Thématique : l’Inde, avec Christophe Jaffrelot / n° 292 / 9 avril 2023

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L’INDE

Introduction

Philippe Meyer :
Christophe Jaffrelot, vous êtes politologue, directeur de recherche au CNRS. Diplômé de Science Po et de l’INALCO, vous parlez hindi et vous êtes spécialiste du sous-continent indien auquel vous avez consacré plusieurs ouvrages, dont L’Inde de Modi, entre National-populisme et démocratie ethnique (ed. Fayard, 2019).
Les élections d’avril 2022 ont confirmé la mainmise du BJP sur de nombreux États. Le parti du Premier Ministre Narendra Modī, au pouvoir depuis 8 ans, s’est notamment imposé dans l’Uttar Pradesh, État stratégique et symbolique, dont la démographie dépasse les 220 millions d’habitants. Le Parti du Congrès des Nehru-Gandhi est en crise et aucune autre force politique émergente ne parvient à s’imposer comme une véritable opposition. Le BJP apparaît donc de nouveau en position de force pour les élections législatives de 2024 malgré un bilan marqué par un recul face à la mobilisation historique de la paysannerie indienne et à une gestion critiquée de la pandémie. L’OMS estime à 4,7 millions le nombre d’Indiens morts du Covid alors que les confinements brutaux ont révélé la situation précaire des travailleurs saisonniers du secteur informel. Aujourd’hui cependant, l’Inde impressionne par la vigueur de son rebond économique, plutôt inédit dans un monde en proie aux difficultés économiques.
Les indicateurs de la cinquième économie mondiale sont au vert et la banque JP Morgan voit dans le pays « le marché de croissance le plus dynamique d'Asie pour la décennie à venir ». Le gouvernement indien cherche à soutenir et moderniser l’industrie, notamment dans les secteurs stratégiques à haute valeur technologique comme les semi-conducteurs. Apple a ainsi choisi de produire une large partie de ses IPhones 14 en Inde, délaissant une Chine toujours aux prises avec le virus. L’Inde va d’ailleurs dépasser courant 2023 son voisin chinois pour devenir le pays le plus peuplé au monde. Il s’agit d’un immense défi de développement pour une société qui semble sur le point d’accomplir sa transition démographique mais dont les inégalités se creusent toujours. D’après une étude d’Oxfam, en 2021, 84% des ménages indiens avaient subi une perte de revenus alors que le nombre de milliardaires était passé de 102 à 142.
Les discriminations ethniques demeurent très vives en Inde. La politique ethno-nationaliste et autoritariste menée par les gouvernements Modī depuis 2014, met en avant « l’hindouité » de l’Inde, en dépit de la laïcité inscrite dans la Constitution. Fin 2019, une loi facilitant l’accès à la citoyenneté des réfugiés hindous avait levé une vague de protestation dans le pays. Celle-ci fut matée par une répression qui coûta la vie à 27 personnes. La minorité musulmane, qui compte pour près de 20% de la population est particulièrement prise pour cible. Les discriminations liées au genre ou à la caste sont aussi un grand enjeu, notamment dans les villages. Entre 2018 et 2020, le Parlement indien a recensé 139.000 crimes perpétrés envers les Dalits, une des castes inférieures dans la hiérarchie hindoue, soit un toutes les 18 minutes.
Pour sa présidence du G20 en 2023, l’Inde demeure fidèle à sa doctrine d’équidistance et compte se faire le porte-voix du Sud global. Malgré́ la polarisation généralisée provoquée par la guerre en Ukraine, New Delhi maintient pour l’instant son partenariat stratégique avec la Russie, tout en dénonçant à demi-mots l’invasion, comme le fit Narendra Modī lors du sommet de Samarcande en septembre dernier. Les Américains ne cessent pourtant de draguer « la plus grande démocratie du monde », pour en faire une pièce centrale de leur présence dans l’Indo-Pacifique. Les Indiens parviennent-ils donc à garder la distance nécessaire avec Washington pour rester crédibles aux yeux du Sud ? Quelle relation peuvent-ils également envisager avec leur rival chinois qui est désormais leur premier partenaire commercial ?

Kontildondit ?

