L’Argentine entre deux populismes / L’Europe et la sécurité / n°321 / 29 octobre 2023

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L’ARGENTINE ENTRE DEUX POPULISMES

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
En Argentine, alors que tous les sondages donnaient le libertarien Javier Milei vainqueur il a obtenu 30, 2% des voix au premier tour de la présidentielle contre 36,3% à son rival, Sergio Massa, ministre de l’Économie et candidat de la coalition péroniste de gauche sortante Unión por la patria. Alors que voter est obligatoire en Argentine, le scrutin a été marqué par une abstention record : 74 % de participation, en recul de 9 points par rapport à 2019. Pour le deuxième tour, le 19 novembre, les deux hommes se disputeront notamment les voix de la droite traditionnelle, éliminée avec Patricia Bullrich et ses 23,8 %.
L’actuel ministre de l’Économie a pourtant été incapable de juguler une inflation de 140 %, dans un pays où 40 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, où le dollar atteint 1.000 pesos au marché noir et où le PIB perd 3,3 % par an. Pour effectuer sa « remontada » par rapport aux élections primaires d'août qui le donnait deuxième, ( il est passé de 5,3 millions à 9,6 millions de voix), Sergio Massa a annoncé une série de mesures destinées à protéger le pouvoir d'achat des électeurs. Il a mis en place un remboursement de la TVA sur les produits de première nécessité pour les salaires inférieurs à 700.000 pesos par mois (soit six fois le salaire minimum). Il a supprimé l'impôt sur le revenu pour l'immense majorité des travailleurs. Il veut « reconstruire la patrie » grâce à un large programme pour faciliter l'accès à la terre et au logement. Il veut renforcer les entreprises publiques, prône une politique d'adaptation volontariste au réchauffement climatique, et promet une « révolution éducative » dont le contenu reste vague. Sergio Massa se fixe quatre objectifs macroéconomiques : l'ordre fiscal, l'augmentation de l'excédent de la balance commerciale, qui devrait permettre de renflouer la Banque centrale, le développement dans l'inclusion sociale. Enfin, il veut rembourser au plus vite la dette que le pays a contractée auprès du F. M.I.
Javier Milei, quant à lui, est un polémiste surgi en 2021 des plateaux TV sur la scène politique, souvent comparé à Donald Trump. Il a depuis suivi un fil rouge « dégagiste » contre la « caste parasite », visant les péronistes (centre-gauche) et les libéraux qui alternent au pouvoir depuis vingt ans. Anti-étatiste, son « plan tronçonneuse » vise à diminuer les dépenses publiques en supprimant plusieurs ministères (Éducation, Santé, Travaux publics et Développement social, Femmes), à libéraliser le port d'armes pour les civils et le commerce d'organes Il entend remplacer la monnaie nationale par le dollar, comme l'ont déjà fait le Panama ou l'Équateur. Mais dans un texte publié début septembre, 170 économistes qualifiaient cette dollarisation de « mirage », en raison du manque de dollars en circulation dans le pays et dans les coffres de la banque centrale. Il est opposé à l'avortement, doute de l'origine humaine du changement climatique, considère l'homosexualité comme un handicap et célèbre Viktor Orbán, Giorgia Meloni et Marine Le Pen.
Lundi matin à l'ouverture des marchés, le « risque pays », tel que mesuré par JP Morgan, a augmenté de plus de 10 %.

Kontildondit ?

Akram Belkaïd :
C’est une élection très atypique. D’un côté les péronistes, qualifiés de « centre-gauche » ou de « gauche modérée » aujourd’hui, n’ont plus rien à voir avec le péronisme des années 1950-1960. De l’autre, l’irruption de ce trublion Javier Milei, qu’on compare un peu trop vite à Donald Trump, avec sa tronçonneuse exhibée à chaque meeting, pour illustrer son intention de purement et simplement faire disparaître un certain nombre d’institutions, dont la Banque centrale. Il est en effet partisan de la dollarisation des échanges dans l’économie argentine, il s’appuie sur quelques bribes de théorie monétaire, sur le souvenir l’époque où Ben Bernanke, à la tête de la Federal Réserve américaine, avait hésité à inonder le pays de dollars pour relancer l’économie. Le mot d’ordre de Milei : « ¡viva la Libertad Carajo! » (« vive la liberté, putain ! ») donne une idée de la profondeur de sa réflexion politique ...
Il y a une réelle incertitude, rien n’est joué pour le second tour du 19 novembre, d’autant que la candidate Patricia Bullrich a appelé à voter pour Milei. Si ce dernier est élu, tout le monde se demande dans quelles conditions l’Argentine sera dirigée, tant ses projets inquiètent.
Il y a deux points significatifs à rappeler à propos de cette élection. D’abord, le rôle important des réseaux sociaux. Milei est parvenu à faire campagne dans des endroits où il n’y avait aucune infrastructure électorale, aucun soutien. Ensuite, il a bénéficié du vote d’une grande partie de la jeunesse argentine. Celle-ci ne vaut plus entendre parler du péronisme, ou de tout ce qui y est lié de près ou de loin. Milei réussi à trouver ce lien avec la jeunesse en mettant en avant l’idée que dans un ordre libertarien, tout le monde avait une chance de s’en sortir, y compris en matière d’éducation. Milei s’est fait connaître en donnant des conférences gratuites dans les parcs de Buenos Aires, et il est toujours prêt à donner des conseils de lecture à la jeunesse, bref il a rompu avec l’élitisme traditionnel de la classe politique argentine.

