La guerre en Ukraine / n°234 / 27 février 2022

Téléchargez le pdf du podcast.

LA GUERRE EN UKRAINE

Introduction

Philippe Meyer :
Le président russe a annoncé jeudi qu’il lançait « une opération militaire spéciale » en Ukraine, invoquant « l'appel à l'aide » que lui auraient envoyé les séparatistes du Donbass. Des blindés russes ont aussitôt franchi la frontière qui sépare les deux pays tandis que des frappes aériennes ont été lancées dans toute l’Ukraine. Les premières cibles ont été les aéroports et des aérodromes militaires. D'autres bâtiments, militaires et civils, ont été détruits, comme la tour de télévision de Loutsk, ou des bases militaires. Les combats les plus durs se déroulaient jeudi dans la province orientale du Donbass. Vladimir Poutine a déclaré lundi l'indépendance des Républiques séparatistes de Donetsk et de Louhansk. Tout en le niant, l’armée russe est déjà intervenue dans cette région en 2014 et en 2015 et le conflit a fait 14 000 morts. En 2014, l’Ukraine avait également perdu la péninsule de Crimée, annexée par Moscou. Le Kremlin réclame désormais notamment que Kiev reconnaisse la Crimée comme appartenant à la Russie, que l’Ukraine ne rejoigne pas l’Otan et qu’elle déclare sa neutralité ainsi que sa « démilitarisation ».
Jeudi, le ministre ukrainien des affaires étrangères, Dmytro Kouleba, a dénoncé l'attaque, qualifiée de « guerre d'agression », et appelé le monde à « arrêter Poutine ». Dans une brève allocution à la nation, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a proclamé la loi martiale dans tout le pays et appelé les Ukrainiens à rester chez eux et à garder leur calme. Les États-Unis, l'Otan, l'Union européenne, l'Allemagne, la France, le Royaume-Uni, l'Italie, le Japon, la Finlande, la Suède ont condamné l'attaque. Les États-Unis, qui ont promis leur soutien à l'Ukraine, déposeront d'ailleurs un projet de résolution au Conseil de sécurité de l'ONU condamnant la Russie pour sa « guerre » en Ukraine. La Russie y dispose d’un droit de veto. Différents rendez-vous se sont déroulés jeudi, sur la scène internationale, afin de permettre à l'Occident de se coordonner et de déterminer quelles réponses apporter à cette invasion de l'Ukraine.
L'historien et théologien Jean-François Colosimo observe dans le Figaro que « Poutine sait que ni l'Amérique ni l'Europe ne sacrifieront un soldat dans ce conflit. Le prix sera de nouvelles sanctions économiques dont il s'est débrouillé jusque-là ». Poutine - déjà soumis à des sanctions internationales depuis 2014 et l'annexion de la Crimée - a « autonomisé » son pays vis-à-vis du reste du monde : les réserves de la banque centrale russe sont au plus haut, son stock d’or a été multiplié par cinq et la Russie a développé un système alternatif à SWIFT (paiements internationaux sécurisés).
En Russie, la responsabilité dans la montée des tensions est clairement attribuée à l'extérieur. Mi-janvier, alors que la confrontation avec l'Ouest était déjà engagée, 50 % des sondés russes en tenaient les États-Unis et l'OTAN pour responsables, 16 % l'Ukraine elle-même et 4 % la Russie. Selon un sondage publié le 23 février par CNN, 50% des Russes estiment que Poutine a raison d’utiliser la force pour « empêcher l’Ukraine de rejoindre l’Otan » contre 25% qui pensent le contraire et 25% qui ne se prononcent pas.

Kontildondit ?