Christophe Jaffrelot :
Votre présentation pose de nombreuses questions. Celle du poids de l’opposition aujourd’hui mérite d’être un peu réévaluée. Au cours des dernières semaines, nous avons assisté à une mobilisation de la part du parti du Congrès national indien, et de son leader Rahul Gandhi. Elle est assez spectaculaire, assez inattendue, très mal couverte par les médias, notamment parce qu’ils sont désormais largement aux ordres du pouvoir. Mais il y a tout de même une démonstration de force qui mérite d’être soulignée. Il s’agit d’une marche de 3500 km, entamée le 7 septembre, partant de la pointe sud de l’Inde, et qui arrivera dans les jours qui viennent au Cachemire, au Nord (Ndlr : cette émission a été enregistrée le 20 janvier. La marche est arrivée à destination le 29 janvier.). C’est évidemment hautement symbolique, le premier illustre « marcheur » en Inde étant le Mahatma Gandhi, qui marcha de son ashram d’Ahmedabad jusqu’à la mer, dans l’Etat du Gujarat, pour braver l’interdit de la collecte du sel à l’époque coloniale. Il s’agit d’un « yatra » ou pèlerinage. C’est une technique de mobilisation que les nationalistes hindous ont beaucoup utilisé, y compris Narendra Modī, qui a fait le même type de parcours en 1991, mais en voiture. Rahul Gandhi, de son côté, va à pied. Et cela frappe les esprits, il y a un impact visuel fort, renforcé à mesure que sa barbe pousse. Le courage physique est quelques chose qui participe du charisme en Inde : il s’agit de faire des choses exceptionnelles.
Il ne faut pas en tirer des conclusions trop hâtives, mais il semble que quelque chose soit en train de changer. Évidemment, regrouper une opposition complètement éclatée en vue de 2024 ne sera pas chose facile, et pour le moment les différents partis régionaux ne semblent pas prêts à des coalitions. Mais tout de même, je nuancerai un peu le caractère hégémonique du BJP ; il reste très fort, mais n’est pourtant pas à l’abri d’un sursaut de l’opposition.

Nicolas Baverez :
J’aimerais revenir sur l’année 2022 qui vient de s’écouler, ainsi que sur le début de 2023. D’après vous, sommes-nous à un tournant ? Il y a plusieurs données assez spectaculaires. D’abord, la démographie, puisque c’est la première fois que la Chine n’est plus le pays le plus peuplé du monde. L’Inde l’a désormais dépassée, avec ses 1,43 milliards d’habitants. Ensuite, l’économie. Pendant très longtemps, on a cru ce pays bloqué dans la pauvreté, et aujourd’hui il s’agit de la cinquième économie du monde (il dépasse d’ailleurs le Royaume-Uni au moment où celui-ci est dirigé par un Premier ministre indien). On estime que l’Inde sera probablement en mesure d’assurer un taux de croissance de 6 ou 7% par an, au moment la Chine de Xi est passée de 9,5 à 2,5%.
Enfin, nous avons évoqué la guerre d’Ukraine en introduction mais derrière, il y a ce concept de multi-alignement. C’est ainsi que l’Inde achète des hydrocarbures à la Russie, qu’elle raffine puis revend à l’Europe avec des marges considérables. Elle est le pays qui a le plus augmenté son commerce avec Moscou, tout en ayant la Chine comme problème stratégique numéro un. Ce concept de multi-alignement est compliqué pour un système de pensée à l’occidentale, qui a du mal avec la contradiction. Il fonctionne en revanche très bien en Asie, et réussit à l’Inde, où il semble être un vrai levier. Comme le pays présidera cette année le G20 et le Conseil de sécurité, va-t-il s’en servir pour faire passer un projet qui remettrait en cause l’ordre mondial, à ses yeux trop favorable à l’Occident ?

