Thématique : le Royaume-Uni dans la tourmente / n°266 / 9 octobre 2022

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LE ROYAUME-UNI DANS LA TOURMENTE

Introduction

Avec Pauline Schnapper, professeure à l’université Paris III - Sorbonne Nouvelle

Philippe Meyer :
Avec la mort de la reine Elizabeth II, la Grande-Bretagne a perdu un symbole majeur de son unité. Au terme de dix jours de deuil national, le Royaume s’est éveillé avec une Première ministre novice et déjà mal-aimée, héritière d’un Boris Johnson qui est passé, en trois ans seulement, d’un triomphe électoral à une démission forcée en juin dernier. Les critiques sur sa gestion de la crise sanitaire, le « Partygate » ou encore les premières conséquences désagréables d’un Brexit dur, auront eu raison de l’ancien maire de Londres, lâché par les siens. La tâche qu’il lègue à son héritière, la très libérale Liz Truss, s’annonce donc considérable à l’image tant de la chute de la livre que du tollé a provoqué par le projet de déporter les demandeurs d’asile au Rwanda, le temps de traiter leur dossier.
L’inflation qui frappe durement le pays met en avant les inégalités profondes d’un Royaume qui a vu la décrépitude de ses services publics depuis les années 70. En témoigne l’état du système de santé, la NHS, si chère aux Britanniques, qui s’est retrouvée au bord de l’implosion durant la crise sanitaire, faute de financements et de main d’œuvre étrangère. Le climat social est particulièrement tendu. Les coûts de l’énergie et les conditions de travail ont poussé récemment les cheminots et le personnel soignant dans la rue. Certains Britanniques se retrouvent déjà dans l’incapacité de payer leurs factures énergétiques tandis qu’un mouvement citoyen appelle à ne pas les régler, en signe de protestation. Une fronde dont le Labour de Keir Starmer ne parvient pas pour l’instant à tirer pleinement profit.
Les échecs des Tories et les complications post-Brexit ont alimenté les mouvements nationalistes et indépendantistes du Royaume. Une Ecosse qui avait voté à 62% pour rester dans l’UE en 2016, a vu la nette victoire du Scottish National Party de Nicola Sturgeon et de ses alliés aux élections générales de 2019. Depuis les tensions demeurent grandes entre Londres et Édimbourg, notamment autour de la question de la tenue d’un nouveau referendum sur l’indépendance promis pour fin 2023 par les indépendantistes, mais désavoué par le 10 Downing Street. De même, les contrôles douaniers en mer d’Irlande ont contribué à la victoire historique du parti nationaliste irlandais Sein Fein devant les unionistes du DUP.
Depuis la sortie de l’UE, c’est aussi une nouvelle place internationale qui est en jeu pour le Royaume-Uni, dont le PIB est désormais inférieur à celui de l’Inde. Le projet « Global Britain » présenté par Boris Johnson dès 2020, défend la vision d’une puissance britannique mondiale. Londres a déjà été récompensé de sa fidélité atlantiste avec la place prépondérante qu’elle tient dans l’alliance militaire AUKUS avec les Etats-Unis et l’Australie. Le gouvernement britannique s’est également aligné sur la position américaine en soutenant rapidement et massivement l’Ukraine. “Global Britain” veut aussi s'appuyer sur un Commowealth fort et soudé, défi que la disparition de la reine ne rend pas plus aisé.
Pauline Schnapper, qu’est-ce qui va le plus mal au Royaume-Uni ? Est-ce la situation intérieure ou extérieure ?

Kontildondit ?

Pauline Schnapper :
C’est à mon avis la situation intérieure. Pas tellement la situation politique, mais plutôt l’aspect économique et social. La situation économique est très dégradée, comme partout depuis la crise sanitaire et puis avec la crise énergétique. Il y a ces facteurs extérieurs qui sont indéniables et qui ne touchent pas que le Royaume-Uni, mais il y a aussi le résultat de plus de dix ans d’une politique d’austérité très dure : coupes sombres dans les programmes sociaux, énormes inégalités territoriales, crise du système de santé plus forte que dans les autres pays européens, et probablement accentuée par le Brexit, puisque le système de santé britannique repose largement sur une main d’œuvre extérieure (en partie européenne). D’autre part au niveau social, il existe beaucoup moins de boucliers qu’en France, la situation est donc vraiment explosive. Le tout sur fond d’inflation à 10% et de récession très probable dans les mois à venir …

Béatrice Giblin :
Etant donnée la gravité de la situation que vous venez de rappeler, j’ai été très frappée des dix jours de funérailles de la Reine, qui ont rivé les yeux du monde entier. Le taux de grande pauvreté est particulièrement élevé au R-U, on se souvient que ce sont ces classes défavorisées qui avaient largement voté pour Boris Johnson, le fameux « mur rouge » du Nord de l’Angleterre. Quel avenir politique pour ces classes modestes ? Ces gens vont-ils tomber dans l’abstention ? Le parti Travailliste parviendra-t-il à les récupérer ? On peut légitimement penser qu’aux prochaines élections législatives, ce soit les travaillistes qui l’emportent, mais pour faire quoi et comment, dans une situation aussi grave ?