Nicolas Baverez :
Ce qui se passe en Ukraine nous fait changer de monde. L’invasion par la Russie d’un pays démocratique souverain de 44 millions d’habitants est sans précédent depuis 1945. Il est important de comprendre que l’objectif de Poutine ne se limite pas à Kyiv. Il l’a dit clairement dans le projet de traité proposé aux Etats-Unis et à l’OTAN : son but est de reconstituer l’empire soviétique. De même que tous ceux qui avaient parié qu’il s’arrêterait à l’Ossétie et à l’Abkhazie en 2008 ont perdu, tous ceux qui avaient parié qu’ils s’arrêterait à la Crimée et au Donbass en 2014 s’en mordent à présent les doigts. Et aujourd’hui, tous ceux qui pensent que cette guerre s’arrêtera à Kyiv se fourvoient également. C’est une guerre globale qui est lancée contre l’Europe et la démocratie, et qui utilise tous les moyens des conflits hybrides. Le retour des affrontements sur le continent s’accompagne des cyberattaques, du chantage au gaz et aux migrants, de la désinformation et du soutien aux forces populistes.
Il est frappant de regarder l’asymétrie se creuser. Elle n’est pas sans rappeler ce qui s’est passé à la fin des années 1930. D’un côté, une démocrature et un homme fort, qui gère parfaitement l’agenda diplomatique et stratégique. Cette opération a été préparée méthodiquement. Sur le plan idéologique, avec le mythe d’un encerclement de la Russie par l’OTAN et d’un génocide des minorités russophones d’Ukraine. Sur le plan militaire, avec l’accumulation et la modernisation des forces russes. Sur le plan diplomatique, avec l’accord passé avec la Chine le 4 février. Sur le plan économique et financier enfin, avec les réserves de change et la coupure progressive avec les circuits économiques et financiers occidentaux.
De l’autre côté, on a vu une incroyable légèreté, un déni général. Devant la nature réelle du régime de Vladimir Poutine, devant ses revendications territoriales, devant la militarisation forcenée du pays, et devant les coups de force. Cet aveuglement a été volontaire, et prolongé par des choses extrêmement préoccupantes : d’abord la division des Européens, puisque le Brexit a privé l’Europe d’un tiers de sa capacité militaire. Et bien sûr la fragilisation de l‘OTAN avec Donald Trump, qui a accompli ce dont Staline avait rêvé. Ajoutons enfin la construction d’une dépendance au gaz russe, sous prétexte de transition énergétique, et le fait que la Commission européenne a réussi à faire du prix du gaz russe le prix directeur de l’énergie sur tout le continent.
Le défi que lance Vladimir Poutine constitue vraiment une menace mortelle pour l’Europe. Il va falloir qu’on se décide : soit on réagit, on mobilise, on change drastiquement de mode de pensée et d’action, soit la démocrature russe va, de façon plus ou moins indirecte selon les endroits, liquider la liberté politique en Europe. Il faut un réarmement, mais pas seulement militaire, il doit également être économique, politique et idéologique. Rétablir une dissuasion efficace face à Moscou suppose un changement d’attitude radical des Européens sur les questions de sécurité, mais aussi que les Etats-Unis se réengagent en Europe. Il faut également pouvoir répondre à tous les points de la guerre hybride. C’est incroyable de ne pas répondre aux cyberattaques, ou de laisser la désinformation se répandre dans nos pays. Il faut désormais raisonner en termes de souveraineté de sécurité. Cela concerne l’industrie, la sécurité, l’énergie, la technologie, et l’alimentation.
Raymond Aron disait : « je crois à la victoire finale des démocraties, mais à une condition : c’est qu’elles le veuillent ». C’est là la vraie question qui nous est posée aujourd’hui. Nous disposons en réalité de beaucoup de moyens de contrer Vladimir Poutine, mais le voulons-nous encore ?