Christophe Jaffrelot :
Pour ce qui est de la démographie, on peut effectivement dire qu’il s’agit d’un tableau de puissance. 1,4 milliards de gens sur un territoire bien plus petit que celui de la Chine, ce qui crée d’énormes densités de population. Dans certaines zones rurales, on est à plus de 1.000 habitants par kilomètre carré. Le grand défi va consister à transformer ce potentiel en un atout. Et l’hypothèque qui va peser sur cette transition, c’est l’éducation. On a une population jeune, qui est censée donner à l’Inde ce fameux dividende démographique que beaucoup lui envient : le ratio actifs / non actifs est bien meilleur en Inde qu’à peu près partout ailleurs. Sauf que ce potentiel n’est pas exploité, à cause d’un déficit d’éducation, qui s’est encore aggravé à la suite de la Covid, car on a fermé les écoles pendant l’épidémie, bien plus longtemps que dans les autres pays. Le retard est de l’ordre de deux ans, c’est absolument énorme, surtout avec un tel déficit de départ.
Cela entraîne une anomalie : un chômage des jeunes (et en particulier des jeunes urbains) absolument dévastateur. Chez les 18-25 ans, un tiers des urbains ne travaillent pas. Avec un phénomène très préoccupant : les filles se retirent du marché du travail, elles y renoncent purement et simplement. Le taux d’emploi des femmes est donc plus bas que dans la plupart des pays dont le taux de développement est inférieur à l’Inde. La démographie seule n’est pas un atout, elle nécessite de l’éducation, et de ce côté l’Inde a un grave problème, car ce n’est pas ce que fait l’Etat. Les budgets consacrés à l’éducation et à la Santé sont dérisoires.
La question de l’économie mérite d’être observée secteur par secteur. Il y a un moteur : les services. L’Inde dispose d’un secteur IT (« Information Technology ») absolument remarquable, avec des multinationales. C’est à peu près 1,5 millions d’informaticiens qui rapportent environ 150 milliards à l’exportation.
C’est d’autant plus spectaculaire que le pays n’a pas d’industrie. C’est une pyramide à l’envers, en quelque sorte. Habituellement, un pays fait sa révolution agricole, puis sa révolution industrielle, puis sa révolution des services. Ici, il s’agit d’une situation inédite dans l’Histoire du monde : plus de 60% du PNB national provient des services, sans avoir d’industrie. Celle-ci ne représente que 15% du PNB, et ce chiffre continue de décroître. C’est absolument unique, et cela pose un problème de nature anthropologique : pourquoi ce moteur dans les services ? Parce qu’il y a des brahmanes, des lettrés, des gens pour qui l’éducation et les sciences sont si importantes qu’ils ont fait le « saut » jusqu’aux services. Mais la place de l’industrie est vacante. Par conséquent il n’y a pas de recherche, pas de brevets, pas d’innovation, et cela engendre des secteurs absolument sinistrés. Il n’y a par exemple aucune industrie de la Défense. Il y a des satellites et des missiles parce qu’il y a des scientifiques, mais il n’y a pas de chars …
Enfin, le secteur agricole est dans une situation catastrophique. Il est en plein désarroi, pour plusieurs raisons. La première d’entre elles est la pression démographique, qui entraîne un morcellement des exploitations. Aujourd’hui, il y a en moyenne moins d’un hectare par « fermier » (qu’on pourrait plutôt appeler « jardiniers »). Il y a aujourd’hui davantage de paysans sans terre que de paysans avec terre. Et puis il y a un gros problème environnemental : un stress hydrique dans tout le Nord et l’Ouest, qui rend les cultures très difficiles. On ne peut guère faire plus d’une récolte par an, et à condition qu’il pleuve suffisamment. C’est lié aux abus de la révolution verte : la canne à sucre, le maïs, le coton … Tout cela a vidé les nappes phréatiques. Et puis le régime des précipitations change complètement à cause du changement climatique et de la fonte des glaciers. Il y a une véritable épée de Damoclès sur l’agriculture indienne. En termes de production, on est arrivé à un point où la sécurité alimentaire pourrait être mise en cause.

Nicole Gnesotto :
Merci de nous éclairer sur ces contradictions, qui nuancent tout de même considérablement l’image véhiculée dans les médias occidentaux, selon laquelle l’Inde serait la future grande puissance de la planète.
C’est précisément sur cette image que j’aimerais vous interroger. Elle me paraît toujours trop simpliste par rapport à la réalité du sous-continent. Pendant très longtemps, nous avons eu trois clichés à propos de l’Inde : 1) la plus grande démocratie du monde, 2) un pays sous-développé, et 3) le créateur et leader du non-alignement.
Aujourd’hui, ces trois clichés ont changé, c’est désormais : 1) un pays autoritaire, en passe de rejoindre les pires, avec le développement du nationalisme hindou de M. Modī, 2) un pays « high-tech » et 3) un pays au « multi-alignement », c’est à dire, pour appeler un chat un chat : un pays opportuniste.
Y a-t-il du vrai dans tout cela ? L’Occident n’est-il pas en train de se créer une illusion stratégique phénoménale en pensant que son intérêt n°1 est de séduire l’Inde, futur leader du Grand Sud ?

