Thématique : Dans la tête de Xi Jinping, avec François Bougon / n°254 / 17 juillet 2022

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DANS LA TÊTE DE XI JINPING

Introduction

Philippe Meyer :
François Bougon, vous êtes journaliste et spécialiste de la Chine, vous avez été correspondant de l’AFP à Pékin entre 2005 et 2010 et vous êtes désormais responsable du service international de Mediapart. Vous avez publié en 2017 Dans la tête de Xi Jinping, aux éditions Solin et Actes Sud. Dans ce livre, vous ambitionnez de dresser un panorama des influences intellectuelles du président chinois et vous expliquez l’idéologie et la vision de l’histoire sur lesquelles s’appuie celui qui est devenu secrétaire général du Parti Communiste Chinois (PCC) en 2012 puis président de la République populaire de Chine en 2013.
Xi Jinping a des sources d’inspiration variées qui englobent l’ensemble de la tradition chinoise. Il ne rejette pas l’héritage maoïste en dépit du rapport ambivalent de sa famille avec le Grand Timonier et sa politique. Le père de Xi Jinping a combattu aux côtés de Mao avant d’être exclu du Parti en 1962, et Xi Jinping lui-même a fait partie des cohortes de « jeunes instruits » envoyés à la campagne pendant la Révolution culturelle pour y être rééduqué par les paysans. Vous expliquez, François Bougon, que le président chinois n’en a pas moins conscience du rôle fondateur de Mao dans l’histoire de la République populaire de Chine et qu’il estime que toute critique à l’égard du Grand Timonier risque d’affaiblir le régime.
Le président chinois se distingue de ses prédécesseurs en accordant une place importante dans sa pensée à l’histoire longue de la Chine. Là où les dirigeants communistes insistaient sur la rupture qu’a représentée la révolution de 1949, Xi Jinping exalte une civilisation chinoise millénaire. Cela se traduit dans les références mobilisées par le régime : les Entretiens de Confucius ont supplanté le Petit livre rouge et Xi Jinping convoque volontiers des écoles de pensée des IVe et IIIe siècles avant notre ère, comme le taoïsme et le légisme.
Pour asseoir le pouvoir du Parti communiste, son secrétaire général promeut un « rêve chinois » qui, contrairement au rêve américain, repose sur plus de 2000 ans d’histoire. Il réconcilie ainsi ce que vous appelez le roman national maoïste avec l’histoire impériale de la Chine. Cette lecture de l’histoire est strictement encadrée contre les tenants de ce que Xi Jinping appelle le « nihilisme historique ».
Ce récit qui insiste sur le particularisme chinois permet aussi à Xi Jinping de marquer l’opposition de la Chine à l’Occident : il répudie la « démocratie constitutionnelle occidentale », les « valeurs universelles », la « société civile », le « néolibéralisme » ou encore le « journalisme à l’occidentale » et parle désormais de « solution chinoise » face aux défis de la globalisation et aux défauts du système démocratique.
Votre livre, paru en 2017, se concluait par une interrogation sur l’émergence d’un éventuel « Xi-isme », soit une pensée propre de Xi Jinping qui donnerait une nouvelle orientation au régime. Depuis, Xi Jinping, comme tous ses prédécesseurs, a inscrit sa pensée « sur le socialisme à la chinoise de la nouvelle ère » dans la charte du Parti. Pour introduire notre conversation je voudrais donc vous demander, François Bougon, quelle réponse vous apporteriez aujourd’hui à cette question de l’émergence d’une pensée propre de Xi Jinping.

Kontildondit ?

François Bougon :
Évidemment, beaucoup de choses se sont passées depuis la publication de mon livre, mais je ne crois pas que la pensée de Xi Jinping ait fondamentalement changé. Pour résumer, je dirais qu’il est l’homme de la synthèse, entre la culture traditionnelle chinoise et l’Histoire communiste. Il y a l’idée que le Parti est au centre de tout, et que sa mission est de refaire de la Chine un grand pays. Quand au « Xi-isme », cela n’existe pas à strictement parler comme le maoïsme par exemple. Le terme officiel est « pensée Xi Jinping sur le socialisme chinois de la nouvelle ère ». Que veut dire ce jargon ? Quand on parle de « socialisme chinois » ou de « socialisme à caractéristiques chinoises », on parle en réalité de l’héritage de Deng Xiaoping, et « la nouvelle ère » fait référence à l’ère de Xi Jinping. Le rôle de Xi Jinping consiste donc aujourd’hui à avoir un Parti unifié, afin de mener à bien un certain nombre de réformes. En particulier des réformes économiques assez dures, qui seront menées dans les prochaines années.
Le plus dur est à venir pour lui. Il a réussi à implanter son pouvoir, à le sécuriser, à le stabiliser, mais de grands défis l’attendent pendant son troisième mandat. Il a mis fin à la limite des mandats présidentiels, donc à l’automne prochain, durant le 20ème congrès du Parti, il sera consacré pour un nouveau mandat.

