L’état de la droite au seuil des législatives / Le droit à l’avortement et la Cour Suprême / n°245 / 15 mai 2022

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L’ÉTAT DE LA DROITE AU SEUIL DES LÉGISLATIVES

Introduction

Philippe Meyer :
Après que la droite de gouvernement est passée sous la barre des 5 % au premier tour de la présidentielle, le président des Républicains Christian Jacob a convoqué en urgence, au lendemain du second tour, un bureau politique, puis un comité stratégique de son parti, Les Républicains. Pour lui, « les choses sont claires : on est soit Républicain, soit majorité présidentielle. La double appartenance n'existe pas ». Aussi, les candidats investis par LR pour les législatives des 12 et 19 juin, devront-ils signer une « charte de clarté et d'indépendance », sorte de cordon sanitaire exigeant qu’ils ne pactisent pas avec la macronie pendant la campagne, qu'après leur élection, ils ne se rallient pas à une éventuelle majorité présidentielle et qu'ils respectent scrupuleusement les orientations du parti pendant toute la durée de leur mandat. Dans 543 circonscriptions sur 577, un candidat unique sera soutenu par Les Républicains, l'Union des Démocrates et Indépendants (UDI) de Jean-Christophe Lagarde (une soixantaine de représentants) et Les Centristes-Le Nouveau Centre d'Hervé Morin (une trentaine). La droite unie a défini « cinq priorités » programmatiques. Le pouvoir d'achat figure désormais en première place : baisser les taxes sur les carburants ; baisser la CSG ; défiscaliser intégralement les heures supplémentaires et permettre la conversion des RTT en salaires ; aucune retraite en dessous du smic (mesure rattachée à la cinquième priorité, la solidarité) ; verser des allocations familiales universelles dès le premier enfant et défiscaliser les pensions alimentaires. Suivent la santé et l'environnement, puis la sécurité et l'immigration.
Le 5 mai, la nouvelle confédération macroniste « Ensemble » a été créée. Elle repose sur trois piliers, ou plus exactement trois personnalités : Richard Ferrand, François Bayrou et Édouard Philippe. La nouvelle structure est envisagée comme une succession de cercles concentriques avec un « axe central » reposant sur le couple LRM et MoDem, avec le renfort d'Horizons puis des autres partis de centre droit (Agir, Parti radical) et de centre gauche (Territoires de progrès, En commun, Fédération progressiste) qui composent la galaxie macroniste. Dans l'accord scellé, 400 circonscriptions reviendront au parti présidentiel ; le MoDem en récolte, lui, entre 100 et 110, quand le parti d'Edouard Philippe bénéficie de 58 investitures, un peu plus que le seuil de 50 permettant de prétendre au financement public accordé aux partis. Reste à savoir si, parmi ces circonscriptions, le maire du Havre pourra obtenir au moins 15 députés, le nombre minimal pour former un groupe à l'Assemblée nationale. L'enjeu est maintenant d'attirer des dissidents d'autres formations. Nicolas Sarkozy a déjà appelé son parti à rejoindre la future majorité présidentielle. Pour l'heure, les ralliés officiels au macronisme se comptent sur les doigts d’une main : seuls trois sortants LR et deux UDI ont à ce stade décidé de candidater comme soutiens d'Emmanuel Macron.

Kontildondit ?

