G7 et OTAN face à la guerre en Ukraine / Algérie : 60 ans après l’indépendance / n°252 / 3 juillet 2022

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G7 ET OTAN FACE À LA GUERRE EN UKRAINE

Introduction

Philippe Meyer :
Quatre mois après le début de la guerre en Ukraine, au G7, de dimanche à mardi en Allemagne, puis lors du sommet de l’OTAN, de mardi soir à jeudi à Madrid, les Occidentaux ont tenté de surmonter les tensions et divergences que le prolongement de la guerre risque de creuser. A Elmau, en Bavière, les sept dirigeants des pays les plus riches ont décidé de frapper l'économie russe en « travaillant » sur un plafonnement du prix du pétrole russe et en imposant des restrictions à l'importation de l'or russe. Les dirigeants du G7 ont promis de soutenir l’Ukraine «  tant qu’il le faudra  » sur le plan militaire, financier, humanitaire ou diplomatique. Ils sont prêts à injecter cette année jusqu’à 28 Mds€ dans le budget de l’Etat ukrainien. Depuis le début de la guerre, le 24 février, les pays du G7 ont déjà promis l’équivalent de plus de 2,6 Mds€ d’aide humanitaire. Bien que le G7 joue un rôle central dans la coordination des sanctions engagées contre la Russie et dans l'aide apportée à l'Ukraine, il est tenu de composer avec les nombreux pays asiatiques, africains et latino-américains qui refusent de choisir leur camp et s'inquiètent des conséquences du retour de la guerre en Europe. Raison pour laquelle cinq dirigeants du Sud ont été invités lundi au sommet du G7.
Le sommet de l’OTAN à Madrid, du 28 au 30 juin, s’est ouvert par la levée du veto turc sur l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN. Puis, les Etats-Unis ont annoncé l’envoi de nouveaux renforts militaires terrestres, maritimes et aériens américains en Europe afin de muscler les capacités de défense de l’OTAN face à la Russie, même si certaines de ces annonces viennent parachever des projets amorcés depuis plusieurs années. L’OTAN veut pouvoir mobiliser plus de 300 000 soldats en Europe. Dans une interview à l'ARD, le chancelier Olaf Scholz a assuré que la Bundeswehr allait devenir « la plus grande armée conventionnelle » d'Europe. Désormais, la stratégie de « défense avancée » de l'Otan consiste à déployer à l'Est une puissance de feu suffisante pour empêcher les chars russes de percer en premier. L'Alliance retrouve ainsi sa mission première : la défense du territoire de ses pays membres contre la menace russe. Le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg a déclaré que la Russie représente « la menace la plus importante et la plus directe » pour la sécurité de la coalition militaire occidentale. Invité par visio-conférence aux deux sommets, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a exhorté chaque fois les Occidentaux à intensifier les livraisons d’armements lourds à l’Ukraine et les sanctions contre Moscou afin que la guerre menée par la Russie dans son pays prenne fin avant l'hiver. Cependant, l'OTAN prévoit une guerre longue.
Outre les chefs d'Etat et de gouvernement des 30 pays membres de l'OTAN, ainsi que ceux des deux nouveaux candidats, Finlande et Suède, pour la première fois, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, la Corée du Sud et le Japon ont été invités à participer au sommet de l'Alliance sous l’impulsion des Etats-Unis.

Kontildondit ?