Nicolas Baverez :
Homme de la synthèse, sans doute, mais n’est-il pas également l’homme de la rupture avec l’époque Deng Xiaoping ? Il y avait dans l’ère précédente l’idée de laisser l’économie se développer, or aujourd’hui, sa reprise en main est très ferme. D’autre part, la stratégie « zéro Covid » confine aujourd’hui 350 millions de personnes en Chine, et là encore, on a l’impression d’être revenu à un système de contrôle de la société bien plus dur qu’il n’avait pu l’être. Enfin, l’idée de Deng était de faire avancer le pays extrêmement prudemment sur la scène internationale. Depuis, il y a eu la reprise en main de Hong Kong, les ambitions affichées sur Taïwan, la poursuite de l’annexion de la Mer de Chine, et un pacte avec la Russie à la veille de l’invasion de l’Ukraine.
Quels sont les rapports entre le pouvoir et la réforme ? Il me semble que dans la personnalité de Xi, le rapport au père est crucial. Son père était l’un des compagnons de Mao, écarté du Parti en 1962, et c’était un réformateur. J’ai l’impression que la leçon que Xi a tirée de la purge infligée à son père est la suivante : la réforme échoue si elle n’est pas précédée par un contrôle très fort. Pour Xi, le pouvoir est absolu, et le contrôle du pays par le Parti passe avant la réforme. Qu’en pensez-vous ?

François Bougon :
Quand je le qualifie d’homme de la synthèse, je ne veux pas dire qu’il reprend tout l’héritage de Deng. Et surtout, n’oublions pas que l’un des éléments les plus importants dans l’héritage de Deng, c’est la répression sanglante du mouvement démocratique de Tian’anmen. C’est plutôt cela que reprend Xi : l’idée que le Parti reprend en main les situations, quitte à faire couler le sang. On a gardé de Deng l’image du père des réformes, en oubliant que c’était également lui qui en 1989, face à ce qu’il considère comme un chaos, fait intervenir l’armée pour réprimer un mouvement démocratique.
Ce que Xi a gardé de Deng, c’est effectivement que la sauvegarde du Parti passe avant la réussite de la réforme. Sur Mao, c’est la même chose. Ce n’est pas le Mao de la révolution culturelle que revendique Xi, mais celui des années 1940 et 1950, celui que le jargon du régime présente comme l’homme de « la nouvelle démocratie ». Fin 2021, le Comité central du PCC a fait adopter une résolution historique, la troisième dans l’Histoire du Parti (la première en 1945 avec Mao, la deuxième en 1981 avec Deng). Dans le texte, c’est très clair : ce qui reste de l’Histoire tourmentée du PCC, c’est l’idée que c’est le Parti qui doit sauver la Chine et la ramener au premier rang mondial. En fait, toutes les zones d’ombre de Deng ou de Mao sont un peu mises sous le tapis, mais ces héritages là sont totalement revendiqués.
Xi Jinping revendique pleinement la réforme. Avec un secteur privé qu’il doit une obéissance totale au Parti, quitte à mettre au pas une personnalité comme Jack Ma. On n’a pas assez compris à quel point le Parti est central en Chine. Il est vrai qu’il a laissé un peu plus de place au secteur privé et à la société civile à un moment, mais il a toujours vocation à rester le maître, et à diriger l’économie et les esprits.
Il est certain que cela tranche assez nettement avec l’idée qu’en avait Deng Xiaoping, ou en tous cas une partie des gens qui l’ont suivi, qui étaient des réformateurs. Mais je ne pense pas qu’il s’agisse d’une rupture complète, car encore une fois, on a tôt fait d’oublier que Deng n’était pas seulement le père de la réforme, mais que s’il prônait aussi l’idée aussi de laisser entrer le capitalisme, c’était pour servir le Parti.
Sur le père de Xi Jinping, je ferai une petite auto-critique sur ce que j’ai écrit dans le livre. Le père est important pour Xi, mais n’oublions pas qu’il ne l’a que très peu connu, car il en a été éloigné assez longtemps. Il en a gardé des réseaux de relations, qui lui ont permis de revenir à Pékin et d’intégrer Tsinghua, une prestigieuse université. Très peu de jeunes envoyés comme lui à la campagne pouvaient en faire autant. Si le père a fait partie d’une purge en 1962, il a continué à être protégé par Zhou Enlai, le Premier ministre de Mao. C’est ainsi que Jinping a pu revoir son père en 1975.
J’aurais sans doute dû insister davantage sur l’importance de sa mère. C’est l’archétype de la communiste pure et dure, et c’est sans doute elle qui lui a inculqué sa foi inflexible dans le Parti. La famille a été purgée, mais a tout de même gardé la foi dans le PCC. Quand Xi Zhongxun (le père de Xi Jinping) est réhabilité, il envoie une lettre au Quotidien du peuple, dans laquelle il continue à professer sa foi en Mao.

