La récession qui menace / Le sommet de Samarcande / n°264 / 25 septembre 2022

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LA RÉCESSION QUI MENACE

Introduction

Philippe Meyer :
Dans leurs prévisions publiées fin juillet, les experts du FMI expliquaient qu'une chute de l'activité n'est pas leur scénario central (malgré le recul enregistré au printemps) avant d'affirmer cependant que « le risque de récession est particulièrement proéminent en 2023 » tandis que l'agence de notation Fitch évoque des « probabilités croissantes de récession ». Tout dépend de ce que l'on appelle récession. Il fut un temps où les prévisionnistes parlaient de récession mondiale lorsque la croissance annuelle du PIB descendait au-dessous de 3 %. Avec cette définition large, une récession mondiale paraît désormais inévitable dès cette année, l'an prochain au plus tard. Il en va autrement avec la définition désormais la plus courante de la récession : une baisse de la production sur une année. Contrairement à ce qui s'est passé en 2009 après la crise financière, puis en 2020 avec le Covid, l'activité mondiale devrait tout de même progresser en 2022, mais à un rythme bien moindre que lors des deux dernières décennies, où la moyenne fut proche de 4 % l'an.
Selon le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, une récession ne devrait pas intervenir en France en 2022, mais « pour 2023, rien ne peut être exclu dans la période de grandes incertitudes que nous vivons, mais nous nous attendons pour la France à un net ralentissement plutôt qu'à une récession ». Un scénario d'autant plus probable que la Banque centrale européenne (BCE) envisage de relever ses taux de 75 points de base en septembre face à une inflation qui frôle les deux chiffres. De son côté, la Première ministre prévoit que la France atteindra le pic de l'inflation « au cours de l'année 2023 ». Le 15 septembre, la Banque de France a publié ses prévisions de croissance pour les deux ans à venir. Si elle s'attend à une solide croissance du produit intérieur brut de 2,6 % cette année, proche de la prévision du gouvernement (2,7 %), elle table désormais sur une croissance du PIB de 0,5% en 2023 contre 1,2% en juin dernier dans son scénario central. En cas de fermeture complète du robinet du gaz russe et de coupures électriques, l'économie française pourrait plonger en récession estime l'institution bancaire dans son scénario le plus sombre. Les experts de la Banque de France misent cependant sur un franc rebond dès 2024 avec une croissance de 1,8 %. Au cœur de cet optimisme, la prévision d'une nette décrue de l'inflation d'ici deux ans. Pour 2023, la Banque de France s'attend à des hausses de prix encore très élevées, entre 4,2 % et 6,9 %, après 5,8 % en 2022. Mais en 2024, l'inflation redescendrait à 2,7 %.
À deux semaines de la présentation du budget 2023, le gouvernement table sur une croissance de 1% pour l'année prochaine contre 1,4% précédemment et exclut pour l'instant le scénario noir d'une récession, même si la conjoncture internationale ne cesse de se dégrader.

Kontildondit ?

Nicolas Baverez :
La France se trouve dans une situation paradoxale. Pour le moment, selon toutes les apparences, son économie résiste bien, mais en réalité le retournement est déjà là. Certes, quand on regarde les chiffres instantanés, on a le sentiment que le pays est plutôt protégé, la croissance est entre 2,5% et 2,7% cette année, le taux de chômage tourne autour de 7,3%, c’est moins bien que les autres pays mais par rapport aux 10% traditionnels c’est évidemment une amélioration. L’économie française continue à créer des emplois. L’inflation est élevée (5,8%) mais moins que dans le reste de la zone euro (9,1%). Les Etats-Unis sont en récession (même si elle n’est que technique), l’Allemagne stagne et a pour la première fois un déficit commercial. L’économie britannique est en très grand danger, au point que l’ancien Chancelier de l’Échiquier évoque la possibilité d’une demande d’assistance du FMI. Quant à l’Italie, elle est en très grand danger avec une dette de 150% du PIB, qui menace d’échapper à tout contrôle.
On est donc en droit de penser que les choses ne vont pas si mal. En réalité c’est plus compliqué. On le voit dans l’industrie, qui est déjà en récession. Si l’inflation est moindre que dans le reste de l’Europe, c’est à cause de deux facteurs. D’une part, nous bénéficions encore des mesures qui ont été prises pendant le Covid : les entreprises ont une trésorerie confortable et les ménages ont encore de l’épargne. D’autre part, nous avons recommencé un « quoi qu’il en coûte » sur l’énergie, à hauteur de 2% du PIB. Mais la consommation est en train de ralentir très fortement, que les entreprises sont en train d’être rattrapées, avec les pénuries de main d’œuvre mais surtout à cause des problèmes énergétiques. On voit que la boucle entre les salaires et les prix est en train de s’amorcer, en fait les créations d’emploi ralentissent. Le tout est surplombé par deux déficits très importants : celui des finances publiques (qui ne sera pas contenu à 5% du PIB) et surtout le déficit commercial, qui va atteindre 125 milliards d’euros cette année (+ 40 milliards par rapport à 2021). Cela montre bien le problème de l’économie française : plus on injecte de la dépense publique, plus on crée de déficit.
La particularité de ce qui va se passer en 2023, c’est que tous les grands pôles de l‘économie mondiale seront en difficulté. Récession aux Etats-Unis (hausse des taux et problèmes de l’immobilier), en Chine (politique zéro Covid, crise de l’immobilier, sécheresse, restriction des exportations), en zone euro (crise de l’énergie) et chez les émergents (crise de la dette à cause de la montée du dollar). De plus, et contrairement à ce qui est dit un peu partout, l’inflation est durable, nous allons rentrer dans un cycle où l’inflation mondiale tournera autour de 5%, portée par le vieillissement, par la fragmentation de la mondialisation, par la transition écologique, par les problèmes énergétiques et alimentaires, et bien sûr par les tensions géopolitiques. Du coup, le tournant des politiques monétaires va se poursuivre, les hausses de taux de la Fed seront très fortes, la BCE va devoir suivre d’une manière ou d’une autre, ce qui créera une pression sur la dette française (1 point de taux, c’est 40 milliards d’euros en plus dans un horizon de dix ans).
Malgré cette apparence de résistance, le risque France est en réalité en train de monter en flèche. Risque économique, risque social, risque financier, risque politique avec la progression des populismes.

