Thématique : Jenny Marx, avec Jérôme Fehrenbach / n°259 / 21 août 2022

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JENNY MARX

Introduction

Philippe Meyer :
Jérôme Fehrenbach, vous êtes haut-fonctionnaire, inspecteur des finances et historien. Vous êtes l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire de la France et de l’Allemagne, de l’Ancien régime et l’époque contemporaine. En 2021, vous avez publié Jenny Marx. La tentation bourgeoise, aux éditions Passés composés. Dans cette biographie, vous retracez la vie de la femme de Karl Marx et de sa famille.
 L’épouse de Marx est née Jenny von Westphalen. Elle est issue d’une famille de noblesse récente mais reçoit une éducation bourgeoise. Vous expliquez que son père est un fonctionnaire « qui avait davantage de goût pour les lettres que pour les circulaires » et qui ne parvint pas à devenir propriétaire terrien. Par la famille de son épouse, Marx a donc côtoyé une petite noblesse urbaine éloignée du modèle nobiliaire allemand, ce qui l’a empêché selon vous de comprendre son rôle dans la société prussienne de l’époque, et sa différence avec la bourgeoisie de son temps.
Le rapport du couple Marx à la bourgeoisie traverse votre livre. On y apprend que Karl et Jenny Marx, désargentés et perpétuellement à la recherche de financements, avaient à leur service une domestique, « offerte » à Jenny par sa mère. Vous soulignez aussi les contradictions de l’auteur du Capital qui a vécu pour grande partie grâce aux héritages divers et à l’aide financière de son ami Engels, héritant lui-même de la fortune que son père a bâti dans l’industrie textile.
 La vie de la famille Marx a été celle de nomades. Ils quittent leur Prusse natale pour s’installer en France où règne une relative liberté d’expression, puis partent en Belgique, chassés par Louis-Philippe à la demande du gouvernement prussien, avant de s’installer à Londres. En Angleterre, ils côtoient de nombreux immigrés qui fuient la répression qui sévit en Europe après le Printemps des peuples.
Jenny Marx est tiraillée par toutes ces appartenances : au moment de la guerre franco-prussienne de 1870, elle est partagée entre sa patrie de naissance et sa patrie d’élection, la France, à qui elle reproche d’avoir renié les idéaux de la Révolution. Elle est aussi attachée à la Grande-Bretagne par sa grand-mère maternelle issue de la noblesse écossaise.
Le rapport du couple Marx à ces différentes patries est aussi littéraire ; ils ont un goût prononcé pour Shakespeare, mais aussi pour Goethe, Dante et Homère. Jenny Marx était décrite par son époux comme une virtuose dans l’art d’écrire des lettres et vous estimez, Jérôme Fehrenbach, que ses correspondances figurent parmi les plus belles pages de la littérature épistolaire allemande.
Dans son éloge funèbre, Engels a dépeint Jenny Marx comme une femme de l’ombre ayant joué un rôle déterminant dans le mouvement révolutionnaire. Mais malgré son goût marqué pour la politique, vous considérez que ce mythe de la baronne rouge est éloigné de la réalité.
Jérôme Fehrenbach, vous qui avez écrit plusieurs livres sur des figures issues  de l’aristocratie allemande, comme la Princesse palatine ou l’évêque Von Galen, j’aimerais vous demander, pour introduire notre conversation, ce qui a attiré votre attention en premier lieu sur ce personnage de Jenny Marx.

Kontildondit ?

Jérôme Fehrenbach :
C’est un personnage auquel sont attachés beaucoup de légendes et de « on dit ». J’ai voulu profiter d’un travail universitaire important effectué en Allemagne pour son bicentenaire pour actualiser la connaissance de ce personnage et celle du couple Marx, car beaucoup de documents ont resurgi entre 1990 et 2014, époque à laquelle on a pu accéder à beaucoup de sources jusqu’alors ignorées. Et puis la chute du mur de Berlin a aussi permis de rafraîchir l’historiographie de ce personnage très marqué par l’idéologie de l’Est. Il y a de très bons historiens Est-Allemands qui ont travaillé sur Jenny Marx, mais ils lisaient les éléments d’archives à travers un prisme assez particulier.