David Djaïz :
Dans un article que j’avais écrit pour Marianne en février dernier, j’avais annoncé l’ordre d’arrivée du trio de tête de l’élection présidentielle, à un moment ou Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon étaient tous deux assez bas dans les sondages. Si j’ai pu tomber juste, c’est parce qu’à mon avis, la vie politique au niveau national se décide de plus en plus sur des orientations et des choix métapolitiques. Or Macron, Le Pen et Mélenchon disent tous les trois quelque chose de la préoccupation fondamentale d’une partie des Français. Il y avait au centre une France optimiste, un esprit de conquête, libéral, à l’aise dans la mondialisation. A droite et à l’extrême-droite, une France inquiète pour son identité, inquiète du multiculturalisme et de l’immigration. Et puis, du côté de la gauche radicale, une France plutôt inquiète pour l’avenir du modèle social, des services publics, mais plutôt favorable au multiculturalisme.
En réalité, cette vie politique nationale est en train de se déconnecter de plus en plus complètement de la vie politique locale, qui repose encore sur les règles du jeu traditionnel. C’est à dire les partis politiques, des organisations capables de mobiliser des ressources financières et humaines. N’oublions pas que pour gagner une élection municipale de n’importe quelle ville moyenne, il faut être capable d’aligner 50 personnes sur une liste. Et puis il y a l’équation de proximité : réseau de connaissances, d’habitudes, de traditions. Au fond, il est aujourd’hui plus facile de faire une percée au niveau national quand on a un discours et un projet fort pour la France, qu’au niveau local. D’où le sentiment de deux vies politiques parallèles : d’un côté, le pays dominé par les trois figures de la présidentielles, et structuré par la métapolitique, de l’autre, un monde local encore très lié à l’ancienne distribution de l‘échiquier politique : la droite et la gauche de gouvernement.
Au fond, Les Républicains se retrouvent dans la même situation que le Parti Socialiste après 2017 : une quasi disparition au niveau national. Valérie Pécresse n’a pas réussi à trouver son électorat, tout comme François-Xavier Bellamy avant elle aux dernières élections européennes. Entre le pôle d’Emmanuel Macron qui a rassemblé les optimistes, et celui de Marine Le Pen qui a drainé les inquiets, la droite a perdu son électorat national. Elle se trouve donc dans une situation de crise existentielle. Mais dans le même temps, elle conserve des milliers d’élus dans les cantons, les communes, etc.
Il sera intéressant d’observer dans les mois qui viennent la bataille pour le parti, car elle s’annonce rude. Il y a un proverbe selon lequel plus le gâteau se rétrécit, plus les gens à lui tourner autour paraissent nombreux. Au delà des personnes, la question essentielle me paraît être : sur quelle ligne la droite parlementaire va-t-elle effectuer sa reconstruction ? Sera-t-elle identitaire et compatible avec le RN ? Le nouvel espace identitaire qui s’est ouvert à droite sera en effervescence dans les années à venir. C’est probablement ce vers quoi penche Laurent Wauquiez. S’agira-t-il d’une ligne de droite sociale, très ancrée dans les territoires ? Car on voit une génération d’élus LR (comme Aurélien Pradié) qui semblent pencher vers cette espèce de résurrection du gaullisme social.
Il y a là un véritable enjeu de ligne politique, qui n’est pas encore tranché. Et pour une fois, la gauche traditionnelle a pris de l’avance ; en se ralliant à M. Mélenchon, elle a fait le choix de la radicalité. Je le déplore personnellement, mais la clarification est faite. La droite fera-t-elle un choix symétrique ?

Isabelle de Gaulmyn :
Pour ma part, j’espère que non, car cela rappellerait certains épisodes de la IVème République, comme « la troisième force » et le « front républicain ». On avait une assemblée dont le centre était républicain et pour les institutions, tandis que des deux côtés (gaullistes, puis poujadistes, et PCF), on était contre la République et souhaitait un changement de régime. C’est un mauvais souvenir. Si l’opposition n’est pas une opposition de régime, c’est à dire si l’on ne veut jouer le jeu des institutions actuelles ni à droite ni à gauche, cela me paraît assez dangereux. On a d’ailleurs bien vu comment a fini la IVème République. Si personne dans l’opposition ne joue le jeu de la présentation d’une alternance possible et intelligente, on est condamné à une unique possibilité : le macronisme.
J’espère donc que la droite ne fera pas le jeu de l’extrême-droite. A fortiori parce que l’Histoire nous apprend que cela ne fonctionne pas : on l’a vu pour Bellamy, puis pour Pécresse. A partir du moment où elle a (sous l’influence d’Eric Ciotti) regardé vers la droite dure, la droite a perdu des points. La droite a un créneau intéressant si elle joue le jeu des institutions et d’une droite républicaine.