Matthias Fekl :
Pour ce qui est des risques politiques, il est certain qu’ils sont tout à fait inédits. Je crois moi aussi que nous entrons dans une économie durablement inflationniste, dont la première conséquence potentielle est une menace sur la démocratie. Car ce sont les classes moyennes et populaires qui seront les plus durement touchées par cette crise économique. Le nombre de gens concernés ne cesse de croître, il touche à présent le haut des classes moyennes. Cela signifie que le socle des démocraties libérales est désormais attaqué. Or on sait que dans l’Histoire, chaque fois que les classes moyennes ont pâti, il y a eu des conséquences sur l’attachement à l’Etat de droit et sur la conviction partagée que c’est par le débat que l’on peut tracer un chemin commun.
Dans des économies européennes en crise, le soutien ferme à l’Ukraine persistera-t-il ? Il faut être très vigilant, car l’hiver qui approche s’annonce dur. Si nous peinons à nous chauffer et à nous nourrir, ne risquons-nous pas un repli ? Il serait tentant dans ces conditions de se dire « pourquoi payons-nous les conséquences de cette guerre ? » Je pense que le président de la République a eu raison de dire qu’il nous fallait être prêts à payer le prix de nos libertés. Je crains que nos n’entrions dans une période de très grandes tensions, au cours de laquelle l’essentiel peut être mis en jeu. On le voit en Italie avec ce qui risque de se passer dimanche, on le voit au Royaume-Uni, ainsi qu’aux Etats-Unis où le trumpisme est très prégnant.
Le consensus partagé depuis 1945 est aujourd’hui remis en question. L’impact politique des difficultés économiques sera réel, et il me semble qu’il devra être traité au niveau européen. Le marché européen de l’énergie ne répond plus à la situation actuelle. Il faut un dialogue franco-allemand beaucoup plus poussé là-dessus, dont nous sommes encore loin. Malgré tout cela, l’Union Européenne a toujours montré sa capacité au sursaut, chaque fois que l’essentiel a été en jeu.

François Bujon de l’Estang :
C’est un sujet difficile, car nous sommes dans le domaine de la conjecture. Cela me rappelle un de mes amis américains, économiste et qui a occupé d’importantes fonctions au FMI. Il avait une collection de blagues sur les économistes, et l’une d’entre elles disait : « il ne faut pas sous-estimer les économistes, ils ont tout de même prédit douze des cinq dernières récessions ».
Je ne peux m’empêcher d’y songer face à la situation actuelle, tant l’équation comporte d’inconnues. Certes, il y a des choses que l’on voit : force de l’inflation, essoufflement de la reprise post-Covid, situation extraordinaire de la Chine, etc. Tout cela est indubitablement menaçant. Mais il y a aussi beaucoup de variables qu’on ne peut pas mesurer. Matthias évoquait le cas de l’hiver rigoureux à venir. Ce n’est qu’une possibilité, pas une certitude. On ne sait pas non plus ce que sera le rythme comparatif de la montée des taux d’intérêt aux Etats-Unis et en Europe. Les Américains ont l’intention d’aller très loin, la BCE est plus prudente et plus lente. L’ampleur de la crise énergétique elle-même reste floue, même si elle aura un fort impact sur le risque de récession.
Et puis il y a des sujets dont on parle très peu. Nous sommes par exemple très frappés par le taux d’inflation et obnubilés par la perte de pouvoir d’achat, mais ce sont effectivement les conséquences politiques qui sont à surveiller de près. L’essor des populismes est en effet très préoccupant, l’élection italienne à venir sera un bon baromètre. Et puis on parle à peine d’un autre risque : l’impact de la hausse des taux sur la dette souveraine. Les pays émergents ne sont pas les seuls concernés par ces problèmes, ceux de la zone euro aussi (notamment au Sud).