David Djaïz :
Comme Nicolas, j’aimerais insister moi aussi sur la dimension historique de l’évènement, dans une décennie qui les accumule. Mais tout de même : une guerre d’agression pure et simple, au coeur du continent européen, avec la neutralisation des infrastructures et des capacités militaires ukrainiennes, la présence de troupes au sol, de forces aériennes et avales, et une invasion sur plusieurs fronts : Biélorussie, Russie, Crimée, avec l’objectif très probable de faire tomber le régime ukrainien, et non d’obtenir des concessions territoriales, ou un nouveau traité reconnaissant une plus grande autonomie aux provinces séparatistes.
2022 entrera dans l’Histoire, avec cette violation flagrante de l’ordre international. Face à cela, les pays occidentaux se trouvent dans l’impuissance. Il n’y a pas un homme au sol. On peut comprendre la décision de n’envoyer personne, mais pourquoi l’avoir énoncé en amont de la crise ? Quant aux sanctions annoncées par l’Union Européenne et par les Etats-Unis, même si elles démontrent l’unité du camp occidental (ce qui n’était pas gagné), elles sont encore assez molles : on sent une grande prudence des Italiens et des Allemands, qui ont des intérêts divers vis-à-vis de l’oligarchie, du gaz, et d’un certain nombre d’intérêts géostratégiques russes. Pour le moment on ne touche pas au système SWIFT, et les avoirs et les actifs des oligarques, très importants en Europe sont encore (à l’heure où nous enregistrons), à peu près indemnes.
Comment tout cela se terminera-t-il ? Je ne suis pas devin, et il est très difficile de déchiffrer les intentions réelles de Poutine. Son opposant Garry Kasparov, le célèbre champion d’échecs, dit de lui qu’il n’est pas un joueur d’échecs, car il ne respecte pas les règles. Je pourrais ajouter qu’il fait un peu penser au pigeon du dicton populaire : il renverse les pièces du jeu, défèque sur l’échiquier et se pavane fièrement après l’avoir fait. Ce serait cependant une erreur que de le considérer comme irrationnel. En Occident, nous raisonnons en termes technico-économiques, et voyons les gouvernements se succéder avec une très faible mémoire et une capacité de projection historique de plus en plus limitée. Il semble que de son côté, le président russe raisonne plutôt en termes mystico-politiques. Il a déclaré que les frontières étaient une chose « mouvante ». Cela montre qu’il est davantage un homme du XIXème siècle que du XXème, comme on se plaît souvent à le décrire. C’est à dire un homme des empires. Au passage, il est un peu sidérant de voir les souverainistes français (d’extrême gauche ou d’extrême droite) si attachés aux nations, chanter les louanges de quelqu’un qui les bafoue à ce point.
Poutine est davantage obsédé par la reconstitution des frontières de la Russie de 1917 que par celles de l’URSS, dans un contexte de déclin démographique et économique absolument catastrophique, mais aussi de montée en puissance de la minorité musulmane, via les républiques d’Asie Centrale. C’est aussi pour que cela que la Biélorussie et l’Ukraine, les autres nations slaves, sont si centrales dans son schéma de pensée. Je rappelle qu’il a fait ériger une gigantesque statue du prince Vladimir, qui en 988 avait prêté allégeance à l’orthodoxie, et était le roi de la Rus’ de Kiev, donc de la Russie ukrainienne, qui s’est tanslatée vers Moscou par la suite,au XIIIème siècle.
Il est également sidérant de constater à quel point les démocraties n’apprennent pas de leurs erreurs. Depuis qu’il est arrivé au pouvoir, Poutine n’a pas perdu une seule guerre, quand les Occidentaux ont enchaîné les déconvenues. C’est pourtant toujours la même mécanique qui est à l’œuvre, qu’il s’agisse de la Tchétchénie, de la Géorgie, ou même en Syrie, on voit bien qu’à chaque fois il suscite de l’irrédentisme, et que sous prétexte de venir en aide à des régions pro-russes, il étend tout simplement ses frontières, et le pouvoir de la Russie, avec l’installation de satrapes, comme le faisaient les empereurs achéménides, à la tête de pays croupions. De cette succession de guerres gagnées par Poutine, nous n’avons tiré aucune leçon.
Peut-il tenir dans la durée ? L’Ukraine est tout de même un immense pays, le plus étendu d’Europe. L’armée russe est certes puissante, mais la Russie l’est bien moins. Il semble que cela va essentiellment dépendre de la Chine. Y aura-t-il une réelle alliance avec Pékin ? Ce serait un évènement absolument majeur pour l’ordre international. Ou bien la Russie va-t-elle se retrouver de plus en plus isolée dans les semaines qui viennent ?

Philippe Meyer :
Ou la Chine tournera-t-elle son attention vers Taïwan ?

