Thématique : la Pologne, avec Pierre Buhler / n°299 / 28 Mai 2023.

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LA POLOGNE

Introduction

Philippe Meyer :
Pierre Buhler, vous êtes diplomate, ambassadeur de France en Pologne entre 2012 et 2016. Ancien élève de l’ENA, vous rejoignez le ministère des affaires étrangères dès 1982 où vous occupez différents postes à Varsovie, à Moscou, à Singapour ainsi qu’à Washington et à New-York. Après avoir été Secrétaire général de la délégation française de la 71ème Assemblée générale des Nations unies, vous présidez de 2017 à 2020 l’Institut français, chargé de promouvoir l’action culturelle extérieure de la France.
En parallèle de votre activité diplomatique, vous enseignez les relations internationales à Sciences Po et à la Hertie School de Berlin. Votre dernier ouvrage, publié en 2012, s’intitule La puissance au XXI° siècle et a été distingué par le prix Anteios du meilleur livre géopolitique. Vous y interrogez les évolutions de la notion de puissance de l’Antiquité à nos jours, marqués par la révolution numérique et la technologie nucléaire. Vous avez également consacré un essai, Histoire de la Pologne communiste, autopsie d’une imposture, à la région polonaise dont vous êtes un spécialiste reconnu.
Depuis la chute du régime communiste en 1989, la Pologne a connu une transition vers une économie de marché et une démocratie pluraliste. Le pays est devenu membre de l'Union européenne en 2004 et de l'OTAN en 1999. La Pologne a également renforcé ses liens avec les États-Unis, considéré comme un allié clé du pays.
La politique intérieure de la Pologne est dominée par le parti conservateur nationaliste au pouvoir, le Parti Droit et Justice (PiS). Le PiS a remporté les élections législatives en 2015 et il a connu une victoire encore plus importante lors des élections de 2019, obtenant la majorité absolue au Parlement. Depuis leur arrivée au pouvoir, les membres du PiS ont pris des mesures pour consolider leur contrôle sur les institutions gouvernementales et affaiblir les contre-pouvoirs. Le Tribunal constitutionnel et la Cour suprême ont été réformés afin de limiter l’indépendance de la justice. Le contrôle des médias publics a été renforcé. Le 22 octobre 2020, un arrêt du Conseil constitutionnel a drastiquement limité le droit à l’avortement, illustrant les menaces qui pèsent sur les droits des femmes et des personnes LGBT.
Ces mesures ont donné lieu à de larges mouvements de protestation en Pologne et à l’étranger. La réforme des institutions judiciaires est également au centre du bras de fer juridique et financier qui oppose le gouvernement polonais à la Commission européenne depuis 2017. Parti eurosceptique, populiste et nationaliste, le PiS refuse d’obéir à la Commission, avec l’appui du Tribunal constitutionnel polonais qui a déclaré le 7 octobre 2021 partiellement inconstitutionnel le principe de primauté du droit européen. Un récent sondage Ipsos souligne cependant que les Polonais sont largement attachés à leur appartenance à l’Union, seuls 5% d’entre eux se prononçant en faveur d’un Polexit. Dans ce conteste, le PiS promeut une vision de l’Union européenne fondée sur le respect absolu de la souveraineté des Etats et le refus de toute ingérence supranationale, telle que l’a illustrée le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki dans son discours sur l’avenir de l’Europe, le 20 mars dernier.
La guerre d’Ukraine a rebattu les cartes géopolitiques de la région et paradoxalement pacifié les rapports entre Varsovie et Bruxelles. Occupant une position clef en Europe centrale en raison de sa proximité avec la Russie, la Pologne est considérée comme un pays stratégique pour la sécurité de l'Europe orientale. Depuis l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014, la Pologne a renforcé sa coopération avec les autres pays d'Europe centrale et de l'Est pour faire face à la menace russe. Elle accueille le sommet de l'OTAN en 2016, à l’issue duquel plusieurs mesures visant à accroître la présence militaire de l'OTAN en Europe de l'Est sont décidées. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, a donné un brusque coup d’accélérateur à cette dynamique de défense. La Pologne est l’un des plus généreux soutiens de l’effort de guerre ukrainien. Elle affirme ses liens avec les États-Unis, qu’elle considère comme un « fondement absolu » de la défense européenne, et a massivement intensifié ses efforts de réarmement. En 2023, la Défense représente 4% du budget polonais, contre 2,4 % pour l'année 2022. La Pologne veut devenir la première puissance militaire européenne, forte d’une armée de 300.000 hommes à la pointe des technologies militaires.

