Thématique : Les Juifs en France 1940-1945, avec Jacques Semelin / n°240 / 10 avril 2022

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LES JUIFS EN FRANCE 1940-1945

Introduction

Historien, politologue, directeur de recherche émérite au CNRS, spécialiste des processus de résistance civile au sein des dictatures ainsi que sur l'analyse des massacres et génocides.

Philippe Meyer :
« Comment se fait-il que tant de Juifs ont pu survivre en France malgré le gouvernement de Vichy et les nazis ? », demandait Simone Veil en 2008 à l’historien spécialiste des crimes de masse et de la Shoah, Jacques Semelin. Dans « Une énigme française, Pourquoi les trois quarts des Juifs en France n’ont pas été déportés », l’historien explique cette exception française. Si Serge Klarsfeld a établi que trois quarts des Juifs en France ont échappé à la mort (chiffre exceptionnel en Europe), ce n'est pas l'action des quelque 4 000 Justes français qui pouvait à elle seule l'expliquer. Pas davantage une imaginaire mansuétude de Vichy : vous démontrez que ce n’est pas grâce, mais en dépit de Vichy que la très grande majorité des Juifs en France ont pu survivre. Transformant cette abstraction des 75% en nombre, vous rapportez qu’au moins 200 000 juifs sont toujours en vie en France à la fin de l’occupation, à l’automne 1944. Beaucoup se sont dispersés à la campagne, tandis qu’au moins 40 000 sont restés à Paris. Des filières de sauvetage (juives et non juives) ont contribué à sauver environ 10 000 vies, notamment celles d’enfants. Mais l’engagement de ces organisations de résistance ne peut rendre compte de la survie d’au moins 200 000 personnes, soit 65% des Juifs étrangers et 90% des Juifs français. D’autres explications doivent donc être trouvées.
Sans jamais minimiser l’horreur du crime, vous écrivez votre enquête dans la mémoire des Juifs non déportés, votre analyse des circonstances de l’époque. Vous dégagez plusieurs facteurs d’explication : la chronologie de la persécution, les statuts politiques et militaires des territoires, les géographies et cultures des régions, de l’évolution de la guerre et de la situation internationale. L’histoire culturelle et politique de la société française : l’intégration des Israélites à la nation, le rôle de l’école et de la culture républicaine, l’ouverture ou le rejet des étrangers en lien avec les besoins économiques et démographiques du pays, la propagation des idées xénophobes et antisémites, l’influence du christianisme (antijudaïsme, charité). La structure des rapports occupants-occupés, les capacités de réactivité à la persécution des individus stigmatisés comme Juifs en fonction de leur nationalité (française ou non), leur âge et situation familiale, leurs ressources linguistiques, financières et sociales. La réactivité sociale des populations non juives vis-à-vis des Juifs sur les bases de l’intérêt (économique et financier) ou des ressorts de la compassion. La formation d’une opinion hostile aux opérations les plus brutales de la persécution (arrestations et déportations des juifs apatrides), ayant provoqué une dissension publique au sein des élites catholiques, par ailleurs favorables à l’Etat collaborateur. L’influence de cette prise de parole publique sur la politique de collaboration des dirigeants français. La capacité des Juifs et non Juifs à s’organiser collectivement pour créer des réseaux clandestins de résistance civile visant au sauvetage des victimes désignées, en premier lieu des enfants. Le développement d’une « société parallèle » qui, imbriquée à la « société officielle », contribue à la protection des pourchassés et persécutés du régime. De toute cette période et sur toutes ces questions, quelle vous semble être la réalité la plus difficile à faire reconnaître par l’opinion ?

Kontildondit ?