Christophe Jaffrelot :
Tout est vrai, car l’Inde est une terre de contrastes, où l’on trouve tout et son contraire, dans des proportions différentes toutefois. Et le curseur a tout de même bougé, surtout en ce qui concerne la montée de l’autoritarisme. C’est tout de même très inattendu, nul n’aurait prédit une bascule aussi rapide il y a seulement dix ans. C’est à la faveur d’une alternance politique qu’on est arrivée à un « majoritarisme », je ne sais exactement quel mot conviendrait le mieux, ou une « démocratie ethnique ». Cela signifie une chose très simple : on vote, il y a encore à peu près une presse libre et une justice indépendante, mais en réalité les élections ne se font plus à la régulière. D’abord parce que la couverture médiatique fait que l’opposition est aux abonnés absents, que les fonds donnés par les oligarques sont tels que le pouvoir en place peut absolument saturer l’espace public.
Et puis entre les élections, on observe un effondrement des institutions, à commencer par la justice. La Cour suprême indienne, véritable monument d’indépendance, pris en exemple par tous les juristes du monde, n’a pas rendu un seul jugement contraire aux intérêts du gouvernement depuis 2017. Soit elle a validé toutes les entorses à l’Etat de droit (y compris le fait que les réfugiés éligibles à la citoyenneté indienne ne peuvent être musulmans), soit elle ne s’est pas prononcée. On a aboli l’article 370 de la Constitution qui reconnaissait l’autonomie du Jammu-et-Cachemire en août 2019. Trois ans plus tard, la Cour suprême ne s’est toujours pas prononcée sur la constitutionalité d’une telle décision !
C’est particulièrement visible du côté de la Justice, mais on pourrait en dire autant de la Commission électorale, du droit à l’information, bref tous les garde-fous contre l’autoritarisme s’effondrent. Le pouvoir a réussi à distordre la règle du jeu en nommant ses hommes à la tête des institutions qui comptaient. Ou en ne nommant personne, ce qui revient au même. Et puis, il y a un dossier sur tout le monde, y compris au sein de la Cour suprême. Dès lors, il est facile de tordre le bras à quelques responsables.
Dans le cas des médias, on est là aussi face à quelque chose de tragique. La presse indienne est tout de même celle qui fit tomber Rajiv Gandhi, ou d’autres responsables politiques de premier plan. Elle est aujourd’hui complètement laminée.
Vous avez également évoqué un point crucial : l’image de l’Inde. Il y a indéniablement un soft power indien qui semble insubmersible. Il est vrai que les diplomates indiens ont un sacré bagout, mais tout de même, cela ne suffit pas à expliquer notre capacité d’illusion. Certes, il nous faut bien justifier notre proximité avec l’Inde. Après tout, dire qu’il s’agit de la plus grande démocratie du monde permet de s’en sortir. Mais au fond, pourquoi se veut-on proche de l’Inde ? Je vois plusieurs explications, différentes selon les pays.
D’abord, pour la plupart des pays occidentaux, la Chine est un tel épouvantail que toute alternative est bonne à prendre. Y compris un pays dont on sait parfaitement qu’il ne sera jamais un allié, mais dont on espère qu’il sera un partenaire, ou au pire, qu’il sera neutre.
Ensuite, il y a une opportunité de marché. Pour la France, on y voit un grand potentiel de contrats d’armement. Aujourd’hui, notre diplomatie est pilotée dans une très grande mesure par ce genre d’objectif, si bien que l’on s’auto-censure volontiers. Les Allemands parlent plus volontiers des droits humains aux Indiens que nous. Chez nous, c’est un gros mot.
Mais la situation évolue, et des coins de voile se lèvent petit à petit. Il y a tout de même des correspondants, ceux du journal Le Monde par exemple, qui racontent ce qui se passe vraiment. En définitive, je suis d’accord avec vous : l’image du pays reste plutôt positive, alors que la situation s’est beaucoup dégradée.

Béatrice Giblin :
Vous avez très justement évoqué l’importance de l’épouvantail chinois dans la façon dont on s’adresse à l’Inde. De plus, le pays est anglophone, ce qui facilite tout de même beaucoup les relations. On me rétorquera que les Chinois aussi, mais ce n’est pas du tout la même chose. Il y a une sorte de familiarité avec l’Inde que l’on n’a pas du tout avec la Chine. Dans les deux cas, il s’agit d’immenses marchés, très convoités.
Un point me semble particulièrement intéressant avec l’Inde. Nicolas a signalé que le Premier ministre britannique est d’origine indienne, on a des entreprises comme Tata Motors qui rachète Jaguar, bref il y a quelques éléments symboliques forts. C’est ce que Jean-Luc Racine appelle une « situation post-post-coloniale ». L’Inde a désormais clairement dépassé son colonisateur.
A propos de la montée du nationalisme hindou et du basculement dans l’autoritarisme, n’y a-t-il pas tout de même quelques raisons d’espérer ? D’abord, la grandeur de ce peuple, de cette histoire indienne, cette culture si riche, ces religions comme le bouddhisme ou l’hindouisme. Ensuite, le fait que bon an mal an, et même avec tous ses défauts, il s’agit encore d’une démocratie. Quoi qu’on en dise, l’Inde offre de meilleures perspectives que la Chine, ne trouvez-vous pas ? Enfin, Rahul Gandhi, cet héritier de la lignée Nehru-Gandhi, me paraît aussi tout à fait intéressant. Il reprend le flambeau. Certes, tout le monde se demande ce qu’il en fera.
Ce qui m’a toujours frappée à propos de l‘Inde, c’est sa capacité à être plurielle. Pendant très longtemps, on a prédit qu’elle allait exploser, que tant de multiplicités n’étaient pas tenables. Multiplicité de langues, de religions … Dans quel autre pays du monde a-t-on autant de gens qui soient bilingues ou trilingues ? Pour moi c’est un atout extraordinaire pour le monde à venir.