Philippe Meyer :
Il y a un personnage dont je n’avais personnellement jamais entendu parler, c’est le père de Jenny Marx. Personnage étrange, une espèce de semi-intellectuel, semi-noble, semi-bourgeois, mais très original dans son milieu, qui jouera un rôle important dans la formation de son futur gendre Karl Marx.

Jérôme Fehrenbach :
C’est un personnage qui fait un peu figure de « raté » dans la grande Histoire, notamment par rapport à son propre père, qui avait été anobli et joua un rôle décisif dans la guerre de Sept Ans. Par conséquent il était un peu écrasé par la figure de ce père si talentueux. On peut néanmoins mettre à son crédit d’avoir réussi à rester assez anticonformiste et libre penseur, tout en étant au service de l’administration prussienne.

Lucile Schmid :
Pour une femme, la lecture de votre livre est assez émouvante, parce qu’on réalise à quel point au XIXème siècle, on pouvait être une femme lettrée, polyglotte, avec une très belle plume, et que par ailleurs la destinée qui vous était offerte était de suivre son mari, d’avoir beaucoup d’enfants (et d’en perdre aussi beaucoup en bas âge). Il y a une espèce de petite musique sur la destinée des femmes, qui auraient pu être émancipées, être intellectuelles, mais sont contraintes de vivre dans l’ombre de leur mari. Cela donne à cette biographie une dimension un peu romanesque.

Jérôme Fehrenbach :
Romanesque, c’est peut-être un peu noir, mais il y a aussi sans doute une dimension germanique qui n’est pas très connue mais qui se perpétue pourtant quasiment jusqu’à aujourd’hui : l’idée que la Femme allemande vit essentiellement pour son foyer, dont la lumière doit suffire à éclairer toute sa vie. De ce point de vue, Jenny Marx est une Allemande plutôt banale. A la même époque, une Française ou une Britannique aurait probablement eu un tempérament différent, et se serait en quelques sorte « scindée » en deux personnages parallèles : un public et un autre privé. Une Allemande savait moins bien faire cela, à cause de son éducation différente.

Lucile Schmid :
Dans cette tension entre le foyer et les idées politiques, diriez-vous que c’est son foyer qui a la priorité ? Vous avez remis en question le mythe de la « baronne rouge », est-ce que cette ambivalence va hanter la vie de Jenny Marx ?

Jérôme Fehrenbach :
Les tensions sont multiples chez Jenny. En introduction, vous rappeliez les tensions d’appartenance ; elle a du mal à se situer dans une famille recomposée (son père, veuf, s’était remarié), entre les enfants du premier lit, rattachés à la haute aristocratie prussienne, et le milieu de Jenny, bien plus bourgeois.
A ces tensions familiales s’ajoutent effectivement des tensions entre sa vocation de mère et ses préoccupations politiques. Mais s’il fallait grossir le trait, franchement Jenny était très attachée à une certaine idée de la justice, mais ce n’était pas pour autant une idéologue, ni une philosophe. C’était une femme d’action, au service de l’équité, de l’égalité et de sa famille, pas une théoricienne.

Akram Belkaïd :
Il y a aujourd’hui une littérature féministe qui revient sur la destinée des « femmes des grands Hommes »; on pense par exemple à la compagne d’Albert Einstein, Mileva, dont on dit aujourd’hui qu’elle eut une participation déterminante dans les travaux de son mari. Il y a deux tendance : l’une consiste à dire qu’un grand homme ne reconnaît jamais la place qu’a eue son épouse dans ses travaux. L’autre va plus loin et dit même que le mari « vampirise » l’épouse et l’écarte délibérément pour rester seul dans la lumière historique. Où situez-vous la contribution de Jenny dans le cheminement intellectuel de Karl Marx ?

