Ukraine : un « changement de nature » de la guerre ? / La gauche de gouvernement trouverait-t-elle un modèle en Amérique latine, si Bolsonaro perdait ? / n°267 / 16 octobre 2022

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UKRAINE : « UN CHANGEMENT DE NATURE DE LA GUERRE » ?

Introduction

Philippe Meyer :
Deux jours après l’attaque qui a endommagé le pont de Crimée, sans que l’on en sache encore le responsable, la Russie a lancé le 10 octobre, 84 missiles et 24 drones suicides sur l’Ukraine, selon un décompte établi par le président ukrainien, Volodymyr Zemlinsky. La capitale, Kyiv, touchée par plusieurs projectiles, n’avait plus été visée depuis le 26 juin. Au total, 23 villes ont été pilonnées, parmi lesquelles Lviv, Kharkiv, Odessa, Dnipro ou encore Zaporijia. Plusieurs cités, situées dans l’ouest du pays, loin des combats, n’avaient pas connu un tel déluge depuis le début du conflit. Des infrastructures énergétiques mais aussi des cibles civiles, dont une aire de jeux pour enfants, ont été atteintes.
Certains des missiles tombés sur la capitale ukrainienne ont été tirés du territoire biélorusse, et le maître du Kremlin a promis de monter en gamme en y stationnant également des missiles balistiques Iskander-M. Alexandre Loukachenko, qui avait jusqu’alors prêté son territoire à l’armée russe sans participer au conflit, a accusé l’Ukraine de préparer une attaque contre la Biélorussie et annoncé le déploiement de troupes communes russes et biélorusses. Il a également accusé deux autres pays voisins, la Pologne et la Lituanie, d'accueillir des « combattants » qui prépareraient « des sabotages, des actes terroristes et un soulèvement militaire dans notre pays. Cela devient une menace directe ». L'armée biélorusse peu entraînée ne compte que 45.000 hommes dans les forces actives.
L'ONU a dénoncé une « escalade inacceptable de la guerre ». Ces « frappes délibérées de la Russie sur l'ensemble du territoire ukrainien et contre des civils, c'est un changement profond de la nature de cette guerre », a commenté pour sa part Emmanuel Macron. Pour le chef de la diplomatie ukrainienne, Dmytro Kouleba, « Poutine est désespéré à cause des défaites sur le champ de bataille, et il utilise le terrorisme des missiles pour essayer de changer le rythme de la guerre en sa faveur », Ces nouvelles frappes russes ont incité l'Europe et les Etats-Unis à poursuivre et à amplifier leur aide à l'Ukraine. Kyiv recevra plus rapidement des systèmes de défense antiaérienne sophistiqués et, peut-être, des armes offensives à longue portée. Joe Biden a promis des systèmes avancés de défense aérienne. La ministre allemande des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, a confirmé la livraison « dans les prochains jours » de systèmes Iris-T, créant une bulle de protection de 20 kilomètres de hauteur et de 40 kilomètres de largeur.
Deux jours avant les frappes, la nomination, à la tête des troupes russes en Ukraine de Sergueï Sourovikine, connu pour ses faits d’armes « non conventionnels » en Syrie, a été saluée par les faucons du régime. Sergueï Sourovikine doit son surnom de « général Armageddon » à ses exploits comme commandant le détachement russe venu en aide au régime de Bachar El-Assad en Syrie, et notamment à la destruction d’Alep où il aurait recouru, selon l’ONG Human Right Watch à des armes chimiques. Les frappes aériennes massives et indiscriminées du 10 octobre semblent être sa « signature ».

Kontildondit ?