Pauline Schnapper :
Rappelons d’abord que les prochaines élections législatives sont encore lointaines. Pour le moment, le parti Conservateur dispose toujours d’une solide majorité parlementaire depuis la victoire de Boris Johnson en 2019, et qu’il n’y a pas d’obligation d’organiser d’élections avant la fin 2024. Et étant donnée la situation, cela m’étonnerait beaucoup que Liz Truss demande au Roi de dissoudre la Chambre des Communes avant cette date.
Du côté des travaillistes, les choses ont tout de même évolué ces derniers mois. Pour plusieurs raisons, et largement à cause de son précédent leader Jeremy Corbyn, le parti était très bas dans les sondages. Mais depuis quelque temps, et particulièrement depuis la chute de Boris Johnson, les choses ont changé. Si Johnson est tombé, c’est en grande partie à cause du Partygate. Ce n’est sans doute pas la chose la plus grave qu’il ait faite en tant que Premier ministre, mais c’est incontestablement ce qui a le plus marqué l’opinion publique : l’idée que le Premier ministre organisait des fêtes pendant que les citoyens n’avaient pas le droit de rendre visite à leur famille a beaucoup choqué. Quant aux travaillistes, M. Keir Starmer, leur nouveau leader, a vraiment pris ses distances avec son prédécesseur. Il l’a fait habilement puisqu’il siégeait tout de même dans le cabinet fantôme de Corbyn, mais il a réussi à marquer sa différence. Corbyn défendait une politique qu’on pourrait quasiment qualifier d’extrême-gauche ; Starmer a réussi à recentrer tout cela dans l’opinion.
Depuis le départ de Boris Johnson, il y a pour la première fois une avance claire du parti Travailliste dans les sondages, c’est à dire plus de 10% d’avance. Cela dit, comme il n’y a pas d’élection, tout cela est encore très théorique. Et quand on voit tout ce qui s’est passé dans les six derniers mois, on réalise qu’il est vraiment bien trop tôt pour faire des pronostics.

Nicolas Baverez :
Après les élections en Italie, tout le monde attendait un choc de la dette italienne, or c’est au R-U qu’a eu lieu la panique financière. Au point que la Banque d’Angleterre a annoncé qu’elle allait racheter au moins de manière momentanée les titres émis par le Trésor britannique. Il est rare qu’un Premier ministre soit confronté à un mouvement aussi violent. Comment l’expliquez-vous ?
Le R-U a subi les mêmes crises que les autres pays : krach financier de 2008, épidémie de Covid-19, crise énergétique. Mais il y a une particularité chez les Britanniques, c’est le Brexit, qui est une crise supplémentaire. Quel est pour vous le poids du Brexit dans les désordres actuels ?

Pauline Schnapper :
Concernant votre première question, cette crise surprenante est directement liée aux annonces du Chancelier de l’Echiquier (très proche de la nouvelle Première ministre), M. Kwasi Kwarteng. Elles correspondaient exactement à ce qu’ils avaient annoncé pendant la campagne interne au parti Conservateur, qui leur a permis d’obtenir leur poste. L’idée est la suivante : le problème structurel du R-U est le manque de croissance, et pour le résoudre il faut recourir aux outils classiques du néo-libéralisme, à savoir les baisses d’impôts. Le problème est que cette baisse des impôts intervient dans un contexte très inflationniste, avec de gros problèmes de dette. Par conséquent l’idée de baisser les impôts sans contrepartie, qu’il s’agisse d’une baisse des dépenses ou d’un financement qui ne soit pas par la dette, a affolé tous les économistes pendant la campagne, puis les marchés ces derniers temps.
Je rappelle qu’au R-U, davantage que dans les autres pays européens, beaucoup d’emprunts privés se font à des taux variables. Donc une hausse des taux d’intérêt n’est pas seulement une hausse pour les finances publiques, cela concerne aussi les particuliers, notamment pour les emprunts immobiliers. Donc une hausse brutale des taux pur lutter contre l’inflation a des conséquences très directes sur les ménages.
Quant au poids du Brexit, la question est passionnante, mais très difficilement démêlable. Au moment du referendum et dans les deux ou trois années qui l’ont suivi, les études sérieuses parlaient d’une baisse probable de 4% à 6% du PIB dans la décennie. Les pro-Brexit s’empressaient évidemment de nier. Mais tout cela a été un peu noyé par les évènement mondiaux, la crise sanitaire et désormais la crise énergétique. C’est pourquoi il est très difficile d’imputer tel ou tel point précisément au Brexit plutôt qu’à une autre de ces crises, d’autant plus qu’il y a une espèce d’omerta dans le débat public actuel à propos du Brexit. Les Tories sont dans le déni total, et les travaillistes, pour des raisons électoralistes, préfèrent ne pas en parler non plus. Il existe bien quelques pro-européens dans l’opposition, mais ils semblent un peu crier dans le désert. Cela figure réellement très peu dans le débat public, dans les médias et dans le débat politique. C’est évidemment très surprenant vu de France.