Kontildondit ?

Michaela Wiegel :
Quand on regarde la position de la Pologne en Europe aujourd’hui, force est de constater que tout reste à faire, même si plus rien n’est à inventer. Avant même son adhésion à l’UE et à l’OTAN, on avait déjà inventé le triangle de Weimar, une sorte de forum d’échanges entre la France, l’Allemagne et la Pologne, justement pour mieux prendre en compte les préoccupations des « nouveaux pays », ceux qui constituent le flanc Est de l’OTAN. Et pourtant, on s’aperçoit que cette intégration n’a pas bien fonctionné, et que les relations germano-polonaises ne sont pas bonnes. En plein conflit ukrainien, la Pologne a commencé à réclamer à l’Allemagne des réparations pour l’occupation nazie et les crimes du IIIème Reich. Et ce n’est qu’un seul des grands sujets qui empoisonnent les relations de la Pologne avec le reste de l’UE. Pensez-vous qu’il est encore possible aujourd’hui d’avoir un triangle de Weimar en état de fonctionner ? Et surtout, quel avenir pour cette Pologne qui se rêve comme nouveau leader, comme contrepoids au tandem franco-allemand ?

Pierre Buhler :
Le triangle de Weimar avait été conçu en 1991, à l’initiative du ministre allemand des Affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher, avec ses homologues polonais et français Krzysztof Skubiszewski et Roland Dumas. L’idée était, après la chute du mur, de partager avec nos amis polonais, qui venaient de retrouver la communauté européenne à laquelle ils avaient toujours estimé appartenir. Il s’agissait de montrer ce que pouvait donner la réconciliation de deux anciens ennemis, la France et l’Allemagne. Ce triangle a bien fonctionné dans les débuts, avec des gens de bonne volonté, puis s’est progressivement dégradé, parce que les intérêts ont été de plus en plus divergents, sans thématique forte pour rassembler.
La Pologne s’est également montré très active dans la constitution du triangle de Visegrád, avec la Tchécoslovaquie et la Hongrie, pour défendre les candidatures de ces pays à l’UE. Avec la scission de la Tchécoslovaquie, le triangle est devenu un quadrilatère, mais cela a continué à fonctionner, et les quatre pays ont pu ajuster leurs agendas et leurs priorités concernant les thématiques européennes. Ce groupe de Visegrád a montré une forte cohésion pendant longtemps, mais a fini par se dégrader lui aussi, avec une Hongrie prenant des positions très pro-russes, et les trois autres bien plus réservés, même s’il y avait dans les débuts une forte proximité idéologique entre Viktor Orbán et Lech Kaczyński.
Où en est-on aujourd’hui ? Les cartes ont été fortement rebattues par la guerre en Ukraine, et la Pologne s’est effectivement senti pousser des ailes. Elle considère qu’elle est désormais au centre du jeu, à différents titres. Il est vrai qu’elle est à la fois le plus grand pays au niveau de la ligne de front, et son armée est renforcée par une sorte de légitimation morale, car elle fit partie des premiers à avertir du risque d’agression russe. C’est un fait que les Polonais font valoir régulièrement. Kaczyński s’était rendu à Tbilissi après la précédente « opération militaire spéciale » russe. Et il avait dit très clairement : « si nous ne faisons rien, après la Géorgie, ce sera ensuite au tour de l‘Ukraine ». Et c’est arrivé, en 2014 d’abord avec la Crimée, puis en février 2022. La Pologne, comme les pays baltes, est donc fondée à dire « on vous avait prévenus, vous n’avez rien voulu entendre et nous avez traités de russophobes. Nous avions fait campagne contre la poursuite du projet Nord Stream 2 en Allemagne (décision prise après l’annexion de la Crimée), et avons encore été méprisés ».
La Pologne est également le principal pays d’accueil des réfugiés ukrainiens (environ 1,5 millions y ont été très bien accueillis, peut-être davantage par la population que par le gouvernement), et elle joue un rôle crucial dans l’approvisionnement à l’Ukraine en matériels, puisque tout passe par elle. Tout cela contribue au sentiment actuel, selon lequel la Pologne est le nouveau centre de gravité européen, et peut-être le futur leader européen, avec son programme de réarmement.