Michaela Wiegel :
« Nous vivons un changement d’époque » avait déclaré le chancelier Olaf Scholz au lendemain du début de la guerre en Ukraine. S’il en fallait une preuve supplémentaire, nous avons cette séquence internationale. Elle s’est en réalité ouverte lors du sommet européen où l’Ukraine et la Moldavie ont été admises comme candidates à l’entrée dans l’Union Européenne.
Cela a montré l’unité dans ce G7 que l’on croyait divisé entre les anglo-américains prônant une stratégie très dure à l’encontre de la Russie, et les franco-allemands et italiens, plus modérés. Aujourd’hui, on a quasiment vu en Bavière une correction de certains termes. Il y a peu, le président Macron avait déclaré qu’il fallait prendre garde à « ne pas humilier la Russie » si l’on voulait sortir du conflit. Dans sa conférence de presse de fin du G7, il a affirmé qu’il souhaitait désormais que l’Ukraine gagne cette guerre. Jamais il ne s’était exprimé sur ce sujet en des termes aussi clairs.
La tonalité a également changé du côté du chancelier Scholz, qui a pour objectif de faire de l’armée allemande la « première armée conventionnelle d’Europe au sein de l’OTAN ». C’est à dire après la France et le Royaume-Uni. C’était complètement inenvisageable il y a encore six mois. L’évolution est très rapide, et l’unité de ce G7 est assez remarquable.
C’était presque symbolique : les sept dirigeants étaient dans ce magnifique château d’Elmau, dans les Alpes bavaroises, et les autres invités internationaux, comme le président indien, patientaient à Munich attendant la rencontre à laquelle ils étaient invités. J’ai été frappée par ce côté symbolique : l’Occident est uni, et dans cette confrontation avec la Russie, désormais clairement exprimée, les autres acteurs, notamment l’Inde, la Chine, les pays d’Afrique (le président sénégalais était invité) jouent un rôle assez à part. Ils sont là, mais on sent qu’on ne peut pas vraiment s’appuyer sur eux, ils ne prennent pas clairement position. Dans des moments comme celui-là, les risques d’une nouvelle division se dessinent. On avait beaucoup glosé sur la dispute franco-américaine à l’occasion de l’AUKUS et la vente de sous-marins aux Australiens. Ici, la réconciliation a été manifeste entre la France et le nouveau Premier ministre australien. On a donc le sentiment que les anciennes alliances de l’Occident, aussi bien militaires qu’économiques, sont très bien ressoudées, alors qu’une disparité de plus en plus manifeste de la perception du conflit en Ukraine se fait jour.

Akram Belkaïd :
Nous sommes clairement dans un contexte belliciste, de montée des périls, où la voix de la raison est de plus en plus écartée. Bien évidemment, personne n’admet ce qui se passe en Ukraine, mais on a tout de même l’impression que l’OTAN tient enfin une raison valable de continuer à exister. Je rappelle que la plupart des leaders occidentaux, à commencer par Emmanuel Macron, doutaient de la pertinence de l’alliance il n’y a pas si longtemps. Aujourd’hui, l’OTAN est plus ranimée que jamais : budgets militaires en hausse, course aux armements … Et les menaces sont redéfinies. La Russie est désignée comme adversaire, mais les propos concernant la Chine ne sont pas non plus neutres. On sent bien qu’il y a une volonté de déplacer l’attention sur les problèmes qui se posent en Mer de Chine et dans le Pacifique. Rien de tout cela n’est rassurant, la perspective de dérapages dans les mois ou les années à venir est réellement très préoccupante.
Les pays du Sud refusent de se laisser embrigader dans cette affaire, et ce malgré des pressions très importantes. Dans plusieurs journaux africains, on fait mention de délégations occidentales, et « d’appels à la raison ». « Appel à la raison » signifie qu’il faut s’aligner sur la position de l’Ouest. Jusqu’à quand les pays d’Afrique continueront-ils à garder cette neutralité ? On ne le sait pas, d’autant que nombre d’entre eux sont confrontés à des difficultés financières, et qu’on voit bien venir le quid pro quo : un alignement sur les positions occidentales en échange d’aides, notamment alimentaires, puisque la guerre en Ukraine a complètement déséquilibré le marché des céréales, ce qui menace plusieurs pays de famines.