Lucile Schmid :
Je prolongerais la question de Nicolas à propos de la refondation idéologique du Parti. Vous nous expliquez dans votre livre que Xi a un intérêt pur la culture occidentale, qu’il a lu Tocqueville, mais aussi qu’il y a un jeu permanent avec la Russie. Une rivalité quant à qui a réalisé le vrai communisme. L’effondrement du bloc soviétique est ensuite reconnu comme un drame. Et aujourd’hui un nouveau pacte avec la Russie de Poutine, qui pose question. Est-elle purement pragmatique, ou tient-elle aussi à la nature des régimes dans deux pays ?
Quel rôle joue la lecture de certaines œuvres dans la refondation idéologique du PCC ? Comment a-t-on accès à la Culture quand on est Chinois ? Vous rappelez que la révolution culturelle avait surtout consisté à envoyer les jeunes des villes à la campagne. On voit désormais que Xi souhaite que certaines œuvres soient connues de tous, qu’il y ait une forme de substrat idéologique pour bâtir la nouvelle version du régime. Je trouve cela original, dans un moment où l’on pourrait considérer que ce qui est important, c’est l’économie.

François Bougon :
C’est un sujet très complexe. L’idéologie de Xi s’inscrit elle aussi dans une tradition. C’est ce que j’ai essayé d’expliquer dans un autre livre, La Chine sous contrôle. A partir de la répression de Tian’anmen, le régime a eu besoin de refonder une légitimité. Celle-ci s’est fondée en particulier sur l’éloge d’un courant qui fut assez fort dans les années 1980 : le néo-autoritarisme. L’un des représentants de ce courant de pensée est aujourd’hui l’un des membres du comité permanent du bureau politique, le cœur du pouvoir chinois : M. Wang Huning. C’est un intellectuel, professeur de sciences politiques à l’université à Shanghai, il a travaillé sur Jean Bodin et la souveraineté, etc. C’est à lui que nous devons l’idée de la main de fer, du néo-autoritarisme et des valeurs culturelles unifiées. Xi Jinping s’inscrit dans cette tradition, il est issu de cette réflexion sur la nouvelle légitimité.
Ce néo-autoritarisme récupère les valeurs traditionnelles. La Chine a cinq mille ans d’Histoire, il y a cette idée que les dirigeants actuels sont les héritiers des empereurs, leur légitimité est issue de tout cela. Ils sont issus à la fois des empereurs, mais aussi du mouvement du 4 mai 1919 (début du nationalisme chinois). Xi Jinping vient de cette matrice là.
Les Chinois utilisent beaucoup des proverbes énoncés en quatre caractères, pour définir des situations. L’un d’entre eux, très connu, « 盲人摸象 », signifie : « les aveugles qui touchent un éléphant ». C’est l’histoire de quatre aveugles qui touchent un éléphant. Le premier touche la trompe et dit « Un éléphant, c’est un gros tuyau », le second, touchant la patte : « un éléphant, c’est un gros pilier », le troisième, qui touche le ventre : « un éléphant, c’est un gros ballon », et le dernier, touchant la queue : « un éléphant, c’est une petite corde ». Je suis conscient de mes limites occidentales pour parler de la culture chinoise, je me plonge donc dans les travaux de nombreux chercheurs, et l’un d’entre eux m’intéresse beaucoup. Il s’agit de Damien Ma, un Américain, qui développe le concept de rareté. D’après lui, la Chine est en ce moment confrontée à un problème de rareté. Le pays a longtemps fonctionné sur un système productiviste et exportateur. Aujourd’hui, à cause des conséquences écologiques et de l’épuisement des ressources, ce modèle est en train de changer. Il y a de plus en plus d’étudiants, donc les jobs intéressants se raréfient, tous comme les logements, etc. Face à tous les défis auxquels le pays est confronté, les promoteurs immobiliers ne peuvent plus s’en mettre plein les poches, donc quel discours peut-on développer en tant qu’homme politique ? C’est de là que vient cette insistance sur l’idéologie. Et il est vrai que c’est très frappant. Par exemple, le 25 avril dernier, Xi Jinping s’est rendu à l’Université du Peuple de Pékin, fondée par le Parti. Il y a fait tout un développement sur la nécessité d’avoir une idéologie, une jeunesse qui croit au communisme, dans ce qu’il appelle « les gènes rouges ». Pour lui, l’idéologie est le nouveau carburant qui va continuer d’alimenter la machine chinoise, dans ces temps de rareté de tout le reste. Il existe une foi, une mission, des idées et des valeurs, qui sont en concurrence avec les valeurs occidentales. Il y a des traditions et des valeurs chinoises, largement de taille à faire face aux traditions et aux valeurs occidentales.