Jean-Louis Bourlanges :
Depuis la fin de l’élection présidentielle, il semble qu’on constate une résistance de la droite traditionnelle, et de LFI à gauche. Dans les deux cas, les structures semblent solides. Pour LFI, c’est assez normal puisque Mélenchon étant arrivé troisième (il a raté la deuxième place d’un cheveu) tandis que le parti traditionnel s’est effondré. On a donc assisté à quelque chose de déterminant pour la droite : une union de la gauche autour du partenaire le plus radical, le plus contestataire, le moins européen, le moins atlantique, le plus hostile à l’économie de marché, bref un véritable repoussoir pour les gens de droite.
Effectivement, LR a peu d’options stratégiques, coincé entre Macron et Le Pen. Je pense qu’à terme, il va lui falloir choisir entre ces deux options: soit une alliance avec une droite radicale, soit participer à une majorité de type macronienne. Pour le moment, la caractéristique de LR, c’est de faire ce que les légion romaines appelaient « la tortue », manœuvre consistant à se couvrir sous les boucliers, en espérant survivre aux assauts de l’ennemi. On verra ce que ça donne, mais tout de même un élément important, qui nous permet de voir que les élections législatives ne sont pas jouées. La majorité absolue des macroniens ne va pas autant de soi que l’on aurait pu le penser au lendemain du second tour. Pas seulement parce qu’il y a une dynamique à gauche, mais aussi parce que la droite tient bon.
Comment se pose le problème pour la droite traditionnelle ? Je crois qu’il faut l’analyser sous deux plans différents. D’abord, les orientations. La droite doit nécessairement prendre acte de la configuration désormais tripolaire qu’a prise le pays. Un pôle très souverainiste, anticapitaliste, jacobin, statolâtre, anti-américain, incarné par Mélenchon à gauche et par Le Pen à droite. C’est tentant pour une partie de la droite, notamment dans le sud de la France. L’alternative ramène forcément à des choix de type macroniens, ou UDF. Car en réalité, c’est l’UDF qui domine la droite française depuis les années 1970, et non le RPR. Pas l’UDF en tant que parti bien sûr, mais l’UDF en tant que choix libéral, social et européen. Au bout du compte, Chirac construit le RPR contre Simone Veil, au moment des élections européennes de 1979, avant de la plébisciter aux suivantes 5 ans plus tard. Chirac a essayé de sortir de cette orientation en 1995, mais il est vite revenu dans le giron en choisissant Juppé contre Seguin, puis Raffarin, etc.
On est resté dans cette logique profonde, à présent incarnée par Emmanuel Macron. C’est pourquoi il est extrêmement difficile pour la droite d’aujourd’hui de refuser cela. Elle peut cependant le faire de deux manières, sans pour autant se rallier au RN. Soit en affichant des valeurs traditionalistes (transmission, ordre moral, résistance aux réformes sociétales). C’est à peu près le choix Wauquiez-Bellamy. Soit elle fait un choix libéral : on laisse les entreprises faire comme elles l’entendent, on en a soupé de l’Etat-providence et de « l’assistanat », etc. Dans les deux cas, cela ne marche pas très bien. Bellamy a échoué, Pécresse (qui avait tenté une synthèse des deux) aussi. Idéologiquement, la droite devrait donc se rapprocher de Macron.
Deuxième clivage : le réalisme. Là, il s’agit d’un système binaire, et non ternaire. Entre les gens qui ont une culture de gouvernement ou une culture d’opposition. La culture de gouvernement, c’est le compromis, l’acceptation d’un programme modéré, l’idée qu’on ne peut pas réaliser absolument tout ce qu’on veut, qu’il faut tenir compte de la réalité, en somme. Là aussi, c’est la philosophie traditionnelle de la droite, mais là aussi elle a du mal à y adhérer. C’est paradoxal.
Mais sur ce plan là, Emmanuel Macron est moins clair : il pratique la culture de gouvernement (c’est un réaliste, fonctionnaire de formation, dont les arbitrages sont rationnels), tout en pratiquant la disruption et un certain prophétisme. Il y a donc certaines ambiguïtés de part et d’autre.
Troisième dimension : la crise des partis. Si LR résiste si bien, c’est parce qu’ils s’appuient sur un réseau de collectivités territoriales.
Comment tout cela se résoudra-t-il ? Je pense que la majorité présidentielle sera aussi législative (même si ce ne sera pas aussi facile qu’espéré) mais au-delà de cela, nous allons vers des moments dramatiques. La situation économique mondiale est très détériorée, nous allons vers une relance de l’inflation, un durcissement des relations internationales. La culture de gouvernement devrait logiquement reprendre ses droits. Le grand mariage des Républicains et des macroniens a été reporté à une date ultérieure au 19 juin, mais les bans avaient quasiment été publiés. Si l’on veut que ce pays soit gouverné d’une façon relativement stable, il faudra cependant qu’il ait lieu.

