises. Ils sont 32 % à souhaiter alterner télétravail et présentiel, et 12 % seulement souhaitent ne faire que du télétravail à l'avenir. Six Français sur dix (60 %) estiment que l’écart de salaire mensuel entre la personne la plus pauvre et la plus riche dans une société idéale devrait être au maximum dans un rapport de 1 à 10. Si la démocratie reste le modèle de gouvernance privilégié, ses modalités posent débat : 45 % privilégient la démocratie représentative et 40 % la démocratie directe ou participative. Le rejet de la démocratie reste marginal, avec 7 % préférant un « dirigeant fort » sans contre-pouvoirs. A l’encontre des idées reçues, dans la société idéale, l’information passe par les journaux ou la radio et non par les réseaux sociaux sur lesquels l’invective est facile et l’information jugée pas toujours fiable. Le mode d'achat idéal pour 52 %, c'est l'achat dans des petits commerces spécialisés, puis les grandes surfaces et enfin sur des plateformes Internet.
Les Français privilégient le modèle de « ville nature » et une préférence marquée pour la proximité de services publics essentiels. 56% des répondants privilégient le calme et la tranquillité. 37 % mettent en avant la possibilité d’avoir un espace privé important (comme une surface habitable avec jardin). 36 % apprécient la proximité de la campagne ou des forêts. 32 % valorisent des relations sociales faciles et apaisées entre les habitants.

Kontildondit ?

Béatrice Giblin :
Si on en juge par tout ce que vient de dire Philippe, la société idéale pour les Français serait une société « pépère » : tranquille, apaisée. Avoir sa maison, son jardin, ne pas être importuné par des voisins trop proches, mais tout de même, avoir des services publics partout. Travailler pour une ou deux entreprises dans toute sa carrière et guère plus, du télétravail mais pas trop, des efforts écologiques mais pas trop, il est hors de question de sacrifier sa voiture par exemple. Sur le plan sociétal, une certaine tolérance : le fait que chacun puisse se marier avec qui bon lui semble ne fait plus vraiment débat. Sur le plan politique, en revanche, les clivages demeurent : les plus âgés préfèrent la démocratie représentative, les plus jeunes la démocratie directe ou participative. Rien de très étonnant, en somme. Il y a donc quelque chose de rassurant dans la lecture de ce rapport, même si on y trouve des contradictions.
Ainsi apprend-on que 95% des Français veulent que les choses changent, dont 59% qui sont pour des changements radicaux. Or dans le détail, l’idéal de société qui est décrit est tout à fait traditionnel : en somme, c’est à peu près celle qu’on a déjà, moins les problèmes. Les Français ont donc l’impression que ce qu’ils vivent actuellement est très dur, mais leur idéal, lui, n’a rien de nouveau ou très différent. Et ils n’ont même pas conscience des contradictions de leurs aspirations. Par exemple, dans un pays à faible densité de population comme le nôtre, concilier maison individuelle et services publics partout pose forcément des problèmes redoutablement difficiles. Comment fait-on ? Combien ça coûte ? Autant de problèmes qui ne sont même pas envisagés.
L’aspiration qui me semble la plus intéressante est celle d’une plus grande participation au travail, ou plutôt à son organisation. Là il y a quelque chose de nouveau, peut-être une clef pour parvenir à ces relations plus apaisées que les Français appellent de leurs vœux.