Lucile Schmid :
Je voulais rappeler les mots du président ukrainien Volodymyr Zelensky. Il a déclaré ces derniers jours « nous avons besoin d’une coalition anti-guerre ». Il signifiait par là très clairement aux pays européens et aux Etats-Unis que la guerre était là, et que Poutine avait planté un poignard au cœur de l‘Europe. Il a donc appelé les choses par leur nom. C’est l’un des problèmes de nos fragiles démocraties : nous ne nommons pas, nous repoussons, nous refusons de voir.
M. Zelensky s’est aussi adressé au peuple russe, en russe. Il a déclaré que ce qui se passait faisait penser à l’offensive nazie de 1941. Faisant cela, il a mis l’accent sur les liens réels entre les sociétés ukrainienne et russe, tandis que Poutine s’emploie depuis des mois à travers les médias russes à répandre un langage non seulement nationaliste mais complotiste. Il prétend qu’il va sauver les Russes et « dénazifier » l’Ukraine. Quelque chose de l’ordre de « l’agit-prop’ » est en train de se jouer. La propagande du régime russe est une arme très puissante, que nous n’avons là non plus pas su regarder en face ; la désinformation est à l’œuvre depuis des années, on se rappelle du Brexit, de Cambridge Analytica, de l’élection présidentielle française de 2017. Nous avons affaire à quelqu’un qui fait feu de tout bois. Pour qualifier le régime russe, M. Poutine emploie le terme de « démocratie souveraine » ; il nous dénie le fait qu’il n’est pas une démocratie.
Les Ukrainiens n’étaient-ils pas en train de réussir l’établissement d’une véritable démocratie aux portes de Moscou ? Cela fait des années qu’ils tentent de la bâtir, à travers différentes étapes (comme la Révolution orange). Cela heurte Poutine, pas seulement parce que cela contrarie ses plans de rétablissement d’un empire russe, mais aussi parce que l’idée même de démocratie le dérange. Il y a eu en Russie des manifestations d’opposition à cette agression. Certes, elles furent modestes et immédiatement (et durement) réprimées, mais cette question de la lutte entre démocratie et anti-démocratie nous concerne tous. Il nous faut reconnaître que nous sommes des démocraties fragiles, mais sans nous résoudre à être des démocraties faibles.
Au niveau européen, on constate des divisions à propos des sanctions, notamment entre la Pologne et l’Allemagne. Les Polonais, tout près des affrontements, souhaitent les sanctions les plus sévères ; certains prédisent 5 millions de réfugiés ukrainiens dans les prochaines semaines. De son côté, l’Allemagne joue un jeu de modération face à la Russie depuis des années. On sait que l’ex-chancelier Gerhard Schröder est très actif sur le gazoduc Nord Stream 2. Comment jouer la carte des sanctions économiques alors que nous avons des intérêts croisés, et une imbrication très forte avec l’économie russe ? La dépendance au gaz est très profonde, il y a maintenant des mois que le débat fait rage dans la nouvelle coalition allemande à propos du gazoduc Nord Stream 2. Rappelons aussi que la ministre allemande des Affaires étrangères, Annalena Baerbock est une Verte. Quelle sera sa position face à celle d’Olaf Scholz, qui joue la modération ? Comment va-t-on agir à moyen terme ? Prendra-t-on des mesures « nucléaires » par rapport à ce qui se passe ? L’ensemble des sanctions prises au moment où nous enregistrons (vendredi 25 février) sont à moyen terme, alors que Vladimir Poutine semble avoir fait le pari d’une guerre éclair.

Matthias Fekl :
Je partage moi aussi tout ce qui a été dit sur l’extrême gravité de la situation, ainsi que sur son caractère tragique. J’y ajouterai beaucoup d’émotion personnelle. Je me suis rendu en Ukraine il y a cinq ans, et tout au long de ces journées, je pense aux gens que j’y ai rencontrés, qu’il s’agisse de nos expatriés ou bien sûr des Ukrainiens. Près de la ligne de front, il y a des villages devenus fantômes, dévastés. Je pense à l’hôpital de Marioupol, où la France avait fourni des équipements pour soigner les blessés civils. Car une guerre c’est avant tout cela : des blessés, du sang, des corps en lambeaux, de la douleur. Je pense à ces jeunes magnifiques du lycée de Marioupol, qui sans jamais avoir mis un pied dans notre pays parlent un français sublime, aiment notre littérature … Ils ont aujourd’hui une vingtaine d’années et je pense sans cesse à eux.
Tout cela vient de très loin, et il faudra un jour que nous faisions en Europe un sérieux bilan des naïvetés, parfois sincères, des complaisances, souvent cupides et toujours coupables, de ceux qui depuis des années assènent l’idée que, sous couvert de « parler à Poutine », il faut quasiment adopter ses vues. Cela s’est beaucoup répandu dans la société française, dans de nombreux milieux économiques. J’ai eu des entretiens absolument hallucinants de ce point de vue avec un certain nombre de responsables, qui pensent que les grandes démocraties devaient s’accommoder d’à peu près tout sous couvert de « faire du business ».
La situation d’aujourd’hui nous montre à quoi mènent nos renoncements. Vladimir Poutine veut plusieurs choses, rappelées plus haut. La reconstruction d’un empire, d’abord, s’accompagnant d’une hégémonie territoriale, économique et intellectuelle sur toutes les marges de la Russie. Cela peut aller très loin, car l’aspect démographique est très important. Tout autour de la Russie actuelle, les populations russophones sont nombreuses, il est donc tout à fait possible que d’autres conflits semblables éclatent ailleurs.
Le président russe veut également attaquer notre modèle démocratique, ce que nous sommes. C’est cela qu’il ne supporte pas en réalité. En Ukraine, depuis les manifestations du Maïdan, la société civile ukrainienne et une partie de ses élites, malgré beaucoup de difficultés et d’imperfections, a tenté de mettre en place un modèle démocratique ukrainien, de lutter contre la corruption. J’ai rencontré des gens d’un courage extraordinaire, qui se battent contre les dérives mafieuses qui menacent le pays. C’est ce que ne peut supporter Poutine : qu’aux portes de la Russie fleurisse un modèle qui, en creux, montre l’échec total de sa propre politique, qui paupérise la Russie, désormais transformée en oligarchie.
Que faire ? On peut craindre que les « Y a qu’à - faut qu’on » ne fleurissent ces prochains jours. Méfions-nous des solutions « faciles ». Il y a pourtant des choses à faire. Le premier paquet de sanctions adoptées par l’Union Européenne est fort. D’abord parce qu’il est rapide : jusque là, l’Europe était connue pour mettre des mois à tergiverser. Là, ç’a été fait en quelques jours. Il est évident que les positions de la France et de l’Allemagne ne sont pas alignées, mais l’actuel chancelier a tout de même décidé un tournant majeur en remettant en cause Nord Stream 2 ; c’était jusqu’à présent un tabou dans la politique allemande, un projet considéré depuis des années comme structurant, y compris parce qu’il détermine le mix énergétique du pays. Le fait même de le remettre en cause est un point qui ne doit pas être sous-estimé.
Notons aussi la réaction courageuse des manifestants russes. Faire entendre une voix opposée à un régime aussi dur et répressif est admirable. Comment réagiront les oligarques eux-mêmes quand ils seront touchés par les sanctions ?
Comme le disait Nicolas, ce qui se joue ici, c’est la force de nos démocraties. Leur détermination peut changer la donne. Cela suppose une fin brutale des naïvetés face à la désinformation, aux cyberattaques. Il faut un réel sursaut civique et moral là-dessus, en France et ailleurs.