Richard Werly :
Assistons-nous à un changement profond de la nature de la guerre ? Personnellement je ne le crois pas. Il y a indéniablement des changements par rapport aux dernières semaines, mais si l’on reprend la chronologie du conflit depuis le 24 février, ce sont des choses connues. Les frappes de missiles russes sur les villes ukrainiennes ont été nombreuses en février dernier. Evidemment, à cette époque, ces frappes étaient suivies d’avancées des troupes russes, qui comptaient tenir toute une partie orientale de l’Ukraine. La méthode constitue donc peut-être une rupture avec le passé très récent, mais elle n’a pas fondamentalement changé. La doctrine militaire russe consiste toujours à utiliser au maximum l’artillerie.
Les objectifs de guerre non plus n’ont pas changé. Kyiv n’a pas pu être conquise, Poutine a replié ses troupes dans les Républiques sécessionnistes, devenues aujourd’hui territoires russes : Lougansk, Donetsk et toute la zone Sud-Est de l’Ukraine. La porte-parole de Poutine ne cesse de répéter que l’objectif est de sécuriser ces zones.
Côté ukrainien, on voit que la riposte se fait par l’artillerie. D’une part grâce au système américain « HIMARS » (High Mobility Artillery Rocket System) ou les canons Caesar français, qui ont permis aux Ukrainiens de reprendre du terrain. Mais d’autre part l’artillerie médiatique de l’Ukraine fonctionne elle aussi toujours à plein.
La vraie nouveauté, c’est peut-être qu’on entre de fait dans une phase diplomatique. La première quinzaine de novembre compte deux sommets importants : le G20 à Bali et celui de l’APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation) à Bangkok. Si les promesses diplomatiques sont tenues, Joe Biden, Vladimir Poutine et Xi Jinping devraient être tous trois présents à Bali. Biden a dit qu’il n’irait pas à Bangkok à cause du mariage de sa petite-fille, il devrait donc y envoyer Kamala Harris, mais peut-être est-ce pour s’y ménager une apparition surprise. Xi et Poutine y seront, en revanche. Je ne vois pas comment ces dirigeants pourraient arriver dans ces deux endroits sans y discuter quelque chose. D’autant que culturellement, les deux sommets se tenant en Asie, il est presque impensable d’y perdre la face ; je pense donc qu’ils vont devoir se parler. C’est là le seul tournant que je puis envisager, mais il est moins militaire que diplomatique.

Lionel Zinsou :
Je suis plus frappé que Richard par la tournure récente des évènements. On sait que la Russie n’a presque plus de missiles, et que les frappes qui ont touché Kyiv la semaine dernière ont puisé dans les derniers stocks russes. Cela se prouve notamment par le fait qu’on a utilisé des missiles sol-air pour des frappes sol-sol. Cette frappe est une réaction aux dernières avancées ukrainiennes, notamment l’explosion du pont en Crimée, qui a été vécue côté russe comme une importante provocation.
On peut donc déceler un élément désespéré dans cette frappe, ce n’est pas seulement « une frappe de plus ». Par ailleurs, on tire sur des jardins d’enfants, sur des ponts qui n’ont aucune importance stratégique, sur les hôtels accueillant les étrangers, etc. On assume que le but est de terroriser et de tuer. Car c’est bien de crimes de guerre dont il s’agit. On nous dit que ce sont des missiles de haute précision, le meilleur de la technologie russe ; mais plus aucun pays ne fournit plus la Russie en composants électroniques nécessaires à ces équipements de pointe. On nous vante donc une incroyable précision, avant de nous expliquer qu’on visait en fait des hôtels, des parcs et des écoles …
Le côté désespéré de cette frappe vise à impressionner les Faucons russes. Mais il y a désormais des Faucons qui expriment de nombreuses critiques. Dans le commandement, la rotation du personnel est très importante. La Russie a perdu un nombre incroyable de généraux, en partie parce que le cryptage des communications est très insuffisant : dès qu’un général russe ouvre son téléphone, il est à quelques secondes de sa mort.
Enfin, Richard a raison de souligner qu’une phase diplomatique est très proche et inévitable. Biden a déjà déclaré vouloir parler à Poutine à Bali (même si ce dernier reste évasif). Mais cela c’est demain. Revenons un instant à hier, à savoir au sommet de Samarcande, en Ouzbékistan, qui regroupait la Chine, l’Inde, le Pakistan, et les pays d’Asie Centrale (ceux qui finissent en « stan »). Et ce fut un échec pour la Russie. La Chine respecte les sanctions financières et technologiques imposées à Moscou, les pays « stan » sont unanimement contre la guerre, aucun n’a reconnu la légitimité de l’intervention et n’est prêt à reconnaître l’indépendance des provinces du Donbass. En outre, Il y avait M. Erdogan en invité vedette, or les drones turcs infligent des pertes terribles à l’armée russe. L’isolement diplomatique de M. Poutine confinait à l’humiliation.