Philippe Meyer :
Xi Jinping a une capacité de contrôle de la société bien plus importante que Mao Zedong ou Deng Xiaoping. Mais cette capacité se heurte à un problème très grand : celui de la natalité. Vous pouvez surveiller les gens et mettre des caméras partout, mais vous ne pouvez pas les inciter à se reproduire. Le déficit démographique de la Chine va être un grand problème dans les années à venir. Xi Jinping a-t-il une envisagé une réponse à cela ?

François Bougon :
C’est typiquement le genre de problème très pratique auquel il est confronté. Pour l’heure, la réponse est embryonnaire. Le régime a décidé d’arrêter la politique de limitation des naissances, mais le coût de la vie est si élevé dans les grandes villes, l’accès au logement est si difficile, le système de santé ou de retraite est si insuffisant, que les gens mettent de l’argent de côté et s’efforcent de ne pas dépenser. Le grand défi de la Chine, c’est aussi de passer d’une économie de production à une économie de consommation. Cela entraîne plusieurs défis gigantesques, dont celui de la natalité, auquel Xi n’a guère de réponse à apporter.
Sur le papier, en tous cas, c’est prévu : développer la santé, les retraités, tout ce qui touche au bien-être individuel.

Nicolas Baverez :
Il y a un grand paradoxe sur cette année 2022 : elle doit être celle du triomphe de Xi avec son troisième mandat, qui constitue une rupture considérable avec les principes définis par Deng. Mais c’est aussi celle où la natalité s’effondre, nous en sommes à dix millions de naissances pour 1,4 milliards d’habitants. C’est également une année très difficile économiquement, avec la reprise en main du secteur technologique, le krach du secteur immobilier, les confinements à grande échelle … On voit enfin que le choix de l’amitié avec la Russie pose des problèmes, car la guerre en Ukraine qui se prolonge est en train de faire basculer l’économie mondiale dans la stagflation, ce qui est très problématique pour Pékin. Cependant, la Chine va peut-être à long terme mettre la main sur les richesses et les matières premières de la Russie, parce que celle-ci sera de plus en plus dépendante de la Chine.

François Bougon :
Je suis tout à fait d’accord. On a une image d’une Chine toute puissante et d’un Xi Jinping au sommet, mais les vrais problèmes sont à venir. Je pense que Xi a mangé son pain blanc et que le troisième mandat sera très compliqué.

Philippe Meyer :
Vous considérez ce troisième mandat comme acquis ? Qu’aucune surprise n’est à attendre du congrès de l’automne prochain ?