Jacques Semelin :
Le principal obstacle figure dans ce livre, qui est le troisième. Je me permets de rappeler les deux précédents. Persécutions et entraides dans la France occupée, sorti en 2013, fait 900 pages, et peu de gens l’ont lu, en dépit d’une recension plutôt favorable dans la presse de droite et catholique. Je considérais cependant que l’un des aspects les plus essentiels de ce travail, à savoir le fait que plus de 90% des Juifs français ont survécu à la Shoah, n’a suscité aucun débat dans ce pays. C’est comme s’il s’agissait d’une information inaudible. Et aucun des journaux que j’évoquais n’en a d’ailleurs parlé. J’en ai fait un second, La survie des Juifs en France, préfacé par Serge Klarsfeld, avec l’ambition de toucher un public international. Je souhaitais que ce livre soit traduit aux Etats-Unis, comme l’avaient été deux autres de mes livres, ma thèse Sans armes face à Hitler et Purifier et détruire, sur les génocides. La personne qui m’aidait à raccourcir ces 900 pages m’a pressé de le faire paraître en français, et c’est ainsi que le deuxième livre est sorti, avec une recension toujours assez marginale dans la presse. Je me heurtais toujours à un « mur mémoriel » : quand je discutais avec des personnes lambda, tout le monde tombait des nues : « ah bon ? Tant que cela ont survécu en France ? Je pensais qu’ils avaient tous été exterminés et que seule une minorité avait été sauvée, par les Justes ». Chaque fois, les bras m’en tombaient.
Pourquoi ce travail ne passe-t-il pas ? Comment le comprendre ? C’est l’éditeur Albin Michel qui m’a proposé de reprendre l’affaire pour viser un public plus large, et non spécialiste. Mon éditeur m’a enjoint à m’impliquer personnellement dans mon écriture, en disant « je », afin de toucher les gens. L’idée était de faire entrer le lecteur dans mon atelier de recherche, à partir des entretiens avec Simone Veil. En 2007, elle avait fait un discours remarqué pour l’entrée des Justes au Panthéon, et elle avait souligné ce problème du caractère exceptionnel du cas français. Il me fallait aussi quelqu’un me permettant de me décentrer de mon travail. Ce fut Laurent Larcher, journaliste à La Croix. La rédaction de ce livre fut une aventure que j’ai trouvée formidable. Il s’est agi de faire entrer le lecteur dans mon itinéraire de chercheur, sans masquer mes difficultés, y compris ma cécité, pour lui faire toucher de près cette réalité complexe. Ai-je accompli cette tâche aujourd’hui ? Pour moi oui. J’y ai consacré trois livres, et puis vous assurer que je n’en ferai pas un quatrième. J’ai fait le job ! Si mes contemporains ne veulent pas comprendre le côté exceptionnel de la situation française, je considère que n’y peux plus rien.
Je remarque qu’aujourd’hui, il y a une nouveauté dans la réception de ce livre. D’abord dans les milieux juifs, que je connais bien, et qui pour l’essentiel saluent la sortie de ce livre. Ensuite par des réactions de lecteurs absolument extraordinaires.
Le premier objet de ce livre est de restituer la parole des Juifs non déportés, qui ont été un peu oublié. Car s’ils n’ont pas été déportés, ils ont été persécutés. Je raconte leur vie de galère, qui n’a jamais été facile. Et certains de leurs proches ont pu être déportés. C’est je crois l’originalité de mon travail : traduire ce que pouvait être le quotidien de ces personnes, connues ou non. Je restitue des entretiens que je n’avais pas publiés dans les ouvrages précédents, souvent très émouvants. A travers les récits de ces conditions très difficiles, je montre aussi à quel point ils pensent aux gestes de complicité reçus de la population non juive.

Nicolas Baverez :
Il est vrai que dans ce livre, vous rappelez les conclusions de vos recherches, mais qu’il s’agit aussi d’une enquête sur l’enquête, si je puis dire. C’est la généalogie de vos recherches qui est racontée au lecteur. Deux angles sont très originaux. D’abord, le choix de l’approche « par le bas ». C’est la grande différence avec Robert Paxton qui travaille uniquement sur les archives. Et puis la très grande importance accordée aux témoignages. Souvent, ils sont considérés par les historiens comme un simple matériau. Dans votre cas, ils sont des moments d’aiguillage absolument clefs dans votre travail. L’origine, c’est Simone Veil, mais ensuite vous montrez à quel point Serge Klarsfeld, Stanley Hoffmann ou Robert Badinter vous ont orienté sur des témoins de l’époque, à partir desquels vous avez bâti votre travail. Ces témoins évoquent souvent leur parcours en disant qu’ils ont eu de la chance. Votre travail montre aussi à quel point ce mot n’est pas le bon pour décrire ce qui leur est arrivé.
J’aimerais vous entendre sur votre rapport à ces témoignages. Vous avez évoqué plus haut votre cécité, a-t-elle contribué à cette grande sensibilité, à cette compréhension des témoins assez inhabituelle chez les historiens ?

