LE NOUVEAU RAPPORT DE FORCE ENTRE LA CHINE ET L’EUROPE
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Au cours des douze derniers mois, l'Europe est devenue le premier excédent commercial de la Chine, devant les Etats-Unis. Il a atteint 310 milliards de dollars Depuis 2019, le surplus chinois vis-à-vis de l'Europe a presque doublé. Et tout porte à croire qu'avec les droits de douane de Trump, qui ferment en grande partie la porte du marché américain aux exportations de l'empire du Milieu, ce phénomène est appelé à s'amplifier et à durer. Cela traduit l'impressionnante montée en puissance de la Chine dans un grand nombre de technologies, notamment dans les industries vertes, sur lesquelles l'Europe se retrouve désormais, dans un renversement du rapport de force, en position de demandeur. Face à la Chine, sur le plan économique et commercial, l'Europe n'est plus naïve : elle filtre les investissements ; applique des droits de douane sur les biens bénéficiant de subventions à la production, comme les voitures électriques ; travaille à desserrer l'étau de sa dépendance en ressources de base, comme les terres rares et les aimants permanents ; elle prend des mesures commerciales fortes, comme les quotas qui s'appliqueront pour l'acier et l'inox au 1er janvier prochain. Elle se convertit à l'idée, très française, de préférence européenne notamment pour les achats publics. Début décembre, le commissaire Stéphane Séjourné a porté à Bruxelles un texte pour conditionner les investissements en Europe à des transferts de technologie. Ces mesures révèlent un changement de logiciel de la Commission européenne, dans un rapport de force de plus en plus tendu avec Pékin. La prise de conscience des vulnérabilités stratégiques européennes gagne des pays pour qui le libre-échange était auparavant l'alpha et l'oméga, comme l'Allemagne, les Pays-Bas ou les Scandinaves.
Pour sa quatrième visite d'État en Chine depuis 2017, du 3 au 5 décembre, Emmanuel Macron, qui était accompagné en 2023 par la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, a été bien seul face à Xi Jinping. Les Chinois sont aujourd’hui en position de force dans presque tous les domaines. Les contentieux entre la France et la Chine s’accumulent. L’Ukraine en est l’exemple le plus patent, à l’heure où Donald Trump cherche à précipiter un accord de paix, au risque de s’aligner sur les positions de Vladimir Poutine : bientôt quatre ans après l’invasion russe, Pékin n’a jamais faibli dans son soutien diplomatique et industriel à l’effort de guerre russe. Le numéro un chinois a opposé une fin de non-recevoir à la demande du chef de l'État français de faire pression sur la Russie. Le président français a également pressé son hôte sur le front économique, en quête d'un grand « rééquilibrage » avec là aussi une réponse fuyante de l'« usine du monde », qui déverse ses surcapacités industrielles aux quatre coins de la planète.
Kontildondit ?
Nicole Gnesotto :
C’est peu dire que l’Europe n’est pas à la fête. L’an dernier, le rapport Draghi pointait notre déficit de compétitivité face à l’économie américaine. Il y a quelques mois, les services secrets allemands alertaient sur notre insuffisance en matière de sécurité et de défense face à la menace russe. Il y a deux ou trois jours, le rapport américain, le National Security Strategy, accusait l’Europe de disparition civilisationnelle et encourageait l’émergence d’une Europe d’extrême droite, sinon fasciste. Et depuis quelques semaines, s’ajoutent les rapports alarmants sur notre déficit commercial spectaculaire face à la puissance chinoise. Cela fait beaucoup : beaucoup de crises simultanées, et donc beaucoup de stratégies à mettre en œuvre très vite.
Il faut gérer la menace russe, la trahison américaine et la compétition technologique et commerciale chinoise. La première question que je me suis posée est de savoir si l’on pourra traiter toutes ces priorités en même temps. On ne peut pas les séparer, car notre relation à la Chine dépend aussi de ce que disent de nous les Américains. Et le fait que les États-Unis nous menacent d’extinction et appellent à une Europe autoritaire d’extrême-droite est tout bénéfice pour la Chine. Les sujets sont liés. La question devient alors : quelle priorité budgétaire les États membres vont-ils choisir ? Contrer la menace russe ? Se protéger de la contre-révolution autoritaire américaine ? C’est une vraie interrogation, qui va orienter l’avenir de l’Europe dans les prochains mois.
Pour revenir à la relation entre l’Union et la Chine, rappelons qu’en 2019 les Européens avaient fixé une stratégie reposant sur trois qualificatifs : la Chine était « partenaire de coopération et de négociation », « concurrent économique » et « rival systémique » dans la promotion des modèles de gouvernance. Les Européens avaient refusé de suivre les Américains qui voulaient la qualifier d’adversaire stratégique ; ils s’étaient arrêtés à « rival systémique ». Six ans plus tard, la relation s’est profondément dégradée, notamment en raison de notre dépendance à certains minerais comme les terres rares, mais surtout en raison du déficit commercial, étonnant pour une Europe longtemps championne du commerce mondial. Nous sommes le premier partenaire commercial de la Chine, et elle est notre troisième partenaire. Ensemble, Chine et Europe représentent 30% du commerce mondial et plus de 34% du PIB mondial. Un tel déséquilibre peut avoir des répercussions stratégiques majeures.