Isabelle de Gaulmyn :
Il y a toujours eu une tendance libérale et une autre plus conservatrice au sein de la droite française, rien de nouveau ou de surprenant là-dedans. Mais si la droite républicaine se rallie à Macron, il n’y aura plus d’espace entre un grand centre libéral et une droite très populiste et radicale. C’est cela qui m’inquiète. Chez nos voisins européens, il semble qu’il reste une place pour une droite conservatrice, dont certains membres sont très à droite, ou très populistes. Je trouve dangereux que dans l’offre politique proposée aux Français, on ne trouve pas une proposition conservatrice qui ne soit pas libéral-centriste-progressiste. Si la droite n’est plus que populiste, ça va devenir effrayant.

David Djaïz :
Jean-Louis nous promet un mariage entre les Républicains et la majorité présidentielle. De mon côté, je pense que l’élection présidentielle a rebattu les cartes en profondeur. Ce qui semblait « sur les rails », c’était un rapprochement de plusieurs dizaines de députés, par le truchement de Nicolas Sarkozy. En réalité, le score élevé de Mélenchon, et certaines orientations de Macron, autour de la planification écologique par exemple, constituent plutôt des appels à la gauche de gouvernement.
Bien sûr, la conjoncture peut évoluer, mais l’opposition la plus bruyante aujourd’hui est à gauche. C’est pourquoi le rapprochement annoncé est reporté sine die.

Jean-Louis Bourlanges :
Je suis assez d’accord, je crois d’ailleurs que l’avenir de la majorité présidentielle n’est pas le menu unique, mais plutôt une carte assez diversifiée. C’est déjà beaucoup moins unitaire que ne l’était LREM, il y a véritablement trois sensibilités qui s’expriment. Curieusement, la sensibilité de la gauche de gouvernement n’est pas présente en tant que parti, et c’est un peu paradoxal. Il y a le centrisme, représenté par le Modem, et François Bayrou, une droite modérée classique et juppéiste, avec Edouard Philippe, et puis il y a les grands bataillons du macronisme. Il ne s’agit pas du tout d’imposer un « plat unique ».
Il y a le problème du traditionalisme, où un électorat notamment catholique, se crispe sur les questions sociétales. Sur le libéralisme économique en revanche, on peut s’entendre. Les canaux par lesquels le rapprochement entre LR et macroniens devaient se rapprocher n’ont pas fonctionné. Sarkozy s’y est mal pris : il s’est coupé de Pécresse de façon plutôt indélicate, si bien que quand il a jeté son filet dans la mer, il n’a pas pêché grand chose.
Je n’ai jamais cru à l’opposition entre une gauche de gouvernement responsable et une droite de gouvernement. C’est la même chose. Certes, on ne parle pas des mêmes choses : les uns parlent de liberté et font des concessions en matière de solidarité, les autres partent de l’égalité et font des concessions en matière d’économie de marché, mais en réalité c’est parfaitement compatible. Le symbole historique de tout cela c’est Raymond Aron : un homme venant de la social-démocratie, qui a rejeté totalement le bolchévisme, et a très bien compris que l’équilibre politique des sociétés d’Europe occidentale passait par l’économie de marché et l’Etat-providence ; et que ce n’est qu’un affaire de réglages. Je crois donc qu’il est possible que Macron fasse appel aux socio-démocrates, mais ce n’est pas incompatible. Il est probable que toute cette affaire se règle à la succession de Macron dans cinq ans. Et cela va commencer très tôt, car les parlementaires vivent dans l’anticipation. On ne va pas s’ennuyer.