Jacques Semelin :
La cécité a déjà joué un rôle lors de mes entretiens avec Simone Veil. Je lui avais envoyé mon livre J’arrive où je suis étranger, (Ndr : récit de la perte de la vue de Jacques Semelin). Elle avait le sentiment que j’avais peut-être une sensibilité plus adaptée à appréhender ce genre de sujet. J’ai été psychologue dans une ancienne vie, et peut-être que cela contribue aussi à la nature des entretiens. Dans le tout premier, le monsieur qui me recevait m’avait dit « si vous voulez, mais vous savez, je n’ai pas grand chose à vous dire ». C’est quelque chose que j’ai entendu à plusieurs reprises. J’ai fini par comprendre que derrière cette expression, il voulait dire « je n’ai pas été déporté, donc mon histoire n’est pas intéressante ». C’est cela que j’ai voulu creuser. Et petit à petit, tous les récits de ces gens, qui prétendaient n’avoir pas vécu des choses particulièrement notables, révélaient des vies de galère. C’est cela qui m’a passionné.
Étant aveugle, ma grande difficulté consiste à étudier les archives écrites. Bien sûr, j’ai des assistants qui m’aident, et je ne vais pas vous infliger le détail de ma technologie d’intellectuel aveugle, mais je reconnais que c’est une souffrance profonde pour moi. En revanche, je soutiens que les témoins avec qui je me suis entretenu me parlent de choses qu’on ne va pas trouver dans les archives. Par exemple, on n’y trouvera pas le gendarme qui vient prévenir une famille la veille de son arrestation, évidemment. Cela, seul le témoin peut nous l’apprendre. Les archives ne nous diront rien non plus des petits gestes d’entraide, que le témoin en revanche n’oubliera jamais. Cette idée du petit geste d’entraide, souvent attachée à mon travail, c’est par les entretiens que je l’ai eue. C’est de cette solidarité du quotidien, ordinaire, dont les témoins me parlent. Je ne me risquerai pas à un rapprochement avec Vassili Grossman, mais vous vous souvenez qu’il parle de la « petite bonté ». Je n’avais pas du tout en tête Grossman, et il est vrai que les situations qu’il décrit sont bien plus terribles que celles de mes entretiens, mais pour moi il s’agit du même phénomène. S’il y a une originalité dans mon approche, je crois qu’elle est là.
Pour autant, j’ai la sensibilité des chiffres, j’ai été élève de Pierre Hassner, je prends garde à ne pas raconter n’importe quoi ! Je vais aussi faire jouer le quantitatif, ou la géographie. Par exemple, combien de Français d’aujourd’hui savent-ils que le pays était divisé pendant la guerre, non pas en deux zones, mais en six ? Aucun ! Il faudrait même en ajouter une septième : la zone interdite des blockhaus, qui vont apparaître en 1942. Cela joue un rôle fondamental dans la survie des Juifs. Je ne place pas mon travail sous le seul angle de l’émotionnel et du relationnel, il s’agit aussi de faire valoir des structures géopolitiques. Les Juifs qui se trouvaient dans le nord de la France, par exemple dans le Pas-de-Calais, dirigé par Bruxelles, ont beaucoup moins de chances de survie que ceux de Montpellier ou de Marseille.
Enfin, il n’y a pas que les entretiens. Je cherche également, dans les textes de mémoires, comme ceux d’Annie Kriegel, voire Stanley Hoffmann, ou dans des textes écrits sur le moment, tout ce qui se rapporte à cette entraide et à la manière dont les Juifs vont s’en sortir.