Jérôme Fehrenbach :
Elle fut une accompagnatrice extrêmement fidèle et zélée, mais elle ne fut pas décisive.

Akram Belkaïd :
D’où vient alors ce mythe de la « baronne rouge », cette femme qui aurait fait de Marx ce qu’il est devenu ? Pourriez-vous en établir une chronologie ? A quel moment apparaît-il, et dans quels milieux ?

Jérôme Fehrenbach :
Il est difficile de trouver toutes les racines d’un mythe et d’en comprendre sa floraison, mais il est vrai que celui-ci est bien installé. Il apparaît dans les années 1890 avec la mort d’Engels. Resurgissent alors certains éléments de correspondance et c’est à partir de là que le mythe se développe. Il est cultivé par les filles du couple Marx, en particulier Laura Lafargue, ainsi que par la social-démocratie allemande. Les anciens quarante-huitards et leurs enfants qui avaient connu le foyer Marx en exil à Londres, en ont entretenu une certaine nostalgie, une image grandie et épurée du personnage de Jenny Marx.

Philippe Meyer :
Je comprends que Laura Lafargue idéalise sa mère, mais du côté des socialistes allemands, pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils y trouvent ? Souhaitent-ils humaniser le personnage ?

Jérôme Fehrenbach :
C’est difficile à dire, mais sans doute le besoin d’avoir une espèce de madone s’élevant au-dessus des destinées de la social-démocratie. Madone que la figure de Ferdinand Lassale n’était pas capable d’offrir.

Béatrice Giblin :
Il semble que Jenny et Karl sont profondément amoureux l’un de l’autre. Comment-s’est passée leur rencontre ? On sait qu’il n’y a rien de très original, Karl est ami du frère de Jenny, Edgar, qui va lui présenter sa sœur. Cet Edgar von Westphalian est d’ailleurs un personnage assez fantasque, dont la vie ne sera pas rangée, ni réactionnaire comme l’autre frère, Ferdinand.
C’est ce personnage de femme amoureuse qui m’intéresse. On sait que le père de Jenny est plutôt bienveillant, qu’il apprécie l’intelligence de Karl (sans savoir qu’il deviendra son gendre). Cette jeune femme va donc avoir une vie de nomade : Paris, la Belgique, Londres … tout en gardant cette mentalité allemande de mère au foyer. On se dit qu’elle a dû rencontrer des tas de gens aux vies passionnantes, participer à des conversations politiques et intellectuelles de haut niveau. Mais elle reste « la bonne épouse au service du grand homme », malgré un talent littéraire indéniable et un esprit brillant. Je m’étonne que tout cela n’ait pas réussi à éclore, à laisser une trace un peu plus marquée. Vous dites de façon lapidaire qu’elle n’a joué aucun rôle dans le parcours intellectuel de son époux, j’avoue que cela me surprend.

Jérôme Fehrenbach :
A propos de la rencontre du couple, il est vrai que le démarrage est assez banal : c’est le coup de foudre classique entre deux jeunes gens. Le premier élément qui sort de l’ordinaire est la différence d’âge : Jenny a quatre ans de plus que Karl, et à cette époque, cela compte, c’est d’ailleurs un des éléments qui la conduira à n’avoir d’autre choix que de l’épouser. Elle a alors 29 ans, ce qui était un mariage tardif à l’époque.
A-t-elle aidé Karl dans son travail ? Bien sûr, elle était sa relectrice, correctrice et copiste, au moins jusqu’en 1860, date à laquelle leur fille aînée a commencé à prendre le relais. Jenny et Karl ont donc collaboré étroitement. Elle a également un rôle « disciplinant », moins connu. D’après les témoignages des survivants, elle eut un rôle important pour apaiser les tensions au sein du groupe, pour définir les lignes de défense face aux opposants. Elle a donc joué un rôle tactique dans les commencements de l’Histoire de ce mouvement socialiste, dès le début emplie de conflits et de fractures.
Mais au niveau des idées, on ne trouve rien qui permette de dire qu’elle en était aussi auteure. De ce point de vue, c’est comme vous le disiez un personnage qui n’a pas véritablement éclos.