Lucile Schmid :
L’expression d’Emmanuel Macron sur le « changement de nature de la guerre » mérite d’être interrogée. Comme nous le disait Richard, la guerre a deux faces : il y a les opérations militaires, et puis l’artillerie médiatique, la guerre du narratif, en quelque sorte. Jeudi, le président de la République s’est adressé aux Français et a déclaré qu’on n’utiliserait pas les armes nucléaires dans ce conflit entre Russie et Ukraine. Les Ukrainiens pensent qu’ils peuvent gagner (une probabilité sur laquelle bien peu de gens auraient parié en février dernier), ils comptent récupérer l’ensemble de leur territoire, y compris la Crimée. Cela au moins est un élément nouveau : si la guerre va plus loin, dans quelle mesure y serons-nous entraînés ? Car jusqu’à présent, l’Europe et les Etats-Unis ont toujours pris soin de préciser qu’ils n’étaient pas en guerre.
Rappelons que le président Zelensky met aujourd’hui la pression à la France : « vous qui êtes une grande puissance militaire, vous ne nous livrez pas assez d’armes ». Le dirigeant ukrainien pousse son avantage, non seulement par rapport aux Russes, mais aussi aux Européens. L’idée est désormais qu’il faut le soutenir bien plus conséquemment, et cela aussi pourrait constituer un changement majeur.
Deuxième changement de nature : l’entrée de façon explicite de la société russe dans ce conflit. J’ai récemment lu un article sur la façon dont les femmes russes (dont les compagnons sont au front) discutent entre elles ; la question qui revient le plus fréquemment est évidemment : « quand reviendront-ils ? » On pense aussi à ces jeunes Russes rentrés d’Ukraine et qui se sont suicidés, ne parvenant pas à supporter les horreurs dont ils avaient été les témoins ou les auteurs. Cette douleur pénètre la société russe aujourd’hui. Elle est longtemps restée passive dans ce conflit, on sent à présent que le désespoir est tel qu’il pourrait entraîner des conséquences. Cela ne signifie pas que les Russes soutiennent les Ukrainiens, mais la façon dont ils réagissent désormais à cette guerre est peut-être aussi un changement de nature de ce conflit.
Enfin, côté diplomatique, cette semaine à l’ONU, 143 pays ont encore voté contre cette guerre en Ukraine. Même si l’Inde et la Chine continuent de s’abstenir, il y a là aussi un autre front qui s’affirme.

Jacques Pilet :
Disserter sur la gradation de la guerre me paraît un exercice délicat, dans la mesure où l’on peut vite se laisser embarquer dans une escalade des mots. Si à chaque tournant de cette guerre on déclare qu’il s’agit d’une étape majeure qui change tout, on a vite fait d’atteindre des paroxysmes potentiellement très dangereux. Il faut évidemment reconnaître que ces récentes frappes de missiles sont intolérables et très choquantes, mais il faut cependant rappeler qu’il ne s’agissait pas de bombardements comme on a pu en voir à Grozny, à Alep ou à Bagdad, où les victimes se comptaient par milliers. Il ne s’agit pas de la même échelle ici, ne l’oublions pas. Ce n’est pas du tout exonérer la responsabilité de l’agresseur que de dire cela, c’est simplement garder une vision d’ensemble. Les 200 missiles tirés ont fait une trentaine de victimes. C’est incontestablement beaucoup trop, mais cela montre aussi que les objectifs étaient non seulement civils, mais aussi d’infrastructures, notamment les réseaux électriques.
Méfions-nous des réactions émotionnelles à chaud sur telle ou telle horreur de tel ou tel jour de la guerre. Car pour comprendre ce qui nous arrive, puisque nous sommes tous concernés, il faut toujours garder à l’esprit le passé (comment on en est arrivés là), mais aussi l’avenir (dans quelle situation risquons-nous de nous trouver demain ou après-demain ?).
Comme le disait Richard, il y a à court terme des perspectives diplomatiques. Peut-être pas des négociations, mais au moins des discussions. Publiquement il y aura les deux sommets évoqués, et puis en coulisses tout ce qui se passera en amont et en aval de ces rencontres. Le fait est que plus personne ne croit vraiment au succès du projet russe (d’ailleurs passablement amendé) ; la Russie ne peut donc plus « gagner », mais l’Ukraine ne peut pas gagner non plus, en ce sens qu’elle n’arrivera pas, même avec un appui occidental massif et même avec la faiblesse de plus en plus flagrante de l’armée et de la société russe, à chasser le dernier Russe du dernier mètre carré de son territoire dans les prochains mois.
Dès lors, on est bien forcé de parler de négociations en vue d’une paix. Ce qui fait un peu froid dans le dos dans le discours du président Zelensky, c’est l’argument selon lequel réclamer la paix consiste à abandonner les Ukrainiens. Il faut voir comment chaque personnalité politique qui a réclamé des négociations a été diffamée, traitéesde complotisme, voire de sympathies poutiniennes. Ce débat sur l’avenir du conflit est plus ou moins ouvert selon les pays d’Europe. En Allemagne, il est par exemple assez actif, y compris sur les plateaux de télévision. Il est plus bloqué dans d’autres opinions publiques, mais je crois qu’il est de notre devoir de considérer les développements de ce conflit sans avoir le nez collé sur ce qui s’est passé la veille, en s’efforçant de remettre ces faits en perspective, en pensant à la fois à l’origine du conflit, et à ses devenirs possibles.