Isabelle de Gaulmyn :
Ce livre est une sorte de making of de votre travail. Il est formidable d’abord car il est très lisible, et qu’il nous fait avancer au même rythme que vous, au fil des obstacles et des progrès. Cela m’a rappelé une conversation que j’avais eue avec Lucien Lazare, l’auteur du Dictionnaire des Justes de France.
Ce qui m’a frappé c’est que ces gens se sont majoritairement sauvés eux-mêmes, bien davantage que grâce à d’autres. Vous parlez d’un modèle d’intégration à la française, qui aurait marché mieux ou différemment qu’ailleurs en Europe. On sait que les Juifs étaient aussi très intégrés en Allemagne, pourquoi est-ce que cela n’a pas fonctionné de la même manière là-bas ? Il est vrai que c’est le pays où le nazisme est né, mais peut-être pourrez-vous nous en dire un mot ? Dans ce modèle d’intégration, vous évoquez le rôle de l’école républicaine, ne vous semble-t-il pas aussi que c’est peut-être parce que notre pays est moins communautariste que d’autres ? On sait qu’il n’y a pas eu de ghettos dans la France occupée. A quoi cette résilience du modèle d’intégration français est-elle due ?

Philippe Meyer :
Corollaire à cette question : est-ce qu’au cours de votre travail, il vous est apparu quelque chose d’éclairant sur la forme d’intégration des Juifs, entre l’Allemagne, et la France ?

Jacques Semelin :
Sur les différences des modèles d’intégration entre l’Allemagne et la France, je crains de n’être pas suffisamment compétent. Cela fait partie d’un prolongement possible de mes recherches : étudier et comparer ces différents modèles d’intégration. Je serai un peu plus à l’aise pour parler des Pays-Bas, dont on sait que 75% des Juifs qui s’y trouvaient ont été exterminés. Du point de vue des proportions, c’est l’inverse de la France, et c’est toujours un traumatisme national pour les Néerlandais. Or il est intéressant de remarquer que les Juifs hollandais étaient intégrés à la société, que le niveau d’antisémitisme dans le pays était très faible, et qu’il n’y avait pas de gouvernement collaborateur. Il faut cependant ajouter que ces Juifs hollandais vivaient dans la société hollandaise avec des réseaux relativement autonomes, que ce soit pour la nourriture, pour l’éducation, etc. Les liens sociaux entre Juifs et non-Juifs étaient fort peu développés. Et en plus, un ghetto a été créé à Amsterdam.
Pour revenir au cas de la France, l’enjeu même d’un processus génocidaire se situe dans la destruction progressive du lien entre la victime et son environnement social. C’est un phénomène très étudié, et c’est ce qui s’est passé aux Pays-Bas, en dépit d’une manifestation en faveur des Juifs en février 1941, la première dans l’Europe nazie.
S’agissant du modèle français, je ferai une distinction importante entre les Juifs étrangers (arrivés en France dans les années 1930, et n’ayant pas la nationalité française) et les autres, intégrés depuis longtemps. Ces derniers ont pu faire jouer des relations anciennes de socialisation, y compris pour envoyer leurs enfants en zone libre. C’est un point essentiel de mon travail : si les Juifs français ont plus survécu en France, ce n’est absolument pas grâce à Vichy, c’est en raison de leur intégration sociale, héritage de la Révolution française, de telle sorte qu’ils étaient moins déportables. Pour autant, ils l’ont été, puisque 24 500 d’entre eux ont été exterminés.

Marc-Olivier Padis :
Je m’associe à ce qui a été dit sur la construction du livre : elle est aussi originale que passionnante. Nous avons parlé des obstacles, j’aimerais en évoquer deux autres. D’abord, vous insistez beaucoup, à la suite de Serge Klarsfeld, sur le rôle qu’a jouée l’Eglise catholique dans l’aide apportée aux Juifs persécutés. Il me semble que c’est l’une des choses difficiles à faire entendre dans le débat public, car l’Eglise a aussi un rôle dans un antisémitisme, ou antijudaïsme, traditionnel. Il s’agit de renverser ces représentations, et de dire : « oui, l’Eglise catholique a joué un rôle important dans la protestation contre la persécution ».
Et puis, il y a un débat complexe sur l’antisémitisme populaire. Existe-t-il en France ? Vous mentionnez beaucoup le fait que dans les années 1930, il s’agit plutôt d’une xénophobie, exercée à l’encontre des Juifs arrivant de l’étranger et obtenant l’asile politique. C’est cet asile politique qui sera ensuite détruit par Vichy. Vous parlez en revanche assez peu de l’antisémitisme français traditionnel, celui qui vient de l‘Action française. Certes, c’est un antisémitisme différent de celui du nazisme, il ne prône pas l’extermination, par exemple. Je pense par exemple aux mémoires de Daniel Cordier Alias Caracalla, où il raconte que lors de sa première mission en France, il se promène sur les Champs-Elysées, et croise une personne portant l’Etoile jaune. Il raconte à quel point il est bouleversé, alors même qu’il a été baigné toute son adolescence dans un milieu d’Action française, et qu’il se considérait lui-même comme un antisémite. Mais un antisémite qui n’avait jamais vu un Juif de sa vie, et qui prit brutalement conscience de l’aspect totalement délirant de l’idéologie dans laquelle il avait baigné. Quelle place accorder à cette tradition d’Action française dans cet antisémitisme populaire français ?