Nicolas Baverez :
C’est là que tout semble se jouer, en effet. Jusqu’à présent, on a raisonné en termes économiques et techniques. Or ce qui se passe aujourd’hui nous ramène très brutalement à la réalité fondamentale de la politique : un rapport de forces et un monde de violence. Il y a derrière la crise actuelle la fin de toute une série d’idées fausses, sur la fin de l’Histoire, des empires, etc. Elles nous ont bercé pendant longtemps, mais toute une partie de monde ne s’y reconnaissait absolument pas.
Tout comme il ne s’agit pas de sacrifier l’Etat de droit pour répondre au djihad, il ne faut pas ici utiliser les moyens des démocratures pour leur répondre. En revanche, il faut absolument parvenir à changer de posture, et à raisonner en termes de puissance. Quelles que soient les sanctions, même rapides et sévères, il est évident qu’elles n’arrêteront jamais Vladimir Poutine. Il faut reconnaître cela, et rétablir un rapport de forces global, qui intègre la dimension militaire et technologique, afin de protéger nos démocraties et la liberté.
Cela entraîne une vraie question de souveraineté, car derrière tous ces abandons en matière d’énergie, de désarmement, d’alimentation, il y a une réalité : nous avons systématiquemnt cherché les prix les plus bas. Comment va-t-on assumer politiquement le fait que, si le citoyen européen veut rester libre, il va devoir payer le prix de sa liberté ? Il nous faut accepter que l’énergie va devenir plus chère, et nous devons renoncer à l’idée folle que nous pouvons nous passer d’énergie. Il nous faut certes réfléchir à la manière dont nous la produisons, mais la sécurité énergétique est fondamentale dans le monde tel qu’il va. De même pour l’industrie, la technologie et l’alimentation. Sur ce dernier point, on constate que la sécurité alimentaire du continent s’est incroyablement dégradée. Nous dépendons désormais à plus de 20% d’un certains nombre d’exportateurs. Comment expliquer et faire accepter aux citoyens européens que la liberté a un prix ?