Nicole Gnesotto :
La Pologne est un pays qui condense presque tous les malheurs de l’Histoire, mais cela n’en fait pas pour autant un pays sympathique. Il est en tous cas très contradictoire, et c’est sur ces contradictions que j’aimerais vous interroger. On en voir plusieurs à l’œuvre aujourd’hui. Le pays essaie de se « refaire une vertu » par son exemplarité à l’égard de l‘Ukraine, mais c’est peut-être pour mieux dissimuler ses péchés européens. Première contradiction : vous nous dites que la Pologne a bien accueilli les réfugiés ukrainiens. Certes, mais elle a dans le même temps refusé les étudiants noirs. Il s’agit donc d’un pays raciste, et l’Europe ne dit rien. Elle est le plus grand adversaire de Vladimir Poutine (qui conteste l’ordre occidental), mais elle est également le plus grand pourfendeur de l‘ordre européen dans ses relations à la Commission européenne (qu’elle accuse d’être similaire à l’Union soviétique), et dont elle entend remettre le droit en question. Troisième contradiction : elle défend la démocratie en Ukraine, mais elle est son plus grand fossoyeur chez elle, au point que les institutions européennes la mettent sur le banc des accusés.
C’est donc un pays qui n’a quasiment aucun élément de compatibilité avec l’Union européenne. Dès lors, comment prétendre à un quelconque leadership ? L’idée que la Pologne pourrait être le nouveau leader européen reviendrait à dire que Mme Le Pen pourrait l’être, la contradiction est flagrante à ce point. Comment ce pays qui a produit Solidarność, des intellectuels comme Lech Wałęsa, Bronisław Geremek ou Adam Michnik en est-il arrivé là, en même pas 20 ans d’adhésion à l’UE ?

Pierre Buhler :
Je ne prononcerai pas de jugement moral sur la Pologne, mais je partage votre diagnostic sur les contradictions du pays. Dans votre dernière question, vous soulignez le contraste entre la Pologne d’aujourd’hui et celle que nous avons connue, celle de Geremek, de Michnik, de Mazowiecki. Il faut veiller à ne pas mettre ou toute la Pologne dans un même sac, celui du gouvernement actuel, qui a fait certains choix idéologiques. Il y a une autre Pologne, faite d’opposants attachés aux valeurs démocratiques, avec un parti qui fut aux affaires entre 2007 et 2015, dirigé par Donald Tusk qui fut président du Conseil européen, et qui professait des valeurs parfaitement compatibles avec l’engagement européen. C’est à la suite d’un vote démocratique que le cap a changé, en 2015. Beaucoup d’explications sont avancées, mais il est vrai que l’entrée de la Pologne dans l’économie de marché s’est faite à marche forcée, et qu’elle a eu des conséquences non négligeables sur l’opinion publique. Rappelons aussi que pendant dix ans, le président polonais était Aleksander Kwaśniewski, un ancien ministre du général Jaruzelski. Il se trouve que d’anciens membres du régime soviétique ont réussi à parfaitement se recycler et s’enrichir. Cela a créé un certain ressentiment, exploité par le parti Droit et Justice. Ce parti, créé en 2000 par les frères Kaczyński, a joué sur ces frustrations, qu’on peut par ailleurs observer ailleurs qu’en Pologne. On pense évidemment à la Hongrie de Viktor Orbán, mais même en Europe de l’Ouest : en Italie par exemple, il y a eu une dynamique populiste comparable.

