Législatives 2022 : Bilan et perspectives / n°251 / 26 juin 2022

Téléchargez le pdf du podcast.

LÉGISLATIVES 2022 : BILAN

Introduction

Philippe Meyer :
  Au lendemain du second tour des législatives, après le revers pour le pouvoir en place qui, avec 246 députés, obtient la plus petite majorité de la Ve République, le mot est sur toutes les lèvres des éditorialistes : « Ingouvernable » avant même ceux de « séisme » et de « gifle ». La République en marche et ses alliés – MoDem et Horizons – sont loin des 289 sièges d’une majorité absolue. L’exécutif va être contraint de négocier sur chaque réforme pour pouvoir gouverner face à 142 élus de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale et un futur groupe Rassemblement national fort de 89 députés – un record pour l’extrême droite. Les Républicains comptent 64 sièges de députés. L’Hémicycle nouveau, bien que toujours fruit du scrutin majoritaire, ressemble à une Assemblée élue à la proportionnelle. Une fois déjà, dans l'histoire de la Ve République, les élections législatives ont abouti à l'émergence d'une majorité relative. C'était en 1988, lorsque François Mitterrand et son Premier ministre Michel Rocard avaient manqué de 14 sièges la majorité absolue. Aujourd'hui, ce sont 44 sièges qui manquent au gouvernement.
En recul par rapport au record observé lors du second tour des élections législatives de 2017 (57,4 %), l'abstention a touché une nouvelle fois plus d'un électeur sur deux (53,77%). Elle marque une fracture générationnelle : chez les plus de 70 ans, la déperdition d'électeurs entre la présidentielle et les législatives n'est que de huit points, quand elle est de 27 points chez les 18-24 ans. Pas un député de cette nouvelle assemblée n’a été élu avec plus de 40% des voix des inscrits de sa circonscription. Pour 95% d’entre eux, ce chiffre est même en dessous de 30% (pour le RN c’est systématiquement moins de 26%).
Pour Ipsos, lorsque les électeurs de la Nupes devaient choisir entre Ensemble ! et le RN, ils ont voté à 37 % pour les candidats de la coalition présidentielle et à 18 % pour ceux du parti lepéniste. Le barrage habituel anti-RN n'a pas eu lieu, et le parti de Marine Le Pen a servi de vote utile contre la Nupes, explique Jérôme Jaffré, le directeur du Centre d'études et de connaissances sur l'opinion publique (Cecop) qui souligne la dimension sociale prononcée de ce scrutin. Les trois départements les plus riches de France - Paris, les Yvelines et les Hauts-de-Seine – ont plébiscité les candidats macronistes. Dans le 16e arrondissement de Paris, Ensemble ! a même conquis les deux circonscriptions. En province le vote du 19 juin apparaît souvent comme la transposition électorale du mouvement des « gilets jaunes », estime Jérôme Jaffré. Ainsi, le RN perce dans les départements de la « France périphérique » : l'Eure, où il obtient 4 des 5 sièges, le Loiret, l'Aube, la Marne, la Haute-Marne.
Selon un sondage Elabe/BFM publié le 22 juin, 43% des Français pensent que le RN « incarne le mieux l'opposition à Emmanuel Macron », loin devant la NUPES (31%) ou LR (4%).

Kontildondit ?