Richard Werly :
Qu’elles sont les lignes de force qui agitent cette tectonique actuelle ? Je voix deux éléments possibles pour un début de discussion, et c’est peut-être là le vrai changement. D’abord, et pour nuancer ce qui a été dit précédemment, il y a en effet un élément qui peut être déterminant, c’est la technologie, et notamment l’arrivée des boucliers anti-missiles. On a vu combien un seul équipement (le HIMARS) a pu changer la donne sur le terrain. Si les Européens et les Américains sont sérieux dans leur fourniture d’équipements, cela peut changer le cours du conflit, surtout si les missiles russes deviennent obsolètes.
Le deuxième élément est diplomatico-politique, et c’est M. Erdogan. La Turquie est clairement en train de se positionner comme le pays pouvant jouer les intermédiaires. Allons-nous voir un plan de sa part ? Pour le moment ce n’est pas le cas, mais il se déroule certainement des choses loin des yeux du public. Il semble que les Américains n’aient pas complètement rompu le dialogue avec Poutine. Ainsi Bill Richardson (ancien Secrétaire à l’énergie pendant l’administration Clinton, ancien ambassadeur américain aux Nations-Unies et fin diplomate) a récemment contribué à faire libérer Brittney Griner, cette joueuse de basketball américaine emprisonnée en Russie. On l’imagine en contact étroit avec les Russes.

Lucile Schmid :
L’hiver arrive, et sur le terrain les choses vont changer aussi à cause de cela, car la technologie ne fait pas tout.
Au fond, les Ukrainiens ont déjà en quelque sorte gagné cette guerre, puisque nul n’avait imaginé qu’ils résisteraient aussi longtemps et aussi bien. De fait, cela rend beaucoup plus difficile la phase diplomatique qui s’annonce, puisqu’il y’a tout un peuple rangé derrière son président, qui dit : « on ne négocie pas avec un criminel de guerre ».

Lionel Zinsou :
Le volet économique de la guerre s’approfondit lui aussi, et pour le moment il ne fait que des perdants. Il est évident que l’économie russe souffre, mais c’est aussi le cas du complexe militaro-industriel, et cela constituera une limite importante, qui touchera aussi les biens de consommations, le confort des populations, etc. C’est la plupart du temps le chef de famille qui est mobilisé, et cela désorganise d’autant plus l’économie. Sans parler de tous ceux qui ont fui le pays pour échapper à la conscription. La Russie subit une contraction de 10% de son PIB. On a vu ce qu’a donné 6% en Europe avec la pandémie, je vous laisse donc imaginer ce que font 10%.
L’inflation, et les troubles sociaux annoncent une récession inexorable pour 2023 dans les grands pays de l’OCDE. Mais beaucoup de pays émergents subissent une crise économique intense, alors qu’ils ne sont pas du tout partie prenante ni fournisseurs de quoi que ce soit dans cette guerre. La force du dollar, c’est aussi l’effondrement sans précédent des devises de ces pays : - 25% en Égypte, - 40% au Ghana … Il n’y a que des perdants aux sanctions : qu’on soit sanctionné, sanctionneur ou même loin de tout cela. Pour tout cela aussi, l’hiver s’annonce très rude.

LA GAUCHE DE GOUVERNEMENT TROUVERAIT-T-ELLE UN MODÈLE EN AMÉRIQUE LATINE, SI BOLSONARO PERDAIT ?