Christophe Jaffrelot :
Vous avez raison, mais ils sont en train de le perdre, hélas. L’Inde avait en effet des atouts considérables en termes de gestion de la diversité. Le sécularisme était une recette qui permettait la cohabitation des communautés.
Actuellement, deux visions de la nation sont en compétition, voire en conflit. Vous vous interrogez sur ce que ferait Rahul Gandhi s’il arrivait au pouvoir. J’imagine qu’il essaierait de revenir à cette base qu’avait posée Nehru : le sécularisme. C’est à dire la reconnaissance des communautés religieuses sur un pied d’égalité. C’est exactement ce que Gandhi avait voulu faire, et le drame fut la partition avec le Pakistan. Mais même après ce drame, ce fut néanmoins le modèle qu’on chercha à suivre.
En face, vous avez une tout autre vision du monde, selon laquelle les hindous (qui constituent 80% de la population) ont vocation à incarner la nation. Les 15% de musulmans, les 2% de chrétiens, les 2% de sikhs peuvent garder leur foi dans la sphère privée, mais dans la sphère publique il n’y a qu’une identité qui vaille.
C’est pourquoi je parlais de démocratie ethnique. Car il y a là un modèle qui nous rappelle Israël, le pays où est née cette notion. Il y a l’idée que certes, ce n’est pas la démocratie libérale, mais que c’est tout de même mieux que la dictature et la purification ethnique. C’est pourtant problématique, non seulement parce que des citoyens vont perdre des droits, mais aussi parce qu’à côté du pouvoir (qui sait généralement où s’arrêter), il y a des nervis, tous ces groupes de vigilantisme. C’est une notion dont on parle encore peu en France, mais qui est étudiée de très près dans les sciences sociales anglo-saxonnes. Ce sont des groupes qui s’érigent en justiciers. Qui au nom d’une certaine légitimité (souvent religieuse, et toujours culturelle) mettent les « déviants » au pas. Ils sont dans l’illégalité, mais comme ils sont « légitimes », on ne les réprime pas.
C’est un phénomène aujourd’hui très fort en Inde : on lynche des musulmans, on empêche des mariages inter-religieux, on fait des reconversions forcées, on empêche la mixité dans certains quartiers (autrement dit, on crée des ghettos). Le tout avec la bénédiction tacite de la police, qui n’intervient pas.
Cette idée de démocratie ethnique et de nationalisme monoculturel doit non seulement être observée dans la sphère politique, mais aussi dans la rue, au quotidien.

Nicolas Baverez :
J’en reviens à la géopolitique, car j’aimerais vous entendre sur le rapport à la Russie. On le sait, cette dernière est un allié historique très important de l’Inde. Mais il bon de souligner quelques faits récents. D’abord, l’amitié sans limite et le pacte stratégique entre la Chine et la Russie conclu le 4 février 2022. Et puis, dans les conséquences de la guerre en Ukraine, on a vu que M. Modī faisait beaucoup de commerce avec la Russie, tout en expliquant que ce n’était pas le bon moment pour faire la guerre. Il y a donc une conséquence très pratique pour l’Inde, puisqu’elle n’a pas d’industrie d’armement. 80% des équipements militaires indiens sont d’origine russe, or la Russie n’est plus en mesure de les fournir ou d’assurer les pièces nécessaires à leur maintenance. C’est ainsi que la plupart des avions de combat indiens sont aujourd’hui cloués au sol. Enfin, les stocks de munitions et de pièces de rechange sont apparemment très bas, avec seulement quelques jours de capacité opérationnelle. Le tout dans une région du monde qui n’est pas particulièrement calme.
Même avec le multi-alignement, comment l’Inde va-t-elle pouvoir sortir de cette contradiction, et poursuivre la modernisation d’une armée qui a de si gros besoins ?