Lionel Zinsou :
J’ai envie de vous questionner sur deux mots : « Royaume » et « Uni ». A propos du Royaume, j’ai été très frappé par le discours accueillant le Roi Charles III au Parlement d’Ecosse, avec une allégeance extraordinaire à la monarchie, qui au fond pourrait être un argument en faveur d’une indépendance politique à l’intérieur d’une union par la Couronne. Cette fidélité professée à la Couronne n’est-elle pas en fait un accélérateur pour rendre encore plus acceptable l’idée d’une indépendance écossaise ?
Et quid de l’Irlande du Nord ? On se souvient que la Reine avait fait son premier voyage de monarque en Irlande, en commençant son discours en gaélique. Entre temps, le Sinn Féin a pris le pouvoir en Irlande du Nord. Quelles sont les chances pour que le « Royaume » soit toujours « Uni » d’ici les deux ou trois prochaines années ?
Et au fond, est-ce réellement si important ? J’avais été très frappé en 2007, année du tricentenaire de l’acte d’union du Royaume, qu’il n’y ait aucune célébration, c’est passé totalement inaperçu, alors que les Britanniques sont coutumiers de grandes et fastes célébrations … Est-ce que ce Royaume va rester un royaume, et sera-t-il encore uni dans cinq ans ? Sont-ce des questions discutées dans le débat public britannique ?

Pauline Schnapper :
C’est tout à fait dans le débat, cependant ces questions se posent depuis des années. Si je me souviens bien, il y avait un ouvrage de Jacques Leruez appelé « Royaume-Uni : un Etat désuni » dans les années 1990 … Le sujet n’est pas récent, mais il est vrai que ces dernières années, il prend une acuité particulière. Vous avez soulevé deux points très importants : celui de la monarchie et celui de l’indifférence relative de la population anglaise vis-à-vis de cette unité du royaume.
Sur la monarchie, il y a peu de choses à dire sur son rôle politique, si ce n’est qu’il est indéniable qu’elle reste le symbole de l’unité de la nation britannique et du Commonwealth. Cela n’a évidemment jamais empêché ces tentations centrifuges que vous évoquiez, aussi bien en Ecosse qu’en Irlande du Nord. Les deux cas sont évidemment très différents, mais aboutissent à une même chose : une tension dans l’Union. Et il est vrai que les indépendantistes écossais ont toujours joué la carte monarchique très habilement. La plupart d’entre eux sont probablement républicains, mais ils ont toujours dit très habilement qu’une Ecosse indépendante garderait le monarque anglais comme Head of State, comme par exemple le Canada ou l’Australie. Le tricentenaire que vous évoquiez, en 1707, est l’année de l’union des Parlements, pas celle de l’union des Couronnes, bien antérieure (1603). Le but du parti indépendantiste écossais est effectivement une Ecosse indépendante dans l’Europe, avec le monarque anglais comme symbole … de ce qu’on veut, au fond. Je pense que la situation va peu évoluer à court ou moyen terme, puisque Nicola Sturgeon, la Première ministre écossaise indépendantiste, fait pression pour organiser un second référendum fin 2023, mais cette décision dépend du gouvernement central. Le précédent référendum (où les unionistes l’avaient emporté) s’était tenu en 2014, autorisé par le Premier ministre britannique de l’époque, David Cameron. Il est quasiment certain que tant que le parti Conservateur sera au pouvoir, il n’y aura pas de second référendum en Ecosse. En tous cas de référendum légal. Mais je suis quasiment sûre que le parti national écossais répugne à suivre la voie catalane, qui n’a abouti qu’à la violence et finalement à un statu quo. Ce qui ne veut pas dire que la question de l’indépendance de l’Ecosse ne se posera pas à plus long terme. Personnellement, j’hésiterais avant de parier sur son maintien au sein du R-U, mais je pense que c’est encore assez lointain.
A propos de l’indifférence anglaise quant à l’unité du royaume, c’est tout aussi intéressant, et sans doute plus grave. Pour ce qui est des partis politiques, les Toriesont tout un discours sur l’union, mais on se demande si dans la pratique ils ne font pas tout pour l’indépendance de l’Ecosse : ils ne font absolument aucun effort vis-à-vis des Écossais, il n’y a aucune politique réfléchie pour maintenir la popularité de l’Union, que ce soit par des transferts sociaux ou des politiques financières spécifiques. Côté travailliste, le discours est également très unioniste, mais comme le parti a perdu énormément de voix au profit des indépendantistes, il est sur la défensive, et l’on n’a pas l’impression qu’il y ait eu une réflexion structurée à ce sujet.
Quant à l’opinion publique anglaise, elle s’en préoccupe comme d’une guigne, il suffit de regarder le poids de l’Ecosse dans le débat public. Elle est quasiment absente, ce qui est tout de même très étonnant compte tenu des enjeux.