Philippe Meyer :
En effet, mais en Pologne ou en Hongrie, les conditions qui permettent de revenir au libre jeu de la démocratie sont mises à mal. Orbán ou le PiS polonais sont arrivés au pouvoir par les urnes, mais au bout d’un moment, la raréfaction des mécanismes de contrôle de ces systèmes démocratiques risque d’être un vrai obstacle à un futur changement de majorité.

Pierre Buhler :
Quand ces partis populistes arrivent au pouvoir, ils font d’abord main basse sur le système judiciaire. Ils commencent par le contrôle de constitutionalité, puis c’est tout l’appareil judiciaire qui est mis en coupe réglée. Ç’a été le cas en Hongrie à partir de 2010 (Orbán avait obtenu une majorité des deux tiers, lui permettant de changer la Constitution). En Pologne, le PiS n’a pas obtenu une majorité pareille (qui lui aurait permis d’en faire autant), mais les instruments juridiques du gouvernement ont permis de paralyser le contrôle de constitutionalité et de mettre l’appareil judiciaire à son service. La deuxième mesure, presque concomitante de la première, fut la mainmise sur l’audiovisuel public. Tout cela s’est fait en une nuit à peine, et en quelques semaines, l’audiovisuel public polonais rappelait l’époque de Brejnev, totalement asservi au pouvoir … Et puis il y a les tentatives répétées de grignoter ce qui reste, car il existe encore un archipel de liberté de la presse et de liberté d’expression en Pologne. Il reste quelques journaux indépendants, que le pouvoir tente d’étouffer en intervenant sur leurs accès aux ressources publicitaires. La presse régionale et locale était très largement gérée par un groupe allemand, mais elle a été rachetée par l’entreprise pétrolière publique Orlen, elle est donc elle aussi passée aux mains du pouvoir. Il y a également une tentative pour obliger le propriétaire de la dernière grande chaîne de télévision indépendante à céder une majorité du contrôle de l’entreprise (au motif que l’entreprise est américaine, et pas européenne). Une loi a été votée dans ce but, mais s’il reste une chose que craint pouvoir polonais, c’est la Maison Blanche. Or les Américains ont tapé du poing sur la table en 2021, à la suite de quoi la loi a été amendée, et le président Duda a fini par y mettre son veto.
C’est donc le même scénario qu’en Hongrie : les fondements de la démocratie que sont la liberté d’expression, l’Etat de droit et le contrôle de constitutionalité sont rognés petit à petit. Cela avait déjà été le cas après la seconde guerre mondiale, quand le système soviétique s’est mis en place. Aujourd’hui, les universités elles-mêmes sont sous forte pression, c’est la troisième étape de ce scénario.

Philippe Meyer :
Il y a deux particularités sur lesquelles il me semble important de revenir. D’abord, Mateusz Morawiecki, l’actuel président du Conseil des ministres, qui n’est pas n’importe qui. Son histoire personnelle, sa façon de se comporter sont des choses qui n’ont pas beaucoup d’équivalent dans les classes politiques européennes. Et puis il y a l’Eglise, dont le poids a été si fort, et dont on se demande ce qui reste, et dans quelle direction va ce reste …

Pierre Buhler :
L’influence de l’Eglise est encore tout à fait considérable. Elle l’était déjà quand la Pologne était morcelée entre trois empires, pendant plus d’un siècle, la religion catholique était le ciment de la nation polonaise. Elle a également joué un rôle important dans a sortie du communisme. Aujourd’hui, ses valeurs et ses priorités sont partagées par le PiS, qui s’appuie sur son soutien plus ou moins discret. Le PiS finance très généreusement un groupe audiovisuel catholique intégriste, « Radio Maria », très suivi. Ce groupe médiatique est choyé par le pouvoir, car ses auditeurs représentent la base de son électorat.
Pour le moment, le PiS devance l’opposition libérale et centriste de 7 ou 8 points dans les sondages. Il n’a pas la majorité (il se situe aujourd’hui à 33%), mais son opposition est fragmentée. Il y a cependant un phénomène intéressant : on a vu apparaître un parti encore plus à droite que le PiS, appelé « Confédération », qui regroupe trois petits partis d’extrême-droite ; il est dirigé par de jeunes entrepreneurs très nationalistes, souverainistes et euro-sceptiques. Pour le moment, ce parti est parfois crédité de 8% d’intentions de vote dans les sondages. Le centre de gravité de l’électorat polonais n’est donc pas vraiment à gauche …