Introduction

Philippe Meyer :
Après une décennie de régimes de droite, avec désormais six de ses sept États les plus peuplés classés à gauche, l’Amérique latine apparaît désormais plus rouge (ou rose) que n'importe quelle autre région du monde. Si au Brésil, l'ancien président de gauche Lula l’emportait contre le chef de l'État d'extrême droite Jair Bolsonaro lors du deuxième tour du scrutin présidentiel le 30 octobre prochain, c'est 90 % de la population du sous-continent qui pourraient vivre sous un gouvernement de gauche en 2022. Ce mouvement a débuté avec la victoire d'Andres Manuel Lopez Obrador au Mexique, en juillet 2018, puis celle d'Alberto Fernandez en Argentine en octobre 2019 ; suivirent celles de Luis Arce en Bolivie en octobre 2020, de Pedro Castillo au Pérou en juillet 2021, de Xiomara Castro au Honduras en novembre 2021, de Gabriel Boric au Chili en décembre 2021, et enfin celle de Gustavo Petro en Colombie en juin 2022.
Des gauches de tendances différentes : les unes progressistes, les autres plus populistes, certaines comme le Venezuela, le Nicaragua et Cuba font bon marché de la démocratie. Les programmes de Gabriel Boric, Xiamora Castro ou Gustavo Petro s'inspirent plus des revendications environnementales et de celles portant sur l'égalité de genres que des préceptes révolutionnaires d'antan. Les gauches démocratiques d'Amérique latine se retrouvent dans leur projet de justice sociale et de lutte contre les inégalités. Mais celles-ci disposent de marges de manœuvre plus limitées qu'à l'époque de la première « vague rose », au début des années 2000, quand les dirigeants profitaient de l'explosion du cours des matières premières pour financer leurs politiques redistributives, sans procéder à des réformes fiscales d'ampleur. Pour autant, « dire que le balancier repart à gauche en Amérique latine est un peu simpliste, estime Christophe Ventura, expert de l'Amérique latine à l'Iris. Il s'agit surtout d'une vague de dégagisme. La droite est revenue au pouvoir dans les années 2010 et elle est à son tour sanctionnée depuis quelques années. » Le mécontentement contre les régimes de droite a été notamment nourri par la crise sanitaire liée à la pandémie, qui a encore plus creusé les inégalités : la pauvreté extrême est passée dans la région de 13,1 % à 13,8 % entre 2020 et 2021, « un recul de vingt-sept ans  », selon la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes de l’ONU. Au Brésil, au terme du premier tour de l’élection présidentielle, le 2 octobre, Lula a terminé en tête avec 48,43 % des voix contre 43,2 % à Bolsonaro, qui réalise un score bien plus élevé que celui prévu par les instituts de sondage. A peine 5 points, soit 6 millions de voix seulement (sur un total 123 millions de suffrages) séparent deux hommes, qui se retrouveront pour un second tour incertain le 30 octobre. Lula demeure le favori du scrutin. Mais un favori fragilisé, placé sur la défensive.

Kontildondit ?