Philippe Meyer :
Il y a une autre composante du R-U dont on ne parle quasiment jamais, qui arrive toujours un train après les autres, c’est le Pays de Galles. Est-il arrimé à l’Angleterre de manière définitive et indissoluble, ou y a-t-il là aussi des velléités d’indépendance ?

Pauline Schnapper :
Le cas du Pays de Galles est encore différent, en effet. Il est beaucoup plus petit, et encore plus pauvre que l’Ecosse ou l’Irlande du Nord, qui ne sont pourtant pas des modèles de prospérité. Il dépend énormément de l’économie anglaise. Du point de vue politique, il existe un parti qui se voulait autonomiste, en tous cas culturaliste (défense de la langue galloise, etc.), et qui est devenu indépendantiste : le Plaid Cymru. Il est cependant beaucoup moins puissant politiquement et électoralement que ne l’est le SNP en Ecosse. Le gouvernement régional gallois est dominé par le parti Travailliste, qui est unioniste. Donc pour le moment la question de l’indépendance du Pays de Galles ne se pose vraiment pas, d’autant plus qu’économiquement, ce serait beaucoup plus difficile à justifier que pour l’Ecosse. Politiquement, ils ont déjà une autonomie quasiment équivalente à celle du Parlement écossais.

Nicolas Baverez :
Pour en revenir à l’Irlande du Nord, Liz Truss a été très ferme, voire agressive sur les questions de douane. Or les échanges avec l’Union européenne, tant les importations que les exportations, se sont effondrées alors que l’UE est le principal partenaire commercial de l’Irlande du Nord. Pensez-vous que la nouvelle Première ministre va continuer dans ce registre d’affrontement total avec l’UE, qui ne pourrait qu’aggraver les problèmes ?