Nicole Gnesotto :
Vous expliquez qu’il y a deux Pologne, et que l’une d’elles pourrait être compatible avec nos idéaux européens, mais personnellement je trouve que l’argument ne tient pas. Car il existe une opposition partout : en Turquie, en Syrie, et ce n’est pas pour autant que ces pays sont de futures démocraties. Depuis 2015, les Polonais votent pour ce que représente le PiS. Il y a donc une sorte « d’Etat profond » polonais qui n’est pas très attaché à la démocratie, qui est sans doute raciste, bref qui place certaines valeurs au-dessus des valeurs démocratiques. Comment expliquer l’indulgence (voire la cécité) de l‘UE vis-à-vis de la Pologne ? C’est un pays très important, le plus gros du « bloc des dix » qui ont rejoint l’Union en 2004. Comment expliquer que jusqu’à très récemment, on ait ainsi fermé les yeux ? Cette indulgence augmente aujourd’hui, car le pays est crucial dans le soutien à l’Ukraine, donc on renonce à conditionner les aides européennes à certains critères. Il ne nous appartient pas de réclamer que la Pologne change sur des questions sociétales, mais sur l’Etat de droit il y a des lignes rouges qui ont été franchies. La Pologne reçoit tous les ans 4% de son PIB des fonds européens. Pourquoi sommes-nous si indulgents avec elle ? En 2002, quand Jörg Haider était arrivé au pouvoir en Autriche, on avait suspendu ce pays de certaines décisions du Conseil. Pourquoi n’en a-t-on pas fait autant ?

Pierre Buhler :
Cette fois-ci, je ne partage pas votre diagnostic. L’Union européenne n’a nullement fait preuve d’indulgence. A partir du jour où le PiS a pris le pouvoir, une procédure a été lancée, à l’initiative d’un des vice-présidents de la Commission européenne, Frans Timmermans, pour permettre de contrer les dérives d’un Etat concernant l’Etat de droit. C’est la procédure de l’article 7 du traité de l’Union européenne, qui permet de priver un Etat de ses droits de vote au sein du Conseil européen. C’est une procédure assez longue, mais le problème est qu’elle ne fonctionne que si tous les autres Etats sont d’accord, il faut l’unanimité, moins l’Etat mis en cause. Or Viktor Orbán a tout de suite précisé qu’il ne voterait jamais contre la Pologne. Cette procédure de l’article 7 s’est donc révélée inopérante. Une autre a donc été essayée : la procédure d’infraction. La Commission envoie des mises en garde qui vont crescendo, et peuvent se terminer par une saisine de la Cour de justice de l‘Union européenne. C’est ce qui s’est passé, et la Cour a donné raison à la Commission. Elle a donc condamné la Pologne à une amende d’un million d’euros par jour. Cela n’a pas découragé le pouvoir polonais. Un dernier instrument a été utilisé : la conditionalité pour la protection du budget européen. Les fonds du plan de relance et des fonds structurels ne pourraient être accordés que si l’Etat de droit est respecté en Pologne et en Hongrie. Les Polonais et les Hongrois ont accepté cette règle, à condition de pouvoir la contester devant la Cour de justice. Et la Cour a encore donné raison à la Commission. Donc aujourd’hui, pas un euro sur les 36 milliards prévus n’a été versé à la Pologne.

Michaela Wiegel :
A cet égard, il faut noter qu’Olaf Scholz s’est récemment prononcé devant le Parlement européen, en réclamant une attitude plus ferme concernant le respect de l’Etat de droit en Pologne et en Hongrie.
Nous avons évoqué le rôle de l’Eglise, j’aimerais vous entendre sur celui de l‘agriculture. J’ai été assez frappée de voir que, bien que la Pologne se présente comme la meilleure alliée de l’Ukraine, sur une question aussi cruciale que les exportations de céréales ukrainiennes, Varsovie bloque tout. Est-ce seulement pour des raisons électoralistes, ou y a-t-il une mentalité du « sang et de la terre » au sein du PiS ?