Nicolas Baverez :
L’Argentine vit une tragédie, mais les leçons à en tirer dépassent le pays. Il faut rappeler que pendant l’entre-deux guerres, elle faisait partie des dix premières puissances économiques mondiales, et qu’elle était encore la dixième en 1945. Aujourd’hui, elle est 23ème. Ce pays partage avec le Vénézuéla ou l’Algérie le fait de disposer d’extraordinaires richesses naturelles. A priori, toutes les conditions de la prospérité, et donc d’une démocratie apaisée, sont réunies. Or il se passe exactement l’inverse, c’est la politique (en l’occurrence le péronisme) qui a détruit l’Argentine.
Rappelons aussi que dans les années 1960, le PIB par habitant de l’Argentine était largement supérieur à celui de l‘Autriche, de l’Italie, ou même du Japon. Aujourd’hui, le salaire minimum est à 165 dollars, il était à 260 dollars il y a 20 ans. La première chose qu’il faut mesurer, c’est l’ampleur de l‘effondrement économique et social de ce pays. Il est très largement du aux péronistes, qui ont été au pouvoir quasiment tout le temps (sauf de 2015 à 2019). L’inflation est de 140%, le taux de pauvreté de 41%, la dette est colossale, et 430 milliards de dollars d’actifs sont à l’étranger. La dollarisation est donc en réalité déjà là, puisque tous les Argentins qui ont de l’argent l’ont en dollars, et ailleurs qu’en Argentine.
La situation est donc extrêmement dégradée, et la dimension tragique vient du fait qu’aucune des deux solutions proposées n’est souhaitable, elles vont au contraire aggraver les choses. Que Sergio Massa soit arrivé en tête est tout de même extravagant, puisqu’en tant qu’ancien ministre de l’économie, c’est lui qui porte ce bilan. Certes, il a eu l’intelligence politique de se distancer de Mme Kirchner, mais c’est tout de même accablant. Quand on l’entend expliquer qu’il va rembourser la dette, alors même qu’il a multiplié les aides sociales et diminué massivement l’impôt sur le revenu et le nombre de contribuables, il y a de quoi être dubitatif. Quant au fait de renforcer les entreprises publiques, elles sont déjà notoirement improductives.
Massa, c’est donc la poursuite de tout ce qui a mis le pays dans cette situation, à savoir le péronisme. Sous une forme certes plus modérée qu’à une certaine époque, mais la catastrophe se poursuit.
Quant à Javier Milei, il est vrai que la comparaison avec Donal Trump est trompeuse, car Trump n’est pas du tout libertarien. Milei entend vraiment détruire des pans entiers de l’Etat, dollariser ce qui reste de l’économie, il est clair que cela n’a aucune chance de fonctionner.
C’est dans cette aporie que se situe la tragédie. L’Argentine a déjà le record des défauts financiers. Ce qui s’annonce ici, c’est la destruction de beaucoup de valeur économique, et surtout beaucoup de pauvreté.
Il y a quelques leçons à tirer en Europe. D’abord, et contrairement à ce qu’on entend souvent, les Etats peuvent faire faillite. Ensuite, quand ils font faillite, ce sont les plus pauvres qui subissent le plus. Enfin, le populisme est une arme de destruction massive de la croissance et de la démocratie. On sait quand on y entre, mais pas quand on en sortira. On sait en revanche dans quel état on en ressortira : extrêmement appauvri, avec une démocratie détruite.