LE DROIT À L’AVORTEMENT ET LA COUR SUPRÊME

Introduction

Philippe Meyer :
Selon une fuite, révélée le 2 mai par le site d’informations américain Politico, la Cour suprême des États-Unis s'apprête à annuler l'arrêt Roe v. Wade qui, depuis 1973, garantit le droit à l'avortement au niveau fédéral, au nom du respect à la vie privée. L’avant-projet d'une décision majoritaire rédigé par le juge conservateur Samuel Alito, qui devrait être rendu officiel le mois prochain, aurait pour conséquence de rendre sans protection fédérale l'avortement, qui pourrait devenir illégal dans environ la moitié des cinquante Etats américains. Les États où il resterait légal pourraient accueillir les Américaines sans accès à l'IVG dans leur Etat et ayant les moyens de faire le voyage. Les démocrates disposent d’une majorité trop étroite à la Chambre haute pour pouvoir inscrire l’accès des femmes à l’interruption volontaire de grossesse dans la loi fédérale, comme en témoigne l’échec mercredi dernier d’une tentative effectuée en ce sens au Sénat.
Pourtant, une majorité d'Américains est favorable au droit à l'avortement : 61 % d'entre eux estiment que l'interruption de grossesse devrait être légale « dans tous les cas » ou « dans la plupart des cas », selon l'institut Pew Research Center. « Le fait qu'il n'y ait pas d'exception en cas de viols et d'inceste, est impopulaire même chez les républicains », remarque Robert Erikson, professeur de Science politique à l'Université de Columbia. Les démocrates espèrent en faire le sujet principal des élections de mi-mandat, en novembre prochain. « Je crois que le droit d'une femme à choisir est fondamental », a déclaré Joe Biden au lendemain de cette fuite. Il estime que l'avant-projet va « bien au-delà » de l'IVG, et remet potentiellement en cause « toute une série » d'autres droits, comme le mariage gay ou la contraception. Toutefois, lors des élections de mi-mandat, d’autres enjeux comme l’inflation, la stagnation de l’économie, l’insécurité et la crise migratoire mobiliseront d’autres catégories d’électeurs opposés à l’IVG ou indifférents aux droits des femmes. En outre, « ce sont des élections où les Américains votent généralement peu et le plus souvent à l'encontre du parti présidentiel », rappelle Denis Lacorne, directeur de recherche émérite à Science Po. Contrairement aux autres démocraties occidentales, les Etats-Unis n’ont jamais vu disparaître l’opposition à l’avortement après sa légalisation. Le sujet est devenu un marqueur politique structurant dans le pays.
En Europe, l’avortement est interdit à Malte, où il demeure un crime qui peut en théorie expédier femmes et médecins en prison. Depuis 2020, il est radicalement limité en Pologne aux cas de viol, d'inceste ou de danger pour la vie. En Italie, il est quasiment impraticable : 67 % des gynécologues se prévalaient d’une objection de conscience en 2019 - 90 % dans certaines régions. Aux Etats-Unis, l'arrêt Roe vs Wade autorise les interruptions volontaires de grossesse jusqu'à ce que le fœtus soit viable, soit au sixième mois (24 semaines), contre trois mois et demi en France, soit 14 semaines, comme en Espagne. En Irlande comme en Allemagne, la limite se situe à 12 semaines.

Kontildondit ?