Jacques Pilet :
Parler de tout un continent a-t-il un sens ? Il me semble que oui, dans la mesure où toute l’Amérique latine donne des sujets de réflexion intéressants aux Européens, et particulièrement aux gauches européennes. Car certaines expériences de gauche en Amérique latine sont très surprenantes. Quand on voit par exemple le président chilien Gabriel Boric manœuvrer avec une telle souplesse, en acceptant le verdict négatif du peuple à propos de la nouvelle Constitution qu’il comptait mettre en place. Il sait rebondir et s’adapter de façon remarquable. Ainsi, la situation politique au Chili n’est pas très tendue, ce qui est tout à fait surprenant au vu des récents évènements.
En Colombie c’est encre plus frappant, puisque Gustavo Petro, qui est un ex-guérillero, élu premier président de gauche dans le pays, a tendu la main dès sa victoire à son pire ennemi, l’ex-président Álvaro Uribe (président entre 2002 et 2010). Il pose comme principe qu’il leur faut travailler ensemble, et que l’insulte ne peut pas être un mode communication acceptable. Son programme va bien au-delà des slogans habituels de la gauche ou des questions de genre très prégnantes ces temps-ci. Il pose par exemple une question rarement débattue à gauche : comment encourager les entreprises qui exploitent les matières premières (en particulier les minéraux) à transformer ces matières premières sur place plutôt que de les exporter sous une forme brute.
A contrario, on a la gauche brésilienne de Lula qui s’est un peu endormie sur ses anciennes visions. Beaucoup de choses ont changé au Brésil depuis le départ du pouvoir de Lula, à part ses discours. Le premier tour a été une déception, on peut d’ores et déjà dire que la droite a gagné au Brésil. Toute la question est de savoir quelle droite. Le centre droit anti-Bolsonaro se rallie en ce moment à Lula, avec plus ou moins d’ardeur. Ou bien assisterons-nous à la victoire de la droite bolsonariste, étrange animal politique, mélange de haine, de frustration et de violence ? Le président brésilien tient un langage d’une vulgarité absolue, avec des insultes d’un niveau de violence rarement atteint à l’encontre de ses adversaires. Toutes les machines de communication que l’on connaît tournent à plein régime, sur les réseaux sociaux c’est une véritable logorrhée que ses rivaux ne parviennent pas à concurrencer. On voit que cette vague de passion, partie des tréfonds de la société brésilienne, est en plein essor. A l’issue du scrutin, une seule alternative. Soit c’est Bolsonaro qui l’emporte, et dans ce cas il disposera d’une majorité parlementaire et de la plupart des gouverneurs, et il sera tenté de mettre le pouvoir judiciaire également sous sa coupe, comme il l’a maintes fois exprimé. Soit c’est Lula. Ce dernier se retrouverait alors dans une situation fâcheuse (pas de majorité parlementaire, gouverneurs hostiles), avec un centre droit lui mettant la pression pour que le programme économique soit conforme à ses intérêts. Une situation de quasi-impuissance, donc. Et pourtant l’appel d’une partie de la société ne peut pas être ignoré. Cette société s’est considérablement appauvrie (une bonne partie est même affamée), et une violence incroyable s’est répandue : gangs, et mafia contrôlent véritablement une partie du pays. Si l’on est attaché à la démocratie dans le monde, on espère tout autant qu’on tremble à l’idée de ce second tour au Brésil.

Lionel Zinsou :
Les gauches européennes ont quelques raisons d’espérer quand elles regardent l’Amérique latine. Au Brésil rien n’est encore joué mais c’est déjà très impressionnant. Tous les commentateurs s’accordent à dire que le score de Lula du premier tour (48,43%) fut décevant. Personnellement cela m’étonne un peu. Pour avoir moi-même été candidat à une élection présidentielle où j’avais récolté récolté 29,9% des suffrages, je me souviens m’être dit que c’était très convenable. M. Macron avec 28,5% n’a pas l’air particulièrement mécontent …Mais la polarisation entre les deux systèmes est tout à fait incroyable au Brésil. Les deux hommes ont chacun une dimension mythique ou légendaire. C’est pourquoi les commentaires français sur la médiocrité d’un score de 48% me laissent un peu perplexe.
Les gauches d’Amérique latine sont très différentes les unes des autres. J’ai vu qu’à l’assemblée générale des Nations-Unies, le Nicaragua avait voté pour reconnaître l’indépendance des Républiques du Donbass, se plaçant ainsi aux côtés de pays comme la Corée du Nord, l’Erythrée, la Biélorussie … A Cuba, au Nicaragua, au Venezuela, il reste donc une gauche très « à l’ancienne », totalitaire. Mais il existe aussi la nouvelle gauche qu’a décrite Jacques Pilet : l’espoir colombien, l’expérience chilienne. On serait tenté de les qualifier de socio-démocrates, même si les socio-démocrates européens n’ont pas tous été guérilléros dans leur jeunesse. Et puis il y a la gauche brésilienne ou mexicaine, qui se situe entre les deux. Clairement pas totalitaire, mais au Mexique par exemple, le parti au pouvoir est à la fois révolutionnaire et institutionnel. Trois gauches véritablement très différentes, donc. En Europe, nous aurons probablement un renouveau des gauches ; probablement vers 2026-27 en France (ou avant, en cas de dissolution de l’Assemblée nationale). Nous pourrions donc bien avoir ici aussi quelque chose de comparable, qui s’accompagnerait aussi d’une certaine impuissance, car c’est là le vrai point commun entre ces gauches.