Richard Werly :
Ce qui est frappant vu de l’étranger dans ces résultats, c’est qu’on a avant tout des questions, sans qu’on puisse apercevoir l’ombre d’une réponse. La première question étant : la France parviendra-t-elle à se normaliser ? Parce que quand on observe la situation depuis le point de vue d’un des pays voisins, il n’y a rien d’anormal. C’est clairement un échec pour Emmanuel Macron, mais le camp présidentiel continue d’être la force motrice de l’Assemblée nationale. En Allemagne, en Italie ou en Espagne, ces élections seraient plutôt considérées comme un succès. Ici, c’est vu comme une défaite cinglante.
Comment le système français digèrera-t-il ce qui constitue au fond un changement culturel absolu : former peut-être une coalition, ou au moins des majorités ponctuelles selon les projets ? Il va falloir que le système parvienne à fournir ce qu’on attend de lui, à savoir des décisions, alors que pour le moment, tous les commentateurs l’estiment bloqué.
On ne voit pas encore l’adaptation poindre, même s’il semble que le président de la République a une idée assez précise de ce qu’il veut faire. Son ton affirmé me laisse penser qu’il a déjà fait le décompte des députés sur lesquels il peut compter.
Autre grande interrogation : celle du Rassemblement National, et de la nature de ce vote, qui a été très sous-estimé aux législatives alors même qu’il existait déjà fortement aux présidentielles. On a présumé que le scrutin majoritaire empêcherait la formation de Marine Le Pen d’obtenir autant de sièges. Comme le rappelait Philippe en introduction, de nombreux départements ont voté RN, mais je ne crois pas pour autant qu’il faille tous les considérer de la même façon. Pour ma part, je crois qu’il y a des situations extrêmement différentes selon les endroits. Il y a de multiples votes pour Le Pen. La formation politique d’extrême-droite a réussi une prouesse : attraper différents électorats, pour différentes raisons. Le positionnement de Mme Le Pen en tant « qu’assistante sociale en chef » des Français (en centrant son discours sur le pouvoir d’achat par exemple) a payé.
Enfin, n’y a-t-il pas une surévaluation de ce qu’on annonce comme une victoire de la gauche et de Jean-Luc Mélenchon ? Certes la dynamique enclenchée est réelle, la visibilité médiatique est énorme, mais en réalité M. Mélenchon me semble être dans une impasse. D’abord, je fais partie de ceux qui ne comprennent pas pourquoi il ne s’est pas fait réélire à l’Assemblée nationale. Cela va lui compliquer la tâche, et est-ce que les différentes composantes de la Nupes ne seront pas tentées de s’écarter, selon les différentes tractations sur tel et tel projet ?
Le système français est secoué, et les électeurs eux-mêmes sont contradictoires. Je ne pense pas qu’ils ont voulu affaiblir à tout prix le président de la République en tant qu’institution. Ils ont voulu envoyer un message, mais il y a toujours un désir de verticalité en France : on s’adresse au président pour quasiment tout, on veut que les mesures tombent tout de suite. Dans le système dans quel nous venons de rentrer, tout va devoir être négocié, et cela demandera du temps. Or la patience n’est pas la qualité principale des Français …

Lucile Schmid :
Rappelons-nous qu’Emmanuel Macron a été réélu, et donc qu’une majorité de Français a décidé d’en « reprendre » pour un second quinquennat. Le fait qu’il lui manque la majorité absolue est une situation inédite depuis qu’on a synchronisé le calendrier législatif sur le calendrier exécutif (et qu’on a inversé le calendrier électoral). Le fait présidentiel, largement restructuré et approfondi à la fin des années 1990, paraît épuisé vingt ans après. Nous avons réélu M. Macron, mais n’avons pas souhaité lui donner une majorité. Cela peut signifier deux choses. Soit qu’il s’est agi d’une espèce de referendum anti-Macron, avec des motivations différentes selon les électeurs. Soit que les Français souhaitent davantage de contre-pouvoirs, un nouvel équilibre institutionnel, et une nouvelle forme de vie politique.
Nous sommes confrontés au problème de la sociologie de ce Parlement. En dehors de la question institutionnelle, nous voyons que les partis d’interpellation ont un poids énorme : LFI, une partie des écologistes. On croyait que le RN en serait un autre, mais Marine Le Pen a paradoxalement déclaré qu’elle serait une opposition raisonnable, accusant la Nupes de vouloir transformer l’Assemblée nationale en « ZAD ».
L’heure est donc à la confusion. Comme le disait Richard, il y a des raisons différentes de voter RN, mais tous ces électeurs ont tout de même en commun le rejet du système. Mme Le Pen se positionne en tant qu’opposante raisonnable et mesurée, tandis que du côté de la Nupes, on voit un délitement. On sait qu’il s’agit d’une alliance électorale de circonstances, avec un coup de génie de Mélenchon, mais qu’est-ce que cela va donner ? Y aura-t-il des députés constructifs, ou ne sera-t-on que dans le rejet et l’interpellation ? La Première ministre l’a dit clairement : le gouvernement ne souhaite pas associer les LFI et les RN à des majorités. Cela signifie que le gouvernement entend enfoncer dès aujourd’hui un coin dans la Nupes.