Lionel Zinsou :
Pour une fois, je partage le pessimisme de mes collègues, mais uniquement à propos de leurs conclusions. Je crois comme Nicolas qu’il y a des risques sociaux, et comme Matthias que même les valeurs démocratiques risquent d’être remises en question. Et cela dépasse l’Europe et les Etats-Unis. Les pays les plus touchés par la hausse des prix des denrées alimentaires, avec des risques réels d’émeutes de la faim, représentent la majorité de la population du monde. Ils étaient déjà touchés par la hausse des prix de l’énergie, qui menace leur agriculture, ainsi que par la forte hausse du dollar.
Dans certains pays, les agriculteurs peuvent auto-consommer leur production ou sauver leurs revenus car les prix de vente montent, mais les villes sont certainement appauvries, et les quartiers périurbains des pays en développement sont les plus affectés. L’expérience montre que ce ne sont pas les paysans qui renversent les gouvernements, mais les émeutes urbaines. On avait déjà eu des risques comparables en 2008, quand les prix du pétrole avaient fortement augmenté, juste avant la crise financière. Les risques sur la démocratie, sur la stabilité politique, les risques de coups d’Etat militaires et / ou d’émeutes sont désormais mondialisés.
En revanche, je ne suis pas d’accord sur le fait que la France irait déjà très mal malgré des apparences plutôt rassurantes. Sur le pouvoir d’achat, attention à une examen trop partiel : les revenus d’activité en France ont augmenté de 11% depuis le début de l’année. Il est possible que nous ayons un effet de baisse du pouvoir d’achat, mais la réalité est loin de la perception que nous en avons. Selon les chiffres, cette baisse varie entre 1% et 2%, mais la perte ressentie est de l’ordre de 10%. Il y a des populations plus vulnérables que d’autres, mais globalement on parle d’une baisse d’environ 1,5%, ce n’est tout de même pas catastrophique. Même avec deux trimestres consécutifs de récession, l’acquis de croissance de l’année dernière nous met mécaniquement au dessus de 2%. C’est pourquoi la France a besoin de créer des emplois marchands. Quand vous augmentez le volume de travail, vous augmentez les revenus d’activité. D’un point de vue macro-économique, cela compense la perte de pouvoir d’achat. Oui, il y a un problème de pouvoir d’achat, mais non, il n’y a pas de problème de revenu d’activité.
Quant à la dette, on peut s’angoisser à son propos, mais il n’y a rien de tel que de la croissance et de l’inflation pour la maîtriser. Si la France fait 2% de croissance et 6% d’inflation en 2022, nous aurons en valeur un PIB qui aura augmenté de 8 points. Par conséquent, notre dette régressera. Par ailleurs les taux d’intérêt réels sont de plus en plus négatifs. Il ne faut pas s’angoisser de la montée des taux d’intérêt quand l’inflation monte elle aussi. Aujourd’hui, alors que l’inflation est entre 6% et 10% et les hauts d’intérêt autour de 3%, nous sommes à 600 points de base d’intérêt réel négatif. Il y a deux ans, avec une inflation à 1,5% et des taux à 0,5%, cela ne faisait que 200 points de base. Le pathos de la dette n’est donc à mon avis pas le sujet.
Sur le déficit commercial enfin, nous n’avons aucun problème de balance des paiements. C’est dommage que nous n’ayons pas une compétitivité idéale, mais enfin les résultats du tourisme sont bons, les dividendes sont là … On se pose la question de taxer Total, dont les résultats en France sont positifs en France pour la première fois depuis des années, mais ce résultat est massivement hérité des positions étrangères. Nous sommes le pays d’Europe qui a le plus de multinationales. Dans ce domaine aussi, il faut veiller à ne pas tomber dans le pathos, car les chiffres sont plutôt rassurants.
Enfin, on accélère beaucoup la transition énergétique à travers cette taxe carbone que M. Poutine nous impose en provoquant cette hausse incroyable des prix de l’énergie. Cela va accélérer toute une série de choses comme la relocalisation industrielle, le passage aux énergies renouvelables, le retour à de meilleurs niveaux d’énergie nucléaire dans le mix énergétique, etc. Par ailleurs, il y a toute la liquidité pour de nombreux investissements. Ajoutons que la remilitarisation va créer des emplois de forte technologie, bref il y a là des éléments importants pour le monde d’après.