Pauline Schnapper :
Un mot sur le contexte politique en Irlande du Nord aujourd’hui, car il a beaucoup évolué. On vient d’apprendre, même si ce n’était pas une surprise, que pour la première fois, la population catholique est devenue majoritaire en Irlande du Nord. C’est un renversement historique. L’Irlande du Nord a été créée de manière totalement artificielle en 1920 pour assurer une majorité protestante et rester dans le giron britannique, le sud de l’île étant très majoritairement catholique. Donc tout le système étrange qu’est le Royaume-Uni, ce découpage entre une majorité catholique, indépendante et républicaine au Sud, et ce petit territoire au Nord avec deux communautés coexistant dans de très fortes tensions, tout cela est en train de s’effondrer. C’est ce qui explique qu’aux dernières élections régionales, l’assemblée nord-irlandaise née des accords de paix de 1998, le Sinn Féin (nationaliste et favorable à la réunification de l’île) soit passé en tête pour la première fois, juste devant le principal parti unioniste.
Les accords de paix dits « du Vendredi Saint » de 1998 stipulent que le parti arrivé en tête ne prend pas le pouvoir, mais qu’il doit le partager. Jusqu’à ces élections, le pouvoir était partagé, mais avec une Première ministre protestante. Cette fois-ci, elle sera catholique, ou en tous cas issue du Sinn Féin. C’est là où le protocole nord-irlandais entre en jeu : les protestants ont en majorité voté pour les Brexit, tandis que les catholiques ont majoritairement voté remain. Aux tensions qui existaient déjà depuis des siècles s’est donc ajoutée une nouvelle tension liée au Brexit.
Le Sinn Féin voulait rester dans l’UE, ce sont les unionistes qui protestent contre l’application du protocole nord-irlandais signé par Boris Johnson il y a deux ans. Ce protocole place la frontière européenne non pas entre le Nord et le Sud de l’Irlande où elle devrait logiquement se trouver, mais dans la Mer d’Irlande. L’Irlande du Nord était donc censée rester dans un double marché : marché unique interne au R-U, et marché unique européen, ou au moins dans l’union douanière européenne. En pratique, c’est évidemment extrêmement compliqué, voire infaisable car cela signifie que les produits britanniques sont soumis à des contrôles en arrivant en Irlande du Nord, alors que celle-ci fait partie du R-U. Ce n’est pas une surprise, c’était dans l’accord, on savait que cela créerait des problèmes. Mais comme Johnson voulait absolument signer, il a signé n’importe quoi sans écouter qui que ce soit. C’est donc un problème sans solution : il faut une frontière, mais on ne la veut ni entre le Nord et le Sud, ni dans l’Irlande du Nord. C’est une aporie.
Les unionistes bloquent la mise en place d’un gouvernement en Irlande du Nord suite aux élections, pas tant parce qu’ils ne veulent pas d’un Premier ministre Sinn Féin (même s’ils ne sont évidemment pas ravis), mais davantage pour protester contre ce protocole. Boris Johnson, puis Liz Truss (qui n’a rien d’une novice sur ces questions, n’oublions pas qu’elle était auparavant la ministre des Affaires étrangères de Johnson), n’ont cessé de dire qu’il fallait renégocier ce protocole, mais les Européens répondent : « vous avez signé, il faut l’appliquer ». Le blocage est total, on n’imagine pas Liz Truss revenir à la table des négociations, qu’elle a quitté en février dernier (bien avant d’être Première ministre, donc) pour des raisons de politique interne : elle se positionnait au sein du parti Conservateur, et cela lui a permis d’obtenir les voix des Brexiters les plus radicaux. Il y a un petit espoir du côté de Bruxelles pour un retour à des négociations. On ne voit pas quelle pourrait être la porte de sortie, mais rétablir le dialogue serait toujours mieux que rien. Pour le moment Mme Truss est sur une ligne très dure : elle veut faire voter une loi qui remettrait en question l’accord de commerce et de coopération.

Béatrice Giblin :
Je rappelle que si un gouvernement Nord-irlandais n’est pas trouvé d’ici le 24 octobre prochain, il y aura de nouvelles élections. Or le mouvement qui rend les catholiques majoritaire (non seulement les naissances depuis des décennies, mais aussi des départs de protestants) ne risque pas de s’inverser : la population nord-irlandaise protestante vieillit considérablement. Nous évoquions l’indifférence des Anglais vis-à-vis de l’Ecosse, qu’en est-il de l’Irlande ?

Pauline Schnapper :
C’est la même, voire pire. Elle est très ancienne. Même pendant les années 1970, 1980 et 1990, où les niveaux de violence étaient pourtant très élevés, avec 3500 morts en trente ans, on en parlait à peine en Angleterre, sauf quand il y avait des bombes de l’IRA sur le sol anglais. Mais le quotidien terrible qu’ont vécu toutes les communautés d’Irlande du Nord pendant trente ans était accueilli avec indifférence. Pour vous donner un exemple récent, il y a eu au début du mandat de Boris Johnson, une ministre de l’Irlande du Nord (au sein du gouvernement britannique, donc) qui n’y connaissait absolument rien : elle a découvert qu’il y avait deux communautés, l’une catholique et l’autre protestante. Dieu merci, c’est un exemple extrême et tous n’ont pas été comme elle, mais cela vous donne une idée …

Béatrice Giblin :
Mais avec une situation d’impasse et une pareille indifférence de l’opinion publique, on peut tout à fait imaginer que de nouvelles élections vont devoir avoir lieu, il se pourrait très bien que rien ne bouge d’ici là.

Pauline Schnapper :
Absolument, mais le résultat ne serait guère différent.