David Djaïz :
L’analyse électorale est comme la symptomatologie en médecine : en une journée d’élection, on peut voir l’état d’un pays, comme on ferait la radio d’une fracture. Quels enseignements peut-on tirer de ces législatives ? D’abord, le taux himalayesque d’abstention montre qu’il y a de moins en moins d’appétence dans la société française (en particulier chez les jeunes) pour la démocratie représentative, en tous cas pour l’exercice électoral. Ensuite, nous avons la confirmation de deux tendances de fond de la société française, très fortes depuis 1990 : d’un côté la fragmentation politique et de l’autre la polarisation politique.
La fragmentation se comprend aisément. Jusque dans les années 1990, il y avait deux grandes formations politiques, chacune ayant ses satellites : le Parti Socialiste d’un côté, et un parti libéral-conservateur de l’autre (qui a changé de nom plusieurs fois). Chacun de ces deux partis faisait entre 35% et 40% aux élections. Et il en allait de même dans la plupart des autres pays d’Europe de l’Ouest. Depuis les années 1990, le paysage politique s’est fragmenté, parallèlement aux évolutions économiques, sociales et culturelles de nos sociétés. Cette fragmentation s’accélère depuis 2002, avec la poussée du Front National . Nous avons à présent un paysage politique constitué de trois blocs, chacun ayant plusieurs composants.
L’autre tendance est la polarisation : on voit peu d’esprit de coopération entre ces trois pôles : les trois blocs sont bloqués, et ont beaucoup de mal à fabriquer des majorités d’idées. C’est à mon avis une spécificité française. Car si la fragmentation politique existe dans de nombreux autres pays, comme l’Allemagne par exemple, ceux-ci ont des schémas institutionnels et une expérience de la négociation qui leur permettent de former des coalitions.
De l’autre côté du spectre, au Etats-Unis, la polarisation est extrême, on vient encore d’en entendre parler à propos du droit à l’avortement, mais on reste dans un schéma de bipartisme. La société est coupée, mais en deux morceaux seulement, elle n’est pas fragmentée.
La nouvelle Assemblée nationale « multicolore » est peut-être une chance. D’abord, de reparlementariser notre vie politique. On peut s’en réjouir, car le Parlement est normalement le cœur battant de la démocratie libérale. Elle va ensuite donner une représentation institutionnelle aux extrêmes, et notamment à l’extrême-droite. Dès lors, ces députés seront-ils forcés de sortir de la posture d’interpellation dont parlait Lucile ? Devront-ils faire des propositions concrètes ?
Je crois que cette assemblée sera malgré tout plus intéressante à observer que la précédente. Quelles y seront les mœurs parlementaires ? L’humeur sera-t-elle à la co-responsabilité ? Je crois personnellement assez peu aux coalitions, je pense qu’elles ne peuvent advenir que dans un autre paysage institutionnel, cela prendrait des années avant qu’on n’arrive à cette culture là en France. Les mœurs parlementaires seront-elles aux majorités d’idées ou au contraire à l’obstruction systématique ?
Enfin, que fera-t-on du Rassemblement National ? Je vois qu’il existe encore une volonté très forte d’établir un cordon sanitaire entre cette formation et le reste du paysage politique, mais cela me paraît de moins en moins tenable. Nous avons tout de même affaire à un parti qui a envoyé sa candidate au second tour de l’élection présidentielle, et qui a 90 députés. Il y a des formations d’extrême-droite dans quasiment tous les pays d’Europe aujourd’hui, et elles participent à la vie parlementaire.