Christophe Jaffrelot :
2023 sera indubitablement un tournant. D’un côté, on a le multi-alignement. C’est une version nouvelle du non-alignment introduit par Nehru. A l’époque, il s’agissait d’un idéal : on refuse les blocs, potentiellement violents, et l’on crée une troisième voie, ayant pour ambition le désarmement et la paix universelle. Ici, on est dans une logique qui a les mêmes ressorts pratiques (on ne veut pas être l’allié de quiconque), mais c’est pour pouvoir à chaque fois tirer le meilleur parti des partenariats à géométrie variable qu’on a conclus. Pour l’Inde, il est crucial que le monde reste multipolaire. Plus il y aura de pôles stratégiques, mieux elle pourra tirer son épingle du jeu.
C’est pour cela que la Russie doit rester un pôle important. Il est vrai que la situation internationale actuelle place l’Inde dans une situation nouvelle et difficile. Une Russie qui implose, et qui se rapproche autant de la Chine, lui pose un double problème : d’un côté, elle n’a plus les fournitures d’armes dont elle a besoin, de l’autre, le rapport de forces régional se déséquilibre en faveur de la Chine.
L’Inde en tirera-t-elle des conséquences ? Se tournera-t-elle vers l’Occident, pour des contrats qui finalement lui lieront les mains ? Elle y répugne. C’est ce qui explique qu’elle a si longtemps refusé de se fournir aux Etats-Unis : elle refuse d’éventuelles sanctions. Elles les a subies par le passé, rappelons-nous de la guerre contre la Chine en 1962, puis contre le Pakistan en 1971. Les Etats-Unis avaient sanctionné le pays, et il a fallu que les Français apportent l’uranium enrichi pour que les centrales indiennes continuent de tourner. Ce souvenir est resté vivace en Inde, la relation avec les Etats-Unis inspire de la méfiance.
Mais s’il faut se renforcer militairement face à une Chine de plus en plus puissante, peut-être ira-t-elle dans cette direction. Elle le fera avec de grandes réticences, et rien ne sera jamais conclu « d’un coup ». On le voit avec le Quad (le dialogue stratégique entre Etats-Unis, Japon, Australie et Inde), c’est un cas typique. L’Inde sera toujours en retrait. Il faudra que la pression chinoise monte d’un cran avant qu’elle ne se rapproche de ses trois partenaires. Au printemps 2020, vingt soldats indiens ont été tués dans l’Himalaya, par des soldats chinois. Ce n’est qu’à la suite de cela que l’Inde a accepté que le dialogue du Quad prenne la forme de discussions interministérielles. Elle avait jusqu’alors toujours refusé d’échanger à ce niveau.
Cet été, les Etats-Unis ont lancé l’ « Indo-Pacific Economic Framework for Prosperity ». L’idée était de donner à toute la région davantage que du relationnel, et de parler commerce. L’Inde a refusé. Son protectionnisme est devenu obsidional. C’est évidemment très problématique pour nouer des partenariats. Ce multi-alignement tiendra-t-il longtemps ? C’est aujourd’hui difficile à dire, mais on peut raisonnablement penser que cela évoluera dans l’année.

Nicole Gnesotto :
A mes yeux, la politique étrangère de l’Inde devient assez illisible. Voyez-vous un lien entre le raidissement intérieur et la politique étrangère ? Je vois quelques évolutions récentes. Notamment la volonté de Narendra Modī de modifier l’ordre mondial (il parle « d’équilibrer la puissance occidentale », d’un « nouveau multilatéralisme », etc.) Y a-t-il avec Modī une personnalisation de la politique étrangère, un peu comme ce qu’on observe avec Xi Jinping ou Vladimir Poutine ? Y a-t-il l’idée de faire de l‘Inde elle-même un des pôles du monde de demain ? Cela lui éviterait d’avoir à s’allier avec l’un des autres.

Christophe Jaffrelot :
Vos deux questions sont en réalité les deux faces d’une même pièce. La personnalisation de la politique étrangère est effectivement spectaculaire. Elle n’est pas unique en son genre. Il y a chez les national-populistes une telle propension à incarner leur nation qu’on ne voit plus qu’eux dès qu’on fait de la politique internationale. Modī visite tous les pays du monde, à une vitesse vraiment spectaculaire. La couverture médiatique est absolument incroyable. Aujourd’hui, New Delhi, Bombay et toutes les grandes villes sont hérissées de flambeaux annonçant la présidence du G20, comme s’il s’agissait d’une conquête (alors qu’il s’agit seulement d’un roulement, et que c’était au tour de l’Inde). Personnaliser la relation à la politique étrangère est habituel chez les populistes. Cela s’accompagne d’un resserrement de la prise de décision. Aujourd’hui, il y a trois personnes qui comptent dans ce domaine en Inde : Modī lui-même, Ajit Doval (le conseiller à la sécurité) et le ministre des Affaires étrangères Subrahmanyam Jaishankar.
Retrouve-t-on l’autoritarisme dans la politique étrangère indienne ? Oui, du point de vue du nationalisme extrême. Le nationalisme a une vocation intérieure bien compréhensible : on fait une nation homogène, et on « rabote » les minorités au passage. A l’extérieur, il faut donner l’idée d’une grande Inde, le « vishwaguru » (« Gourou du monde »). C’est d’ailleurs encore une personnalisation, puisqu’un gourou, c’est une personne. L’Inde comme donneuse d’une bonne parole au genre humain. D’accord, mais pour quel monde ?
Et cela, c’est très difficile à déchiffrer. Quel nouvel ordre mondial souhaiterait l’Inde ? Elle hésite beaucoup. Elle n’était plus un pays pauvre, s’était coupée du G77, et était devenue un pays émergent dans les années 1990-2000, intégrant les BRICS (Ndlr : acronyme désignant un groupe de cinq pays qui se réunissent depuis 2011 en sommets annuels : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Mais dans les BRICS, il y a la Chine, qui pose un gros problème (surtout que le revenu par tête y est environ 10 fois supérieur à celui de l’Inde). Du coup, l’Inde se rabat sur l’idée qu’elle est le leader du Sud global, c’est à dire des pays qui sont un cran au-dessous d’elle. Elle est en quelque sorte en train de chercher sa place.
L’Inde est-elle favorable à un ordre international qui serait plus égalitaire dans ses processus de décision ? Sans doute, mais jusqu’à quel point ? Elle aimerait évidemment intégrer le Conseil de sécurité de l’ONU, mais en fermant la porte derrière elle. Il n’y a pas de réel discours inclusif.
Il y a incontestablement un discours nouveau et une image nouvelle, mais le contenu se fait toujours attendre.