Lucile Schmid :
Je reviens sur la femme allemande du XIXème siècle et ses différences avec la femme française ou britannique. On pense à l’expression « Kinder, Küche, Kirche » » (« enfants, cuisine, église »). Jenny Marx est une femme allemande, mais elle va voyager dans toute l’Europe. Grâce à son mari, elle connaîtra la misère, car le couple Marx va vivre dans une grande précarité. Quand on lit votre ouvrage, on est par exemple frappé que l’un de leurs enfants meure de malnutrition. N’y a-t-il pas là aussi une ligne de tension, entre le fait d’être l’épouse d’un intellectuel de génie, et être une mère qui assure la survie de son foyer ?

Jérôme Fehrenbach :
Il y a en outre chez Jenny tout un ensemble de faux-semblants, un désir de plaire ou en tous cas de sauver la face, notamment par rapport à l’entourage familial. C’est aussi quelque chose qu’elle a appris chez ses parents, eux-mêmes passés maîtres dans l’art de masquer une situation financière difficile. Les rapports de fortune entre le père de Jenny et les parents de sa première femme sont de l’ordre de 1 à 20 ou 30. La dissimulation est donc permanente, Jenny a un besoin impérieux de correspondre aux impératifs de la bourgeoisie.

Philippe Meyer :
Vous avez fait allusion à l’incompréhension par Marx du rôle de l’aristocratie prussienne. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Jérôme Fehrenbach :
Du temps qu’il était étudiant, Marx était en relation avec des gens issus de cette noblesse, il aurait donc pu mettre le pied dans ce monde. Et aussi via Edgar (le frère de Jenny), bien sûr. Il n’en fit rien, et les grands propriétaires terriens de l’Est de l’Allemagne sont à cette époque principalement des producteurs de betteraves, ils s’inscrivent dans des schémas économiques bien précis. Il n’a pas perçu une caractéristique déterminante de l’aristocratie allemande, un corpus de valeurs particulier, un mode de vie très déterminé, et une influence morale et politique qui s’est perpétuée, pour le meilleur et pour le pire, de façon quasiment intacte en Allemagne jusqu’en 1945.
Marx a mal perçu cela, il prévoyait une déréliction de la noblesse allemande, à l’instar de ce qu’il prévoyait pour le capitalisme et la bourgeoisie.

Philippe Meyer :
On est tout de même étonné que dans un milieu aristocratique aussi organisé et ancien, un petit-fils de rabbin soit si bien reçu …

Jérôme Fehrenbach :
Les décennies 1830 et 1840 sont une époque charnière. Depuis la fin de l’époque napoléonienne, on assiste à l’émergence d’un nationalisme prussien, au démarrage d’un antisémitisme qui se raccroche à l’antijudaïsme plus ancien. Mais on n’en est pas du tout au point où cela imprègne les comportements. J’ai vraiment passé au peigne fin une très grande partie des journaux intimes et de la correspondance de la famille de Jenny, et je n’y ai jamais vu l’ombre d’un commencement de début d’antisémitisme, ni une remarque sur les racines de Marx. On parle de lui avec respect pour ses titres universitaires, et de façon assez neutre. Il n’y a pas d’opprobre, même sur un mode allusif.

Akram Belkaïd :
Au fil des pages, le portrait qui est fait de Karl n’est guère flatteur. A travers la réflexion que génère chez le lecteur l’itinéraire de Jenny, une épouse dévouée corps et âme, qui supporte la misère et est trompée, l’un des buts du livre n’est-il pas de brosser un portrait en creux de Karl Marx ?