Nicolas Baverez :
Personne ne parle de récession pour 2022, le problème se posera en 2023. A propos de la crise énergétique, je ne crois pas qu’il y ait d’incertitude : il suffit de regarder ce que fait Vladimir Poutine. On sait qu’il n’y aura pas de gaz russe cet hiver, et que même si les températures sont douces, on n’arrivera pas à boucler l’approvisionnement énergétique européen. Les fortes tensions sur les prix sont certaines, et les coupures d’énergie très probables.
Quant à la dette, je crois qu’il y a un vrai problème, parce que le monde a changé. Certes, l’inflation monte avec les taux d’intérêt, mais il ne faut pas oublier qu’une partie de la dette française est justement indexée sur l’inflation, par conséquent la charge de la dette augmente. Cette année, elle passe de 25 à 42 milliards d’euros, soit davantage que le budget des dépenses militaires par exemple. Cela n’a rien d’anodin.
L’Europe est en situation de grand perdant dans le contexte actuel. La demande sera beaucoup reportée vers les Etats-Unis parce qu’ils sont en position d’autonomie énergétique et capables d’exporter. Ainsi les commandes militaires des Allemands de chasseurs F-35 seront passées aux Etats-Unis. D’autre part, l’agriculture de l’Europe va elle aussi être en grande difficulté et nous devrons importer des Etats-Unis. Enfin, sur les questions technologiques, nous sommes aussi en position de dépendance. La France s’est mise dans de grandes difficultés, en détruisant méthodiquement depuis quinze ans la filière nucléaire, un pôle d’excellence. Nous n’arriverons pas à remonter cela d’ici 2023. Dans le meilleur des cas, il faudra 15 à 20 ans. Donc de toute manière, les deux prochaines années seront très difficiles.

Lionel Zinsou :
On peut se lamenter sur les 42 milliards de charge de la dette, mais l’inflation est de 8%, et strictement corrélée aux recettes publiques ; il ne faut pas oublier que sur l’ensemble du budget de l’Etat, les recettes seront de l’ordre de + 100 milliards. Il y a donc quand même des éléments d’équilibre. Oui, les Allemands achètent des F-35 aux Etats-Unis, mais regardez les exportations de Rafale. Il est évident qu’un pays 6 fois inférieur à l’autre en termes de PIB ne va pas décrocher le gros des commandes, mais au niveau des systèmes électroniques d’armement, nous sommes clairement le pays qui aura le plus de commandes en proportion de son PIB. On peut donc parfois tempérer la tentation de la tragédie en regardant quelques effets de compensation.

Matthias Fekl :
Au niveau micro-économique, le contexte d’incertitude généralisé crée des phénomènes d’attente. Attente pour l’embauche, pour les investissements, pour les dépenses des ménages … C’est un aspect à prendre en compte dans les difficultés économiques à venir.
A propos du modèle allemand, construit sur de forts excédents commerciaux (pendant des années supérieurs à 200 milliards d’euros au an), il risque de se transformer en boomerang dans ce contexte. Avec la situation ukrainienne aujourd’hui, et peut-être demain avec la Chine, qui s’est engagée sur un chemin d’autonomisation, de souveraineté, de relocalisations … Là aussi, il y a des éléments déstabilisateurs à l’œuvre au coeur de l’Europe.