David Djaïz :
Quatre brèves remarques.
- Au delà du martyr qu’est en train de subir le peuple ukrainien, il faut alerter sur le danger qu’une victoire stratégique totale de la Russie en Ukraine représenterait pour d’autres Etats, y compris les Etats baltes, membres de l’UE et de notre architecture de sécurité. Certes, ils sont membres de l’OTAN, mais quand on voit la mollesse de l‘Occident face à cette agression, on peut se demander si ces populations ont toutes les garanties de sécurité.
- L’isolement, et même la paranoïa, de Vladimir Poutine jouent un rôle non négligeable dans la crise actuelle. Il est au pouvoir depuis 22 ans, entouré d’une clique mafieuse d’oligarques, qui a transformé la Russie en une économie de prédation. Il est coupé du reste du monde, et particulièrement depuis la pandémie. Angela Merkel déclarait déjà en 2014 qu’il était coupé de la réalité.
- La Russie est une puissance eurasiatique. Ils sont à la fois dépositaires de la culture occidentale, du christianisme, mais ont aussi une très bonne connaissance de l‘Asie. Ils nous connaissent mieux que nous ne les connaissons, et ils en jouent.
- Il ne faut pas taire l’impact énergétique. C’est pourquoi je trouve un peu léger de dire que nous infligeons des sanctions très dures à la Russie. Les mesures de rétorsion sont déjà là, et elles vont avoir des conséquences pour le consommateur européen. Les prix du gaz continuent leur course folle, et à ce titre, on peut rappeler à quel point le choix énergétique et géopolitique de l’Allemagne fut catastrophique. Renoncer au nucléaire pour privilégier le gaz, avec des membres du SPD étroitement liés à des oligarques russes, est tout de même un fait très problématique, qu’il faut avoir le courage de rappeler.

Lucile Schmid :
Lorsqu’il y a la guerre au cœur de l‘Europe, nos manières de penser et d’agir en sont profondément bouleversées. Quand Ursula von der Leyen a été élue présidente de la Commission européenne en 2019, elle a déclaré que son mandat arrivait à un moment géopolitique, écologique et numérique. C’est vrai, mais aurait-on pu penser alors que du côté géopolitique, ce moment serait celui de la guerre ?
On voit par exemple que la crise actuelle remet complètement en question le fait que l’Europe puisse devenir une « puissance écologique » : à très court terme, c’est la puissance militaire qui occupe le centre du jeu, alors qu’on s’était pris à rêver d’une Europe puissante grâce au soft power. Comment faut-il parler à Vladimir Poutine ? C’est une question à laquelle nous ne sommes jamais parvenus à proposer une réponse cohérente et adaptée.
Pour l’Europe, compter sur la scène internationale suppose désormais de se reposer sur des attributs de la puissance que nous avions envie de considérer comme dépassés. Cela ne signifie pas que tous les autres chantiers doivent être laissés de côté, mais comment s’adressera-t-on aux opinions publiques ? Quand je lis les déclarations des USA et de l’UE disant « malheureusement, comme l’Ukraine n’est pas dans l’OTAN, on ne peut rien faire », je m’interroge. A-t-on vraiment besoin de déclarer cela ? En répétant que l’Ukraine ne fait pas partie de l‘OTAN ou que nous n’engagerons pas de soldats, nous confortons d’une certaine manière Vladimir Poutine, qui se sent en position de force.
La question de la Chine est essentielle. Pour le moment, elle adopte une posture de prudente neutralité. Elle a signé un accord avec la Russie le 4 février, mais cette agression de l’Ukraine repose la question de l’affrontement sous la forme « puissances contre puissances ». Comment la Chine analysera-t-elle le fait que la Russie ose faire des choses qu’elle-même n’a pas encore osé ? Est-ce que cela lui donnera des vélléités à propos de Taïwan ? S’éloignera-t-elle au contraire de la Russie ?
Par rapport à la question de la présidentielle française, Emmanuel Macron, en tant que président du Conseil de l’UE, tire de cette crise une posture de chef de guerre. Il voulait être chef de guerre face à la pandémie, il endosse désormais ce rôle par rapport à l’UE, lui qui avait dit que l’OTAN était en état de mort cérébrale. Il va certainement y avoir une transformation profonde des débats de la présidentielle. Le président français n’est pas encore ouvertement et officiellement candidat, quel impact aura cette crise sur la campagne et l’élection en France ? Comment les divers candidats feront-ils valoir la fragilité de nos démocraties, et l’importance qu’il y a à les renforcer ? Brusquement, la campagne prend un nouveau tour, que personnellement je trouve plus intéressant.