Jacques Semelin :
J’ai bien peur qu’il ne nous faille une autre émission ! Sur l’antisémitisme, c’est un débat que j’ai depuis longtemps avec Robert Paxton. L’antisémitisme existe bel et bien en France, c’est indubitable, et il apparaît sous différentes formes. Vous avez cependant raison de le préciser : l’antisémitisme des nazis n’est pas le même que celui de Vichy. Le premier est de type éradicateur, quand le second est ségrégationniste. Remarquez d’ailleurs que dans le statut du 3 octobre 1940, la seule activité qui n’est pas frappée d’interdiction pour les Juifs est le secteur agricole, c’est intéressant. Il y a plusieurs types d’antisémitisme : la xénophobie, à la Xavier Vallat. On pourrait dire que le cardinal Baudrillart, recteur de l’Institut catholique de Paris, appartient lui aussi à cette catégorie, bien que je ne sois pas spécialiste du personnage. On pourrait en discuter longtemps, mais la question essentielle est : qu’appelle-t-on antisémitisme ? Pour moi, la première définition est de considérer le Juif comme un individu étranger à la nation. Cela renvoie plutôt aux années 1930, et ce n’est pas exactement de la xénophobie, car cela peut frapper les Juifs déjà intégrés à la société. Pour Robert Paxton et Michaël Marrus, il existe un antisémitisme populaire en France, surtout en 1941, qui va appuyer les déportations. D’après mes recherches, les Juifs de l’époque vont à la campagne. Début 1943, 143 000 Juifs sont partis en zone libre, et c’est là qu’ils rencontrent la population locale, qui franchement, ne sait pas vraiment ce qu’est un Juif. Elle en a des représentations abstraites (les caricatures, avec les doigts crochus, etc.), qui n’ont évidemment rien à voir avec les gens réels.
J’en ai longuement discuté à New York avec Paxton, et il a finalement reconnu que ce qui compte le plus, c’est ce que les gens font, et non ce à quoi ils croient. Et au moment des rafles de 1942, beaucoup de gens vont aider les Juifs. Un prêtre qui aida une famille juive à traverser la ligne de démarcation commença par leur dire : « vous savez, je ne fais pas confiance aux Juifs, mais je vais vous aider ». Pour moi il y a là un tournant, où l’on passe de la stigmatisation à la compassion. Durera-t-il jusqu’à la fin de la guerre ? Selon beaucoup de travaux, oui. J’ai oublié de citer Pierre Laborie, spécialiste de ces questions d’opinion, et qui était en désaccord radical avec Robert Paxton.
Quant à l’Eglise catholique, on touche là une grande complexité. Je suis un homme de mesure. Je pense gris, donc je vois gris. Je vais donc penser à la fois la délation et l’entraide. Vous avez trente ans de travaux d’historiographie de la Shoah qui ne parlent pas ou très peu de l’entraide. Pour ma part, je m’efforce de penser les deux.
L’Eglise catholique française soutint le régime de Vichy. C’est formulé très clairement par le cardinal Gerlier en 1940 : « Pétain c’est la France, et la France aujourd’hui, c’est Pétain ». Mais c’est le même Gerlier qui, en août 1942, quand on arrête des enfants dans son diocèse, va s’opposer au préfet Angeli, parce que des associations (à la fois juives et chrétiennes) se sont débrouillées pour en faire sortir 108. Et Gerlier dit : « vous n’aurez pas les enfants ». Ce même Gerlier, qui reste pétainiste, va faire un acte de désobéissance, parce qu’on s’en prend aux enfants.
Il y a un texte extraordinaire de François Mauriac, dans son Cahier noir, qui traduit la sensibilité du moment : « À quelle autre époque les enfants furent-ils arrachés à leurs mères, entassés dans des wagons à bestiaux tels que je les ai vus, par un sombre matin à la gare d’Austerlitz ? » C’est la réponse que j’aimerais vous faire : il peut y avoir de l’antisémitisme et de la collaboration avec Vichy, et à l’été 1943, les évêques qui protestent sont rares ; mais en même temps, l’entraide se développe.
J’aimerais terminer avec Jules Saliège, l’archevêque de Toulouse. J’ai travaillé sur lui, et je pense qu’il n’a franchement pas la place qu’il mérite dans notre mémoire nationale. Voilà un homme qui est et reste pétainiste, et qui est absolument bouleversé par les récits qu’on lui fait des scènes de violence dans les camps de Noé et de Récébédou au sein de son diocèse. Il est à l’époque assez handicapé, ne peut presque plus parler. Il va écrire 25 lignes qui seront l’honneur de la France. Il dit simplement : « les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et mères de famille. Ils font partie du genre humain. Ils sont nos frères comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier. »