Lucile Schmid :
Pourquoi et comment Sergio Massa a-t-il récupéré 3,5 millions de voix entre le mois d’août et le mois d’octobre ? Comment une telle chose a-t-elle été possible alors que le péronisme était « démonétisé », décrédibilisé, et de plus en plus impopulaire ? Il faut s’intéresser au parcours de cet homme qui a toujours fait de la politique, depuis l’âge de 19 ans. Il était en effet ministre de l’économie, mais seulement depuis un an, auparavant il présidait la Chambre des représentants. Malgré ce poste, il est donc plus politique qu’économiste ; il n’avait sans doute pas la même compétence économique que son rival, puisqu’il faut rappeler que Javier Milei, lui, est économiste de formation.
Si Massa a constitué le vote refuge lors de cette élection, c’est parce qu’il a en quelque sorte promis de dépasser le clivage entre péronistes et anti-péronistes, qui pourrit la vie politique du pays depuis la fin de la seconde guerre mondiale. C’est un point important pour une population largement désespérée.
Ensuite, qu’on le veuille ou non, dans un pays frappé par un tel taux de pauvreté, distribuer des aides, c’est se garantir des voix. On peut le déplorer, mais il faut rappeler que le gouvernement de droite (entre 2015 et 2019) a lui-même emprunté 45 milliards de dollars, et donc lui aussi massivement contribué à l’endettement du pays. La responsabilité est donc partagée, et on peut considérer que d’une certaine manière, Sergio Massa peut nier sa responsabilité personnelle, d’autant plus qu’il a combattu Mme Kirchner de façon claire, en se présentant contre elle aux présidentielles de 2015. Il se retrouve donc dans une position où il peut se présenter en tant que « pont » entre deux Argentines opposées.
Autre point qu’il me paraît important de rappeler : Javier Milei est un fou. Dès sa jeunesse, il était appelé « el loco » par ses camarades de classe. Certes, on peut douter de la compétence psychiatrique d’écoliers, mais il y a tout de même quelques éléments qui interrogent : Milei a dédié à ses quatre chiens sa victoire à la primaire en août dernier (chiens clonés aux Etats-Unis parce qu’il aimait beaucoup son premier chien décédé). On a donc affaire à quelqu’un qui reconnaît se concerter avec ses chiens plus volontiers qu’avec des amis ou même d’autres êtres humains … Bref il atteint un niveau d’extravagance qui a peu d’équivalent, et que personnellement je trouve inquiétant.
Quant à Patricia Bullrich, elle a perdu beaucoup d’électeurs, qui se sont rabattus sur les deux autres rivaux. On peut donc dire que ce qui représentait la droite classique n’a d’une certaine façon plus de légitimité politique aux yeux des Argentins. Le pays est fracassé par la crise économique, il y a un énorme fossé d’élitisme entre la classe politique et la population, et par ailleurs il reste des bastions du péronisme (notamment autour de Buenos Aires), qui ont permis à Massa d’obtenir ce score. Enfin, rappelons qu’il s’agissait d’élections générales, et que Javier Milei a eu autour de 35 députés. C’est très faible s’il veut pouvoir gouverner. Les péronistes en revanche demeurent, et de très loin, le groupe majoritaire à la Chambre des représentants, et ont maintenu leurs résultats au Sénat. Quel que soit le vainqueur du 19 novembre, il faudra composer.

Michel Eltchaninoff :
Quelles que soient les raisons de la remontée électorale de Sergio Massa, les électeurs argentins se retrouvent tout de même face à un choix que Nicolas a raison de qualifier de tragique. Pour ma part, et pour faire référence au dilemme du prisonnier, je l’appellerais dilemme du désespéré. D’un coté, il faudra soit voter pour le ministre de l’économie, qui porte tout de même en partie la responsabilité de la situation économique, soit pour quelqu’un qui veut renverser la table, avec 95% de chances que cela conduise à la catastrophe et à un chaos dangereux. C’est le choix entre rester à grelotter au bord d’un précipice, ou sauter dans le vide.
Milei n’a plus la dynamique qu’il avait en août, mais Bullrich lui apporte ses voix (ce qui a achevé sa coalition, puisque le centre refuse de soutenir Milei). On peut donc imaginer que le vote refuge vers le péronisme (notion très plastique, qui couvre désormais un large spectre politique) pourrait l’emporter, mais il faut garder en tête la pulsion de transgression qui travaille une partie de la société argentine. C’est là que la personnalité de Milei joue à plein. Ce n’est pas seulement un ultralibéral, c’est avant tout un paléo-libertarien. Cette idéologie a été inventée dans les années 1990 par Murray Rothbard (nom que Milei a donné à l’un de ses chiens clonés). Ayant constaté que le libertarianisme n’avait aucun succès électoral, Rothbard avait décidé de lui adjoindre un volet populiste, avec la légalisation des armes à feu, l’opposition au mariage homosexuel (venue d’une opposition au mariage tout court), bref il s’est agit de concilier les principes du libertarianisme avec des positions extrêmement conservatrices, climatosceptiques, etc.
On se retrouve donc face à une personnalité peut-être folle, mais dont la folie fait le succès. En fait Milei est punk, c’est à dire transgressif. Le fait qu’il ose critiquer de manière répétée le pape François (qui est Argentin), disant de lui qu’il est « le représentant du démon sur terre » est significatif : on voit par là qu’il est en mesure de plaire à ces désespérés qui considèrent que la seule solution pour sauver l’Argentine, c’est le coup de pied. Cela me fait penser à l’excellent livre de Pablo Stefanoni, La rébellion est-elle passée à droite ?, dans lequel l’auteur nous explique que ce qui se passe en Argentine se produit un peu partout dans le monde. Pour une partie de la jeunesse, le libertarianisme, c’est l’égalité des chances, et qu’il faudrait donner un bon coup de pied à un certain progressisme, favorable aux homosexuels, aux immigrés, etc. On se retrouve dans une situation où cette « folie » de Milei est presque un avantage électoral. Le risque demeure : une partie de la jeunesse peut être tentée de se « suicider en rebelle », plutôt que de continuer à « vivoter en esclave ».