Philippe Meyer :
Les appels aux différents changements à accomplir, que vous avez relayés les uns et les autres, doivent être resitués dans un cadre, dans lequel plus d’un tiers de l’électorat s’apprête à voter (si l’on en croit leurs déclarations d’intention) pour des candidats qui trouvent ces régimes admirables. Jean-Luc Mélenchon, avant d’être contraint de condamner l’invasion russe, nous expliquait que c’était les Etats-Unis et non Poutine qui agressait l’Ukraine. Eric Zemmour a fait le même genre de déclarations douteuses. Dans une société à ce point divisée sur une question aussi importante que celle-ci, peut-on raisonnablement espérer que nous opérerons les transformations nécessaires, et que nous axerons nos politiques sur l’indépendance énergétique, économique …? Sans parler de l’indépendance par rapport à des accords qui nous lient les mains, et sur lesquels il faudra probablement revenir ?

Matthias Fekl :
Tous les candidats ambigus sur la question ukrainienne sont des menaces pour notre sécurité nationale, ainsi que pour la paix et la sécurité en Europe. C’est aussi simple que cela. Nous faisons face à des questions essentielles, et la tragédie qui est en train de se produire en Ukraine marque une délimitation claire entre ceux qui sont dans un champ du débat parfaitement normal sur des modèles de société, et ceux qui veulent un autre modèle, c’est à dire un modèle poutinien, exact contraire de ce à quoi nous sommes attachés, tout ce qui guide notre pays depuis les Lumières. Sans vouloir être simpliste, il me semble que sur cette affaire, la situation est claire.
Face à ce qui est en train de se produire, l’élection présidentielle française passe au second plan. La vraie question concerne davantage la nature du mandat de la personne qui sera élue dans un tel contexte. C’est sans doute cela qui sera difficile pour le prochain président. On ne saurait avoir un débat public serein et profond dans un tel contexte.

Nicolas Baverez :
Rappelons qu’une partie des forces populistes en Europe ont été soutenues par la Russie de Vladimir Poutine. Soit financées directement, soit par le biais d’un appareil de propagande visant à fragiliser les démocraties. Il est vrai que dans le contexte d’aujourd’hui, le discours favorable à la démocrature et à l’autoritarisme est beaucoup plus difficile à tenir, mais nous savons tous que ce n’est pas sur la politique étrangère que l’électeur français se décide.
Il est vrai qu’à court terme, la position du président de la République est plutôt renforcée, parce qu’il y a une asymétrie d’informations. Et puis le président est dans l’action, tandis que tous les autres ne peuvent être que dans le commentaire, sur des informations déjà dépassées.
Et comme Matthias, il me semble que désormais, l’élection va se dérouler sur le fond d’un débat qui aura été tronqué et très limité. On va avoir un énorme besoin de leadership face à un monde beaucoup plus dur que prévu, où l’épidémie est toujours là, où l’inflation repart, et où la guerre est à nos portes. Jusqu’à présent, rien n’a été fait pour faire la pédagogie de ce nouveau monde. Nous avons désormais un double problème : d’un côté un président qui va devoir faire face à une situation très difficile, avec une base de légitimité fragile, de l’autre des citoyens qui n’ont pas du tout été préparés à cela. C’est l’asymétrie glaçante d’aujourd’hui : un régime russe qui a longuement et méthodiquement préparé ce qu’il est en train d’accomplir, et en face, des démocraties éberluées, dont la seule ligne politique est d’échapper à tout prix à la guerre, et qui n’ont absolument pas anticipé ou préparé ces temps nouveaux. Réussira-t-on à combler le retard ? Nous l’espérons tous, mais cela supposera des changements drastiques.

Lucile Schmid :
Nous avons finalement peu parlé des Ukrainiens et de l’Ukraine. Or ce n’est pas n’importe quel pays. Il ne s’agit pas d’une petite République, du Donbass, ou d’une partie de la Géorgie. C’est un grand pays. Et la question de la résistance qui va s’y mettre en place est cruciale. On sait désormais que l’objectif de Poutine est de renverser la démocratie, et la remplacer par un régime aux ordres, pour en faire une République satellite. Comment les Ukrainiens organiseront-ils leur résistance démocratique et comment les y aiderons-nous ? C’est la question essentielle.
Nous avons parlé de politique et de chefs de guerre. Mais cette question de la guerre démocratique, de la réaction des sociétés russe et ukrainienne est cruciale, et peut être un point d’espoir dans un moment tragique.
Boris Johnson, très affaibli au Royaume-Uni, s’est montré avant-gardiste sur la question des sanctions, et a déclaré qu’il l’évoquerait au prochain G7, alors même que la City de Londres pourrait être impactée par de fortes sanctions économiques. Il est essentiel aujourd’hui de déconnecter les questions économiques de notre soutien à la démocratie et à la liberté. L’économie ne rend pas mécaniquement démocratiques les régimes totalitaires, nous ne le savons désormais que trop.