Isabelle de Gaulmyn :
D’abord, précisons que l’avortement aux Etats-Unis ne se passe pas comme en France. D’ici, la remise en cause de ce droit semble difficile à comprendre, et l’on est toujours surpris quand on va aux Etats-Unis, du point auquel cette question est un marqueur politique. Je recommande à nos auditeur la lecture d’un livre de martyrs américains, de Joyce Carol Oates. C’est un roman basé sur un fait divers réel : l’assassinats d’un médecin gynécologue pratiquant des avortements par un évangéliste très opposé à l’avortement. La romancière ne prend pas parti, mais détaille le système idéologique des deux côtés, révélant une fracture américaine si profonde que les gens ne parviennent plus à dialoguer sur ce sujet.
Cette affaire pose plusieurs problèmes. Le premier est juridique et constitutionnel. Du seul point de vue technique, il est d’ailleurs très intéressant. Actuellement, c’est une lecture « originaliste » de la Constitution qui essaie de l’emporter, selon laquelle le fameux arrêt autorisant l’avortement repose sur le 14ème amendement, mais que ce dernier n’avait pas été prévu pour cela. On ne pourrait donc utiliser la Constitution que telle qu’elle avait été prévue par les pères fondateurs, et pas autrement. Cela revient à dire qu’on ne peut pas faire évoluer la Constitution.
En France, c’est l’Etat qui a autorisé l’IVG pour une raison de santé publique. Aux USA, ce sont les juges qui interdisent à l’Etat de s’occuper de la vie privée des femmes.
Contre l’arrêt Roe v. Wade de 1973 s’est constituée une opposition chrétienne conservatrice et œcuménique (à la fois les protestants, les évangélistes et les catholiques), qui sont retournés en politique à partir de ce sujet. C’est en quelque sorte leur identité politique : être contre l’IVG. Ce sont des cadres catholiques, sans doute plus structurés (par le biais d’universités) qui ont donné l’armature intellectuelle à cette bataille. Sept juges de la Cour Suprême sur neuf sont catholiques. On voit une Église catholique très divisée aujourd’hui, avec d’un côté une minorité très forte opposée à l’avortement, et une majorité moins vocale qui y est favorable. Cela donne ce paradoxe : un président américain très catholique, ayant toujours un chapelet en poche, qui s’oppose à des juges catholiques eux aussi. En réalité, c’est davantage une opposition Nord-Sud qui est en train de resurgir, une opposition sociétale, où certains pensent que l’Amérique doit continuer d’être une « terre chrétienne », tandis que d’autres prônent la diversité.

David Djaïz :
Les Etats-Unis ont toujours été une société beaucoup plus fragmentée que l’Europe sur le plan des valeurs et de la culture. On le voit sur tous les sujets touchant au corps, à la fin de vie, mais aussi à propos de l’environnement : 50% de la population est climatosceptique. Qu’une société soit en butte à des oppositions de valeurs est toujours une catastrophe pour une démocratie. Car un conflit socio-économique est soluble dans le compromis : il est possible de faire un pas l’un vers l’autre. C’est ce que le sociologue Robert Linhart appelait « le compromis de la conflictualité productive » pendant les Trente Glorieuses : les patrons et les syndicats arrivaient à trouver des compromis, en jouant sur les curseurs des salaires ou de la productivité.
Le problème des oppositions de valeurs, c’est qu’il s’agit d’oppositions absolues, de niveau anthropologique. Quand cela devient le sujet de conversation dominant dans le débat politique, c’est très dangereux. Depuis les années 1980, on appelle cela les « guerres culturelles ». C’est probablement aggravé par les réseaux sociaux. Le psychologue américain Jonathan Haidt a publié en 2012 The righteous mind (non traduit), dans lequel il distingue cinq piliers de la morale collective, prouvés empiriquement.
Le premier est l’empathie, le fait d’être touché par le sort de son prochain. Le deuxième est la solidarité et la redistribution, l’esprit de partage. Ce sont les deux piliers progressistes, les trois autres sont conservateurs. Il s’agit de l’autorité, du respect du groupe et enfin du sacré. Selon Jonathan Haidt, une partie de la dégradation de l’ambiance dans nos démocraties tient au fait qu’il y a au fond deux groupes. Un groupe est progressiste, en ce sens qu’il est très sensible aux questions d’empathie et de redistribution, mais totalement aveugle à l’autorité, à la loyauté au groupe et au sacré. L’autre groupe conservateur voit les cinq piliers, mais se préoccupe peu des deux premiers. Ce phénomène est évidemment aggravé par les chambres d’échos que constituent les réseaux sociaux : on entre dans des sociétés où l’on ne peut plus se comprendre.
Il me semble que l’affaire de l’avortement cristallise ces oppositions, liées à un manque de terrain moral commun. Avant de s’entendre, il s’agit déjà de comprendre les sentiments moraux des autres. A l’évidence, ce que prépare la Cour Suprême américaine, essentiellement constituée de juges très conservateurs, est une violation flagrante de ces règles de compromis.
Pardon de vous parler d’un second livre américain non réduit en français, mais il me paraît très important. Il s’agit de How democracies die de Steven Levitsky et Daniel Ziblatt. Les auteurs montrent que les démocraties ne périssent plus dans les coups d’Etat, mais par des effet de pente glissante : quand le manque de culture démocratique commence à sévir chez les principaux animateurs de la démocratie. Quand des juges (garants de l’Etat de droit), quand des journalistes (garants du débat public), quand des hommes politiques (les décisionnaires) perdent cette culture de la démocratie, c’est le début de la fin. Un exemple très significatif : la croisade du juge fédéral Sergio Moro contre le président Lula Da Silva. Je ne sais pas quelle est l’ampleur de l’affaire de corruption qui se cache derrière tout cela, mais il est certain que les méthodes très agressives du juge ont bien plus déstabilisé la démocratie brésilienne que ce qui était reproché à Lula. C’est un exemple très significatif de la façon dont la perte de culture démocratique peut menacer la démocratie.
C’est exactement ce qui se prépare aux Etats-Unis. Quand on revient sur l’arrêt Roe v. Wade, l’un des fondements de la pacification civique et sociale américaine, on se met en situation de déstabilisation de la démocratie.
Je vois de telles guerres culturelles arriver en Europe, mais comme je le rappelais, nous n’avons pas le même degré de conflictualité sur les questions de valeurs. Les sociétés européennes sont plutôt favorables au droit à l’avortement, ou sensibles au réchauffement climatique. Même dans les sociétés les plus conservatrices, des progrès sont possibles. Ainsi en Irlande, où la classe politique était majoritairement alignée sur les positions les plus conservatrices de l’Eglise catholique à propos de l’avortement, il a été possible, grâce au travail d’une convention citoyenne, de mettre la norme juridique en phase avec une société ayant profondément évolué.