Marc-Olivier Padis :
Je suis frappé par l’ampleur des changements auxquels nous assistons depuis le 24 février. Les précédentes rencontres de l’OTAN relevaient d’une routine assez réglée : les Européens attendaient que les Américains rappellent leur engagement autour de l’article 5. Quant aux Américains, ils demandaient aux Européens de remplir leur objectif de consacrer 2% de leur PIB aux dépenses militaires. On n’en est plus là. Comme le disait Akram, l’OTAN a de nouveau une raison d’être, l’alliance a retrouvé sa vocation originelle.
Il y a un deuxième phénomène très spectaculaire : le « pivot à l’envers ». Les Américains avaient annoncé qu’ils s’intéresseraient désormais prioritairement à l’Asie, et les voilà obligés de faire machine arrière. Ils sont de retour massivement sur le vieux continent, sans pour autant négliger la Chine, parce que si les Etats-Unis ne retrouvent pas de la crédibilité sur le terrain ukrainien, ils ne parviendront pas à établir un rapport de forces avantageux avec Pékin dans les années à venir.
Troisième phénomène spectaculaire : le retour de la guerre inter-étatique de haute intensité. On s’était habitué à ce que les discussions militaires et stratégiques concernent la « guerre irrégulière » : cyber-guerre, déstabilisation, terrorisme, etc. Ici, nous sommes vraiment revenus aux armes lourdes, aux chars, aux soldats … Pour autant, la guerre irrégulière n’a pas disparu pour autant. La manipulation de l’information continue parallèlement.
Un quatrième changement considérable est culturel, et touche plusieurs pays. On l’a vu avec l’Allemagne et son ambition militaire, mais la Suède et la Finlande ont mis fin à leur culture de la neutralité ; celle-ci est très particulière. J’ai un ami suédois qui est officier de réserve. Il me racontait qu’il était de temps à autre convoqué pour des manœuvres militaires communes avec l’OTAN, et d’autres fois avec les Russes … On est tout de même loin de la neutralité à la suisse : l’armée suédoise travaillait avec la Russie. C’est désormais fini.
Les conséquences économiques sont considérables. Le conflit en Syrie n’avait par exemple pas eu un impact global. Ici au contraire, on entend le ministre de l’économie allemand Robert Habeck faire des déclarations très claires sur les risques de pénuries d’énergie l’hiver prochain. On sent que la prise de conscience est très importante.
Enfin, il semble qu’il y a une prise de conscience par rapport à cette guerre : nous ne pouvons pas rester spectateurs, nous devons la gagner. Nous ne pouvons pas accepter qu’une puissance comme la Russie commette des actes de guerre (elle a encore il y a quelques jours bombardé un centre commercial, c’est à dire des bâtiments civils). Si la Russie l’emporte, si les Etats-Unis connaissent une défaite à l’afghane ou à l’irakienne, nous entrerons vraiment dans l’inconnu ; il n’y aurait plus aucun ordre ou aucune limite dans les relations internationales.
Deux questions préoccupantes se posent pour l’OTAN. D’abord : risque-t-elle de se trouver impliquée dans le conflit ? Si les Russes décident par exemple que l’enclave de Kaliningrad devient prioritaire, que peut-il se passer ? Et deuxièmement, les élections de mi-mandat approchent aux Etats-Unis. On sait que la situation politique intérieure y est très difficile. Si en novembre il y a une vague républicaine aux élections, si Trump peut être réélu dans deux ans, que deviendra l’unité actuelle des Occidentaux ?

Michaela Wiegel :
Les Etats-Unis reviennent indubitablement en Europe en termes de matériel militaire, mais je nuancerai un peu en termes de troupes, car il n’y a pas un réel engagement de ce côté, comme on a pu le voir pendant la guerre froide. C’est probablement l’enseignement le plus intéressant : je crois c’est la première fois que les pays européens accordent à l’OTAN plus de troupes, et pas seulement davantage de moyens financiers.
La France a confirmé qu’elle allait attribuer une brigade pour assurer la continuité du déploiement en Roumanie (où elle agit en nation-cadre). La force de réaction rapide, qui existait jusque là plutôt sur le papier, est elle aussi mobilisée. Là encore, le fardeau en termes de personnel pèse surtout sur les Européens. Enfin, l’Allemagne a aussi assuré qu’elle allait renforcer sa présence en Lituanie, c’est à dire dans l’un des points chauds, où les risques de dérapage ou de provocation russe sont grands.
Il est assez remarquable que l’Union Européenne, dans la dispute concernant l’application des sanctions économiques, concernant le passage des livraisons à travers la Lituanie jusqu’à Kaliningrad, ait réussi à « désescalader », autorisant un régime spécial pour ne pas donner aux Russes un prétexte pour une attaque. On parle de partage des responsabilités depuis des décennies. Aujourd’hui, au sein de l’OTAN, on s’en rapproche de plus en plus. Les Américains restent prédominants, mais on est sorti de la logique où ils décidaient de tout et où nous nous contentions de suivre.

Akram Belkaïd :
J’aimerais revenir sur un propos que l’on entend souvent, et selon laquelle le conflit ukrainien sera long. On ne sait pas très bien pourquoi tout le monde dit cela, ni ce qui permet d’étayer une telle affirmation. Il y a en effet une grande inconnue : quels sont les objectifs de guerre de la Russie ? Tant que ce ne sera pas éclairci, on n’aura pas de réelle visibilité sur la durée du conflit.
Nous sommes dans une phase où la Russie redéfinit les contours de ce qu’elle considère être son espace vital. Elle estime qu’il y a une zone qui doit rester sous son influence. De l’autre côté, nous avons une volonté du peuple ukrainien de ne plus être sous le joug du grand voisin russe. Historiquement, ce genre de situation a souvent conduit à des conflits lourds et durables, qui ont fini par se régler aux dépens des peuples. Je suis toujours interpellé par cette question. J’ai l’impression que par manque d’imagination, de volonté diplomatique, par refus de négocier avec les Russes, on est dans cette situation de statu quo laissant entendre qu’on va laisser durer la guerre en Ukraine. Pour ma part, je pense que l’Ukraine a tout d’un nouvel Afghanistan pour les Russes : une manière de créer un gros boulet pour l’économie russe : sanctions, pertes humaines, contestations … Les grands perdants dans cette affaire sont bien évidemment les Ukrainiens, mais aussi l’Europe d’une certaine façon, qui se retrouve à nouveau, qu’elle le veuille ou non, sous le parapluie américain, ne serait-ce que sur le plan énergétique. Symboliquement, c’est tout de même assez fort de voir que l’Europe, qui se targue de grandes ambitions écologiques, est désormais l’un des principaux acheteurs du gaz de schiste américain.