Pierre Buhler :
Dans ce cas précis, comme les exportations ukrainiennes étaient bloquées en Mer Noire, le blé a donc été redirigé vers la Pologne, d’où il aurait dû être réexpédié. Mais au lieu de cela, il s’est retrouvé stocké (pour des raisons complexes) et mis sur le marché polonais. Le cours des céréales polonaises ont donc chuté de plus de moitié, ce qui a créé une bronca des agriculteurs polonais, qui constituent une base électorale importante pour le PiS. La Pologne a donc décidé (avec la Hongrie, la Slovaquie et la Roumanie notamment) de bloquer toutes les importations de denrées alimentaires, pas seulement les céréales. Du jour au lendemain, cela a donc créé une crise avec l’Ukraine. Volodymyr Zelensky s’en est plaint auprès d’Ursula von der Leyen. La Commission européenne a compétence en matière de commerce, elle s’est donc fortement émue de cette interdiction soudaine. Un arrangement a été trouvé, avec des fonds dédiés aux agriculteurs des pays concernés, et avec l’Ukraine pour que ses céréales soient réexportées, et non plus vendues sur le marché polonais. C’est ainsi qu’on a vu des camions sous scellés traverser la Pologne, surveillés de près avec des puces GPS …

Jean-Louis Bourlanges :
L’une des difficultés que nous avons, en France mais aussi en Europe, c’est le compromis. Nous sommes dans le domaine des pulsions antagonistes. Et les Polonais n’ont rien à envier à la France là-dessus, ils se caractérisent par une extraordinaire difficulté à hiérarchiser leurs priorités. En pleine guerre d’Ukraine, alors que nous étions tous mobilisés politiquement contre M. Poutine, j’ai été très frappé de les voir demander des réparations à l’Allemagne. Avouons que le timing pouvait laisser perplexe.
Sur l’affaire du blé dont vous parliez, il n’est pas question de minimiser le problème, mais la réaction polonaise a été extraordinairement virulente, à la fois contre les institutions européennes (rien d’inhabituel là-dedans), mais aussi contre l‘Ukraine, alors que la relation culturelle entre les deux pays est plutôt celle d’une symbiose exaltée. Et puis il y a le fait que les Polonais ne se sentent pas liés par les clauses du traité européen qu’ils ont signé. C’est tout de même très embêtant, quand vous louez un appartement, vous signez un contrat de location et ne pouvez pas décider que vous allez baisser le loyer de moitié juste parce que ça vous arrange …
Dans un discours récent à l’université d’Heidelberg, le Premier ministre polonais a pris fait et cause pour une Europe totalement différente de celle qui s’est construite depuis le 9 mai 1950. Bien sûr la Pologne est extrêmement importante et bien sûr, elle a autant de blindés à elle seule que la France, l’Allemagne et l’Italie réunies, mais j’ai tout de même l’impression que les Polonais se sont un eu laissés emporter, et qu’ils considèrent que c’est leur conception de l‘Europe qui prévaut. Le PiS se porte bien dans les sondages, et la guerre en Ukraine est un soutien à cette droite de la droite, mais ne pensez-vous pas que malgré tout, les Polonais s’illusionnent sur leur rôle et leur stature européenne ? Certes, le couple franco-allemand a des tas de défauts et autant de ratés, mais il me semble qu’on ne construira pas l’Europe de demain sur le détricotage de l‘Europe d’hier. J’ai l’impression que les Polonais n’en sont pas pleinement conscients.

Pierre Buhler :
Vos remarques méritent des réponses différenciées. A propos de la dénonciation de certaines clauses du traité de l’UE relatives à l’Etat de droit, je dirais qu’il s’agit d’un choix systémique. Depuis le début, cela fait partie de la démarche politique souverainiste du PiS, qui est poursuivie avec opiniâtreté, au point qu’ils passer à côté des 36 milliards du plan de relance.
En revanche, pour ce qui est de la difficulté à hiérarchiser les priorités et la difficulté à trouver des compromis, et les 1319 milliards d’euros de réparations demandées à l’Allemagne, tout cela est à considérer en fonction d’une échéance électorale proche. Le PiS est déterminé à remporter ces élections, et fait feu de tout bois. L’épouvantail allemand est une vieille antienne, déjà utilisée pendant le régime soviétique, dès qu’il fallait galvaniser les troupes. On pourrait imaginer qu’il est difficile d’être à la fois contre les Allemands et contre les Russes, mais les Polonais y arrivent très bien.