Jérôme Fehrenbach :
Il est vrai que Karl n’apparaît pas sous un angle particulièrement lumineux, c’est un personnage fondamentalement et radicalement égocentrique. Il est aussi assez vélléitaire : la réalité historique qu’il a sous les yeux ne correspondant jamais exactement à ses schémas théoriques, il « rate » la révolution de 1848, « rate » 1849, « rate » 1870 et 1871 … Néanmoins Marx exerce une forme de fascination sur tous ses interlocuteurs. C’est un séducteur invétéré, on le voit très bien dans les figures du père de Marx et du père de Jenny. L’un et l’autre connaissent parfaitement les défauts de Karl mais lui sont pourtant très attachés. Dans une lettre de janvier 1830 (Marx a alors 18 ans), le père de Jenny écrit à son fils aîné Ferdinand pour essayer de justifier les fiançailles de Jenny et Karl. Il dresse un portrait extrêmement flatteur de ce personnage hors du commun, monstre fascinant, tout en soulignant par des adjectifs terribles le caractère monstrueux du personnage. La lettre est très chaotique, pleine de renvois et de linéaments, mais elle se conclut par une profession de foi : Karl et Jenny sont fondamentalement faits l’un pour l’autre.

Béatrice Giblin :
Jenny fait face aux choix de Karl Marx, avec tous les inconvénients, tous les problèmes et toutes les douleurs qu’ils impliquent. Il y a une forme de fierté, voire d’orgueil à assumer ce rôle. Vous dites que c’est le fruit d’une éducation qui fait la part belle aux faux-semblants. C’est sans doute vrai, mais on ressent aussi un amour et une admiration sans borne pour son mari si brillant et si charismatique.

Jérôme Fehrenbach :
Elle s’efforce de sauver les apparences par rapport à son milieu, mais sans doute aussi par rapport à l’Histoire. Elle ne se contente pas d’endurer toutes les épreuves, elle y gagne aussi une forme de surplomb sur toute cette vie passablement triste. Je trouve que le plus bel hommage qui lui est rendu n’est pas celui d’Engels sur sa tombe, mais peut-être celui de Wilhelm Liebknecht (le père de Karl Liebknecht) qui raconte très bien avec quel ascendant et quelle lumière Jenny traitait avec sa famille, avec l’entourage de son mari. Il parle de sa douceur, de sa mélancolie, mais aussi de sa capacité à instaurer la discipline. On y voit un immense respect, Jenny était visiblement quelqu’un doté d’une stature qui pouvait dépasser celle de Karl aux yeux de ses contemporains.

Philippe Meyer :
Vous évoquez Liebknecht, et vous évoquiez plus haut le rôle que Jenny Marx avait pu jouer dans l’entourage politique de son mari, plein de conflits. De quels conflits s’agissait-il, et quel part Jenny y a-t-elle pris ?

Jérôme Fehrenbach :
Honnêtement, il est très difficile de démêler entre les histoires de personnes et le fond. Marx est très perfectionniste et ne supporte pas ceux qui ne sont pas docteurs d’université. On s’en rend compte dès la fin des années 1840 dans ses interactions avec Proudhon, ou avec Wilhelm Weitling, un des fondateurs de la Ligue des justes, mais qui n’était qu’un simple tailleur. D’autres finiront par partir aux Etats-Unis tant les tensions sont insupportables. Les inimitiés personnelles prennent souvent le pas sur les désaccords théoriques.
Engels est un cas particulier (et fascinant), mais le reste de l’entourage de Marx est composé de gens qui gravitent autour lui, mais doivent nécessairement être plusieurs étages au-dessous …

Akram Belkaïd :
La légende veut que Marx et Proudhon ne s’appréciaient guère. On sait par ailleurs que Proudhon était un misogyne notoire. Dans votre livre, on ne trouve pas de trace d’une prise de conscience féministe chez le couple Marx, alors que ces idées existent déjà au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, un peu en France … Comment expliquez-vous cet autre angle mort ?