Akram Belkaïd :
Le bilan économique des dernières décennies est désolant, mas n’oublions pas que la junte qui a dirigé ce pays a également une large part de responsabilité dans ce qu’est devenue l’Argentine en termes de brutalisation et de division de la société. Pendant la campagne électorale, on a d’ailleurs vu resurgir ces divisions du passé, avec d’un côté des rassemblements pour dénoncer « les crimes terroristes de l’extrême-gauche », ce qui a engendré une mobilisation importante des familles de disparus. On croyait cette page tournée, on s’aperçoit que ce n’est pas encore le cas.
Et puis il y a la géopolitique. Et le « punk » Milei a en effet traité le pape François « d’abruti », mais surtout il a annoncé que son pays ne ferait plus commerce avec la Chine. C’est d’autant plus étonnant et significatif que l’Argentine vient de faire son entrée au sein des BRICS. On se demande comment les choses s’y passeront si Milei est élu. Cette entrée de l’Argentine est largement due aux efforts du Brésil, qui souhaite stabiliser et développer son turbulent voisin. Mais avec les récentes déclarations de Milei, on imagine mal le futur des relations bilatérales avec le Brésil ou les autres BRICS.

Lucile Schmid :
A propos du positionnement de la jeunesse dans cette élection, rappelons aussi que le phénomène Javier Milei a surgi après l’épidémie de Covid. L’Argentine a vécu un confinement particulièrement dur, qui a quasiment stoppé l’économie déjà très mal en point. Quand on est jeune diplômé argentin, le déclassement professionnel est un destin presque garanti. Rien d’étonnant dès lors à ce qu’on s’intéresse à quiconque promet de battre cette fatalité.
Milei se réfère beaucoup à des figures européennes. Rappelons que l’Argentine était une très grande puissance, mais aussi le plus européen des pays d’Amérique latine. On peut donc imaginer que ce qui s’y passe peut nous arriver en Europe. Quand Milei invoque Giorgia Meloni, Viktor Orbán ou une droite fascisante européenne, il y a quelque chose qui travaille sur le traumatisme politique qu’ont créé la pandémie et ses confinements.

Philippe Meyer :
L’Argentine a effectivement été très « européenne » pendant longtemps, mais cette influence s’est presque réduite à néant depuis les années 1970. Le retour de Peròn, avec son candidat « homme de paille », sa mort, sa veuve Isabelita, ersatz d’Evita, et l’homme qui tirait ses ficelles, José López Rega, et derrière, l’armée, en embuscade. Tout cela était totalement éloigné des mœurs européennes : la brutalité, la violence … Je me souviens de la « gauche péroniste » (si tant est qu’un tel concept veuille dire quelque chose) se faire massacrer par l’autre faction péroniste, je le souviens des Uruguayens assassinés, c’était absolument épouvantable. Le « vernis » européen paraissait bien mince pendant toutes ces années, jusqu’à la fin de la dictature, dont il faut rappeler qu’elle est malheureusement due à Margaret Thatcher, et non à une opposition à l’intérieur du pays. Le rapport de l’Argentine à une démocratie apaisée n’a cessé de se dégrader et de s’affaiblir depuis 50 ans. Le « punk brutal » Milei a donc réellement ses chances, et on peut craindre que même si c’est son adversaire qui l’emporte, il sera le même jouet des habituelles rivalités au sein du péronisme. Quelle que soit l’issue de l’élection, on n’est en tous cas pas près de sortir du populisme en Argentine.

L’EUROPE ET LA SÉCURITÉ

Introduction

Philippe Meyer :
Deux citoyens suédois ont été tués et un autre grièvement blessé à Bruxelles, le 16 octobre, par un homme qui s’est présenté ensuite, dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux, comme un membre de l’organisation Etat Islamique. L’auteur des faits, Abdesalem Lassoued, un Tunisien de 45 ans sans papiers, a été tué par la police. Le royaume, qui a connu deux attentats meurtriers faisant trente-cinq morts en 2016, compterait aujourd’hui quelque 600 « fichés S » dont la surveillance serait difficilement assurée. L’auteur de l’attentat ne figurait toutefois pas sur les listes de l’Office central d’analyse de la menace, a assuré le ministre de la Justice qui a démissionné. La Sûreté de l’Etat – le service de renseignement intérieur – a appelé récemment à un renforcement de ses moyens dans la lutte contre le terrorisme.
Après l’assassinat dans un lycée à Arras du professeur Dominique Bernard et le meurtre des deux touristes suédois à Bruxelles, des aéroports ont été évacués en catastrophe en France, des frontières intérieures se sont fermées... L'Europe fait face à un risque terroriste bien plus important depuis l'attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre dernier. Le 19 octobre, à Luxembourg, les ministres de l'Intérieur de l'Union européenne ont discuté de l'importation du conflit israélo-palestinien et de leurs corollaires, qu'il s'agisse d'antisémitisme ou d'islamophobie. Plusieurs ministres ont appelé à des politiques migratoires plus strictes consistant à mieux filtrer les entrées dans l'Union européenne et à pouvoir renvoyer plus rapidement les demandeurs d'asile qui présentent un risque pour la sécurité. Gérald Darmanin a dénoncé « un peu de naïveté dans les institutions de certains pays ou de l'Union européenne » face à ce qu'il appelle le « djihadisme d'atmosphère ». L'UE dispose désormais d'outils bien plus coercitifs que lorsque la France et la Belgique avaient été frappées en 2015 et en 2016. D’abord le règlement de l'UE adopté en 2021 et mis en œuvre depuis juin 2022, qui oblige les plateformes à supprimer en une heure les contenus terroristes, sur injonction des autorités compétentes des États membres. Mais également, le Digital Service Act, cette loi récente portée par le commissaire français Thierry Breton et qui vise à la modération des contenus diffusés sur internet.
La guerre entre le Hamas et Israël, la polarisation croissante observée dans nombre d'États membres et le risque terroriste, conjugués aux importantes arrivées irrégulières dans l'UE, font monter la pression autour du pacte migration et asile, cet ensemble de textes présentés en septembre 2020 et toujours en discussion. Réunis en conseil à Bruxelles, jeudi et vendredi, les Vingt-Sept ont fait le point sur la sécurisation des frontières extérieures de l’UE. Certains États membres ont d'ores et déjà choisi de ne pas attendre davantage. Comme l'Autriche, l'Italie a décidé de réintroduire des contrôles à la frontière avec la Slovénie. Les gouvernements européens craignent une poussée des tensions communautaires à mesure qu’augmentera le nombre de victimes civiles dans la guerre d’Israël contre le Hamas. Dans plusieurs pays, dont la France, les actes antisémites, et, dans une moindre mesure, islamophobes, ont augmenté.