Jean-Louis Bourlanges :
Même si par le passé, le fait d’avoir les deux empires contre soi a mené à « plus de Pologne du tout » …

Michaela Wiegel :
Et puis, la Pologne n’a demandé aucune réparation à la Russie, pour la période soviétique.

Pierre Buhler :
En effet. Pour le moment, le mot d’ordre est « on s’occupe d’abord de l’Allemagne, on fera la Russie ensuite ». Après tout, les Héréros de Namibie ont demandé des réparations à l’Allemagne pendant des décennies et ont fini par en avoir, alors pourquoi pas ? Plus sérieusement, il est clair que tout cela a des visées électoralistes. Mais derrière ce genre de tactique, il y a en effet la nouvelle vision que la Pologne a d’elle-même : le porte-drapeau d’une Europe nouvelle, face à la menace venue de l‘Est. Le problème est qu’elle est seule à se voir ainsi. Même les pays de la ligne de front (Etats baltes, Roumanie, Etats scandinaves) n’entendent pas se ranger derrière la bannière de la Pologne. Ils savent ce qu’est un rapport de forces, or le centre de gravité de l’UE ne se situe pas exactement entre Varsovie et Cracovie. La Pologne de demain qu’a esquissée M. Morawiecki dans son discours récent était une espèce de confédération assez lâche d’Etats souverains, qui garderait quelques compétences en commun mais où chacun reprendrait celles qui lui paraissent indispensables. Mais à dire vrai, elle n’intéresse personne …
Mais derrière cette vision s’en cache une autre, exprimée ça et là par des thuriféraires du PiS, consistant à dire : « la forme actuelle de l’UE n’est pas éternelle, et on peut préparer une alternative, fondée sur des valeurs traditionnelles, sur la souveraineté de l‘Etat, sur l’identité, les valeurs chrétiennes, etc. » On voit ainsi la Pologne organiser régulièrement des réunions, comme le fait la Hongrie, et tenter de devenir la Mecque des extrêmes droites européennes.

Michaela Wiegel :
C’était très curieux de la part de Morawiecki d’avoir choisi la plus ancienne université allemande pour y faire un discours, alors que son pays réclame des réparations à l’Allemagne. Comment imaginait-il que cela allait se passer ? Espérait-il être applaudi par l‘Allemagne, ou par le couple franco-allemand ?

Pierre Buhler :
D’abord, si Morawiecki a tenu à faire son grand discours dans une université, c’était pour mieux répondre au discours de la Sorbonne du président Macron et au discours de l‘université Charles du chancelier Scholz. Il entendait y livrer sa vision de l‘Europe, mais comme je le disais, elle n’est pas partagée par grand monde, à l’exception de Viktor Orbán.
Ensuite, il faut toujours observer les actions internationales de la Pologne par le prisme de la politique intérieure. En l’occurrence, il y a une bataille pour les élections à venir, mais il y en a une autre : celle de la succession de Jarosław Kaczyński, le président du PiS. Plusieurs candidats se profilent, et à mon avis, Mateusz Morawiecki sera l’un d’entre eux. Il se trouve de surcroît dans une concurrence assez vive avec le président Duda. Par conséquent, aller à Heidelberg pour dire aux Allemands « leur quatre vérités » lui donne un certain prestige. Je crois que c’est comme cela qu’il faut interpréter son discours.