Marc-Olivier Padis :
Ce genre d’enquête me laisse perplexe, j’ai du mal à voir ce qui ressort de façon saillante, peut-être parce que je n’ai pas de point de comparaison pertinent. Parfois, je me demande à quelles questions les gens répondent vraiment, derrière celles qui leur sont posées.
Il y en a cependant certaines que je trouve intéressantes. Par exemple, on demande aux Français : « êtes-vous d’accord avec cet énoncé : la vie va trop vite, je me sens dépassé ? ». Et les jeunes sont plus d’accord que les vieux. Mais s’agit-il de la vie en général, de ma vie, d’une reprise de l’adage latin tempus fugit velut umbra, d’un désarroi face aux progrès techniques …? On a envie de creuser.
Je suis d’accord avec Béatrice : l’enquête fait ressortir des contradictions, mais je pense qu’elles sont inhérentes à l’enquête elle-même. On commence par demander aux gens s’ils estiment qu’il faut changer la société, mais ensuite, on ne parle jamais de la méthode, ce n’est qu’une série de déclarations. Marylise Léon, la Secrétaire générale de la CFDT, dans l’avant-propos, dit que cela « fixe un horizon ». On peut voir les choses ainsi, mais il y a deux sens au mot idéal : l’idéal en tant qu’opposé au possible, ou en tant qu’opposé au pratique. Ici, tout est un peu déclaratif, c’est par exemple très frappant à propos de l’information : les gens disent qu’ils faut lire les journaux car l’information y est plus fiable, or dans les faits on sait très bien que de moins en moins de gens les lisent. « Faites ce que je dis, pas ce que fais ».
Les questions que ne posent pas cette enquête sont : « Comment fait-on ? A quel effort êtes-vous prêt pour parvenir à cet idéal ? » C’est la définition même de l’action politique : hiérarchiser des priorités. J’ai relevé la même contradiction que Béatrice : à en croire l’enquête, les gens veulent une maison individuelle en pleine nature, mais aussi des services publics proches et un court temps de trajet entre le domicile et le travail … Ça ne colle évidemment pas. Aujourd’hui, la transaction que font majoritairement les ménages, c’est davantage de temps de trajet : les gens acceptent une heure et demie ou deux heures par jour pour être près de la nature, mais quand même en périphérie d’une ville et de ses services. La question : « comment gérez-vous les contradictions ? » m’aurait davantage intéressé …
Il se trouve qu’une enquête de ce type existe : « La France en quête », menée par l’association Destin commun. A partir du constat du ressenti d’une société fragmentée, divisée, dont le sens est difficile à lire, et de l’aspiration à une société plus humaine et apaisée, ils posent la question : « comment fait-on pour combler le fossé ? » Ils parviennent ainsi à faire émerger plusieurs profils de gens. La démarche est intéressante, je vous encourage à aller voir.

Matthias Fekl :
Merci d’avoir retenu ce thème pour notre discussion d’aujourd’hui, car je trouve que c’est une étude qui fait du bien. Dans le contexte très anxiogène de ces jours-ci, il y a un certain nombre de points positifs tout à fait bienvenus. Je ne suis pas non plus un expert de l’interprétation des enquêtes d’opinion, mais sans doute faut-il s’intéresser au moins autant aux dynamiques (ce qui est en hausse ou en baisse) qu’à la photo des résultats à un instant t.
Ce qui ressort pour moi est d’abord un attachement très fort à la démocratie, dont je dois reconnaître qu’il m’a surpris. A dire vrai, je croyais que les chiffres seraient beaucoup plus préoccupants, notamment sur l’envie d’un « chef fort » et autoritaire. C’est d’autant plus rassurant que les chiffres à ce sujet varient peu en fonction de l’âge. Et plus égoïstement, à propos du type d’information que souhaitent les Français, cette enquête doit nous rassurer, nous autres participants à cette émission, car il me semble que c’est exactement ce que nous nous efforçons de faire !
Blague à part, il y a un énorme décalage entre ce que nous dit cette étude et ce qu’on retient après plusieurs heures de réseaux sociaux ou de chaînes d’information en continu. Il y en a un autre avec les discours politiques de certains, qu’il s’agisse des délires identitaires des uns ou des obsessions anti-barbecue des autres. On s’aperçoit que les Français sont en réalité très loin de ce genre de préoccupations. Cela ne veut évidemment pas dire qu’ils ne peuvent pas avoir des angoisses, mais on s’aperçoit qu’ils ont en réalité beaucoup de modération et de pondération. Dans un pays soumis à des difficultés économiques sérieuses et à des vagues d’attentat, il y a là une résilience dont on peut être fiers.
On peut pourtant déceler deux ou trois bombes à retardement. D’abord, la question du logement, avec les contradictions que vous avez pointées, mais aussi le fait que le rêve des Français ne pourra plus se réaliser à l’avenir si certaines décisions politiques sont confirmées. Le rêve de la maison individuelle a vécu, dès lors qu’on décide de ne plus artificialiser les sols. On va vers le logement collectif, certains spécialistes des questions d’urbanisation nous alertent là-dessus depuis longtemps, et il semble que les Français n’ont pas encore bien réalisé cela ; le réveil risque d’être douloureux.
Ensuite : réussira-t-on à changer l’organisation du travail pour améliorer la qualité de vie, dans un environnement de compétition internationale aussi féroce ? Comment rester compétitif tout en gardant un rapport assez sain à l’entreprise ? Enfin, comment préserver notre modèle social dans un tel contexte ? L’attachement très fort à l’Etat-providence et à une forme de redistribution seront-ils tenables ? Pour la prise de décision politique, il y a là des hiatus qui seront très difficiles à combler.