Philippe Meyer :
Il s’agissait d’un mandement, c’est à dire d’un texte envoyé par l’archevêque à toutes les paroisses, avec l’obligation d’être lu en chaire.

Jacques Semelin :
Et Saliège reste pétainiste ! Mais il a ces mots, qui vont avoir un succès national (selon Pierre Laborie, c’est le texte le plus diffusé par la presse clandestine), et international puisqu’il sera repris à la BBC et par le New York Times. Saliège joint le geste à la parole puisqu’il ouvre son diocèse, en coordination avec l’Œuvre de Secours aux Enfants, aux enfants Juifs. Voilà la France.
Il y en a un qui ne s’est pas trompé, c’est le général de Gaulle, qui fit de Monseigneur Saliège un compagnon de la Libération en 1945. C’est le seul haut prélat catholique à avoir obtenu cette distinction. C’est pourquoi j’aimerais qu’on rehausse sa mémoire, car ses mots simples et forts, au pire moment que notre pays ait connu, ont eu une portée extraordinaire. Et il était pour Pétain … C’est le paradoxe de la France.

Nicolas Baverez :
Quand on s’intéresse à cette période particulièrement brutale et tragique de l’histoire de notre pays, on a d’abord une lecture « la France, c’est Londres ». Puis une autre : « la France, c’est Vichy ». Vous avez raison de nous rappeler que l’historien se doit de restituer une complexité. Pensez-vous que vos travaux vont ouvrir un troisième moment, une sortie du manichéisme, et que l’on acceptera que la France, c’est Londres, que la France, c’est Vichy, que la France, c’était les Français, partagés entre des sentiments très divers ?
Un autre élément de complexité que votre livre fait apparaître, c’est que les gens changent avec la période. Le pic des déportations est l’année 1942, un moment où l’Allemagne paraît triomphante. Après Stalingrad, le sentiment est tout autre, pour Vichy et pour les Français. A partir de 1943, de plus en plus de gens comprennent que l’Allemagne va finir par perdre. On a tendance à considérer ces quatre années comme un bloc, mais il y a aussi une complexité dans la durée, non ?