Michaela Wiegel :
Les objectifs de guerre russes sont certes mal connus, mais on en sait pourtant un peu plus : Vladimir Poutine a clairement formulé la semaine dernière que son objectif était la capitulation totale de l’Ukraine. A partir de là, il est plutôt logique que le côté occidental, qui souhaite la victoire de l’Ukraine et qui n’est pas un co-belligérant, se positionne pour une guerre plutôt longue, car on voit que le front bouge assez peu. Les Ukrainiens ont récemment repris le contrôle de l’île aux Serpents, d’une grande importance stratégique pour les exportations ukrainienne de céréales. Je suis personnellement étonnée quand j’entends parler de « négocier avec les Russes ». Pour avoir accompagnée le président Macron à Moscou, et ayant vu comment Vladimir Poutine n’a nullement tenu compte des tentatives de négocier des Européens pour aller directement vers la guerre, je ne vois pas quelle sorte de négociations on peut espérer. Le président russe n’a respecté aucun des accords qu’il avait conclus.

Marc-Olivier Padis :
A propos de l’idée de guerre longue. Au début du conflit, les Européens croyaient voir trouvé avec les sanctions une « arme fatale » : la guerre contre le rouble, censée entraîner une chute rapide de la devise russe. Cela a fonctionné dans un premier temps. Or on sait que si la monnaie russe se déprécie rapidement, toutes les importations coûtent beaucoup plus cher, la croissance ralentit, il y a des pénuries, une inflation insupportable, etc. On se disait donc que cela pourrait aller vite, d’autant plus qu’on avait privé la Banque Centrale Russe des moyens de soutenir sa monnaie en gelant ses avoirs à l’étranger, etc. Or la réaction russe a été rapide, et massive : ils ont vraiment réussi à éviter l’effondrement de leur monnaie. Ils ont joué sur leurs énormes réserves d’or , mais surtout il y avait une faille dans le filet, car nous avons été obligés de payer le gaz que nous leur achetions en roubles.
Aujourd’hui, des sanctions sont en place sur certains objets technologiques, comme les puces électroniques, qui à terme pénaliseront peut-être le renouvellement de l’armement ou l’aviation civile, mais il est vrai que cela prendra du temps.
Personnellement, je suis plutôt de l’avis de Michaela. Emmanuel Macron a été vivement critiqué, tant par les Ukrainiens que par des alliés européens, pour avoir seulement envisagé la possibilité d’une négociation. Il est certain que ce n’est pas à nous de fixer les objectifs des Ukrainiens, car ce sont eux qui souffrent et se battent. J’ai eu l’occasion de poser des questions à des observateurs ukrainiens, et il semble que l’atmosphère dans le pays soit à la ténacité : après tant de sacrifices, il n’est pas question de récupérer un pays amputé, ils veulent tout récupérer, y compris la Crimée. C’est aussi la ligne des Américains quand ils disent qu’il faut « empêcher que cela se reproduise »

Akram Belkaïd :
On sait depuis au moins cinquante ans que les sanctions ne marchent quasiment jamais. Elles n’ont jamais eu l’effet escompté dans tous les régimes dictatoriaux en marge de la loi internationale. L’Irak de Saddam Hussein a ainsi résisté pedant des décennies, et il a « fallu » l’envahir pour faire tomber le régime. Je pense que côté occidental, et notamment européen, on n’a pas suffisamment pris la mesure des préparations russes depuis le premier train de sanctions en 2014. Moscou a mis en place des mécanismes d’évitement, qui lui permettent aujourd’hui de s’en sortir.
A propos des négociations. Evidemment, je ne suis pas dans la tête de Vladimir Poutine mais je vois que le seul interlocuteur qu’il souhaite, ce sont les Etats-Unis. On est encore dans cette vision du monde ; pour lui, les Européens ne comptent pas. C’est là-dessus qu’il faut s’interroger.