Jérôme Fehrenbach :
Il se peut que le féminisme soit perçu comme bourgeois par le couple Marx. C’est quelque chose de complètement hors champ. Pour l’un comme pour l’autre, l’action politique doit être fermée aux femmes. Marx se désole quand il a des filles, car selon lui elles ne pourront pas exercer d’action politique. Je pense que dans tout son entourage ce n’est guère mieux.
Les divergences avec Proudhon se situent ailleurs. Marx reproche à la pensée de Proudhon de n’être pas assez enracinée dans un raisonnement économique.

Lucile Schmid :
Je trouve la famille von Westphalen fascinante. Au fond, les enfants du premier lit vont incarner la réaction et le quiétisme, et ceux du second la révolution et le socialisme. Edgar, le jeune frère de Jenny est également socialiste, il n’est pas capable d’avoir une vraie trajectoire politique car vous le décrivez comme indolent, se laissant porter par les situations. Mais peut-être peut-on revenir sur le frère aîné, Ferdinand (issu du premier lit), qui devient ministre de l’Intérieur en 1850, et qui semble avoir une grande influence sur Jenny. Comment fonctionne une famille allemande avec de tels antagonismes politiques ?

Jérôme Fehrenbach :
Il y a chez les von Westphalen un autre enfant du premier lit, qui s’appelle Karl, et qui exerce une influence importante. Comme son frère Ferdinand et ses deux autres sœurs piétistes, il est rattaché à l’aristocratie prussienne. Il n’en reste pas moins que c’est un libéral. Il est magistrat, et a vraiment assuré la jonction entre les deux pans de la famille, tout en revenant vivre au foyer familial pour aider à la subsistance de son père retraité. C’est lui aussi un personnage assez séduisant, mélancolique, qui meurt célibataire à 37 ans, un an avant le mariage de Jenny. C’est un élément très méconnu de l’histoire de cette famille, qui achève à mon avis de pousser Jenny dans les bras de Karl Marx.
Vous avez raison d’évoquer l’autre frère, Ferdinand, un personnage assez paradoxal. Il est indubitablement réactionnaire, souvent décrit comme un ministre violent, même si quand on étudie les archives on ne voit rien qui corrobore cela. Et puis il n’a pas dû avoir une vie facile, on sait que le ministère de l’Intérieur entre 1850 et 1858 fut extrêmement compliqué, rempli de tensions. Ferdinand tient aussi son rôle de chef de famille allemande, avec tous les devoirs qui en découlent. Il se doit de déployer ses ailes sur l’ensemble de la famille. Il jouera toujours ce rôle coûte que coûte. Il existe une lettre que je trouve très émouvante, qu’il envoie à Jenny à la fin de sa vie. Il y fait une sorte de testament spirituel, raconte ses jeunes années, l’admiration qu’il a eue pour sa sœur, et essaie une dernière fois de la convertir. Il cite des psaumes, des passages de Saint Jean … Jenny aurait pu s’irriter de cette lettre et la détruire, or elle l’a gardée. Il se peut qu’elle l’ait fait par respect, par une espèce de crainte révérencieuse à l’égard de ce frère avec lequel la relation était plutôt agressive. Mais contrairement à ce qu’on pourrait penser, l’agressivité ne venait pas tellement de Ferdinand.

Akram Belkaïd :
A propos de votre travail de recherche, j’imagine que vous êtes souvent allé en Allemagne. Que retient-on de Marx de l’autre côté du Rhin ? Vous évoquiez le travail des historiens d’Allemagne de l’Est, où en est-on aujourd’hui ?

Jérôme Fehrenbach :
Franchement, à part les anecdotes historiques, je crois que le personnage de Karl Marx est très « démagnétisé » sur le plan des idées, c’est largement comparable à la façon dont on le perçoit en France. Même dans sa ville natale de Trèves, à part la fameuse statue offerte par les Chinois en 2014 et une petite plaque sur la maison natale, il n’y pas de signe particulier d’allégeance au personnage.
Il y a cependant un travail en cours, commencé dans les années 1960, et qui ne s’arrêtera sans doute jamais : il consiste à rassembler de manière quasiment bénédictine tous les documents sortis de la plume de Marx et d’Engels. Il y a des antennes un peu partout sur la planète, et chaque année émergent des textes inédits, des petits bouts de lettres. On estime que Marx en a écrit environ 20 000, il y a donc de quoi faire … Je suis personnellement admiratif de cette persévérance, mais elle tient plus de la recherche universitaire ou de la nostalgie que de l’admiration.