LE SOMMET DE SAMARCANDE

Introduction

Philippe Meyer :
Les 15 et 16 septembre, l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) s’est réunie, pour son 22ème sommet, à Samarcande en Ouzbékistan. Composée à sa création en 2001 de six pays – la Chine, la Russie et quatre États d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Tadjikistan) tous issus de l’ex-Union soviétique –, l’OCS regroupe près de la moitié de la population mondiale aujourd’hui (42%). L’Inde et le Pakistan y ont fait leur entrée en 2017 et l’Iran vient d’y être admise. Plusieurs pays frappent à sa porte : Biélorussie, Égypte, Arabie saoudite, Qatar, Bahreïn, Maldives, Émirats arabes unis, Koweït et Birmanie. Sans parler de la Turquie, dont le président, Recep Tayyip Erdogan assistait au sommet. L'OCS visait à ses débuts à assurer la sécurité collective de ses adhérents face aux menaces « du terrorisme, de l'extrémisme et du séparatisme ». Ni organisation d'intégration politique comme l'Union européenne, ni alliance militaire comme l'OTAN, l’OCS conduit cependant régulièrement des exercices antiterroristes communs sous le nom de « Peace mission ». Aucune femme ne figurait sur la photo de famille.
Alors que le Premier ministre indien a signifié au président Vladimir Poutine que l’heure n’est «  pas à la guerre  », insistant sur « l'importance de la démocratie, de la diplomatie et du dialogue », le président russe a admis lors de sa rencontre avec son homologue chinois que Pékin avait manifesté des préoccupations sur la guerre en Ukraine. Si la Chine partage la lecture du conflit que promeut Moscou, qui en attribue l’origine à l’extension de l’OTAN en Europe centrale et si elle condamne les sanctions occidentales, elle ne les viole cependant pas et ne fournit ni armes, ni composants industriels à la Russie.
Selon Xi Jinping «  le monde d’aujourd’hui est loin d’être en paix et la concurrence entre deux orientations politiques, l’une marquée par la solidarité et la coopération, l’autre par la division et la confrontation, se fait avec une acuité croissante  ». Le dirigeant chinois considère l’OCS comme l'expression de ce que pourrait être un ordre mondial alternatif à celui sur lequel les Occidentaux s’appuient. Il a appelé ses collègues à « travailler ensemble à la promotion d'un ordre international dans une direction plus juste et rationnelle ».
Cependant, l'OCS n'est pas exempte de tensions entre certains de ses membres, à l'instar de l'Inde et du Pakistan, et de l'Inde et de la Chine. Aucun pays d’Asie Centrale n’a reconnu l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. Interprétée comme une tentative de restauration de l’hégémonie russe, l’invasion de l’Ukraine est perçue négativement dans les ex-républiques soviétiques. D’autant plus que la rhétorique russe à l’égard de ces pays d’Asie centrale est devenue plus menaçante et que les tensions se multiplient dans la région comme récemment avec l’Arménie.

Kontildondit ?

François Bujon de l’Estang :
L’élément le plus saillant de cette réunion de Samarcande est l’isolement diplomatique de M. Poutine qu’a déclenché l’affaire ukrainienne. C’était tout à fait criant. Il comptait sans doute sur la réaffirmation du partenariat entre Pékin et Moscou, célébré à l’occasion de l’ouverture des Jeux Olympiques d’hiver de Pékin, mais dont on voit à présent les limites. C’est ce qui est ressorti de toutes les déclarations chinoises lors du sommet, ainsi que de celles qui ont suivi quelques jours plus tard, notamment quand les Russes ont annoncé la mobilisation partielle. Depuis plus de six mois, les différents organes de presse le disent clairement, comme ici dans le Global Times : « la Chine s’est toujours prononcée pour le respect de l’intégrité territoriale de tous les pays, et pour les règlements pacifiques des conflits » À quoi l’admirable langue de bois chinoise ajoute : « c’est pourquoi la partie russe comme la partie ukrainienne approuvent les positions objectives et équilibrées de Pékin ».Si elles sont sans doute approuvées par Kyiv, on peut douter que ce soit le cas de Moscou, même si Poutine lui-même a été jusqu’à reconnaître qu’il comprenait les préoccupations chinoises.
Mais les autres participants sont au moins aussi préoccupés que Pékin, souvent davantage. Ainsi M. Modī, qui a joué un rôle important lors de ce sommet, a déclaré que « les temps n’étaient pas à la guerre ». M. Erdogan appelait à un cessez-le-feu, c’est donc un désaveu complet de la politique russe qui a été mis au grand jour lors de ce sommet.
Le partenariat tant vanté entre Pékin et Moscou est en réalité très inégal. La Chine utilise la Russie et son besoin d’amis, elle est prête à presser le citron russe jusqu’à la dernière goutte d’hydrocarbure. En échange de quoi, la Russie n’obtient pas de la Chine l’appui qu’elle espèrerait dans le conflit ukrainien. Pas de livraison d’armes ou de haute technologie, rien en tous cas qui soit à la hauteur de ce que fournit Moscou. Il faudra bien qu’un jour ou l’autre les Russes prennent conscience de ce déséquilibre, qui n’a rien de la grande alliance eurasiatique qu’on leur a tant vanté.
L’Ukraine a évidemment été au coeur du sommet, mais ce n’est pas le seul problème dont l’OCS doit s’occuper. D’abord, la vie même de l’OCS est un phénomène intéressant en soi : à côté du multilatéralisme classique commencent à émerger d’autres organisations, qui échappent totalement à cette hégémonie occidentale, et qui placent la Chine au cœur d’une coalition anti-libérale. Ensuite, de nombreux commentaires ont mentionné un nouveau phénomène : le « multi-alignement », censé remplacer le non-alignement. Ce merveilleux néologisme diplomatique peut être traduit assez simplement par : « manger à tous les râteliers ». C’est exactement ce que fait l’Inde de M. Modī. c’est aussi le cas de la Turquie de M. Erdogan, qui parvient à être intercesseur pour les convois dans le Bosphore, à vendre des drones à l’Ukraine, à être en bons termes avec Moscou tout en étant membre de l’OTAN. C’est sans doute la version la plus spectaculaire du multi-alignement. Mais tôt ou tard, les funambules qui le pratiquent risquent la chute.
Cette réunion de Samarcande a montré les incertitudes des républiques d’Asie Centrale. Le Kazakhstan a récemment connu des troubles, il y a eu des incidents frontaliers entre le Kirghizistan et le Tadjikistan, qui ont fait des morts. On voit que dans l’espace post-soviétique, Moscou a de plus en mal à imposer sa pax moscovica. Enfin, il faut mentionner l’Iran, qui était invité à ce sommet et à rejoindre l’OCS en 2023. La prochaine grande crise internationale sera probablement l’accès du pays à l’arme nucléaire, à probablement assez court terme.