ALGÉRIE : 60 ANS APRÈS L’INDÉPENDANCE

Introduction

Philippe Meyer :
Le 5 juillet 1962, la France quittait l'Algérie après plus d'un siècle de domination coloniale. La célébration de cet anniversaire intervient dans un climat social morose. Les espoirs de libéralisation nés en 2019 lors du départ du président Abdelaziz Bouteflika, poussé par le Hirak un mouvement de protestation populaire, à renoncer à briguer un cinquième mandat après vingt ans de pouvoir, ont fait long feu. Depuis, le régime a embastillé journalistes et défenseurs des droits humains. Au cours des six premiers mois de 2022, près de 300 Algériens ont été placés derrière les barreaux pour délit d’opinion, selon l’organisme Algerian Detainees. Depuis 2019, plus de 600 citoyens ont été arrêtés pour avoir manifesté ou même simplement soutenu l’opposition au régime en place. Après les militants du Hirak, les manifestants, les leaders des partis d’opposition et les journalistes, premiers dans la ligne de mire du pouvoir en place, ce sont désormais les avocats des accusés qui se retrouvent inculpés. Le divorce entre le peuple et ses dirigeants a été illustré par la participation indigente au référendum constitutionnel de novembre 2020. Moins du quart du corps électoral s'est déplacé. La pandémie a aggravé les vulnérabilités de l'économie, qui s'est contractée de près de 5 % en 2020. Les déficits des comptes publics se creusent, l'inflation galope, le chômage affecte un jeune sur quatre et la dépendance absolue au pétrole et au gaz (qui fournissent plus de 90 % des recettes d'exportation) rend nécessaire une reconversion profonde de l'économie que le pouvoir semble incapable d'engager. Dans ce pays de 45 millions d'habitants où les moins de 30 ans représentent plus de la moitié de la population, la jeunesse vote avec ses pieds : au moins 10 000 Algériens ont rejoint l'Espagne clandestinement depuis le début de 2021. Sur cet arrière-plan de crise politique, économique et sociale, le pouvoir cherche son salut dans le durcissement extérieur. Avec Paris, il a engagé un bras de fer sur l'épineuse question mémorielle. Il a coupé les liens avec le Maroc, avec qui la relation était déjà déplorable. La rupture a été matérialisée par la fermeture, depuis le 31 octobre 2021, du gazoduc qui alimentait le royaume chérifien et, au-delà, l'Espagne.
Le quotidien algérien El Watan observe que « l'idéal post-indépendance tant imaginé par les pères fondateurs de la nation algérienne n'est pas encore atteint […] La question sociale, celle du patriarcat, la condition des femmes, la place du religieux dans l'ordre social et politique ou la question de la diversité linguistique et culturelle sont autant d'interrogations qui conditionnent le devenir du pays ».
Toutefois, la hausse des cours des hydrocarbures provoquée par la guerre en Ukraine offre au pouvoir une marge de manœuvre en matière de redistribution. Selon les prévisions du Fonds monétaire international, les recettes de l'Algérie devraient atteindre 58 milliards de dollars en 2022, contre 34 milliards en 2021 et 20 milliards en 2020. Même si les prix du blé et des autres produits alimentaires importés explosent, la situation financière s'améliore nettement permettant d’acheter la paix sociale.

Kontildondit ?

Akram Belkaïd :
Les anniversaires sont propices aux bilans. Commençons tout de même par rappeler que l’Algérie d’aujourd’hui n’est pas celle de 1962, et que malgré toutes les difficultés que vous venez d’énumérer, les Algériens sont tout de même un peuple qui a recouvré sa liberté, son indépendance, et que cela n’a pas de prix.
Et pourtant, quand on fait le bilan, il y a de quoi être un peu amer, car l’espoir suscité au début des années 1960, le progressisme, la modernisation, l’ouverture (rappelons que ce fut un des premiers pays du monde arabe à engager des programmes de planning familial et d’émancipation féminine), tout cela semble loin. Aujourd’hui, la situation est très compliquée, aussi bien sur le plan politique qu’économique, mais aussi social et sociétal, avec la résurgence d’un conservatisme que la société algérienne n’avait pas connu dans les décennies précédentes.
La commémoration de l’indépendance se fait a minima côté officiel. Certes, il va y avoir un grand défilé militaire, il y aura les Jeux Méditerranéens à Oran, mais c’est tout de même un évènement sportif d’une importance relative. On sent bien que le régime est un peu coincé. Il a compris que l’une des conséquences du Hirak fut que beaucoup des idéaux de l’indépendance ont été récupérés par la jeunesse algérienne et mis en avant. Une jonction a été faite entre les jeunes générations qui n’ont pas connu la guerre d’Algérie et leurs prédécesseurs qui ont lutté pour l’indépendance. C’est quelques chose qui a beaucoup inquiété le pouvoir algérien, qui s’efforce de célébrer le plus discrètement possible. Si l’on fait un défilé militaire, c’est parce qu’on s’efforce de détourner l’attention, d’ignorer les tensions avec l’extérieur, le bras de fer avec la France sur la question mémorielle, la brouille durable et profonde avec le Maroc, et la brouille -toute nouvelle- avec l’Espagne à propos du Sahara.
On est donc un peu paradoxalement dans un contexte d’exaltation patriotique nationaliste, mais sans matière, sans discours réel, sans rappel des principes qui ont fondé le combat pour l’indépendance. Puisque l’heure est à la répression, il ne s’agit pas de rappeler ces idéaux de liberté et de progressisme. Ce système montre une fois encore qu’il est incapable d’imaginer une transition politique qui permettrait de sortir l’Algérie du blocage actuel, qui touche tous les rouages de la société.
Comme à chaque fois que le régime se retrouve dans une situation politique qui nécessiterait une ouverture, soudain les prix du pétrole montent, et donnent une aisance financière qui lui permet de prolonger la paix sociale.