François Bougon :
J’en suis quasiment certain, oui. Depuis qu’il est arrivé au pouvoir, il a progressivement éliminé un certain nombre de factions qui lui étaient opposées au sein du Parti, il a placé ses hommes un peu partout (et il s’agit bien d’hommes, très peu de femmes). Il a également travaillé méticuleusement au système de sécurité : police, renseignements … Il a donc assuré sa stabilité personnelle en tant que leader du Parti. Il ne faudrait pas pour autant croire qu’il est tout seul : il a autour de lui un certain nombre de personnes. Beaucoup d’entre elles viennent de l’armement et de l’aérospatiale. Ils occupent des postes de Secrétaire du Parti dans un certain nombre de provinces, ils ont vocation à « monter » au bureau politique lors du prochain congrès.
Et c’est intéressant d’observer la composition de la prochaine génération de dirigeants. En ce moment, tous ceux qui sont en dessous de Xi doivent partir, car il y a une limite d’âge. Pour le moment, ce sont des gens nés dans les années 1950, qui ont vécu le pire de Mao. Ils vont être remplacés par ceux qui sont nés dans les années 1960, qui ont vécu le meilleur de Deng. Il s’agit donc d’une génération dont la vision du monde est différente, observer son exercice du pouvoir devrait être intéressant. Je ne m’attends pas à un changement radical, mais il devrait y avoir des frottements …
La société chinoise est beaucoup plus diversifiée et ouverte au monde qu’elle ne l’était à l’époque de Mao ou de Deng. C’est un autre des défis qui se posent à Xi, il n’y a qu’à voir les résistances (notamment à Shanghai) à la politique de « zéro Covid ». Il est obligé de tenir compte de cela, car on n’est pas très loin du 20ème Congrès. Le PCC est darwinien, dans le sens où il s’adapte sans cesse aux évènements et aux contextes. On l’a vu en 1966, en 1967, en 1989 … M’intéressant à la Chine depuis des années, je me garde bien de faire des prédictions, car la plupart de ceux qui s’y sont risqués se sont trompés, mais à partir des faits, je dirais qu’il n’aura pas de problème pour obtenir un troisième mandat ; en revanche les années à venir seront particulièrement compliquées, et intéressantes pour les observateurs.

Lucile Schmid :
Xi Jinping lui-même est né en 1953, il fait donc partie de cette génération qui a le plus subi. Je voulais vous interroger à propos de cette question de la limite d’âge. On compare Xi à Brejnev justement à cause du fait qu’il fait la bouger. Savez-vous comment il compte assurer sa succession ? Est-ce une question qui le préoccupe ?
Avec l’actualité ukrainienne, tote la planète est préoccupée par l’agressivité éventuelle de la Chine avec le reste du monde. Nous évoquions Hong Kong, tout le monde a Taïwan en tête, que peut-on imaginer en termes d’extension impérialiste de la Chine ? Vous nous disiez que Xi n’est pas seul, alors comment expliquer cette personnalisation du pouvoir à laquelle nous assistons ? Comment voyez-vous les dix ou quinze prochaines années ?

François Bougon :
Sur la question du pouvoir personnel, de la limite d’âge et d’une éventuelle « brejnevisation », je crois que l’une des principales ruptures avec Deng est le fait d’avoir remis en cause ce fonctionnement collectif du Parti, dans la mesure où il assume un culte de la personnalité que l’on n’avait pas vu depuis Mao. C’était l’une des erreurs dans lesquelles le Parti ne voulait pas retomber, ayant vu à quel genre d’impasse cela pouvait mener.
La succession est pour moi la principale question. Le Parti avait trouvé une espèce de formule. Xi Jinping a commencé à intégrer le bureau politique en 1997 si mes souvenirs sont bons. Il y avait donc une espèce de « tuilage ». Aujourd’hui, personne ne sait ce qui se passera après Xi. Cela introduit donc de nombreuses inquiétudes au sein du Parti, et c’est donc une source d’instabilités potentielles. Contrairement à ce qui s’est passé dans les périodes précédentes, aucun successeur n’a pour le moment été désigné, et c’est compréhensible, car c’est le même problème qu’à l’époque de Mao : chaque fois qu’un successeur était désigné, sa vocation devenait aussitôt d’être éliminé.
A propos de la plus grande agressivité de la Chine, je crois que la Chine est désormais dans une situation mondiale où elle est capable de faire porter sa voix. Mais en raison du 20ème congrès tout proche, j’ai l’impression que Xi a décidé de calmer le jeu international. On voit moins les diplomates chinois « tout feu tout flamme ». Hong Kong a été durement remis au pas, mais l’île est considérée comme faisant partie de la Chine. C’est un peu le même problème à propos de Taïwan, mais pour le reste, je ne crois pas qu’il y ait des visées impérialistes. Peut-être sur les territoires proches, comme la Mer de Chine du Sud. A mon avis pas au-delà. Je ne crois pas que la Chine ambitionne de se placer en maîtresse du monde, le pays a déjà beaucoup de problèmes internes à régler. Il est vrai que sur le voisinage proche, ils considèrent qu’ils ont vocation à régler pas mal de choses. Ainsi en Asie du Sud-Est, aujourd’hui le Cambodge ou la Thaïlande sont sous influence chinoise totale.