Béatrice Giblin :
Sans doute, mais la situation de la Grande-Bretagne étant si difficile, les positions très tranchées qu’avaient prises Boris Johnson et aujourd’hui Mme Truss ne seront peut-être plus aussi tenables. Les chances d’une réunification de l’Irlande ne vous paraissent-elles pas supérieures à celle d’une indépendance de l’Ecosse?

Pauline Schnapper :
C’est en effet une possibilité tout à fait réelle, même si je ne pense pas que ce soit rapidement.

Nicolas Baverez :
La stratégie du Global Britain n’est-elle qu’un slogan, ou pensez-vous qu’elle puisse mener à un début de réalité dans un monde où les pays du Sud sont de plus en plus indépendants et hostiles à l’Occident, en raison notamment du passé colonial, à propos duquel les Britanniques ont quelques lourds dossiers ?

Pauline Schnapper :
Il y a eu tout un discours qui habillait le Brexit. Il était un peu creux, mais a été repris ad nauseam par les Brexiters pendant la campagne référendaire, puis par Theresa May, qui expliquait que le Brexit ne voulait pas dire tourner le dos au reste du monde, mais au contraire revenir à une grande tradition britannique d’ouverture. Elle citait les Etats-Unis, le Pacifique, le Commonwealth, les pays émergents, comme les nouveaux horizons de la politique étrangère britannique. Mais cela restait beaucoup au niveau du discours. Et tout le monde, moi la première, ricanait de cette proclamation ridicule d’une Britain qui se prétend Global au moment même où elle tourne le dos à ses voisins les plus proches et à son continent géographique.
Et puis deux évènements ont un peu donné raison à ce concept. Il y a eu le fameux accord AUKUS qui nous a tant déplu en France, entre les Etats-Unis, l’Australie et le R-U. Le gouvernement britannique l’a évidemment beaucoup mis en avant, même si dans les faits le R-U est assez en retrait dans cet accord. D’autant que le récent changement de gouvernement en Australie fait peser d’autres incertitudes … Enfin, rappelons que le Brexit n’était pas nécessaire pour que cette accord soit conclu.
Le second évènement c’est évidemment la guerre en Ukraine. Les britanniques sont très à la pointe sur cette question, puisque Boris Johnson a réussi à se positionner comme l’allié sûr et fiable de l’Ukraine en Europe. Le R-U a joué très habilement la carte d’un rapprochement avec les pays baltes, la Pologne, dans la constitution d’une espèce d’axe stratégique. Le R-U joue aussi sur une soi-disant agilité britannique, qui ne serait plus appesantie par la longueur des discussions européennes ou les blocages de tel ou tel Etat membre. L’idée est que seul, on peut prendre des sanctions ou envoyer des armes tout de suite.

Lionel Zinsou :
J’aimerais que vous nous parliez du Chancelier de l’Échiquier, c’est à dire l’équivalent du ministre de l’Economie et des Finances. D’origine ghanéenne. M. Kwarteng a écrit un livre (il est historien et économiste, diplômé de Cambridge) « Les fantômes de l’Empire » très sévère pour ce que fut l’empire britannique. Pour les diasporas africaines d’Europe, que le ministre des finances puisse être d’origine ghanéenne et si critique a beaucoup frappé, d’autant que le ministre de l’intérieur est d’origine indienne, et le ministre des Affaires Étrangères est d’origine Sierra Léonaise. Le communautarisme donne donc de drôles de résultats, avec une représentation unique en Europe. M. Kwarteng a don un profil particulier, il a une grande autorité, il a provoqué un séisme sur les marchés financiers avec une provocation assumée. Comment est-il perçu ? Vous paraît-il avoir un avenir politique important au sein des Tories ?

Pauline Schnapper :
Je me garderai bien de faire des pronostics, pour lesquels je ne suis pas douée, mais je pense que cette présence très forte de ministres « issus de la diversité », ainsi qu’au cabinet fantôme, témoigne de la réussite du modèle d’intégration britannique, en tous cas au niveau des élites. Car on parle à chaque fois de gens qui sont passés par les meilleures écoles et ne viennent pas du tout de milieux défavorisés, notamment du côté conservateur. Le précédent chancelier de l’Échiquier, M. Rishi Sunak, est par exmeple milliardaire. Ce ne sont donc pas des histoires d’ascension sociale. C’est en revanche une intégration culturelle ethnique très réussie.