Kontildondit ?

Nicolas Baverez :
Quand on regarde la situation du monde d’aujourd’hui, on est frappé par la dynamique de l’ensauvagement. A la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, nous avons la grande confrontation entre empires autoritaires et démocraties, une guerre de haute intensité en Ukraine et une guerre hybride en Europe, avec une désinformation massive venue de la Russie. Un autre conflit vient de s’ouvrir en Israël, et son importation en France n’est pas un « risque », elle est un fait. Il suffit de regarder les attentats d’Arras et de Bruxelles, et surtout le regain des actes antisémites, cette logique de face-à-face qu’on retrouve également en Espagne, en Allemagne, en Italie …
L’Europe est en première ligne, avec d’un côté une montée des menaces extérieures, de l’autre des conflits intérieurs avec quasiment une logique de guerre civile. De la Baltique à la Méditerranée, le panorama est inquiétant : menace existentielle de la Russie face à l’Ukraine, conflits du Caucase avec l’implication turque, situation du Moyen-Orient (en Israël mais risque d’implication de l’Iran), Libye, Sahel … Bref l’Europe est cernée par les guerres et les crises, et elle est dans un déni assez complet.
Suite au choc de la guerre en Ukraine, elle s’est retrouvée désarmée et vulnérable. L’UE a été fondée pour la réconciliation franco-allemande, sur l’idée qu’on faisait la paix par le droit et le marché. C’est cette idée qui est aujourd’hui prise à revers par l‘état du monde. Devoir renverser le logiciel européen pour fabriquer de la souveraineté et de la sécurité ne va pas de soi, c’est même très difficile. Côté extérieur, la seule réponse possible a donc été l’appel massif à l’OTAN et aux USA. Quant au Moyen-Orient, aujourd’hui, on se retrouve un peu sur l’idée de couloir humanitaire, mais auparavant, c’était la cacophonie. Il faut pourtant rappeler que la politique étrangère de l’Europe est née en 1980 avec la déclaration de Venise, précisément à propos du conflit israélo-palestinien. A l’intérieur, on se déchire sur l’immigration et la manière de réguler les flux.
La seule réponse à ce problème de sécurité aujourd’hui, si l’on réfléchit stratégiquement, c’est l’élargissement. Mais l’élargissement ne règle pas le problème de ce qu’on veut faire. On bute toujours sur les mêmes trois modèles européens. Le premier, qui avait plutôt bien fonctionné, était celui du marché, conjoint à la garantie de sécurité des Etats-Unis. Compte tenu des évolutions, ce modèle devient intenable, il faut beaucoup plus d’autonomie. Le deuxième modèle, c’était le pont entre l’Orient et l’Occident. Mais l’implosion du monde, avec la montée du ressentiment du « Sud global », semble l’avoir rendu caduque. Il ne reste plus qu’un modèle : la montée d’une Europe-puissance. Il a été porté par la France, mais est aujourd’hui discrédité. Par la faiblesse de la France et l’incohérence de sa diplomatie d’abord, et puis par le fait que la majorité des pays européens le récusent. Il est pourtant la seule manière de réorganiser la sécurité intérieure dans le cadre de l’Etat de droit, et de mettre en place une politique de sécurité souveraine, même si elle est toujours articulée aux Etats-Unis.