Nicolas Baverez :
La résolution historique a fait mention de Hu Jintao alors que beaucoup pensaient que pour Xi, la priorité était d’avoir les trois moments dont vous parliez plus haut. Considérez-vous que cette mention de Hu Jintao montre qu’il continue à y avoir dans le système du PCC un certain nombre de forces de résistances au pouvoir de plus en plus absolu de Xi ?
A propos du culte de la personnalité, n’a-t-on pas une démonstration de l’impasse avec la stratégie « zéro Covid » ? On ne voit pas comment en sortir : le virus est en train de passer à l’état endémique, la population chinoise a été vaccinée avec un vaccin assez largement inefficace, et de plus les autorités ont choisi de ne pas vacciner les personnes âgées, alors même que ce sont les plus vulnérables.

François Bougon :
A propos de la stratégie face à l’épidémie, je suis entièrement d’accord avec vous. Le système que Xi a mis en place comporte plusieurs avantages, notamment une recentralisation, et un contrôle accru, mais le revers de la médaille est qu’on peut faire des choix incompréhensibles. La stratégie « zéro Covid » est aujourd’hui très mal acceptée par la population chinoise. La guerre en Ukraine fait qu’on ne regarde pas de trop près ce qui se passe en Chine, mais aujourd’hui à Shanghai, c’est le chaos. Les gens sont emmenés de force dans des hôpitaux où rien n’a été prévu, la désorganisation est totale. Cela va donc complètement à l’encontre du discours officiel. Ne doutons pas cependant que comme d’habitude, c’est un « fusible » qui paiera pour tout cela, en l’occurrence le secrétaire du Parti à Shanghai. Il est toujours facile pour la tête de dire que la faute incombe aux intermédiaires. Pour autant, cela montre les limites de cette politique ultra-centralisée.
Quant aux forces de résistance à Xi au sein du Parti, la question est complexe. Il y a de nombreux discours différents à ce sujet. Si vous écoutez par exemple Cai Xia, une politicologue chinoise dissidente, aujourd’hui exilée aux Etats-Unis, 60% à 70% des membres du PCC sont aujourd’hui favorables à des orientations libérales, mais sont incapables de l’exprimer car c’est trop dangereux. Il est vrai que Xi a tellement maîtrisé la situation, il a tellement fait peur avec la campagne anti-corruption et sa surveillance policière, que les voix dissonantes au sein du Parti sont inaudibles. Elles existent forcément, mais pas au point de constituer un problème sérieux. Cela viendra sans doute dans les années à venir, mais cela demande de l’organisation, donc du temps. Si vous lisez la résolution, tout le monde doit être autour de Xi, et c’est tout. S’opposer à lui, c’est être considéré comme un traître.

Philippe Meyer :
Dans les choses qui ont changé de façon spectaculaire en Chine, il y a l’économie, mais aussi la connaissance du monde. Ces dernières années, les Chinois se sont mis à voyager, et pas qu’un peu … Quels sont les rapports personnels de Xi Jinping avec l’Occident ?