Lucile Schmid :
Jenny Marx était qualifiée par son mari de virtuose de la correspondance. On voit que l’art épistolaire est un prolongement de l’amour qu’on porte aux siens, on sait aussi que c’est un art politique. Comment travaille-t-on à partir d’une correspondance ? Avez-vous découvert des choses dans cet art si particulier qui mêle intime et politique ?
Vous dites bien que Jenny ou son père sont très cultivés, férus de Dante et de Shakespeare, parlent plusieurs langues … J’aimerais vous entendre sur cette culture européenne, qui nous manque aujourd’hui. Etait-elle élitiste ? Est-ce que le peuple pouvait aussi se sentir européen ?

Jérôme Fehrenbach :
A propos de la correspondance, je rappelle, même si c’est évident, qu’on perd toujours une partie de la puissance d’expression d’un texte dans sa traduction. Notamment parce que l’allemand est une langue agglutinante, qui en plus utilise beaucoup d’onomatopées. Et il y a dans l’écriture de Jenny une grande créativité, de très beau passages, des mots nouveaux, etc.
On trouve dans sa correspondance à la fois beaucoup d’intelligence, de douceur, de recul, d’autodérision, mais aussi de capacité de critique à l’égard de son mari. Elle peut également se montrer très sombre, ou très corrosive et violente, quand il s’agit des ennemis, avec une causticité qui peut être choquante. Il y a des passages assez connus sur Ferdinand Lassalle qui sont vraiment effrayants.
A propos des références culturelles européennes, je pense qu’il s’agit d’un marqueur très particulier des familles Marx et Westphalen. On ne retrouve cela nulle part ailleurs à mon sens. L’amour de Shakespeare vient directement des origines écossaises du père de Jenny. On y retrouve d’ailleurs Shakespeare dans ses deux dimensions : le côté primesautier, mais aussi la noirceur d’un MacBeth. Il y a des deux chez Jenny. Le père l’a d’ailleurs très bien perçu quand il juge les deux jeunes gens : il perçoit leur très grande richesse intérieure, mais y voit aussi un risque d’aigreur ou d’acidité.

Béatrice Giblin :
Peut-être sont-ce cette acidité et cette causticité qui lui ont permis d’affronter tout ce à quoi elle a dû faire face. Elle était l’épouse modèle et la relectrice dévouée, mais était aussi capable de montrer les dents et d’attaquer, ce qui est comme chacun sait la meilleure forme de défense.
Vous nous avez dit qu’au moment du bicentenaire, de nouveaux travaux universitaires ont émergé. Que représente Jenny Marx pour la recherche aujourd’hui ?

Jérôme Fehrenbach :
Il y a une petite équipe qui a travaillé sur elle, mais par pur intérêt historique, il n’y a à mon avis aucun affect quant au personnage. Je pense qu’ils ont été influencés par les travaux d’un historien est-allemand mort au début des années 2000, fin connaisseur de Jenny, qui s’est senti un rôle de passeur après la chute du mur. Jenny était une figure importante dans le panthéon socialiste, il y a la figure de la « baronne rouge », et elle devait vraisemblablement servir la cause de l’Allemagne de l’Est.

Philippe Meyer :
On suppose toujours qu’un biographe doit avoir une forte sympathie pour son sujet. Était-ce votre cas au départ, est-ce que ça l’est devenu, ou n’était-ce que pure curiosité intellectuelle ? Quelle est votre relation à Jenny Marx ?