Jean-Louis Bourlanges :
Le soir de l’élection, j’ai d’abord été frappé par le décalage dans les commentaires entre les résultats réels et l’interprétation qui en était faite. Il me semblait que tout le monde lisait à 21h des discours écrits à 17h, et qui ne reflétaient pas la réalité. Sans doute était-ce parce que les dernières indications de sondage dont on disposait prévoyaient une Nupes plus forte que dans la réalité.
Nous n’avons pas eu la victoire de la Nupes ni celle de M. Mélenchon. Loin de là. Le fait important, c’est le succès de Mme Le Pen, qui aura réussi, à travers ces deux élections, à transformer successivement Eric Zemmour et Jean-Luc Mélenchon en idiots utiles : l’un et l’autre lui ont rendu service.
M. Mélenchon de son côté n’avait manifestement pas écrit son discours à 17h, mais à 20h. On voyait son état de désarroi intellectuel, étant donné qu’il avait centré tout son propos sur l’idée que personne ne l’empêcherait de gouverner. Or la seule question résolue clairement ce soir-là, c’est bien qu’il n’allait pas gouverner. A part ça, le discours de M. Mélenchon ne fut qu’un déferlement d’hostilité très vive à l’égard du président de la République, que j’ai trouvé plutôt inquiétant.
En réalité, on est revenu à l’hypothèse de base, celle qui avait cours avant l’effondrement de LR et des socialistes. Au cours des trois dernières années, depuis le déclenchement des Gilets Jaunes environ, tout le monde pensait que M. Macron était incontournable en tant que président, parce qu’il est sérieux, compétent, et au point d’équilibre idéologique du pays. En même temps, on sentait bien une forte réticence à le reconduire. Jusqu’en novembre dernier, tout le monde pensait donc qu’il serait réélu, sans obtenir une majorité absolue. Ensuite, les choses se sont passées différemment. Les deux partis modérés se sont effondrés et la triple polarisation s’est installée, avec deux candidats extrêmes, incapables d’incarner une alternative crédible. On est alors rentré dans le schéma traditionnel de la Vème République : une majorité législative au service d’un président réélu. Les Français ont bien marqué le point d’équilibre qu’ils recherchaient : ils voulaient Macron pour éviter une aventure extrémiste, mais ils se sont arrangés pour qu’il n’ait pas les moyens de continuer à décider de tout. C’est ce qui s’était déjà passé en 1967 pour de Gaulle, ou en 1988 pour François Mitterrand. Sarkozy, qui avait très bien réussi le premier tour de son élection, parvenant à renouer avec la tradition d’une présidence très largement majoritaire, a perdu des dizaines de sièges aux législatives par rapport à Chirac. Il y a donc à la fois une reconnaissance de la monarchie républicaine voulue par le général de Gaulle, et un besoin de pluralisme.
Pour un parlementaire comme moi, il est assez inquiétant d’observer que le dissensus idéologique se creuse. L’opposition est assez largement incarnée par Mme Le Pen et M. Mélenchon, c’est à dire une opposition structurelle aux idées dominantes : à propos de l’Europe, de l’OTAN, de la Russie, de l’économie de marché, de la démocratie représentative … Il y a là des éléments très lourds, face auxquels nous avons reçu un double message. Le premier est : « nous ne voulons pas faire davantage d’efforts », ce qui transforme par exemple la réforme des retraites (et le départ à 65 ans) en tabou. Il ne s’agit même plus d’en discuter les mérites, ni même de dire que c’est mal, on ne peut simplement plus en parler du tout. Le second est : « l’argent public doit continuer à couler à flots ». J’ai vécu pendant ma campagne électorale ce décalage énorme entre les revendications des électeurs et la réalité des responsabilités politiques, en termes économiques, en termes d’organisation de l’appareil d’Etat. Nos concitoyens refusent assez profondément toute transformation. Je crains que les accords entre partis politiques ne se fassent pas forcément sur la ligne de l’intérêt général.

Philippe Meyer :
Sur la rénovation du parlementarisme à laquelle David faisait allusion, il est utile de rappeler qu’un Parlement n’est pas constitué que de sensibilités politiques, mais d’être humains. Si l’on est attentif aux nouveaux membres des deux formations extrêmes, et qu’on cherche à cerner leurs qualités intellectuelles et politiques, je ne suis pas sûr qu’il y ait de quoi être particulièrement optimiste.