Michaela Wiegel :
Le tableau brossé par cette étude m’a rappelé un livre allemand à propos de la France, énorme succès de librairie : « Vivre comme Dieu en France ». On y décrit une vie de qualité, où chacun a son espace insonorisé pour écouter chanter les petits oiseaux (et pas les voisins), où le travail est stable mais pas ennuyeux, et où tout ce qu’on consomme est vérifiable et sécurisé, de l’information à la nourriture.
J’en retire surtout une forme de nostalgie, pour une France qui n’a probablement jamais existé dans les faits, mais qui est encore très présente dans l’imaginaire collectif. Il y a quelques exemples révélateurs, comme l’importance des livres. J’ai été très étonnée qu’à l’heure où beaucoup lisent sur des tablettes ou des téléphones, les Français restent très attachés à l’objet livre. De même, ils préfèrent avoir moins de sources d’information, mais que ces sources soient fiables, c’est à dire un rejet des réseaux sociaux et de la multiplication des chaînes d’information. En somme, c’est le cri du cœur d’une France qui aimerait retrouver des choses qui semblent avoir un peu disparu du quotidien. Mais ce qui est frappant, c’est que ce désir est surtout exprimé par les jeunes. L’aspiration au bien-être est sans doute plus prononcée en France qu’ailleurs, j’en veux pour preuve le chiffre très bas de gens qui déclarent ne pas vouloir fonder une famille et avoir des enfants. En Allemagne, il est bien plus élevé.

Philippe Meyer :
Le stress auquel nous soumettent les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu me semble être pour beaucoup dans les réponses aux questions de cette enquête. Elles me paraissent révéler le besoin de souffler une seconde, de prendre un peu de recul. C’est à mon avis sans doute davantage un effet d’amortissement que de la résilience.

Les brèves

Simon Leys : vivre dans la vérité et aimer les crapauds

Philippe Meyer

"J’avais dit, il y a quelques semaines, le plaisir que j’avais éprouvé à relire Le Studio de l’inutilité de Simon Leys. Avec Alexandre Vialatte et, dans un tout autre genre, Georges Brassens j’y trouve beaucoup de l’humeur nécessaire à une échappée. Une échappée d’un univers d’injonctions, de certitudes et de simplifications. Dans le petit livre qu’il vient de consacrer à Simon Leys, Jérôme Michel note : « la littérature, Simon Leys la conçoit, à l'instar de Milan Kundera, comme le plus puissant et le plus salutaire antidote à la malédiction de la réduction qui s'acharna à défigurer l'humanité à l'âge des totalitarismes politiques et à en effacer les traits à l'heure contemporaine du non-sens bruyant, du bavardage permanent et de la disparition du monde de la vie derrière l'opacité des écrans. ». Dans son court essai, Jérôme Michel reprend tout ce que Simon Leys a appris de la Chine -et tout ce qu’il nous a appris qu’elle n’était pas quand des intellectuels possédés par le besoin d’appartenir débitaient des sornettes et proféraient des malédictions contre ceux qui avaient les yeux ouverts- mais aussi le passeur inlassable de romans et de romanciers que fut l’auteur du Bonheur des petits poissons. Au moment où sort sur les écrans le film de Ridley Scott sur Napoléon, Jérôme Michel rappelle que Simon Leys fut l’auteur d’un roman, La Mort de Napoléon, où l’on voit l’empereur évadé de Sainte-Hélène où il a laissé un sosie, devenir marchand de melons et de pastèques et se voir condamné à ne plus être que cela quand tous ses plans de reconquête du pouvoir tombent à l’eau parce que son sosie meurt dans son île lointaine. Après avoir visité un asile où pullulent les autoproclamés Napoléons, il ne lui reste plus qu’à examiner ce que fut sa vie. Où cet examen le conduira, c’est ce que je laisse découvrir aux lecteurs de Jérôme Michel et de La Mort de Napoléon."