Lucile Schmid :
Nicolas a raison de rappeler qu’en matière de construction d’une sécurité européenne, nous ne sommes même pas au milieu du gué. Nous sommes effectivement depuis longtemps dans une forme de déni. Dès les débuts de l’UE, il a été question d’une Communauté européenne de Défense, dont le traité de Maastricht a dessiné les premiers rudiments. Josep Borrell, le responsable européen des questions de sécurité et des Affaires étrangères, rappelait récemment dans un texte très intéressant que c’est sans doute sur ces sujets de souveraineté et de défense que le fossé entre le discours et les actes est le plus large.
Je serai en revanche moins sévère que Nicolas à propos de la façon dont l’UE a réagi depuis les début de la guerre d’Ukraine. Cette guerre qui se déroule sur le sol européen, et la résistance des Ukrainiens (qu’à peu près personne ne soupçonnait), ont obligé l’UE à faire face à ses responsabilités. Et depuis, un certain nombre d’actions ont été faites. L’adoption de la boussole stratégique en mars 2022 est largement méconnue du grand public, c’est pourtant le résultat d’un long travail. Les différents services de renseignement des Etats membres y ont participé, et la méthode les associe d’une manière originale avec les institutions européennes. Il s’agit de mettre à fin à la vielle habitude qui veut qu’en matière se sécurité, chacun faisait ce qu’il voulait dans son coin.
Quelque chose est donc en train de se passer, mais malheureusement pas à la vitesse des évènements. Le délitement géopolitique du monde, le progrès de l’illibéralisme, rattrapent l’Union. L’Europe est désormais contrainte d’être réactive, alors que pendant très longtemps elle a négligé de construire des choses sur ces sujets : les investissements communs qui étaient nécessaires n’ont pas été faits. Et ce malgré des engagements, comme celui de mettre en commun 35% des dépenses de sécurité et de défense de chaque Etat membre.
Toutes les discussions entre pays européens ont encore eu lieu de manière classique, c’est à dire sans jamais y associer les opinions publiques. De ce fait, le texte de cette boussole stratégique, pourtant pionnier et même assez révolutionnaire, n’est connu de personne. Les opinions publiques sont bouleversées par l’actualité, mais elles ne savent pas ce qui se passe dans les coulisses de l‘UE, encore une fois perçue comme un imbroglio technocratique. Ces sujets de défense et de sécurité sont des enjeux tels qu’ils doivent entrer dans le débat public. Sans quoi la politique de sécurité de l’Union européenne risque de se réduire à une politique anti-migratoire.

Michel Eltchaninoff :
L’onde de choc des attentats et des massacres du 7 octobre va être terrible en Europe. Cela a déjà commencé, avec les attentats d’Arras et de Bruxelles. Au fond, cela change l’idée même que l’on se fait de l’Europe. L’Union européenne a effectivement été construite pour faire la paix, or la guerre se rapproche : à l’extérieur avec l’Ukraine, à l’intérieur avec le terrorisme. Et puis la résurgence de l’antisémitisme est elle aussi une remise en question de l’idée d’Europe. Comment doit se comprendre le continent de la paix face à la guerre ?
L’Europe peut-elle être protectrice, comme le veut Emmanuel Macron ? Pour ma part, je vois trois obstacles à la réalisation de cette ambition. D’abord, il y a une forme d’impuissance, on le voit bien au Moyen-Orient : nous en sommes réduits au ministère de la parole. Certes, cette parole est nuancée (droit d’Israël à se défendre, nécessité de la création d’un Etat palestinien), mais pas évidente à formuler. On l’a vu au sommet de Bruxelles, où l’on ne parle pas de cessez-le-feu mais de « pause » … Reste la possibilité de fournir l’aide humanitaire, si nécessaire aux habitants de Gaza, mais tout compte fait, le constat qui domine est celui de la relative impuissance : bon an mal an, il nous faudra certainement nous aligner sur la politique américaine.
Deuxième obstacle : les divisions internes. Par exemple, le vice-chancelier allemand a évoqué une « solidarité illimitée » avec Israël. C’est ainsi qu’on se retrouve avec des divergences, entre d’un côté l’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie, de l’autre l’Espagne, le Portugal, l’Irlande sur la manière de poser les mots sur la question.
Enfin, il y a la tension entre une exigence de sécurité et le respect des droits. C’est une question existentielle pour l’Europe, puisque l’union a été construite sur le respect des droits. Le cas des deux attentats récents pose la question de manière très vive : peut-on sanctionner des intentions, et non des actes ? C’est une question fondamentale pour nos démocraties et pour l’Europe.
D’un point de vue plus philosophique, l’Europe a vraiment été fondée sur une idée kantienne : elle est un outil de construction de la paix (entre ses membres et plus largement, dans le monde), par le droit et la démocratie. C’est le message de Vers la paix perpétuelle. Si nous voulons rester fidèles à notre vocation de protection des droits pour et au nom de la paix, il nous faudra peut-être ajouter une petite dose de Machiavel. Machiavel est un philosophe tout à fait républicain, mais il nous apprend que « le Prince ne peut se fonder sur ce qu’il voit en temps de paix ». Il doit toujours avoir à l’esprit la possibilité de la guerre. C’est peut-être ce qui manque aujourd’hui aux dirigeants européens. C’est aussi ce qui explique comment nous n’avons pas vu venir l’invasion de l’Ukraine.