Lionel Zinsou :
Cette représentation parmi les élites est très étonnante, d’autant qu’il y a eu des émeutes très fortes, qu’il existe des quartiers où cette intégration ne se fait pas du tout …

Pauline Schnapper :
Absolument. Il y a vraiment deux niveaux : une intégration particulièrement réussie parmi les élites, et une autre plus difficile dans les milieux modestes. Je ne la qualifierais pas de « ratée » car il y a tout de même des réussites notamment parmi les populations d’origine asiatique, avec une grande mobilité sociale. Mais il existe aussi des quartiers « ethniques » très pauvres, y compris dans les centres-villes, avec une réelle ségrégation. L’incendie de la tour Grenfell en 2017 en fut un tragique exemple, avec près de 80 morts, elle était essentiellement peuplée de migrants de fraîche date, souvent irréguliers. Et il y a aussi des quartiers voire des villes entières, où il y a des émeutes et des violences entre communautés. Il y a donc une intégration à plusieurs vitesses. Mais il est vrai que dans la classe politique, l’intégration est tout à fait frappante, surtout par rapport à la France. Ce n’est pas un sujet dont on parle beaucoup. Lors de la récente élection interne au parti Conservateur, il y avait un grand nombre de candidats au leadership d’origine Commonwealth plus ou moins récente.

Béatrice Giblin :
L’augmentation du prix de l’énergie est absolument colossale au R-U. Comment pensez-vous que cela influera sur l’opinion publique ? Est-ce que cela laisse présager des mouvements sociaux d’ampleur ? Les sommes que consacre le R-U pour aider l’Ukraine sont considérables, est-ce que les rigueur de l’hiver vont changer la donne ?

Pauline Schnapper :
L’Ukraine fait vraiment l’objet d’un consensus. Il n’y a aucune pression de l’opinion publique ou des partis politiques pour moins aider les Ukrainiens afin de payer les factures, les deux sujets sont totalement décorrélés.
Sur le plan intérieur, il est vrai qu’on a des grèves dont on n’a pas vu l’équivalent (en nombre de gens) depuis l’ère Thatcher. Il est encore trop tôt pour dire si elles dureront, pour le moment rien ne laisse présager une grève générale ou illimitée, il s’agit plutôt d’une multiplication de grèves ponctuelles. La chose a été un peu noyée par l’actualité monarchique, mais le jour même de la mort de la Reine, Liz Truss annonçait un plan de soutien un peu comparable à ce que nous avons fait en France. La violente réaction des marchés que nous évoquions plus haut concernait l’accroissement de la dette, mais c’était aussi une réaction à ce plan, pour lequel on évoquait 100 milliards de livres. Cette somme gigantesque, comparable à celle de la crise sanitaire, ne règlera évidemment pas tous les problèmes des ménages les plus modestes, puisqu’on voit les associations et les banques alimentaires prendre le relais d’un Etat bien moins présent qu’en France, mais tout de même, c’est assez surprenant, et évidemment contraire à tout ce que Liz Truss avait promis aux militants conservateurs pendant sa campagne.

Nicolas Baverez :
Dans les années 1970, Mme Thatcher avait fait ses réformes parce que le R-U était passé sous les fourches caudines du FMI. Aujourd’hui, nous avons une Première ministre conservatrice qui se réclame de Mme Thatcher et qui va peut-être ramener le R-U au FMI … N’est-ce pas un étonnant paradoxe ?

Philippe Meyer :
C’est un épisode assez mal connu des jeunes générations. Les moins de quarante ans sont très étonnés d’appendre que le R-U a dû être administré par le FMI et que Mme Thatcher n’est arrivé au pouvoir que grâce à un gouvernement travailliste qui avait lui aussi connu des grèves énormes. Ce n’est pas pour racheter Mme Thatcher, mais il est bon de faire ce rappel.

Pauline Schnapper :
Absolument. Entre 1976 et 1979, le gouvernement travailliste de James Callaghan a mis en œuvre les préconisations du FMI. Mais effectivement, aujourd’hui l’application mécanique d’une espèce de thatchérisme mal compris, et dans un contexte complètement différent, va peut-être ramener le R-U sous la coupe du FMI. Margaret Thatcher réagissait à ce qu’elle estimait être les excès des années 1970 : le rôle des syndicats, l’inflation très élevée, etc. Aujourd’hui, Liz Truss veut plaquer ces mêmes recettes plus ou moins bien comprises, dans une situation où le pays sort de 12 ans d’austérité, avec une inflation qui ne fait que commencer. La première chose que Thatcher a fait dans les années 1980 a été de lutter contre l’inflation, et non de la renforcer en baissant les impôts tout en augmentant parallèlement les dépenses publiques. Il y a une vraie absurdité dans tout cela.