Jérôme Fehrenbach :
On part en effet de la curiosité intellectuelle pour arriver à l’affect positif. Jenny a des côtés parfaitement repoussants, voire abjects (antisémitisme, racisme, elle a des mots absolument effroyables), et néanmoins, il y a une part de grandeur. Nous avons affaire à quelqu’un qui est parvenu à se forger une personnalité singulière, qui dépasse les évènements, il y a presque une forme de majesté. Sa vie a été très difficile, et on ne peut s’empêcher de déceler une grandeur qui la rend attachante.
Elle a en outre un réel talent littéraire. Quand elle est apaisée (ce qui arrive tout de même de temps en temps), elle est capable de se moquer d’elle-même, alors même qu’elle est défigurée par la variole, qu’elle se décrit comme « un rhinocéros rouge », il y a une spontanéité que toutes les épreuves et que son mari n’ont su étouffer.

Akram Belkaïd :
Le couple Marx a tiré le diable par la queue à Londres, à Paris, à Bruxelles, mais la fin de leur vie fut différente. Cela s’améliore, vous les dites apaisés.

Jérôme Fehrenbach :
Oui. Déjà, leur vie est facilitée par une accumulation d’héritages successifs, dont le plus inattendu fut celui de Wilhelm Wolff, un prolétaire et compagnon de route qui avait économisé sou à sou une fortune impressionnante, qu’il leur lègue à sa mort en 1863. A partir de cette époque, les choses se détendent. C’est aussi le moment où, à la mort de son père, Engels devient rentier et fait bénéficier les Marx d’une rente tout à fait conséquente.
N’oublions pas que ce nouveau statut a permis au couple Marx d’accueillir et d’aider de nombreux exilés et réfugiés.

Lucile Schmid :
J’aimerais revenir sur la relation à Engels. Dans votre livre, vous dites à quel point Karl et lui sont inséparables, à quel point Engels aide le couple. Vous dites que Jenny gardera toujours une certaine distance avec Engels, peut-être un peu jalouse de voir à quel point il est proche de son mari. Elle montre même à son égard un comportement de parfaite bourgeoise, puisqu’elle désapprouve la relation d’Engels à une femme non lettrée et qu’il n’épouse pas. C’est un moment du livre où affleurent ces « mauvais côtés » de Jenny.

Jérôme Fehrenbach :
En fait, il en va un peu de la relation avec Engels comme avec son frère aîné Ferdinand, même si évidemment les deux hommes sont en tous points dissemblables. C’est une relation pétrie d’une sincère admiration réciproque, et dans laquelle il y a pourtant des heurts et des déchirures, liés à des valeurs différentes.
Jenny en veut à Engels de trop accaparer son mari, mais aussi (et l’on voit par là à quel point le personnage est pétri de contradictions) de trop renier l’éducation particulièrement soignée qu’il a reçue. La famille d’Engels est une famille d’industriels anciens (ce qui est rare en Allemagne à l’époque). Elle lui en veut de son côté bravache, de ses provocations, de la vulgarité affectée à laquelle il a souvent recours. Et pourtant elle l’aime bien. Quand elle reçoit le livre de son frère Ferdinand consacré à son grand-père (le héros de la guerre de Sept ans), elle s’empresse de l’envoyer à Engels, spécialiste d’affaires militaires, en lui écrivant, « cela va vous intéresser mon général », et en profite pour rappeler que son grand-père n’était pas n’importe qui, que son frère est ministre, etc. Engels est un personnage fascinant, d’une très grande générosité, d’une très grande fidélité (il est prêt à se déclarer père de l’enfant adultérin de Marx), qui sait se faire discret, jamais importun. Dès que Jenny est malade, il envoie des caisses de vin de Bordeaux, bref c’est l’ami rêvé. Et pourtant, sa façon de vivre est telle que Jenny ne pourra jamais l’approuver.

Philippe Meyer :
Il arrive assez souvent que le travail d’un biographe sur un personnage donne l’idée du suivant. Est-ce votre cas ?

Jérôme Fehrenbach :
Non. Mon prochain travail ne sera pas une biographie, c’est un sujet plus sociologique et qui porte sur une période plus ancienne, et en France.

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