Jacques Semelin :
C’est vrai, et vous avez tout à fait raison de le souligner. Vous disiez que j’avais une approche « par le bas », mais cela ne signifie pas pour autant que je mets de côté le contexte national et international. Il va effectivement jouer un rôle très important dans l’évolution des mentalités. Dès la fin 1940, les Français sont déjà anglophiles. Ils sont pour Pétain, mais ils attendent quelque chose du Royaume-Uni. Plus tard, ils vont se remettre du cataclysme de la défaite, et vont avoir des gestes de secours pour les aviateurs tombés, etc.
La chute de l’Italie, fin août 1943, a par exemple été un moment déterminant. Vichy préparait alors une loi de dénaturalisation visant 50 000 Juifs pour les livrer aux nazis. C’était prêt. Il ne restait plus qu’à le publier. Cela ne fut pas fait parce que l’Italie perdait la guerre. Ce n’est pas Vichy qui prend cette décision, c’est le contexte international ! Il faut prendre tous ces éléments en compte. Je m’efforce de restituer cette complexité, d’être un homme de la nuance. Penser à la fois la collaboration et les gestes d’entraide.
Il y a un exemple extraordinaire. La commune de Dieulefit, dans la Drôme, près de Montélimar a accueilli beaucoup d’étrangers. Le maire, le colonel Pizot, est pétainiste, il a été nommé par Vichy courant 1941. Mais dans sa mairie, la secrétaire, Jeanne Barnier, fait des faux papiers. Pizot le savait, mais il ne dit rien. Et ça va durer jusqu’à la fin de l’occupation, alors que Jeanne Barnier a été menacée à un moment. Pour moi c’est cela la France : un officiel qui est pour la légalité de Vichy, et une jeune femme qui continue à faire des faux papiers (et pas seulement pour les Juifs, mais aussi pour les maquisards, etc.). Peut-être que Pizot ne s’est pas tu par bonté d’âme, mais par peur de la résistance communiste, importante dans cette zone, mais toujours est-il que cela donne des situations complexes. Et c’est justement cette complexité qu’il faudrait réussir à transmettre.

Isabelle de Gaulmyn :
Vous montrez également la difficulté des actions mémorielles. Finalement, dans ce « mur des mémoires » auquel on se heurte, il y a deux repentances avec lesquelles vous n’êtes pas tendre. Celle des évêques en 1997, dont vous dites qu’ils ont été excessifs. Et surtout celle de Chirac, avec cette fameuse phrase « la France a commis l’irréparable ». On sent que vous la regrettez, et pourtant vous donnez la parole à des gens qui la justifient.

Jacques Semelin :
Vous parlez de la dernière partie de mon livre, « déconstruire ». Quand je constate l’existence de ce mur mémoriel, que les Français ignorent largement que tant de Juifs ont survécu en France, je me demande : Pourquoi ? Et je tombe sur ces deux discours. Celui de Chirac et celui des évêques. Au passage, je signale d’ailleurs qu’il ne s’agit pas de tous les évêques. Je ne veux pas porter de jugement définitif, et il est vrai que le discours de Chirac a été important , il s’agissait aussi de faire une rupture avec Mitterrand, qui était impliqué dans Vichy, et ami de René Bousquet … Le discours de Chirac était donc un tournant mémoriel, il va dans le sens de Paxton, etc. Mais malgré tout, Badinter est vent debout, car il ne veut pas de cette phrase « la France a commis l’irréparable ». Je laisse les auditeurs se référer à notre entretien, mais c’est lui qui me donne l’idée de rencontrer Christine Albanel, la plume de Chirac. Je ne la connaissais pas, elle a accepté de me recevoir tout de suite, et me dit qu’elle ne dirait peut-être plus cette phrase, mais plutôt « Vichy a commis l’irréparable ». Pour ma part, je trouve que « la France de Vichy a commis l’irréparable » aurait été satisfaisant.

Marc-Olivier Padis :
Il y avait aussi un contexte politique à ce discours de Jacques Chirac. Je me souviens très bien d’une des dernières participations de François Mitterrand à la commémoration du Vel d’Hiv au métro Bir Hakeim, avec Robert Badinter. Tous deux sont hués par les gens présents, et une haie d’honneur est faite par les militants juifs, qui reprochent à Mitterrand de rester dans le récit gaulliste. Il y a à l’époque un vrai trauma, c’est le moment où l’on découvre la francisque de Mitterrand, la pression politique est très forte. Je pense que le discours de Chirac était aussi influencé par cette conjoncture politique.