Jean-Louis Bourlanges :
Je crains que cela ne concerne aussi ceux qui sont réélus … Je parle en connaissance de cause !

LÉGISLATIVES 2022 : PERSPECTIVES

Introduction

 Philippe Meyer :
Au surlendemain du scrutin parlementaire qui n'a offert qu'une majorité très relative au camp présidentiel, Emmanuel Macron a débuté les pourparlers en recevant à l'Elysée, les uns après les autres, les représentants des grandes forces politiques. Le 22 juin, il s’est invité à la télévision, pour prononcer une allocution. Qualifiant sa courte majorité relative à l’Assemblée nationale de « fait nouveau » dans l’histoire de la Ve République, il a indiqué que cela implique, selon lui, de « collectivement apprendre à gouverner et légiférer différemment  », à base de «  compromis  » et de «  dialogue  ».
Si Emmanuel Macron décide de poursuivre avec une majorité relative, plusieurs prérogatives réservées à l'exécutif pourraient lui permettre de s'extirper de l'impasse : accord de législature, référendum, ordonnances, accords au cas par cas, recours au 49.3… Cet article de la Constitution permet à l'exécutif de faire voter les lois sans convaincre la majorité absolue de l'Assemblée. Toutefois, son usage est désormais restreint : il se limite au budget, à la sécurité sociale et ne peut être employé que pour un texte de loi par session parlementaire. S'il n'accepte pas l'ensemble des scénarios évoqués jusqu'alors, Emmanuel Macron peut choisir de dissoudre l'Assemblée et appeler à de nouvelles élections. Il peut le faire dès maintenant. Au sein de l'Union européenne, 19 pays sur 27 sont gouvernés par des alliances entre partis. Des coalitions tantôt majoritaires comme en Allemagne ou en Italie, tantôt minoritaires, comme en Espagne ou au Danemark, parfois difficiles à constituer et à manœuvrer. Une possible paralysie de la vie politique française réveille de mauvais souvenirs chez les voisins européens, qui craignent que l’Union européenne, sans le moteur français, ne stagne, alors que les défis n’ont jamais été si nombreux depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
Le risque de blocage politique est réel. Il contraste avec l’urgence des problèmes à traiter : le réchauffement climatique, la dette, la dépendance énergétique, l’inflation, le délabrement de l’hôpital, la crise de confiance dans l’éducation nationale.

Kontildondit ?

Lucile Schmid :
Je crois que la question qui nous est collectivement posée est « allons-nous changer ? » On nous dit que la situation est sans précédent, qu’il s’agit d’une rupture avec les institutions, avec nos pratiques, avec tout ce à quoi nous nous attendions. Il y a une interrogation autour du président de la République : va-t-il changer ? Va-t-il entendre l’avertissement qui lui a été donné ? Les députés qui viennent d’être élus vont-ils se comporter différemment ? C’est apparemment un point qu’a anticipé Mme Le Pen, qui explique que les députés du RN ont déjà changé, puisqu’ils allaient être une opposition raisonnable. Est-ce que la Nupes, et notamment LFI, va être capable de changer, de ne pas être seulement dans l’interpellation, de ne pas systématiquement qualifier un compromis de « compromission » ? Est-ce que LR va sortir des rodomontades consistant à dire qu’ils ne frayeront pas avec Emmanuel Macron, qui a réduit l’importance de leur groupe parlementaire à une peau de chagrin ?
Et du côté de la société française, allons-nous changer ? D’après Jean-Louis, apparemment nous ne le voulons pas, nous souhaitons continuer à être protégés des désordres du monde par des flots d’argent public. Pour ma part, je fais le pari inverse, car je crois que c’est la seule façon d’envisager notre vie politique nationale avec espoir ; je crois que tout le monde peut changer. En revanche, je crois que le poids de la responsabilité incombe très largement à Emmanuel Macron. Il faut qu’il montre qu’il a entendu l’interpellation qui lui a été faite, qu’il a tiré une leçon des législatives. Je ne pense pas qu’il sache très bien le programme de ce second quinquennat. J’ai entendu que quand il s’agira de composer des majorités d’action, il n’y aura ni impôt supplémentaire ni dette supplémentaire, et qu’il faudra faire la réforme des retraites. J’ai du mal à assimiler cela comme une main tendue aux oppositions, à ceux qui ne sont pas spontanément de son côté. Il va lui falloir aller réellement au-delà de son camp.
Nous savons très bien qu’en France, la vie parlementaire n’intéresse personne. Au point qu’un nombre conséquent des députés nouvellement élus en 2017 a choisi de ne pas se représenter ; avec l’idée qu’être député, ce n’est pas très intéressant … Je me souviens par exemple de Brune Poirson, ancienne ministre, expliquant qu’être députée ne l’intéressait pas. Pour beaucoup de personnalités politiques françaises, être député est décevant. Avec cette nouvelle assemblée, le feuilleton de notre vie parlementaire va sans doute devenir plus intense et intéressant. Encore faut-il qu’il ne se résume pas à une suite de blocages successifs, une guerre de tranchées dont on ne pourrait sortir que par une dissolution … L’année qui vient sera décisive. Est-ce que « la droite » et « la gauche » sont des catégories politiques qui nous disent encore quelque chose ? Si oui, comment se manifesteront-elles dans les futurs compromis politiques ? Est-ce que ce sera un coup à droite, un coup à gauche ? Fera-t-on de la godille ?