Lionel Zinsou :
Peut-être vaut-il mieux ne pas se montrer trop sévère sur les effets du collectif budgétaire, et ne pas adhérer complètement à la réaction des marchés, car au fond tout le monde est un peu dans la même situation. Si on regarde les chiffres français par exemple de subvention et de protection tarifaire, qu’on y ajoute les programmes de l’UE, on va trouver assez vite l’équivalent des 100 milliards de Mme Truss, c’est un destin commun. Elle va peut-être mobiliser 3% du PIB, mais c’est aussi le cas d’à peu près tous les pays d’Europe continentale. La livre sterling a décroché en quelques heures par rapport au dollar américain, mais l’euro en a fait à peu près autant en quelques mois. Tout comme le yen ou le yuan. Toutes les grandes devises sont dans le même cas. Le choc qui frappe le R-U est certes soudain, mais nous l’avons connu aussi, même s’il était moins brusque.
A propos des risques sociaux, j’étais très frappé à l’époque où je travaillais en Grande-Bretagne par l’importance des syndicats, bien plus grande qu’en France par exemple. Ils sont même plus puissants qu’en Allemagne d’une certaine façon. Comment sont-ils financés ? Il existe des caisses de grève, avec des cotisations. Si vous êtes un salarié britannique, vous cotisez d’office à un syndicat, à moins que vous n’ayez expressément demandé de ne pas le faire. Cela donne une syndicalisation très importante en proportion de la population par rapport au continent. N’y a-t-il pas là un ingrédient décisif pour l’installation de grèves très dures ?

Pauline Schnapper :
Je ne partage pas entièrement votre avis sur la puissance des syndicats aujourd’hui. Elle a en tous cas beaucoup décliné depuis quelques années. De l’après-guerre jusqu’aux années 1970, quasiment la moitié des salariés étaient syndiqués, avec des lois qui leur étaient très favorables, et une sorte de cogestion chaque fois qu’un gouvernement travailliste était au pouvoir. Tout cela est fini depuis les années 1980. Depuis, on a vu un affaiblissement très important des syndicats, notamment sur le plan législatif (lancer une grève est désormais bien plus compliqué). Le nombre de syndiqués a donc considérablement baissé depuis le milieu des années 1980.
Mais il est vrai qu’il existe un petit mouvement inverse depuis quelques années, surtout au moment où Jeremy Corbyn dirigeait le Labour Party. Les syndicats sont donc plus puissants qu’ils n’ont pu l’être il y a dix ou vingt ans, mais cela reste tout de même très limité. Liz Truss a d’ailleurs promis de durcir encore la législation sur le service minimum. Les syndicats sont encore très présents dans les services publics : transports, santé et éducation. Dans le privé, beaucoup moins.

Béatrice Giblin :
Keir Starmer, l’actuel leader travailliste, a d’ailleurs pris ces jours-ci une position qui détone de la tradition : il ne veut pas s’afficher avec les syndicats. Ce qui ne manque pas de créer des tensions au sein de son parti. Je m’avoue un peu surprise qu’il ne profite pas de la situation pour engranger des soutiens.
A propos du Commonwealth, peut-il y avoir un affaiblissement ? On sait que l’Australie se veut républicaine, le Canada ou d’autres (on a vu à la Barbade en novembre 2021) pourraient-ils aussi être tentés ?

Pauline Schnapper :
En principe ce sont deux choses différentes. Il y a le Commonwealth en tant qu’organisation mondiale, et puis il y a le monarque comme chef d’Etat. Il y a plusieurs Républiques au sein du Commonwealth. On peut donc tout à fait renoncer à avoir le Roi comme chef d’Etat tout en restant dans le Commonwealth.

Nicolas Baverez :
Le R-U est la mère des démocraties parlementaires. Après de tels chocs, cette démocratie parlementaire est-elle abîmée ?

Pauline Schnapper :
Affaiblie, certainement. A cause des chocs qu’a subis la nation, mais aussi à cause de l’érosion plus générale de la confiance des citoyens dans les institutions. C’est ce que j’appellerais la tentation populiste, et celle-ci touche aussi de nombreux autres pays. Au R-U cependant, cette tentation ne vient pas de l’extérieur ou d’un parti spécifiquement populiste, elle passe entièrement par le parti Conservateur. Il y a clairement une dimension populiste au sein des Tories, que je trouve très inquiétante.
L’affaiblissement est indubitable : il y a eu quatre Premiers ministres en cinq ans. La crise politique est aussi une crise des institutions. Malgré tout, je pense que ces institutions restent solides, et je veux espérer que cette crise ne sera que provisoire.

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