Jacques Semelin :
Vous avez tout à fait raison. Chirac n’était pas de la même génération que Mitterrand. En 1942, il avait dix ans. Cette affaire lui a aussi permis de se démarquer de Mitterrand. Certes, le contexte politique de ce discours doit être pris en compte, mais les paroles restent. Pour moi, la phrase qui me pose le plus de problèmes dans son discours est : « il y a une faute. Une faute collective. » Mais de qui ? La « bande des trois », d’accord : Pétain, Bousquet, Laval. Cette phrase est incompréhensible, et elle a contribué à culpabiliser les Français d’une façon générale, et à donner une image de la France comme largement antisémite, aux Etats-Unis notamment.
Cela a des conséquences, dans les écoles notamment. J’ai fait des entretiens avec quelques élèves, qui se souviennent qu’on leur a parlé du discours de Chirac, et de la mention d’un ou deux Justes, qui restaient des exceptions. Leur vision de ce pays est donc culpabilisante. Pour ma part, je préfèrerais une vision plus nuancée ou, comme je le dis souvent, un traitement équilibré du souvenir. C’est à dire à la fois la collaboration et l’entraide. C’est également la position de Serge Klarsfeld. Il faut évidemment donner aux morts la place qu’ils méritent, et ne jamais oublier les 75 000 Juifs déportés, mais il faut aussi raconter davantage l’histoire de tous ceux qui s’en sont sortis. Il faut faire plus de place à la parole des Juifs persécutés. C’est un peu la même chose pour l’Eglise catholique. Avant la parution de ce livre, j’ai débattu avec Serge Klarsfeld au collège des Bernardins, et j’étais surpris de l’entendre dire : « notre dette est immense envers l’Eglise catholique ». J’aurais préféré qu’il dise « envers les catholiques » plutôt que l’Eglise. Parce que l’Eglise institutionnelle était tout de même très pro-Pétain, je n’y reviens pas. Klarsfeld dit que les Français ont beaucoup aidé, mais à l’époque, la très grande majorité des Français était catholique. Je suis très proche des milieux protestants, et l’histoire des protestants et de l’entraide est connue. J’espère que mon livre contribuera à éclairer plus nettement le rôle des catholiques dans l’entraide envers les Juifs. Parce que les catholiques ne connaissent pas leur histoire de cette période ! Si je reviens au discours de repentance des évêques de 1997, je me pose à peu près les mêmes questions que pour celui de Chirac. Le récit dominant, c’est « les catholiques n’ont pas parlé ». Mais qui a parlé en 1940 ? Personne. Certains évêques (pas tous) ont pris la parole à l’été 1942.
J’aimerais que les évêques d’aujourd’hui regardent cette période d’un peu plus près. Le principal reproche que je leur fais est d’avoir complètement oublié le travail de Klarsfeld. En 1983, ce dernier sort Vichy-Auschwitz. Toute une partie de ce livre est consacrée aux protestations que l’Eglise catholique a adressé au régime de Vichy, pour freiner les arrestations et les déportations. Cela aurait pu figurer dans leur discours, plus de dix ans après.

Nicolas Baverez :
Vous avez bien montré qu’il existe un écart entre la vérité mémorielle, qui est politique, et la vérité historique. Voyez-vous un lien entre le discours mémoriel, qui comporte certaines fragilités, et ce qu’on voit dans notre société d’aujourd’hui, à savoir un renouveau de l’antisémitisme ?

Jacques Semelin :
Certainement. Cela rejoint mes travaux sur les crimes de masse. Je reconnais être pessimiste par nature, mais je pense qu’on n’éradiquera jamais l’antisémitisme. Il correspond à ce que j’appelle la logique de l’autre en trop. Pour moi, il y a dans les crimes de masse deux logiques fondamentales : celle du suspect, et celle de l’autre en trop. C’est tout à fait le cas pour la représentation du Juif, ou plus récemment du musulman. Ces configurations de l‘ennemi existent d’autant plus qu’une société est en crise, qu’elle doute de son avenir et de son devenir. On ne s’en débarrassera jamais, je le crains. Cela ne signifie pas pour autant qu’on doit raconter n’importe quoi sur l’Histoire de ce pays dans la période de l’occupation, pour affirmer par exemple que Vichy a sauvé les Juifs français.

Philippe Meyer :
Jacques Semelin je vous remercie pour cette conversation. On retient souvent un point plus saillant que les autres dans nos émissions thématiques, pour ma part, j’aimerais que nos auditeurs se souviennent de votre appel à une meilleure reconnaissance des mérites de Mgr Saliège, et de ses 25 lignes qui furent l’honneur de la France.

Jacques Semelin :
D’autant que nous sommes en 2022, et que nous pouvons commémorer le 80ème anniversaire de sa lettre pastorale.

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