Lucile Schmid :
Il n’y a pas besoin d’être Jean-Luc Mélenchon pour être fasciné par les gauches d’Amérique latine, car leur éventail est si varié que chacun peut y trouver quelque chose d’intéressant. Voire de nouveau puisque, qu’il s’agisse de Gabriel Boric ou du président colombien, on peut y trouver une social-démocratie à l’américaine.
Un certain nombre d’analystes attribuent les succès de la gauche en Amérique latine au « dégagisme »davantage qu’à l’idéologie. Or au Brésil, le président sortant Bolsonaro réussit à capter un vote populaire qui aurait pu être « dégagiste ». S’il y parvient, c’est grâce aux évangélistes, et notamment à sa femme qui a été très active pendant sa campagne. C’est l’inversion du rapport de forces entre catholiques et évangélistes qui lui a permis de capter une partie importante de cet électorat, ainsi que les réseaux sociaux. Lula de son côté avait fait une campagne à l’ancienne, reposant sur son bilan du temps où il était président. Il est donc étonnant que dans cette histoire, Bolsonaro apparaisse presque comme un homme neuf, transfiguré grâce à ce vote évangéliste, tandis que Lula semble coincé dans le passé.
Ces différentes gauches latino-américaines sont très hétérogènes, sauf sur un point : l’écologie. La culture de l’extraction est importante en Amérique latine, étant donné la richesse du continent en matières premières. C’est aussi l’un des premiers territoires touchés par les dérèglements climatiques, et cela a créé une espèce de volte-face. En Colombie par exemple, l’idée que Lula pourrait gagner au Brésil est très important pour la forêt amazonienne. Lula a d’ailleurs déclaré qu’il se rendrait à la COP27 en Égypte. Par conséquent un Lula vainqueur, même dans une position difficile sans majorité parlementaire, est en mesure de construire une sorte de coalition latino-américaine sur les questions écologiques. C’est un point politique très important.

Richard Werly :
L’une des choses qui me fascinent dans cette Amérique latine, ce sont les personnalités. On a trop souvent tendance à ne regarder que les mouvements, les tendances et les votes. Or il y a dans ces personnalités de gauche des itinéraires très intéressants,, très porteurs d’une idée souvent minorée en Europe : pour que la gauche revienne au pouvoir, il faut qu’elle soit incarnée. Les personnalités qui se doivent de le faire doivent tout à la fois incarner une forme de rébellion face à l’ordre établi, parce que c’est la gauche, mais aussi la capacité à gouverner, et si possible autrement.
Je ne sais pas comment évolueront les pays dont nous parlons, mais reconnaissons que de ce point de vue, l’Amérique latine est exemplaire. Sauf dans le cas de Lula. Malgré ses 48%, il n’incarne plus cette capacité de la gauche à changer les choses. D’autant moins qu’il a dû s’allier avec le centre-droite, qui saura le lui rappeler le moment venu.
Et puis il y a un autre énorme changement, si évident que nous n’en avons même pas parlé, c’est l’attitude des Etats-Unis. Pendant longtemps, les USA n’ont pas supporté la gauche latino-américaine. Dorénavant, la puissance américaine semble accepter des gouvernements de gauche, voire prête à travailler avec eux, même si pour le moment on sent un agacement manifeste face à la politique d’Obrador au Mexique.

Jacques Pilet :
On peut même signaler que les USA ont allégé les sanctions à l’endroit du Venezuela, et aujourd’hui M. Maduro se félicite de l’ouverture des Américains. C’est de toute évidence le pétrole qui importe le plus dans cette relation, et le cynisme étasunien est toujours sans borne. Mais en effet, il est frappant qu’en Amérique latine non plus, la place des Etats-Unis ne soit pas du tout un thème dans les débats.
Je trouve très intéressant que le fait de nos débats européens ou étasuniens sur l’environnement ou la forêt amazonienne finissent par avoir un effet sur les politiques intérieures latino-américaines. Par exemple, il y a des milieux de droite brésiliens, plutôt bien disposés à l’égard de Bolsonaro, proches des grands propriétaires terriens et des grands exportateurs, qui commencent à s’inquiéter d’une éventuelle victoire du président sortant. On a par exemple l’idée que « ça va se gâter pour le commerce », si l’on continue à exploiter toutes les richesses naturelles sans aucune réserve, qu’on va perdre des marchés, et par conséquent qu’il serait peut-être temps d’intégrer quelques questions écologiques. Ce sont des propos qu’on n’entendait absolument jamais auparavant dans ces milieux.