François Bougon :
Toute sa génération a vécu dans une Chine assez isolée. La première fois qu’il a voyagé fut en 1982, pour aller dans l’Iowa en tant que cadre local. Évidemment aujourd’hui, tout cela est mis en scène par la propagande du régime pour dire à quel point il s’entendait bien avec les Américains, qu’il rend encore visite lorsqu’il est aux USA avec la famille qu’il avait rencontrée alors, etc. La fille de Xi Jinping a beau avoir étudié à Harvard, dans le fond, la vision du président chinois est plutôt anti-occidentale, car toute son idéologie est fondée sur le refus des valeurs universelles.
Wang Huning, cet idéologue mentionné plus haut, qui compte parmi les sept membres permanents comité du bureau politique, se rend aux Etats-Unis en 1989. En 1991, il publie un livre sur ce qu’il y a vu : Les Etats-Unis contre les Etats-Unis. En gros, tout son livre consiste à dire : « je suis allé aux USA, j’ai vu des gens qui dorment dan la rue, des inégalités de revenu criantes, des conflits raciaux, etc. » C’est aujourd’hui cette argumentation qui irrigue tout le discours officiel chinois. Les USA ont longtemps fait rêver les jeunes étudiants chinois, c’est de moins en moins vrai aujourd’hui. C’est ce que Xi Jinping appelle la « confiance culturelle » des Chinois, acquise grâce à la croissance économique. Le rapport à l’Occident est assez paradoxal : tout en étant assez agressif, il envoie sa fille étudier à Harvard. Parce que bon an mal an, Harvard représente tout de même ce qu’il y a de meilleur, et que quand on a un certain statut social en Chine, on veut le meilleur. Il a donc ce mélange de mépris et de fascination.

Philippe Meyer :
Mais y a-t-il l’idée que le prochain Harvard sera en Chine ?

François Bougon :
C’est ce que Xi Jinping a dit lors de sa visite à l’université de Pékin fin avril : la Chine doit constituer des universités de classe mondiale, qui n’ont pas à être influencées par l’étranger.

Lucile Schmid :
On se demande comment le nationalisme de Xi se répercute au sein de la société chinoise. Depuis le début de l’émission, nous parlons beaucoup du PCC, de son organisation, de la personnalisation du pouvoir qui y advient. Mais quelle est la relation du Parti à la société chinoise ? Peut-on dire qu’il est toujours un « Parti-société » ? Ou bien les interactions entre les deux sont-elles mouvantes ? On a du mal à voir comment la société chinoise gère la tension entre un nationalisme fier et une aspiration à davantage de liberté. Comment Xi Jinping tient-il compte de cela dans sa stratégie politique ?

François Bougon :
C’est une question cruciale, qui m’obsède personnellement. Malheureusement, n’étant pas sur place, il m’est difficile d’y répondre. Ce qui est certain, c’est que la société chinoise d’aujourd’hui n’est plus celle de l’époque de Mao : on n’a pas affaire à des gens à qui on a lavé le cerveau. Le nationalisme que promeut Xi est en résonance avec un nationalisme populaire très fort. J’ai personnellement vécu en Chine entre 2005 et 2010, et j’ai vraiment ressenti une bascule après 2008. Je m’étais rendu dans le pays pour la première fois en 1987, et l’évolution a été très perceptible. Les Chinois n’ont plus honte d’être Chinois, ils revendiquent le fait d’être Chinois, face à des Américains ou à des Français. Ils sont prêts à vous dire qu’ils ne veulent plus recevoir de leçons. Ce nationalisme-là est fort, et il est populaire.
Quant au Parti, il est absolument partout en Chine. C’est quelque chose que nous avons du mal à comprendre en France, où nous avons longtemps essayé d’analyser la Chine avec des grilles de lecture de l’Union soviétique. Mais quand je vous disais que le PCC s’adapte, c’est parce qu’il a des relais dans la société, des comités dans les entreprises. Vous ne pouvez absolument rien faire sans le Parti. Je vous recommande un excellent livre, La Roulette chinoise (ed. Saint-Simon, 2022), de Desmond Shum, un chef d’entreprise chinoisqui a fait fortune dans l’immobilier et vit aujourd’hui à Oxford. Certes, décrit plutôt l’époque de Hu Jintao, mais il montre bien l’impossibilité de faire quelque affaire que ce soit sans le Parti. Tout passe par lui, à tous les niveaux.
Entre 2008 et 2012, la société chinoise explose dans tous les sens, avec une presse de plus en plus libre, des gens qui s’expriment sur les réseaux sociaux, mais aussi une corruption qui devient endémique au sein du Parti. La réponse de Xi Jinping fut de revenir aux fondamentaux, avec les « princes rouges », ces enfants des premiers révolutionnaires, avec les longues marches, etc. Il s’agissait de sauver l’héritage des parents. C’est de là que vient Xi : le seul remède, c’est la main de fer. S’il a été si populaire dans ses premiers mandats, c’est parce qu’il a lutté contre la corruption.
Aujourd’hui, il est difficile pour la société civile de s’exprimer, à cause de la censure et de la surveillance. Mais il faut comprendre que la Parti est un corps qui essaie de s’adapter à une société de plus en plus vivante, et parfois contestataire.