Marc-Olivier Padis :
Je ne connais pas la situation intérieure du pays, et je reconnais que la position d’observateur depuis la France est un angle très particulier. Mais j’ai tout de même été frappé par deux choses. D’abord, au moment des manifestations pacifiques du Hirak en 2019, on a perçu un changement de discours sur l’Histoire nationale. Certains acteurs qui avaient été mis de côté par le pouvoir se sont fait entendre, on avait le sentiment que l’Histoire de l’indépendance avait été volée au peuple algérien, pour des raisons d’idéologie et de durcissement d’un pouvoir fort, qui a construit sa légitimité sur une Histoire mythifiée de la guerre de libération nationale. Mythifiée dans le sens où elle a mis de côté un certain nombre des acteurs importants de l’indépendance, ainsi que les règlements de compte qui ont suivi. Si l’on simplifie, on peut dire que les politiques ont perdu face aux militaires.
Les idéaux de l’indépendance ont été repris par la jeunesse, une transmission a eu lieu, et donc une ouverture au sein de la société, même si elle est sans doute difficile à observer de l’extérieur, car la transparence n’est pas la spécialité du pouvoir algérien. Mais tout de même, on détectait un changement profond et prometteur.
Deuxième chose frappante : l’immobilisme du pouvoir. Ce dernier est tout de même confronté au changement générationnel, les grandes figures de l’indépendance personnellement liées à la guerre de libération ne peuvent plus occuper le pouvoir en personne, il faut donc un système de légitimation différent.
Du côté de la France, je suis également frappé par le point auquel le sujet de l’indépendance algérienne reste présent. Tout l’automne dernier, nous avons été préoccupés par la campagne présidentielle d’Eric Zemmour qui fut tout de même très centrée sur la question de l’Algérie. J’ai une fois regardé un de ses meetings en entier, et l’argument central d’Eric Zemmour est de dire que la France est une puissance humiliée par la perte de son empire colonial. Le discours est totalement colonial, y compris dans tous les préjugés et les stéréotypes sur les autres populations, sur les rapports de la France face au reste du monde … On sait que le populisme fait beaucoup appel aux émotions. Faire appel à l’humiliation est tout de même très particulier. On voit bien que cela peut toucher un certain nombre d’électeurs, par exemple dans le sud de la France.

Philippe Meyer :
Le discours cette semaine du doyen de l’Assemblée nationale, membre du Rassemblement National, était exactement sur ce thème …

Marc-Olivier Padis :
C’est vrai. Dans le nom même du parti d’Eric Zemmour, Reconquête, il y a cette idée de retrouver une fierté et un statut perdus. Cette question de la perte des colonies n’est donc pas quelque chose de pacifié dans la société française, contrairement à ce que je pensais, moi qui suis né après ces évènements. Je me rends compte à quel point tout cela appartient en réalité au présent. De ce point de vue, l’action du président de la République sur le travail de mémoire a tout de même une certaine vertu. Peut-être pas du côté de l’Algérie, mais il faut reconnaître que pas grand chose de commun n’est possible sans interlocuteur, « it takes two to tango » … Mais clarifier la responsabilité officielle de la France dans la mort de Maurice Audin a été important , peut-être pas pour les Algériens, mais pour l’armée française et pour les Français. Je crois qu’Emmanuel Macron fait partie de cette génération marquée par le fait que le travail mémoriel en France se fait presque toujours à travers des procès, et que ce n’était pas forcément la seule manière de traiter ce genre de question. Il faut aussi une réflexion et des gestes politiques. Je trouve par exemple qu’on a peu parlé du rapport commandé à Achille Mbembe sur les relations entre la France et l’Afrique. Certes, il ne traite pas spécifiquement de l’Algérie, mais tout le chapitre 5 porte sur le contentieux mémoriel avec l’Afrique (surtout subsaharienne, certes, mais il y est aussi question de la Tunisie). Ce travail engagé sur la mémoire coloniale en France est une entreprise de long terme, qui prendra du temps, mais qui mérite d’être observé avec attention.