Akram Belkaïd :
L’exemple du Proche-Orient va lui aussi dans le sens de cette réflexion : vous ne pouvez pas bâtir une zone de prospérité économique, ou de bien-être généralisé, sans vous occuper de votre entourage. Et quand il y a trop de problèmes dans cet entourage, tôt ou tard ils finissent par atteindre votre sécurité, jusqu’à remette en question tout le projet. Je rejoins Lucile à propos de la Méditerranée : on a eu à plusieurs reprises des déclarations d’intention de la part de l’UE. Rappelons qu’après la guerre du Golfe, on a mis en place la politique de Barcelone, qui visait à arrimer le Sud et l’Est de la Méditerranée à l’Europe, afin de partager les valeurs et aplanir les difficultés. Ensuite, il y eut le projet, quasiment mort-né, d’Union pour la Méditerranée, lancé par Nicolas Sarkozy.
On sent ben que sur ces questions, l’Europe est très en retard. Elle a été absorbée par son élargissement de 2004, et a concentré ses efforts sur l’Est. En termes politiques et économiques, ce qui est fait à propos du Sud de la Méditerranée est insuffisant. On ne peut pas se contenter d’ignorer ses voisins, ils sont toujours là. Que le meurtrier de l’attentat de Bruxelles soit tunisien n’est pas anodin : il vient d’un pays qui est en totale instabilité, qui vit une crise politique et économique profonde, et à qui l’Europe ne s’adresse que pour lui demander de jouer un rôle de barrière. Tant qu’on fonctionnera sur ce type de logiciel, on continuera à avoir des problèmes de sécurité au sein même de l’Union.
Ces dernières années ont eu leur lot de moments difficiles (l’année 2015 en France, par exemple), mais tout de même, la France, et plus généralement l’Europe, ont tenu le coup. Y compris dans le comportement des minorités, qui auraient pu être entraînées dans des moments de violence et de radicalisation. Et elles ont refusé. Peut-être que ce refus ne s’exprime pas de manière suffisamment bruyante pour l’opinion publique française, il a pourtant existé. Refus de suivre les injonctions de Daech et d’al Qaida, notamment. Ce qui m’inquiète particulièrement, c’est qu’aujourd’hui nous avons affaire à quelque chose d’autre. La question est celle du destin des Palestiniens, et cela compte énormément pour une partie de la population française. Si on se désintéresse de cette question, qu’on laisse s’installer l’idée que le choix de la France favorise très nettement l’un des deux camps, on va au devant de graves problèmes dans les années à venir. Car la cause palestinienne est vécue de manière charnelle par beaucoup de gens, elle est héritée d’une histoire familiale, post-coloniale etc. Il serait dangereux de penser que cette question se règlera d’elle-même avec le temps. L’UE a joué un rôle économique de soutien à Gaza, mais elle n’a pas été suffisamment active du côté politique, sur la solution à deux Etats, ou sur la fin de la colonisation. Elle doit l’être davantage aujourd’hui. Dans son propre intérêt.

Philippe Meyer :
A propos de ce que peuvent faire l’Europe et la France dans le conflit entre Israël et la Palestine, je renvoie au discours que Jean-Louis Bourlanges a prononcé lundi à l’Assemblée nationale. Il a été salué par quasiment tous les bancs. Il nous a d’ailleurs valu beaucoup de courrier, du type « d’habitude je n’aime pas les positions de M. Bourlanges, beaucoup trop à droite à mon goût, mais là vraiment, quel discours !  ». Il est vrai que c’est un « beau » discours, mais ce qui est plus important, c’est qu’il est à la fois clair, précis, ferme, et concis.

Les brèves

Le studio de l’inutilité

Philippe Meyer

"Je voudrais dire le plaisir que j'ai eu à relire un livre paru en 2012, mais, grâce à dieu et à l'internet, qu’on peut très facilement se le procurer de nouveau aujourd'hui. Il s'agit d'un livre de Simon Leys Le studio de l'inutilité. Mon confrère et ami Pierre Boncenne avait écrit à la sortie de ce livre « il s'agit de la lecture la plus enrichissante à la fois profonde, brillante et délicieuse qu'il puisse se faire à propos de la Chine mais aussi de la littérature ou de la mer ». Quant à la Chine on retrouve la plume tranchante de l'auteur des Habits neufs du président Mao, du pourfendeur resté célèbre de Maria Antonietta Macciocchi et, dans ce livre, des divers intellectuels français dont la cécité ne laisse pas de stupéfier. La bêtise de l’intelligence est un sujet inépuisable. Quant à la littérature, c’est un bonheur de partager avec Simon Leys sa familiarité avec Chesterton, avec le prince de Ligne, avec Joseph Conrad, Henri Michaux ou Victor Segalen. Enfin la passion de Simon Leys pour la mer donne des pages amoureuses et souvent pleines d’humour et, on ne s’en étonnera pas sous sa plume, à rebours des clichés commodes et des idées préfabriquées."