Nicolas Baverez :
Cette organisation de Shanghai a longtemps été sous-estimée, et ce sommet fut intéressant à la fois parce qu’il s’agit d’un symbole de la désoccidentalisation du monde, mais aussi pour la façon dont les blocs se réorganisent.
L’isolement de la Russie est en effet spectaculaire, mais c’est la montée de la Chine et de son projet de sphère de développement dans le Sud du monde qui m’ont paru les plus importants. Pékin essaie clairement de mobiliser le Sud contre l’Occident. C’était la première fois que Xi Jinping sortait de Chine depuis la crise du Covid. Il ne l’avait fait ni pour le G20 ni pour l’ONU, c’est donc particulièrement significatif. L’OCS s’annonce donc comme le pivot de ce qu’il appelle de ses vœux : un «  ordre alternatif post-occidental ».
Derrière cela progresse un phénomène important, dont on parle pourtant peu : la « dé-dollarisation » de l’économie. La Chine est en train de vendre à la Russie, mais aussi à l’Arabie saoudite et à l’Iran le fait que les échanges se font désormais en yuan, ou éventuellement en roubles. Si on commence à se passer du dollar dans une partie du monde qui représente 42% de la population mondiale, le paysage économique va beaucoup changer.
Sur le plan politique, il ne pouvait être plus clair que tout le monde déteste la Russie de Poutine en Asie Centrale, et a fortiori après l’Ukraine. En réalité, les pays d’Asie Centrale sont en train de passer largement sous bannière chinoise. Vladimir Poutine est arrivé avec l’espoir d’avoir le soutien de Pékin et de tout ce bloc supposément anti-occidental. Or cela n’a pas du tout fonctionné. La Chine continue à soutenir du bout des lèvres le narratif russe, selon lequel la responsabilité de la crise incombe à l’expansion de l’OTAN et les problèmes alimentaires et énergétiques aux sanctions occidentales. Mais ce « soutien » montre très vite ses limites: la Chine ne fournit pas d’armes à la Russie ; elle refuse de violer les sanctions américaines. Pékin espérait que la guerre d’Ukraine serait une humiliation supplémentaire pour l’Occident, et ouvrirait la voie à une récupération de Taïwan. Cela ne se passe pas du tout comme prévu. Pour le moment, on assiste à un retour des Etats-Unis en Europe et à une clarification de la position américaine sur Taïwan, à un renouveau de l’OTAN, à un réarmement de l’Allemagne et du Japon, bref c’est un désastre stratégique non seulement pour la Russie, mais aussi en partie pour la Chine. Il faut y ajouter les réserves qu’ont exprimées d’autres pays comme l’Inde.
Le récent durcissement de Poutine est aussi dû à cette réunion. Poutine s’est retrouvé dans un « club d’hommes forts » dans lequel il est explicitement passé pour le loser. Il a perdu la main en Arménie, et est en train de la perdre en Asie Centrale, on commence à ne plus le prendre au sérieux.