Michaela Wiegel :
Pour ma part, j’ai toujours été frappée par la concomitance entre la réconciliation franco-allemande (signature du traité de l’Elysée en janvier 1963) et l’indépendance algérienne. Comme si la France, en même temps qu’elle abdiquait sa puissance coloniale, devait enfin faire la paix avec l’autre grand conflit qui « traînait » depuis des décennies. Je reconnais qu’il s’agit d’un point de vue très européen, mais je me suis toujours demandé si l’on n’a pas assisté, sous la présidence de Jacques Chirac, à une opportunité unique, celle de trouver, sur le modèle du traité franco-allemand, un traité d’amitié entre la France et l’Algérie. On n’en était pas très loin, j’étais du voyage à l’époque, et nous avions vraiment l’impression qu’il s’en était fallu de peu. Il ne s’agissait pas de mettre de côté toutes les blessures et les humiliations, mais de trouver un mécanisme permettant d’avancer ensemble.
Malheureusement, j’ai le sentiment que cette fenêtre est aujourd’hui refermée, et à l’heure de la commémoration des 60 ans d’indépendance, il semble qu’il n’y ait de place que pour les regrets. L’Algérie est d’une importance cruciale pour tous les défis qui se posent à la France, ses ressources naturelles auraient pu en faire une alternative stratégique capitale dans un monde où la Russie est mise à l’écart. On aurait pu envisager entre l’UE et l’Algérie une nouvelle alliance, une coopération vers une nécessaire modernisation, une diversification de l’économie pour donner des bases solides au pays. Ce nouveau conflit avec l’Espagne montre qu’on est au contraire engagé dans un processus inverse, malheureusement. Même l’Espagne, qui était l’un des plus gros clients européens pour le gaz algérien, est désormais sous la menace d’une coupure. J’y vois un énorme gâchis.

Akram Belkaïd :
Le gouvernement algérien a assuré que le différent avec l’Espagne ne concernerait pas les hydrocarbures. C’est compréhensible : il n’a pas intérêt à mettre en danger ses exportations. Mais il est vrai que le conflit est fâcheux. Pour autant, on voit que parallèlement, une belle histoire d’amour est en train de naître entre l’Algérie et l’Italie. Les responsables italiens se sont précipités à Alger, ont obtenu une augmentation de la quantité de gaz naturel qui leur est allouée … On voit bien qu’à l’intérieur de l’Europe, il y a toujours un jeu d’intérêts en cours, assez édifiant à observer.
On oublie parfois que le Rassemblement National est un parti qui s’est créé dans le refus de l’Algérie indépendante et de la vision gaulliste. La centralité de la question algérienne (souvent exagérée dans chaque brouille entre Alger et Paris) reste tout à fait prégnante, comme le disait Marc-Olivier. Elle irrigue encore la vie politique française. C’est d’autant plus vrai qu’il n’y a aujourd’hui quasiment plus de Français en Algérie, ou de ressortissants d’origine française. Les Pieds-noirs sont partis, le temps a fait que ceux qui étaient restés ne sont plus là ; concrètement parlant, il n’y a plus de rappel de la présence française, et donc pas de tension particulière au sein de la population.
En France, il n’en va pas de même. Il y a plusieurs mémoires concernant le passé colonial, et je crois que M. Macron l’a compris. Il y a aujourd’hui des gens descendant des partisans de l’Algérie française ou de l’OAS, mais aussi des descendants de gens qui étaient au FLN. Tous ces gens sont Français, votent, et sont très vigilants. Aujourd’hui avec les réseaux sociaux et la polarisation qu’ils induisent, les radicalisations arrivent rapidement, tout le monde est très attentif à ce que les hommes politiques peuvent dire ou ne pas dire. En Algérie, il y a évidemment des problèmes sur la question de la mémoire, mais ils ne sont pas de même nature. Je crois que l’enjeu est en réalité davantage franco-français que franco-algérien. On voit que des jeunes générations qui n’ont connu ni la guerre d’Algérie, ni même la période de décolonisation ou la période de l’Algérie militante tiers-mondiste, sont en train de s’emparer de cette mémoire, parfois de la magnifier ou de la mythifier, et alimentent le débat politique sous cet angle. C’est quelque chose qui va continuer, et posera problème aux partis politiques français, qu’ils soient de gauche ou de droite.