Nicolas Baverez :
Regardons les relations de la Chine avec le monde extérieur par l’autre bout. En ce moment, le mouvement de fermeture est important. Dans l’héritage de Xi, il y a cette vision du rêve chinois et sa projection à travers les nouvelles routes de la soie. Cela a eu un grand succès dans un premier temps, et cela a d’ailleurs participé d’une volonté d’encerclement de l’Occident à partir de certains pays du Sud. On a l’impression que là encore, cette stratégie est en train de patiner ; elle rencontre de plus en plus d’oppositions. On le voit par exemple au Sri Lanka surendetté, ou avec les manifestations au Pakistan. En Afrique aussi, il y a des protestations contre la mainmise, voire la présence de la Chine. Qu’en pensez-vous ?

François Bougon :
Le défi diplomatique est l’un des plus grands qui se posent à Xi Jinping. La pandémie a incontestablement marqué un tournant dans l’image de la Chine auprès d’un certain nombre de pays. Je ne parle même pas des pays occidentaux, mais des continents qui étaient jusque là plutôt bien disposés, comme l’Afrique ou l’Amérique du Sud, se montrent aujourd’hui plus réticents.
Avec sa politique « zéro Covid », la Chine s’est de fait coupée du monde. Comment retissera-t-elle des liens ? La guerre en Ukraine n’a rien arrangé, car il y a une incompréhension évidente des Occidentaux vis-à-vis de la position chinoise. Et pourtant, la Chine ne se rangera jamais du côté de l’Occident dans cette affaire, ils resteront proches de Moscou, tout comme ils sont restés proches de la Corée du Nord. On peut parfois s’entendre avec les Occidentaux si l’on considère que Poutine va trop loin sur tel ou tel point, mais il est hors de question de s’allier à l’Occident contre Moscou, puisque la Russie et la Chine ont un ennemi commun, à savoir les valeurs universelles.

Philippe Meyer :
Nous n’avons pas évoqué les rapports de Xi Jinping avec la problématique écologique. Qu’en est-il ?

François Bougon :
Officiellement, c’est l’une des grandes priorités pour les années à venir. Il appelle même cela la « civilisation écologique ». Évidemment, il faut bien distinguer cela de la vision d’un écologiste français. Il y a la volonté de prendre en compte les dégâts de trente ans de croissance à marche forcée, de productivisme et d’extractions à outrance. Mais en même temps, il s’agit de maintenir une économie à flot. Les Jeux Olympiques de l’hiver dernier sont le parfait exemple. Ils étaient présentés comme des Jeux « verts », mais pour les organiser, on a construit sur des sites protégés, on a utilisé une énorme quantité d’eau dans une région aride, etc. La priorité affichée est l’environnement, la priorité réelle reste la croissance.

Lucile Schmid :
Il semble que Xi Jinping a compris que l’écologie peut être un élément de puissance. Certes, il n’est pas venu à la COP26 de Glasgow, mais la contribution chinoise était intéressante, en termes d’objectifs. A propos de l’écologie, il y a d’un côté ce qui peut travailler la société chinoise en termes de qualité de vie (on sait que la pollution de l’air est quasiment insupportable dans certaines régions, il y a des accidents industriels, etc.) et de l’autre il y a tout ce que peut offrir l’écologie auprès du monde extérieur, en termes d’image et de puissance. Notamment vis-à-vis des Etats-Unis et de l’Union Européenne.

François Bougon :
Vous avez tout à fait raison, c’est une carte diplomatique indéniable. Le discours officiel est très volontariste, mais il se heurte à l’éternel problème chinois : une décision est prise au sommet, mais pour la faire appliquer aux niveaux subalternes, c’est une autre histoire … C’est un peu comme en France : il y a énormément de lois et de règlements, mais presque personne qui veille à ce qu’ils soient appliqués. Que faites-vous quand une usine pollue trop, mais que personne n’est en mesure de la faire fermer ? C’est précisément sur ce genre de choses que la société civile devrait jouer un rôle, mais comme elle est réprimée …

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