A la terre : s’installer paysan, se battre avec les champs

Lucile Schmid

"Je vous recommande ce petit ouvrage, écrit par le journaliste Marin Fouqué. Il commence de manière étonnante par un étudiant aux Baux-Arts qui peint le cul d’une vache INRA 95, c’est à dire issue de ces races bovines créées spécialement pour produire beaucoup de beefsteak. Cet étudiant ira ensuite dans une ferme vers Manosque, s’initier et s’exercer aux travaux des champs. Et comment il n’y arrivera pas, ou quasiment pas, parce que son corps se rappelle à lui, et parce que la lutte contre la terre (glaiseuse, hostile) est trop dure. Une espèce de reportage saisissant sur la façon dont on a été fasciné par le « retour à la terre » après la pandémie, et dont ce retour est extrêmement difficile. Si la transition écologique est d’abord mentale, ce livre - extrêmement bien écrit et qui se lit très vite - nous rappelle à quel point elle est aussi physique. "

De Gaulle, une vie. Vol. 1 : l’homme de personne

Nicolas Baverez

"Je voulais d’abord recommander la biographie de Jean-Luc Barré consacrée au général de Gaulle. Ce premier tome couvre les années 1890 à 1944. Il existe beaucoup de biographies sur de Gaulle, mais l’auteur a eu accès à beaucoup d’archives familiales, et le livre est vraiment extrêmement réussi. Il nous montre à quel point nous ne savons pas encore tout sur de Gaulle, tant la complexité et la profondeur du personnage laissent encore des espaces d’exploration."

Discours de Jean-Louis Bourlanges à l’Assemblée nationale du 23 octobre 2023

Nicolas Baverez

"Et puis, au risque de tomber dans l’auto-célébration de notre émission, je voulais tout de même recommander moi aussi d’aller voir le discours de Jean-Louis Bourlanges. Pas seulement parce qu’il est notre ami, mais parce qu’il contient cette phrase, qui à mon avis va rester : « la violence barbare du Hamas est sans excuse, mais pas sans cause ». Dans cette période où, pour parler franchement, l’Assemblée nationale fait plutôt honte à la démocratie française, c’est la première fois de cette législature où nous y avons un moment qui soit un peu à la hauteur de l‘Histoire. Et par ailleurs, ce discours met en lumière le caractère absurde de la notion de « domaine réservé » sur la politique étrangère et la Défense. La position de Jean-Louis est autrement plus éclairée que celle du président de la République. "

Ne réveille pas les enfants

Akram Belkaïd

"Je vous recommande ce récit de ma consœur Ariane Chemin. Elle est partie d’un fait divers qui a beaucoup ému la Suisse en 2022 : le suicide collectif d’une famille de 4 personnes, qui se sont jetées d’un immeuble à Montreux (une cinquième personne en a réchappé). Parmi les victimes, deux sœurs jumelles, dont la particularité est d’être les petites-filles de l’écrivain Mouloud Feraoun, cet écrivain algérien assassiné par l’OAS en 1962, quelques jours avant le cessez-le-feu. Ariane Chemin tire les fils de ce fait divers, par lesquels elle déroule toute l’histoire de deux familles, et surtout une Histoire franco-algérienne, une mémoire faite de paranoïa, de peurs, de difficultés … Mouloud Feraoun se savait menacé par l’OAS, il avait donné des instructions, et dit « ne réveille pas les enfants » quelques heures avant son assassinat. L’auteure nous raconte les répercussions d’un assassinat politique sur plusieurs générations, elle nous en apprend aussi beaucoup sur la relation franco-algérienne d’aujourd’hui."

Mémorial face à l’oppression russe : le combat pour la vérité

Michel Eltchaninoff

"Je vous recommande ce livre d’Etienne Bouche, journaliste longtemps correspondant en Russie, qui connaît parfaitement le pays. Mémorial est une association, créée à la fin des années 1980 pour documenter les crimes du stalinisme, mais s’est aussi spécialisée dans la dénonciation des atteintes aux droits de l’Homme dans la Russie contemporaine, faisant ainsi un lien entre les crimes du régime soviétique et ceux de l’Etat russe qui a suivi (notamment en Tchétchénie). Le livre raconte l’histoire de Mémorial, de sa création à sa dissolution fin 2021, juste avant l’invasion de l‘Ukraine. Cette dissolution était le signe de cette agression à venir, un peu comme l’assassinat du commandant Massoud juste avant le 11 septembre, on sentait qu’il s’agissait de faire taire la « conscience » de la Russie que représentait Mémorial. Etienne Bouche ne passe pas sa vie à écouter et commenter les discours du Kremlin, il prend des trains en 3ème classe et parcourt tout le pays. Il nous raconte comment l’Etat russe modèle et transforme la mémoire, comment il rend les Russes amnésiques. Dans telle ville, on construit une Église glorifiant les forces armées, à côté d’un musée d’Histoire de la Russie dans lequel on explique que les révolution « de couleur » sont financées par les Américains et très dangereuses, etc. Comment, d’un point urbanistique, on interdit aux Russes de s’interroger sur leur propre identité historique. L’auteur en conclut qu’il est impossible pour les Russes de faire société ou d’imaginer un autre futur tant qu’ils seront ainsi empêchés de faire ce retour sur eux-mêmes. "