Les brèves

D-Day Land

Philippe Meyer

"Nous avons discuté de questions mémorielles aujourd’hui, j’y rattacherai ce phénomène normand du « D-Day Land », une espèce de parc d’attractions autour du débarquement, contre lequel beaucoup de gens et notamment les derniers survivants du débarquement se sont élevés. Le Monde a récemment publié un article de Clémentine Goldszal sur le promoteur de ce projet, Roberto Ciurleo. On y apprend que si les maires qui soutiennent le projet le font pour qu’on parle de leur commune, cela ne se passera peut-être pas comme ils l’espèrent, ils risquent plutôt de figurer dans les pages judiciaires. On voit bien les ravages de la communication dans cette affaire, on voit aussi à quel point tous ceux qui ont idéalisé les maires et le fonctionnement des mairies, président de la République inclus, se mettent le doigt dans l’œil, et sacralisent des responsabilités qui méritent d’être passées au crible de la critique et de l’analyse, comme toutes les autres. Ce « Parc Astérix » du débarquement n’est pas seulement une gifle pour tous ceux qui ont participé à l’évènement, c’est aussi une illustration absolument exemplaire des ravages de la communication dans les modes de gouvernement, même à leur premier niveau, celui des municipalités. "

Terres de sang, l’Europe entre Hitler et Staline

Marc-Olivier Padis

"Je voudrais parler d’un livre qui a fait date, de l’historien américain Timothy Snyder. Gallimard vient d’en publier une édition augmentée, il y a désormais une substantielle postface de l’auteur, à la lumière des évènements récents. Le mérite de ce livre est d’avoir attiré l’attention sur un espace européen très particulier : tout ce qui se situe à l’est de l’Allemagne et à l’ouest de la Russie : la Pologne, la Biélorussie, l’Ukraine, les pays baltes, qui ont été balayés à la fois par la terreur soviétique et la terreur nazie, l’Holocauste, la grande famine, les exterminations de populations civiles pendant la guerre … Ces « Terres de sang » ont connu la mort de plus de 14 millions de personnes entre 1933 et 1945. L’ouvrage est un renouvellement du regard historique sur le continent, on se rend compte qu’il y a là un trou noir dans notre mémoire collective. Ce qui explique sans doute que Snyder ait été capable de mettre en avant ces aspects peu connus et insuffisamment travaillés de cette période noire, c’est qu’il parle six langues. Et quand on regarde sa bibliographie, on voit des sources en anglais, en allemand, en français, en ukrainien, en russe et en polonais. Cela donne à son travail historique une ampleur absolument admirable. "

L’enseignement de l’allemand en France

Michaela Wiegel

"Je voulais lancer un cri d’alarme quant à l’apprentissage de l’allemand en France. Ce changement d’époque nous montre l’importance d’une bonne entente franco-allemande pour l’Europe. Malheureusement, les chiffres sont réellement effrayants : il n’y a eu que 85 candidats admissibles au concours du CAPES, pour devenir professeurs d’allemand, pour 215 postes, ce qui n’était déjà pas beaucoup. Après la réforme du bac, nous avons aussi eu les chiffres des élèves qui font une spécialité allemand, c’est à dire qui ont le meilleur niveau : 51. C’est inférieur à la spécialité de latin. L’anglais et l’espagnol dominent presque totalement. Certes, il y a les classes européennes, et le baccalauréat international, mais si l’on veut avoir une connaissance intime de la langue allemande, il faut faire plus d’allemand dans les filières générales."

Le sumac, dix façons de le préparer

Akram Belkaïd

"Je vous propose un ouvrage culinaire pour apporter un peu de légèreté à nos conversations de cette semaine. Il est signé de Claire Bastier, une journaliste qui connaît très bien le Proche-Orient. Elle a écrit un petit livre sur le sumac et les façons de le préparer. Pour ceux qui ne le connaissent pas, le sumac une épice astringente, très présente dans les plats du Proche-Orient. Il y a bien entendu le côté festif et convivial d’un livre de recettes, mais comme toujours, la cuisine raconte une région et une société. Un peu d’évasion dans cette période estivale, tout en prenant connaissance d’une approche culinaire encore peu répandue en France. "