Béatrice Giblin :
J’aimerais que nous parlions un peu de l’Indo-pacifique. On entend souvent qu’il s’agit d’un concept « valise », contenant à peu près tout et n’importe quoi. Je pense malgré tout que l’apparition de ce terme stratégique n’est pas du tout anodine pour l’Inde. Sur quelles représentations se base la réflexion stratégique indienne à ce niveau ? On sait que l’aspect militaire est très important, et que l’Inde voulait à un moment donné s’équiper d’un porte-avions, de sous-marins, etc.
Et puis, j’aimerais aussi vous entendre sur les rapports entre l’Inde et l’Afrique. Les phénomènes de diaspora, les présences dans les différents territoires …

Christophe Jaffrelot :
Le simple fait de parler « d’Indo-pacifique » est une grande victoire pour l’Inde, car autrefois il s’agissait « d’Asie-Pacifique ». Voici que l’Inde est devenue un point de référence géopolitique, et du point de vue de l’image, c’est déjà une victoire. Mais plus substantiellement, l’Indo-Pacifique est une coalition de pays qui visent à limiter l’expansion de la puissance chinoise. Il ne s’agit pas vraiment de « contenir », le mot serait trop fort, mais plutôt contrebalancer. Et c’est un exercice assez délicat, puisqu’il ne faut tout de même pas s’aliéner la Chine. L’Inde était très indisposée par le bellicisme de Trump vis-à-vis de la Chine, car il y a une frontière commune, très compliquée à gérer. D’autre part, la Chine est le premier partenaire commercial du sous-continent. Il ne s’agirait donc pas que la Chine s’agace trop.
Quant à la dimension militaire, elle est essentiellement maritime. L’Inde a longtemps vécu tournée vers la terre, pour des raisons culturelles qui renvoient à la civilisation hindoue. Quitter le territoire indien revient à quitte la terre sacrée : hors de l’Inde, plus d’accès aux eaux sacrées du Gange pour vos ablutions rituelles par exemple. Par conséquent pendant très longtemps, on ne voyageait pas par mer. D’autant plus que c’est de la terre qu’étaient venus les conflits précédents, aussi bien contre la Chine que contre le Pakistan. Et voici qu’avec l’Indo-pacifique, l’Inde développe une marine, en partenariat avec des pays occidentaux. Les Etats-Unis, l’Australie, mais aussi la France. Il y a beaucoup d’intérêts communs entre nos deux pays dans l’Indo-pacifique et l’Océan indien, la visite d’Emmanuel Macron en 2018 s’est traduite par des accords permettant l’accès aux bases militaires françaises à la Réunion ou à Djibouti.
Il y a un dernier point, qui passe généralement inaperçu : le Japon. L’archipel est lui aussi très inquiet de la montée en puissance chinoise, et n’a pas beaucoup de partenaires autour de lui, hormis les Etats-Unis. La Corée du Sud reste méfiante, et Taïwan est tout petit. L’Inde est donc l’autre point d’appui qu’envisage le Japon. A la mi-janvier, il y a eu des manœuvres conjointes des deux armées de l’air pour la première fois. C’est d’ailleurs en 2007, au Parlement indien, que Shinzō Abe avait pour la première fois employé le terme d’Indo-pacifique. J’ai récemment interviewé l’auteur de son discours, et c’était assez passionnant. Dès 2007, M. Abe avait compris qu’il allait falloir trouver des partenaires face à la Chine. Dix ans plus tard, il revient en Inde et parle cette fois de « corridor Asie-Afrique ».
On en vient à la deuxième partie de votre question : pour les Indiens comme pour les Japonais de 2017, il fallait aller jusqu’à l’Afrique, non seulement à cause des Chinois, mais aussi parce que c’est le continent de l’avenir. Tous les pays n’ont pas la même chose en tête quand ils parlent d’Indo-pacifique. Pour les Indiens et les Français, cela va jusqu’à la côte orientale de l’Afrique. Sur place, c’est beaucoup plus compliqué. Il y a effectivement une diaspora indienne, mais elle est assez mal vue depuis la décolonisation. Quand le Kenya, l’Ouganda ou la Tanzanie sont devenus indépendants, ils ont expulsé les Indiens qui y vivaient. Les choses ne sont pas aussi simples qu’en Afrique du Sud, où le million d’Indiens est mieux intégré. Mais tout de même, l’Inde s’appuie beaucoup plus facilement sur sa diaspora aux Etats-Unis, au Canada ou au Royaume-Uni qu’en Afrique. Mais dans ces diasporas indiennes des pays anglo-saxons, il y a des tensions entre hindous et musulmans qui sont en train de beaucoup inquiéter les dirigeants de ces pays. Les émeutes qui ont eu lieu en septembre dernier à Leicester étaient le contrecoup de ce qu’on voit en Inde. Quand on « exporte » ces conflits internes, on déstabilise les pays qui les reçoivent, et qui ne s’y attendaient pas du tout. Les Britanniques ont une tradition de multiculturalisme et d’accueil des minorités. Ils sont aujourd’hui en face d’un nouveau défi.