Matthias Fekl :
L’actualité récente ajoute malheureusement un nouveau démenti à tous ceux qui pensaient qu’en intégrant la Chine dans l’économie mondiale, on y introduirait l’état de droit et la démocratie. Tout ce qui s’est produit depuis prouve exactement le contraire.
Ce qui gêne la Chine à propos de l’agression russe en Ukraine, ce n’est pas qu’elle ait eu lieu, c’est qu’elle n’ait pas fonctionné. La Russie s’est enlisée, et cela a créé une une chaîne de problèmes : problèmes de sanctions, problèmes économiques sur les chaînes de valeur mondiales. La Chine se retrouve donc impliquéee dans un conflit dont elle se serait volontiers tenue à distance, mais sur le fond, je crois qu’il n’y avait pas d’objection de principe de la part de Pékin. Certes, elle se méfiait sans doute du risque de ricochet sur d’autres pays d’Asie Centrale, notamment au Kazakhstan. Dans les pays russophones, cela fait des années que l’inquiétude monte : on craint que la Russie n’ait un jour d’autres tentations d’annexion. C’est un risque majeur de déstabilisation régionale, n’oublions jamais que la Russie est aussi une puissance asiatique.
Le rapprochement monétaire est effectivement une évolution qui n’est pas encore aboutie, mais qui pourrait mener à un basculement fondamental. Il faut en Europe que nous nous efforcions de pousser l’euro dans les transactions internationales, car cela a des conséquences sur l’extra-territorialité du droit, ainsi que sur la capacité à résister à des régimes de sanctions imposés de l’extérieur.

Lionel Zinsou :
Ce sommet était en effet très important, il a révélé la faiblesse de la Russie. Il est un peu difficile de coexister dans une organisation quand votre PIB ne représente que le dixième de celui de la puissance dominante. Ce sommet n’était en quelque sorte qu’une démonstration de la puissance chinoise. En effet, Pékin est le principal partenaire de tous les pays réunis à Samarcande.
On y a discuté de points importants, comme l’intégration économique, puisqu’il y fut à nouveau question de chemins de fer, de doublements de gazoduc et d’oléoduc. Les flux d’hydrocarbures à destination de la Chine sont considérables en Asie Centrale, il faut y ajouter le Turkménistan, un acteur régional important, même s’il ne fait pas partie de l’OCS. Le chemin de fer est un autre pont important : il s’agit de relier Tachkent ou Samarcande et le Xianjiang, en traversant le Kirghizistan. Mais à cause des Ouïghours, le Xianjiang est perçu comme une région à risque par Pékin, un important foyer potentiel de terrorisme. Les Européens ont les yeux rivés sur le Sahel ou le Moyen-Orient, mais en Chine c’est d’ailleurs qu’on craint une possibilité de déstabilisation islamiste, et cela nécessite un accord étroit avec les pays d’Asie Centrale.
L’OCS est née de la volonté d’augmenter les échanges commerciaux, et au fond de renforcer le thème des routes de la soie : « One Road, One Belt ». Le choix de Samarcande est tout à fait intéressant : c’était l’une des étapes importantes sur les routes de la soie historiques, et elle est en train de le redevenir : les échanges ont décuplé en dix ans. C’est le symbole même de ces nouvelles Routes de la Soie, annoncées en 2013 au Kazakhstan. En choisissant de tenir ce sommet à Samarcande, Xi Jinping montre qu’on est au cœur de ce dispositif, et que la boucle est bouclée.
L’OCS se propose aussi d’être une structure anti-terroriste. Elle est dotée d’un secrétariat exécutif (dirigé par des Ouzbeks) et d’un groupe de travail antiterroriste. C’est le cœur du système, mais cela ira encore beaucoup plus loin. Évidemment, l’Organisation n’est pas une union entre amis. Mais elle est une forme de multilatéralisme comparable à ce qu’on peut trouver aux Nations-Unies, où l’on trouve tous les belligérants. C’est aussi le cas ici : l’Inde est obsédée contre la Chine et contre le Pakistan. Pendant ce sommet de paix et de coopération, il y a eu les incidents frontaliers entre le Kirghizistan et le Tadjikistan dont parlait François, qui sont des espèces de guerre ouvertes et récurrentes. Il y a eu cette photo fantastique comprenant tous les chefs d’Etat très détendus (même celui de l’Iran), M. Erdogan qui semble dominer physiquement la réunion, en train d’armer l’Azerbaïdjan pour écraser l’Arménie, tout en fournissant des armes décisives à l’Ukraine. Il est pourtant assis à un mètre de M. Poutine.
Vous avez sans doute vu la liste des nouveaux venus dans l’Organisation : le Bélarus devient un « partenaire du dialogue ». En même temps que l’entrée officielle de l’Iran, l’agrément a été donné pour celle de l’Arabie Saoudite, des Émirats, du Koweït, de Bahreïn, du Qatar … A part le Qatar, tous les pays du Golfe sont pourtant en guerre ouverte avec l’Iran. J’étais il y a encore quelques semaines à Abou Dabi, et pendant que j’y étais, on y a tiré trois missiles sur l’aéroport. Il est rare d’avoir une telle densité d’ennemis autour d’une table diplomatique. Mais c’est parce que l’enjeu n’est pas là : il est en réalité monétaire. Il s’agit de construire d’autre Nations-Unies, sans droit de véto occidental cette fois. Il y aura des unions financières, monétaires, ferroviaires, énergétiques, que les gens soient ennemis ou non.
Contrairement à François, je ne crois pas que ce multi-alignement soit si funambulesque. Il s’agit de pragmatisme : énormément de pays s’efforcent de tirer le maximum de la Russie ou de la Chine, tout en conservant d’excellentes relations avec l’Union Européenne et avec les Etats-Unis. Il y a une forte appétence à ce multi-alignement, qui attire de plus en plus de pays.