Jean-Louis Bourlanges :
Les gens de ma génération sont très perplexes face à cette affaire. Je fais vraiment partie de ceux qui ont considéré que même si l’IVG était en soi un acte pénible, il fallait qu’il soit légal. Malgré tout, nous avions le sentiment que le développement de la condition féminine, la conscience de l’horreur de la législation précédente sur l’avortement étaient des progrès. Rappelons qu’au lendemain de la première guerre mondiale, on avait réprimé légalement l’avortement, croyant ainsi relancer la natalité (et ce n’est pas ainsi qu’on y est parvenu). On avait le sentiment d’avoir franchi une étape, d’avoir réellement tourné une page, d’avoir avancé dans le développement de la responsabilité morale de chacun.
Aujourd’hui, on est ressaisi à peu près partout par un mouvement de resserrement. Et notamment depuis les Etats-Unis. Resserrement sur les valeurs traditionalistes, notamment de la part de l’Eglise. C’est le cas par exemple en France avec le mouvement Sens Commun à droite. Quand j’étais gamin, pendant les messes de funérailles, on ne me disait pas de ne pas communier, par exemple. A présent de nombreux prêtres prennent soin de dire « si vous ne croyez pas, n’approchez pas ». C’est tout à fait significatif. C’est aussi très perturbant, car cela contredit l’évolution du christianisme pratiquement depuis environ 100 ans, avec la fin de l’anti-modernisme. Même si des points de tension très forts demeuraient, notamment à propos de l‘avortement, démocratie et christianisme semblaient aller dans le même sens.
Je me demande donc comment et pourquoi on est repris par un conflit pareil. Je n’ai pas de réponse, je ne peux que constater que cet écart entre la pensée libérale et les mouvements traditionalistes ou intégristes de la société ne fait que s’accroître. J’en suis moi aussi très inquiet.
Je reviens sur le cinquième pilier de la morale collective qu’évoquait David : le sacré. Il est très déconcertant de constater à quel point ce pilier se renforce dans nos sociétés. Le wokisme se vit comme quelque chose de sacré : une parole un petit peu à côté de la doxa et les ennuis commencent.
Comment la situation évoluera-t-elle aux Etats-Unis ? Je l’ignore, mais le radicalisme est des deux côtés un peu minoritaire. Les analystes disent que ce durcissement n’est pas nécessairement un bon calcul de la part des Républicains américains, qui mobilisent contre le sentiment dominant. C’est en tous cas quelque chose que je ne pensais pas que nous allions revivre.