Matthias Fekl :
Je partage entièrement ce point de vue, mais il faut dire un mot des conséquences économiques de cette affaire. Certes, elles doivent passer au second plan, mais elles seront importantes, et il faut les regarder en face. Le salon de l’agriculture s’apprête à ouvrir, les impacts sur les exportations et les importations dans ce secteur seront très grands. Mais c’est vrai aussi dans l’industrie, cela va certainement faire augmenter considérablement les prix de l’énergie.
La réponse à tout cela devra être globale, et il nous faut être lucides sur le prix à payer. Il nous faut tenir bon, car c’est à long terme que tout ceci va se jouer.

Les brèves

Dans la tête de Vladimir Poutine

Matthias Fekl

"Je conseille ce livre de Michel Eltchaninoff que j’avais lu à sa sortie, en 2016. Il est malheureusement toujours aussi pertinent aujourd’hui. L’auteur y retrace les influences intellectuelles, spirituelles, philosophiques, doctrinaires, administratives et bureaucratiques qui ont forgé la vision du monde du président russe. Le livre est court, extrêmement dense, il permet de comprendre l’homme à travers ceux qui l’ont influencé. "

Sanglantes moissons

Philippe Meyer

"Je vous recommande ce livre déjà ancien de Robert Conquest. Il raconte l’histoire de la famine organisée en Ukraine par Staline dans la deuxième moitié des années 1930. Cette lecture me semble importante pour plusieurs raisons. D’abord parce que cet épisode est très peu connu, mais aussi parce que c’est une action qui a été menée pour des raisons idéologiques (éliminer les paysans riches). C’est aussi une stratégie impérialiste, et c’est enfin une action qui relève de quelque chose qui s’apparente au racisme : la conviction qu’un peuple est supérieur à un autre. Cela explique également (sans le justifier) ce qui s’est passé quand les armées allemandes sont entrées en Ukraine. Elles ont alors été perçues comme allemandes et pas comme nazies, parce que c’était un moyen, pour les uns de se venger, pour les autres de se débarrasser de Staline. Cela a évidemment conduit bon nombre d’Ukrainiens à accompagner les exactions que les nazis ont pu accomplir en Ukraine. A une heure où cet aspect des choses est évoqué trop partiellement, le travail de Robert Conquest est très éclairant."

Revue Esprit : retrouver la souveraineté ?

Lucile Schmid

"Je vais faire un plaidoyer pro domo, mais il se trouve que le prochain numéro de la revue Esprit traite de souveraineté. Vladimir Poutine met en avant le concept de démocratie souveraine, et dans ce numéro, la revue s’efforce d’explorer ce que peut être la souveraineté à l’heure de la mondialisation, et comment on peut projeter cette question au niveau européen, ainsi qu’à l’échelle de la nation. David Djaïz y signe d’ailleurs un article sur la question de la souveraineté à l’ère planétaire. Je pense qu’à cette période où la question de la souveraineté est confisquée par les démocratures, il est bienvenu de réfléchir à la façon dont on peut imaginer la souveraineté démocratique, par opposition à la « démocratie souveraine » de M. Poutine."

L’autre XXe siècle musical

David Djaïz

"Je vous recommande une lecture tout à fait différente. Ce livre est signé du compositeur Karol Beffa. Il s’agit d’une promenade musicale à la recherche d’une tradition musicale qui n’est pas celle de l’atonalité, qui a assez largement dominé la musique contemporaine. On y croise des compositeurs comme Maurice Ravel, Nadia Boulanger, Francis Poulenc, Steve Reich, John Adams, Vladimir Cosma … Une sorte de vagabondage amoureux magnifique, qui permet de découvrir la riche tradition d’une musique restée tonale, tout en étant savante."

Les voies de la puissance Penser la géopolitique au XXIème siècle

Nicolas Baverez

"Pour prolonger notre conversation, lisez ce livre de Frédéric Encel qui vient de paraître. L’auteur revient sur les critères de ce qu’est la puissance aujourd’hui, en dresse une sorte d’état des lieux. Il observe la façon dont elle est déclinée par les Etats-Unis, la Russie et la Chine, parle de l’Europe comme un « objet de puissance non identifié ». Si le discours sur la fin des Etats était évidemment erroné, il est é&dommage de ne pas tenir compte des nouveautés du monde : les acteurs non étatiques, les problèmes climatiques, la pandémie … Tout cela a montré que les Etats d’aujourd’hui n’ont plus le monopole de la puissance. "