Les brèves

Une étrange obstination

Lionel Zinsou

"Je vous conseille le livre de Pierre Nora. Il est biographique, et l’académicien y fait montre d’une jeunesse à peine imaginable pour ses 91 ans. Il retrace sa vie d’éditeur et d’historien. Il fut chez Gallimard le créateur de toutes les collections d’Histoire. Avec la revue « le Débat » et avec toutes ses publications, qu’elles soient grand public ou académiques, il est un peu l’équivalent de ce que fut Gide pour la Nouvelle Revue Française il y a cent ans. On voit passer quelques grands penseurs dans ce livre : Jacques Derrida, Michel Foucault, Marcel Gauchet, et tous les grands historiens des Annales (Le Goff, Braudel …). C’est une biographie collective de ce qui fut probablement la plus grande épopée de sciences sociales en langue française. "

Madame l’Ambassadeur : de Pékin à Moscou, une vie de diplomate

Philippe Meyer

"Je vous recommande ce livre de Sylvie Bermann, première femme à avoir été élevée à la distinction d’Ambassadeur de France. C’est beaucoup plus que « de Pékin à Moscou », ce pourrait être « de Pékin à Pékin », puisqu’elle a commencé sa carrière dans le Pékin maoïste pour la finir dans celui de Xi Jinping. Elle raconte également différentes négociations auxquelles elle a participé, notamment celle pour le traité de paix au Cambodge, qui fut très compliquée. L’avenir dira s’il faut ou non un corps diplomatique, mais ce livre prouve une fois de plus que la diplomatie est un métier, qui demande beaucoup de finesse et de vision."

Black Indians de la Nouvelle-Orléans

Lucile Schmid

"Je vous recommande cette exposition parisienne, au Musée du Quai Branly - Jacques Chirac. Elle est très enthousiasmante, elle met en valeur le carnaval de la Nouvelle-Orléans. Les « Black Indians » ne sont pas des Amérindiens, ce sont à l’origine des esclaves noirs, mais qui ont repris à leur compte les oppressions subies par le peuple amérindien au moment de la colonisation de l’Amérique du Nord. L’exposition est à la fois luxuriante, car on peut y voir le costume du « Bison Blanc », mais on y apprend beaucoup. On réalise la proximité avec des rites yorubas issus d’Afrique de l’Ouest, on y voit aussi l’union de tous ceux qui ont été asservis, et qui grâce à la créativité et au syncrétisme échappent cette condition. Vous en sortirez avec une envie d’être carnavalesque, tout à fait bienvenue dans le monde d’aujourd’hui. "

Discours de Josep Borrell

Richard Werly

"Je vais vous parler du discours que Josep Borrell a prononcé ce lundi 10 octobre devant la conférence des ambassadeurs européens. Il fut extrêmement intéressant. Borrell est un homme politique, il est socialiste, Espagnol, il a été président du Parlement européen. Il a commencé par faire quelque chose qui ne se fait pas : dire aux ambassadeurs qu’ils doivent travailler. La puissance et l’influence de l’UE dans le monde ne pourront être défendues que grâce à un gros travail de terrain. Il faut d’abord apporter les bonnes informations, et cela ne en se limite pas à lire la presse. Ensuite, il faut être des relais d’influence de l’Europe dans les pays où ils sont nommés. J’ai trouvé que tout cela était vrai, courageux, et que cela démontrait que les diplomates ont besoin d’être secoués de temps à autre. "

L’internat

Philippe Meyer

"Jacques Pilet : Ce livre de me tient beaucoup à cœur. Son auteur Serhiy Jadan est un grand écrivain ukrainien (dont plusieurs livres sont traduits). Celui-ci décrit la situation dans le Donbass en 2014. L’auteur est originaire de cette région (de Lougansk) et il décrit l’histoire d’un prof qui va chercher son neveu dans un internat situé dans une zone de combat. La description des débuts de ce conflit est absolument saisissante, on voit que c’est une guerre civile : les Ukrainiens entre eux s’opposent, se méfient, se dénoncent ou se tolèrent. On écoute l’accent de son interlocuteur pour lui témoigner sympathie ou hostilité … Il n’y a pas réellement de ligne de front, seulement quelques explosions ici ou là. Mais surtout des villes étouffées par la peur, avec des chiens qui rôdent, des bus qui s’arrêtent en pleine campagne, des trains qui ne partent pas, une sorte de pourriture de la vie quotidienne, avec au ventre la peur de l’Autre. J’ai rarement lu un récit qui parle de la guerre ainsi. "