Isabelle de Gaulmyn :
Le problème surgit quand une valeur morale devient une identité. On peut avoir des conflits de valeurs, mais quand vous ne vous définissez que par rapport à une valeur, cela devient dangereux. On le voit avec l’avortement aux Etats-Unis, mais aussi en France avec l’euthanasie. Un certain nombre de catholiques ont ainsi refusé de voter Macron sur ce seul critère. Nous vivons dans un monde où les religions s’identifient de plus en plus à une seule valeur et nient le reste de la réalité.
Car la réalité de l’avortement aux Etats-Unis est absolument terrible, bien loin des arguties juridiques des constitutionnalistes : il s’agit de femmes très jeunes, dans des situations de pauvreté absolument sordides. C’est cela le vrai problème.

Les brèves

Autoportrait aux fantômes

Philippe Meyer

"Je voudrais recommander un livre d’une particulière poésie. Le 16 novembre 2017 l'expression nègre littéraire a été officiellement bannie de notre langage au profit de prête-plume. Les Anglais et les Américains disent ghost writer : écrivain fantôme. On peut, et c'est mon cas, préférer cette seconde appellation. Didier Blonde a été à un moment de sa vie écrivain fantôme. Aujourd'hui il est devenu écrivain de fantômes. Habitués des longues errances sans boussole dans Paris et à des associations d'idées floues ou plutôt à des associations d'idées fixes floues, il orpaille les souvenirs, collectionne les absences, retrouve ceux et ce qui ont et qui a disparu, hommes, femmes, rues, immeubles, il fait sortir des actrices de la pellicule, il s'interroge sur ce qui est immuable et sur ce qui est fugitif, il se tient à la lisière des deux, dans un no man’s land qu’il repeuple et qu’il invite à repeupler à sa suite, chacun d’entre nous avec ses fantômes personnels et ceux qu’il découvrira ou qu’il imaginera en suivant l’exemple de Didier Blonde."

Lettres et carnets de Charles de Foucauld

David Djaïz

"Aujourd’hui Charles de Foucauld est canonisé au Vatican. C’est un personnage qui me fascine depuis longtemps, car il a une vie qui fait penser à celle d’Ignace de Loyola. Une vie en plusieurs étapes : d’abord on est dans le monde, dans la dissolution et la dispersion. Foucauld avait bien commencé de ce point de vue : issu d’une famille de l’aristocratie alsacienne, élève de Saint Cyr, amateur de belles femmes et de bonne chère. Ensuite il y a le tournant spirituel : il traverse le Maroc déguisé en rabbin, et c’est le début de son exploration spirituelle mais aussi de sa curiosité géographique et ethnographique. Enfin, après un processus qui l’amènera dans les plus beaux endroits, de l’Ardèche au Hoggar en passant par Jérusalem, il devient ce grand chrétien dont la mort reste mystérieuse, plus de 100 ans plus tard. Je recommande de lire ses carnets, immense témoignage de sagesse. C’est l’histoire d’un chrétien, d’une reddition progressive. "

Anniversaire du journal l’Opinion

Jean-Louis Bourlanges

"Jeudi dernier, le journal l’Opinion a célébré son anniversaire. J’aimerais le saluer, car l’affaire engagée par Nicolas Beytout n’était pas évidente. Je craignais que cela ne dure que quelques mois, or c’est un organe de presse qui a atteint une certaine vitesse de croisière. C’est un journal très intéressant, car d’un type assez particulier. Le journal de mon enfance, c’était France-Soir. On y apprenait les nouvelles. Peu à peu, on s’est informé autrement : par la télévision, les radios, internet, etc. Au point que nous sommes désormais saturés d’informations. Que devient la presse dans ce cas là ? C’est là que l’Opinion a fait un pari intéressant, puisqu’il il s’agit en quelque sorte d’une revue quotidienne. Cela donne le type d’information disponible dans une revue : un sujet creusé en profondeur. Des articles de fond, mais au quotidien. C’est un format limité, mais cela nous permet d’avoir un complément très utile au martèlement médiatique que nous vivons tous les jours. Longue vie à l’Opinion !"