Philippe Meyer :
Deux questions anecdotiques pour finir. Quand on passe devant le mur des Fédérés au cimetière du Père-Lachaise, on passe devant la tombe de M. Tata, dont l’épouse était normande, je crois. Y a-t-il une image particulière de la France en Inde, dans les milieux politiques et économiques ?
Et puis, quel a été l’impact de la nomination d’un Premier ministre britannique issu de l’immigration indienne ?

Christophe Jaffrelot :
L’image de la France est très bonne, surtout dans les milieux politiques. Elle est perçue comme l’alliée des mauvais jours, et pour bien des raisons. Je mentionnai plus haut le secours que la France a apporté à la suite des sanctions américaines. Plus tard, un premier contrat concernant des avions Mirage fut négocié suite à une visite de François Mitterrand en 1982. En 1998, les Indiens ont fait des essais nucléaires, ce qui leur a valu des sanctions des Américains, des Japonais, et de tous les Européens … sauf la France. Nous venions à peine d’en faire nous-mêmes, il eut été mal venu de le leur reprocher. J’étais de la visite de Jacques Chirac en janvier 1998, et tous les Indiens étaient absolument ravis.
La France est perçue comme ayant une autonomie stratégique, et cela plaît à l’Inde, qui se reconnaît là. Du côté économique, c’est plus compliqué. D’abord parce que tout traité commercial passe par l’Union Européenne et n’est pas que bilatéral. Or, au niveau de l’UE, on met la barre plus haut. Ainsi, après avoir essayé pendant 6 ans de négocier un accord de libre-échange au Parlement européen, on a dû renoncer parce qu’à la Commission européenne, il y avait des exigences qui ne passaient pas. En termes d’accès aux marchés, mais aussi du côté des droits humains, comme le travail des enfants.
A propos du Premier ministre britannique, il est toujours intéressant d’observer ce qui se passe en Inde chaque fois qu’un Indien se distingue à l’échelle internationale. D’un côté on est très fier, et puis dès qu’on gratte un peu la surface et qu’on examine plus attentivement la personne en question, on est un peu gêné. Ce fut le cas quand Naipaul ou Amartya Sen eurent leur prix Nobel, parce qu’ils étaient très critiques à l’égard du nationalisme hindou. On est donc très fier qu’un Indien se distingue, tout en n’étant absolument pas d’accord avec ce qu’il dit. Ce n’est pas exactement cela avec Rishi Sunak. D’une part, le Pakistan aussi revendique la « paternité » du Premier ministre britannique. Et puis il est un membre de l’élite, et lié par sa femme à une famille qui n’est pas bien vue à New Delhi. Les Murty sont en effet les créateurs d’Infosys ; et le IT de Bangalore ne vote pas pour Modī ou pour le BJP les yeux fermés. Le secteur de la haute technologie était traditionnellement proche du parti du Congrès. Ce n’est plus le cas des oligarques d’aujourd’hui. Infosys est l’une des dernières entreprises à financer les médias critiques à l’égard du pouvoir indien. Cela complique l’image du nouveau Premier ministre britannique.

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