David Djaïz :
Il existe une excellente série danoise appelée Borgen, dont je viens de voir la quatrième saison. Elle nous montre à quel point nous sommes loin de la culture parlementaire danoise. Il est par exemple frappant de constater qu’au Danemark, le siège du gouvernement est au Parlement. Une fois les élections passées, tous les parlementaires se rencontrent pour essayer de former des contrats de coalition. On définit alors un chef de file qui devient Premier ministre, pas forcément parce qu’il a le plus grand nombre d’élus, mais parce qu’il est pivot. Ces contrats de coalition ne renient en rien les identités politiques des différents partis qui le constituent, et détaillent jusqu’à une cinquantaine de points d’accord pour un gouvernement. C’est exactement ce qu’ont fait les SPD, les Verts et les libéraux en Allemagne, alors qu’il y a entre ces trois partis des différences politiques aussi grandes qu’entre LREM, les Verts ou le PS ici. Le moins qu’on puisse dire est que nous sommes encore loin de cette culture.
Pour qu’une telle chose advienne, il faudrait une réelle évolution des mœurs, et probablement un changement institutionnel. Cela étant, je ne pense pas que nous sommes condamnés au blocage. Je vois plutôt venir des majorités d’idées, autour de textes portant sur des sujets d’intérêt national. Le pouvoir d’achat, la transition écologique, des choses urgentes et sur lesquelles une majorité de Français sont d’accord, comme la lutte contre la désertification médicale, par exemple. Il existe tout de même quelques objectifs que nous partageons quasiment tous. Ensuite, toute la question consiste à se mettre d’accord sur les moyens, car c’est là que les désaccords se font jour. Et j’avoue être assez pessimiste sur ce point, car il y a une différence entre la morale et la politique. La morale, c’est le régime exclusif des fins. La politique en revanche, c’est essayer de positionner des moyens (dont aucun n’est idéal) pour arriver à des fins. Dans nos démocraties numériques d’opinion hyper-versatiles, nous sommes sortis du régime de la politique pour ne considérer que la morale : on veut des fins, des absolus, mais on ne se préoccupe pas des moyens. Et je ne parle pas seulement des moyens financiers, même s’ils font partie de l’équation. La question des moyens qu’on est prêts ou non à utiliser pour atteindre telle ou telle fin n’est plus du tout posée dans le débat public. Je ne dis pas que la retraite à 65 ans doit absolument advenir, ou qu’elle doit absolument être évitée, je dis que la question doit pouvoir être posée, car jusqu’à preuve du contraire, on ne distribue que ce qu’on produit. Cette volatilisation du débat public dans la sphère de la morale est une source d’inquiétude.