Nicole Gnesotto :
A propos de l’indulgence de l’UE à l’égard de la Pologne, les réactions que vous avez citées sont réelles, mais elles ont été très tardives. D’abord parce qu’un grand parti politique européen, le PPE avait en son sein le PiS polonais et ne voulait pas perdre de voix. Et puis, si on entendait vraiment punir la Pologne ou faire pression sur elle, on n’aurait pas utilisé les instruments juridiques, car on savait qu’ils ne fonctionneraient pas à cause de l’unanimité. On aurait donc tout à fait pu faire comme avec l’Autriche : suspendre les Polonais de certaines présidences du Conseil. Et on ne l’a pas fait, c’est pourquoi je maintiens qu’on a fait preuve d’indulgence, voire de complaisance.
J’aimerais vous interroger sur la position stratégique de la Pologne vis-à-vis de la guerre en Ukraine, et de la Russie. On sait que le pays ambitionne d’avoir la plus grande armée conventionnelle d’Europe, il y a vraiment une stratégie visant à devenir une puissance militaire. Mais il n’y a pas d’explication pour nous dire à quoi cela servirait, en tous cas je n’ai pas connaissance d’un livre blanc sur la Défense polonaise. Quelle est l’attitude vis-à-vis de la guerre en Ukraine ? Les Polonais ont-ils dit explicitement qu’il fallait aider l’Ukraine à tout reconquérir, y compris la Crimée ? Et faut-il arrêter la guerre à la frontière russe, ou en profiter pour affaiblir la Russie ?

Pierre Buhler :
La ligne face à la Russie est très dure, tout comme celle des autres Etats de la région : il faut lui infliger une déroute à pour assurer la sécurité future du continent européen, faire en sorte que la Russie boive la coupe jusqu’à la lie. La Pologne défend donc un retour des frontières ukrainiennes de 1991, plus la saisine de la cour pénale internationale. Voilà pour les objectifs stratégiques face à la Russie. Mais il y en a d’autres, vis-à-vis des Etats-Unis. Les Polonais ne croient pas à l’autonomie stratégique européenne. Ils considèrent que leur seule garantie de sécurité passe par l’OTAN. Et derrière l’OTAN, il y a évidemment les USA. Il sont donc dans une logique de rapprochement envers les Etats-Unis, mais cela va plus loin que cela, il s’agit presque d’idolâtrie. Alors ils s’arment de façon extrêmement ambitieuse, les commandes d’armement sont réellement pharaoniques : 10 milliards aux USA, 5,5 milliards à la Corée, des milliers de chars … Les Etats-Unis vont installer leur première base permanente à Poznan, et on parle bien d’une base américaine, pas d’une base de l‘OTAN. Il s’agit de faire passer aux Etats-Unis le message suivant : « si vous voulez compter sur quelqu’un pour la sécurité de l’Europe, comptez sur les Polonais, pas sur les autres. Nous prenons la Défense très au sérieux ».

Jean-Louis Bourlanges :
Cette prise de position de leur part me paraît tout de même assez limitée. Avec les Etats-Unis, nous nous y sommes assez mal pris, le président Macron n’a pas été très adroit en présentant l’autonomie stratégique comme une façon de se délivrer d’une tutelle des USA. En réalité c’est plutôt l’inverse : il s’agit de soulager les Américains en partageant le fardeau. Mais sur l’Ukraine, les Polonais sont tout de même en désaccord avec les Etats-Unis. Car les Américains se préoccupent de l’effondrement de la Russie par rapport aux Chinois, ils aimeraient que cela s’arrête. D’autre part l’aide à l’Ukraine est d’origine américaine à 85% (ce qui au passage montre bien le caractère limité des efforts européens). Et il y a une grande incertitude concernant la politique intérieure américaine ; je ne comprends pas que les Polonais ne mesurent pas que la démarche européenne peut être complémentaire de l’action américaine, et non antinomique. Parce que les Américains ne laisseront pas les Ukrainiens reconquérir la Crimée sans rien dire …

Pierre Buhler :
Je pense qu’il y a effectivement une part d’aveuglement des Polonais vis-à-vis des Etats-Unis. Ils envisagent mal une alternative à une réélection de Joe Biden. Alors que si c’est un Républicain, Trump lui-même, ou un autre qui comme lui entend pivoter vers l’Asie, il y aura un rétrécissement considérable de l’engagement européen des USA.

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