L’enlèvement

Marc-Olivier Padis

"J’ai lu avec beaucoup d’intérêt ce livre de Grégoire Kauffmann. L’auteur est un jeune historien, et il a réussi à mêler dans ce livre l’histoire personnelle et l’histoire collective. Du côté de l’histoire personnelle, il faut savoir que l’écrivain est le fils du journaliste Jean-Paul Kauffmann et de Joëlle Brunerie-Kauffmann. Quand Jean-Paul Kauffmann a été otage au Liban, son épouse a monté un comité de soutien, très actif pour le faire libérer. Et ce comité a gardé des archives, conservées dans la maison familiale des Kauffmann. L’auteur a donc travaillé sur ces archives, comme le ferait tout historien, mais elles le touchent personnellement. A travers elles, il parvient à décrire les années 1980, ces années Mitterrand, une ambiance politique, un type de mobilisation alors nouveau, les controverses … Et puis sa vie de lycéen, la vie culturelle, comment il se construit dans une situation aussi dramatique. Un pari réussi. "

Le piège Nord Stream

Michaela Wiegel

"A propos de Nord Stream 2, et comment l’Allemagne a pu amener l’Europe à la suivre. Je voudrais vous recommander deux livres. Le premier est signé de Marion Van Renterghem, et raconte façon thriller comment l’Allemagne, après l’occupation russe de la Crimée, a pu monter (avec l’aide de la France) cette opération Nord Stream. C’est l’histoire d’un aveuglement qui a duré de longs mois, pendant lesquels on est resté sourds aux avertissements des Polonais et des Etats baltes. "

Les aveuglés : comment Berlin et Paris ont laissé la voie libre à la Russie

Michaela Wiegel

"Le deuxième livre est celui de Sylvie Kauffmann. Son sujet est plus large, puisqu’elle traite de toute la politique entre l’Europe et la Russie. Et le livre recèle quelques scoops. Martin Schulz, l’ancien président du Parlement européen lui a par exemple confié que c’est Angela Merkel qui a proposé que Gerhard Schröder dirige la compagnie Nord Stream, à cause de ses bonnes relations avec Vladimir Poutine. Cette « bénédiction » de l’ancienne chancelière était jusque là inconnue. Il y a d’autres chapitres fort intéressants, notamment sur la façon dont Nicolas Sarkozy avait humilié le président polonais et les dirigeants baltes de l’époque. "

Si Rome n’avait pas chuté

Matthias Fekl

"Je vous conseille ce livre de Raphaël Doan. L’auteur est un jeune magistrat administratif, énarque -et néanmoins tout à fait sympathique !- et tout à fait brillant. C’est à ma connaissance le premier livre d’Histoire écrit avec l’intelligence artificielle. Comme le titre l’indique, l’auteur imagine ce que serait l’empire romain s’il était devenu une puissance industrielle et technologique. Il y a des textes absolument incroyables, créés à partir de recoupements saisissants, des images complètement démentes (c’est aussi un magnifique livre d’un point de vue graphique). Et puis les commentaires de l’historien pour accompagner tout cela. Ce livre ouvre aussi une réflexion plus large sur l’intelligence artificielle, pas seulement sous l’angle des dangers, mais tout simplement sous celui de ce qui va changer. Pendant longtemps, les progrès technologiques ont menacé d’abord les métiers manuels. La remise en question qui arrive va aussi porter sur les métiers intellectuels, avec une nouveauté supplémentaire : la vitesse à laquelle ces bouleversements vont s’effectuer. Très stimulant intellectuellement, très beau, un cadeau de Noël idéal. "

Discours de la présidente du jury du prix de la laïcité 2023

Béatrice Giblin

"Je vous recommande d’écouter ce qui pour moi est un grand discours, prononcé le 8 novembre dernier par Abnousse Shalmani, à l’occasion de la remise du prix de la laïcité. Je vous en cite une phrase : « laïcité, ce mot qu’on doit dorénavant défendre alors qu’il nous défendait ». Tout y est. On peut cependant ajouter : « je ne donne pas de prix à un socialiste, je les laisse se flinguer dans leur moratoire à la con, à savoir si le Hamas est terroriste ou pas ». Tout est de la même veine. Abnousse Shalmani est d’origine iranienne, elle est révulsée de voir la gauche française défendre l’abaya ou le voile à l’heure où les Iraniennes risquent leur vie en s’y opposant. "