Richard Werly :
Tous les commentateurs se tournent aujourd’hui vers les élites politiques (les députés, le président de la République) pour leur dire : « vous devez tenir compte de ceci et de cela ». Et chacun a son interprétation sur le « ceci et cela » en question, évidemment. En revanche, très peu se tournent vers les Français. Il y a un vrai travail à faire de ce côté. On devrait entendre : « la situation que vous avez voulue (même par défaut dans le cas des abstentionnistes) va obligatoirement conduire à des choses nouvelles, que vous ne soupçonniez peut-être pas, ou que vous n’avez pas voulu envisager ». Comme des coalitions entre des contraires, par exemple, ou un long temps avant d’avoir un texte de réforme.
Il y a tout de même une part d’irresponsabilité des électeurs dans la situation actuelle. Car de deux choses l’une : soit les Français savaient ce qu’ils voulaient, et comme le disait Jean-Louis, après avoir élu un président qui les sécurise, ils l’ont obligé à composer. Soit au contraire, ils ne savent pas ce qu’ils veulent. Un coup ils veulent un grand chef, qui présente bien sur les questions internationales, le suivant ils veulent des opposants irréductibles pour avoir la peau du grand chef. Peut-être que de temps à autre, les dirigeants politiques et les médias devraient rappeler aux électeurs que la maturité démocratique est une forme de responsabilité. En Suisse, la droite dure, nationaliste et populiste, est présente au gouvernement depuis une vingtaine d’années, et il a bien fallu travailler avec elle. Car c’est ce que les électeurs suisses veulent depuis vingt ans : que l’UDC soit représentée dans la coalition gouvernementale. Est-ce cela que veulent les Français en donnant 89 députés à Marine Le Pen ? Si c’est le cas, il faut l’accepter. Tout le monde y est-il prêt ?

Jean-Louis Bourlanges :
Je ne dis pas que les Français savent ce qu’ils veulent, mais qu’ils ont fait un choix leur permettant d’éviter ce qu’ils craignaient : à la fois l’aventure (si Macron avait été éliminé) et l’hyper-puissance d’un président réélu. En revanche, sur le plan du contenu politique de l’action, il y a les deux messages que j’ai évoqués plus haut, et puis il y a l’abstention. Personnellement, je me refuse à diaboliser la démocratie représentative en disant que si les gens ne vont pas voter, c’est parce qu’on ne dit ou ne fait pas ce qu’il faut. Il y a aussi le fait que les gens ne mesurent pas l’extraordinaire privilège qu’est le droit de vote. Car c’est véritablement un privilège, c’est à dire un droit dont tout le monde ne dispose pas. Car c’est loin d’être la norme dans le monde. C’est comme si dans un monde d’affamés, certains disaient : « encore du caviar ? Ah non ! » Car le droit de vote, c’est le caviar de la politique. Avec cela on fait ce qu’on veut, on renverse des gouvernements … Mais non, les gens s’en détournent, trouvent que c’est compliqué … C’est à mon avis le signe d’un désintérêt assez généralisé pour les autres.
Sur le plan institutionnel, la Vème République est un système très souple, qui offre au président des moyens considérables. Richard ou David appellent de leurs vœux des accords et des coalitions à l’allemande, par exemple. Mais c’est incompatible avec le système de la Vème République. Qu’on le veuille ou non, c’est un système monarchique. On peut le changer, mais cela nécessiterait de supprimer l’élection du président de la République au suffrage universel. Je souhaite bien du plaisir à quiconque voudrait faire cela. Mais si vous le gardez, vous faites du président ce que Léo Hamon appelait « le sculpteur de la majorité ».
Des problèmes demeurent, et ils sont incontournables. Il faut produire davantage ; car soit nous réduisons nos déficits, soit nous produisons plus, mais nous ne pouvons pas continuer à consommer davantage que nous ne produisons. Il nous faut aussi augmenter notre puissance, militaire et économique. Cela implique des efforts, des arbitrages et des sacrifices. La lutte pour le pouvoir d’achat doit être redistributrice, et l’indexation générale sur les retraites doit être concentrée sur les retraites les plus modestes, car il y a vraiment des gens qui manquent d’argent. Même si globalement, les retraités ne sont pas les gens les plus défavorisés du pays. Mais si vous dites cela, vous êtes mort …