Philippe Meyer :
La guerre en Ukraine montre à quel point l’état-major russe était occupé à tout autre chose qu’à des opérations militaires, notamment à son propre bien-être. Le sommet de Samarcande montre à quel point le corps diplomatique russe est dans un état comparable : on se dit que si par chance le régime Poutine finissait, il se passerait beaucoup de temps avant la reconstruction d’un Etat en Russie.

Les brèves

Paris et nulle part ailleurs

Matthias Fekl

"Je vous conseille de vous rendre au Musée de l’histoire de l’immigration à la Porte Dorée, désormais dirigé par l’excellente Constance Rivière. Cette exposition montre comment des artistes du monde entier, après la deuxième guerre mondiale, ont choisi comme lieu de création Paris et non New York, pourtant souvent considérée comme la capitale mondiale de l’art moderne à cette époque. On y voit des œuvres extraordinaires, d’Eduardo Arroyo, de Roberto Matta, de Joan Mitchell, de Daniel Spoerri, De Victor Vasarely, de Zao Wou-Ki, de Wilfredo Lam … Superbe."

La rafle du Vel d’hiv : Paris, juillet 1942

François Bujon de L’Estang

"Je ne suis sans doute pas le premier à le faire, mais je tiens à saluer le livre de Laurent Joly. C’est évidemment une lecture extraordinairement émouvante, mais aussi très intéressante car l’ouvrage est un modèle de rigueur dans la documentation et de clarté dans les conclusions qu’il dégage. C’est l’un des évènements les plus douloureux et honteux de l’Histoire de France, il n’était pas facile de s’y plonger ainsi, en étudiant aussi exhaustivement des archives très disparates. Il est toujours bon de regarder le passé de son pays avec courage. Dans le rafle du Vel d’hiv, contrairement à ce qui s’est passé aux Pays-Bas ou en Belgique, les Allemands n’ont pas participé, et la responsabilité de ce terrible évènement incombe totalement aux autorités de l’Etat de Vichy et notamment à deux personnes : Pierre Laval et René Bousquet."

Zadig n°15

Philippe Meyer

"Nous sommes partenaires de l’hebdomadaire Le 1, qui est aussi à l’origine de cette revue trimestrielle. Le dernier numéro s’intitule « que demande le peuple ? » Il y est question de ces cahiers de doléances du Grand débat, censés être le premier pas vers davantage d’attention à la société civile. On y trouve aussi des reportages, comme celui sur les bénévoles du Secours Catholique de Calais. Et pour un sujet moins grave, je recommande une autre de leurs publications, au format tout à fait improbable : « Légendes ». L’un des derniers numéros a été récemment remis en vente, il était consacré à la Reine Elizabeth II."

Les hommes de Poutine

Lionel Zinsou

"Je vous recommande la traduction française parue en juillet dernier du livre de Catherine Belton, qui a été un best-seller absolu en langue anglaise. Catherine Belton a longtemps été journaliste au Washington Post, correspondante du Financial Times à Moscou. C’est l’histoire à travers Poutine de la prise du pouvoir du KGB en Russie, de la puissance des réseaux, amplifiés par les liens avec le crime organisé, et de l’utilisation des oligarques. Le livre décrit bien ce qui tient le pouvoir de Poutine et qui s’attaque à l’Ouest depuis bien longtemps, tout cela sur le mode du thriller. Dans le contexte actuel, c’est très éclairant."

Les nuits de la peste

Nicolas Baverez

"Je vous recommande le dernier livre d’Ohran Pamuk, qui est superbe. Cela se passe au début du XXème siècle, dans une île imaginaire. Il y est question d’une épidémie, de l‘agonie d’un empire, et tout ceci débouche sur une révolution politique. Je rappelle que l’auteur est menacé, tout comme Salman Rushdie. Ce livre fait d’ailleurs l’objet d’une enquête du parquet d’Istanbul. Orhan Pamuk est l’un de ces écrivains qui incarnent la liberté d’expression dans une Turquie où elle est de plus en plus menacée. "