Les brèves

L’énergie et la passion

Philippe Meyer

"Je fais partie de ceux (heureusement, de plus en plus nombreux) qui sont très étonnés de la durée de l’imposture Jack Lang. Imposture politique, intellectuelle et morale. Le temps fera son œuvre, mais il y a un autre moyen pour remettre à leur place les rodomontades de ce mirobolant, c’est ce livre d’entretiens entre Jacques Toubon et Maryvonne de Saint-Pulgent. Jacques Toubon a acquis une bonne réputation en tant que Défenseur des droits, mais en tant que ministre ce n’était pas le cas. Quand il était ministre de la Culture et de la Francophonie, sa loi sur la langue avait inspiré beaucoup de quolibets. Il faut aussi reconnaître qu’en le faisant passer de la Culture à la Justice, notamment pour protéger Jean Tibéri et quelques autres, Jacques Chirac ne lui a pas rendu service. Il n’empêche qu’il fut un ministre de la Culture qui prit son portefeuille très au sérieux, c’est ce que détaillent ces conversations avec Maryvonne de Saint-Pulgent, à l’époque en charge du Patrimoine."

Les rangers du ciel

Richard Werly

"Je vous emmène loin de des arcanes de la politique française, vers les Etats-Unis des années 1930. Gallimard vient de rééditer dans la Série noire ces nouvelles policières de Horace McCoy. C’est l’histoire d’une escadrille de policiers d’élite du Texas. Je ne savais pas qu’Horace McCoy (également l’auteur d’On achève bien les chevaux) avait lui-même été aviateur dans l’armée américaine pendant la première guerre mondiale. Toutes les intrigues se situent à peu près le long du Rio Grande, et pourtant l’auteur ramène à chaque fois dans le récit des villes comme Montargis, Romorantin, où il a été stationné. C’est assez poétique de voir comment le souvenir de la France fut rapporté jusqu’au Texas."

La démocratie écologique

Lucile Schmid

"Je crains que la lecture que je vous recommande ne soit moins palpitante, mais elle est tout de même passionnante. Depuis quelques jours, on a arrêté de penser à la Convention citoyenne sur le climat, au grand débat national, à tout ce qu’on appelle la « démocratie délibérative », au profit d’un retour à la « démocratie parlementaire » traditionnelle. Cet ouvrage collectif revient sur les multiples tentatives d’enrichissement de notre vie démocratique qui ont eu lieu pendant le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, mais aussi sur leurs échecs, dus à la fois à des problèmes d’organisation, aux aspirations du président de la République, mais aussi à l’incapacité de notre société à transformer les essais. L’échec de la primaire populaire nous rappelle qu’enrichir la démocratie est une affaire complexe. Gardons cela en tête car le nouveau Parlement devra aussi se tourner vers la société, et pas seulement enchaîner les épisodes et les saisons de notre série politique française."

Mémoires de Jean Monnet

Jean-Louis Bourlanges

"Je vous recommande les mémoires de Jean Monnet, qui ont été rééditées en avril dernier, augmentées de deux préfaces, l’une d’Emmanuel Macron et l’autre d’Ursula von der Leyen, ainsi que d’une postface d’Éric Roussel. Ces mémoires furent largement rédigées par François Fontaine, qui est une excellente plume. Il faut s’intéresser à Jean Monnet si l’on veut éclairer les questions européennes actuelles. Monnet combine deux qualités rares : d’une part un très grand pragmatisme, de l‘autre une confiance en des institutions, des droits et des procédures. Au moment où l’on aborde des questions comme les relations avec la Pologne ou la Hongrie, ou l’élargissement à l’Ukraine ou à la Moldavie, il est bon de rappeler qu’on n’adhère pas à l’Europe comme on entre dans un restaurant. C’est un ensemble de valeurs, de principes et de procédures, et cela se mérite. Il ne s’agit pas d’être riche, il s’agit de comprendre qu’on est dans un club de démocraties respectueuses des procédures . Ce n’est qu’à ce prix qu’on pourra organiser un rapprochement avec d’autres pays qui ne sera pas le délitement dans lequel nous nous sommes engagés dans les dernières décennies. "