Comment une puissance reconnue pour son excellence commerciale en est-elle arrivée là ? Deux raisons. La première, conjoncturelle : Donald Trump. Sa politique tarifaire a détourné vers l’Europe des flux massifs de produits chinois. La seconde est proprement européenne : nos divisions dans la politique à mener vis-à-vis de la Chine. L’exemple de l’automobile est parlant. L’automobile européenne ne représente plus que 20% de la production mondiale, contre plus de 30% pour l’automobile chinoise : un renversement total. Pourquoi ? Parce que nous sommes divisés. La France voulait que la Commission impose des droits de douane élevés sur les voitures électriques chinoises. L’Allemagne s’y est opposée, car elle exporte encore beaucoup en Chine. Résultat : une politique complètement incohérente. S’ajoute notre idéalisme libéral : nous n’avons pas vu l’évolution de la mondialisation. Nous avons cru que la Chine resterait l’atelier du monde où l’on fabriquerait à bas coût des t-shirts et des biens de première nécessité. Nous n’avons pas vu qu’elle restait l’atelier tout en devenant la plus grande puissance technologique du monde, avec les États-Unis, dans le solaire, l’automobile, les médicaments, etc. C’est ce renversement de puissance à notre détriment que nous découvrons aujourd’hui.
David Djaïz :
D’abord, il faut bien comprendre que la Chine connaît, depuis la fin du Covid, une accélération industrielle sans précédent, avec l’émergence dans certains secteurs de gigafactories, ces usines gigantesques où presque tout est automatisé. Marc Andreessen disait dans les années 2010 : « le logiciel a mangé le monde ». On pourrait dire aujourd’hui que l’industrie chinoise avancée a mangé le logiciel qui a mangé l’Europe. Au cœur de cette industrie, on trouve l’intelligence artificielle et l’automatisation ; cela produit des surcapacités, une chute vertigineuse des prix et, comme vous l’avez dit Philippe, un déficit commercial européen de 310 milliards.
Le pays qui va le plus souffrir dans les années à venir de cette accélération chinoise, c’est l’Allemagne. C’est pour cela que je ne suis pas tout à fait d’accord avec Nicole sur l’idée d’un désaccord durable en Europe : longtemps, l’Allemagne avait intérêt à préserver la Chine comme partenaire commercial parce qu’elle lui exportait ses automobiles. Aujourd’hui, dans tous les secteurs critiques de l’industrie européenne — automobile, chimie, pharmacie, équipements de la transition écologique — nous sommes submergés. La véritable submersion n’est pas migratoire, comme le prétendent des gens comme Éric Zemmour, mais industrielle. Il suffit d’aller au port de Rotterdam et de voir les containers en attente : batteries, véhicules BYD, aujourd’hui premier fabricant de voitures électriques au monde, loin devant Tesla, alors qu’il y a cinq ans on croyait Tesla invincible. Tout va très vite, et le risque d’effondrement est réel.
Je voudrais évoquer l’évolution stratégique pour l’Europe dans les dix prochaines années. Il n’y a pas trente-six scénarios, il y en a trois. Premier scénario : identifier l’adversaire principal. Nous quittons l’ère de Kojève et revenons à des temps schmittiens où désigner l’ennemi devient essentiel. L’adversaire principal est-il la Chine, ou bien les États-Unis ? Nous passons beaucoup de temps à commenter les foucades de Trump ; or, quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt : ne sommes-nous pas en train de regarder le doigt de Trump qui montre la Chine ? Nous passons trop peu de temps à analyser notre relation réelle avec la Chine. Dans ce premier scénario, l’Europe reste fermement arrimée aux États-Unis, parce que la submersion technologique et industrielle chinoise présente un défi vital pour nous. Mais s’arrimer à une Amérique trumpisée a un coût, explicitement formulé dans la National Security Strategy américaine publiée cette semaine, document d’une clarté idéologique impressionnante. Elle dit que l’Union européenne n’existe pas, qu’elle est une fumisterie, qu’il n’y a que des États-nations, et l’administration américaine s’engage à œuvrer, y compris avec des forces politiques internes aux pays européens, au lent détricotage de l’Union. Les pays européens sont considérés comme des vassaux stratégiques, économiques et politiques, qui doivent payer pour leur sécurité. L’économie politique du trumpisme consiste à faire payer les élites européennes pour améliorer la condition matérielle de la classe moyenne du Minnesota. C’est le scénario du continuum euro-américain.
Deuxième scénario : la stratégie du porc-épic. L’Europe ferait face à des vents contraires venant de l’ouest comme de l’est et déciderait de se barricader derrière des protections pour tenter de réarmer une industrie — manufacturing et numérique. C’est le choix de la fragmentation définitive de la mondialisation. Il ne faut pas oublier que nous avons un déficit commercial de 290 milliards d’euros vis-à-vis de la Chine, mais aussi un déficit numérique de 265 milliards vis-à-vis des États-Unis, qui atteindra probablement 500 milliards en 2030, notamment à cause de la facture du cloud. L’intelligence artificielle, c’est de la data et de la puissance de calcul, et on l’oublie trop souvent alors que l’industrie est de plus en plus numérique et logicielle.
Troisième scénario : celui des grands émergents. L’Europe se penserait comme une puissance émergente, comme l’était la Chine il y a vingt ans. Ayant perdu la course technologique, aussi bien dans l’industrie avancée que dans le numérique, elle conclurait des alliances opportunistes — joint-ventures ou autres — avec divers partenaires. C’est ce que propose Nicolas Dufourcq : coopérer avec la Chine pour rattraper notre retard industriel, avec les États-Unis pour le numérique. L’idée serait de changer les règles : ne plus être seulement cliente ou acheteuse de technologies étrangères, mais dire à nos partenaires que, s’ils veulent accéder au marché européen, ils doivent s’installer ici et créer des joint-ventures en Europe. Car la seule force qui reste aujourd’hui à l’Europe, c’est son marché : elle est un client, une acheteuse. Jean-Louis disait qu’il y a peut-être « zéro scénario ». En effet, aucun n’est pleinement satisfaisant ; les trois sont très dégradés. C’est entre trois maux qu’il nous faudra choisir le moindre.
Antoine Foucher :
Je voudrais rebondir sur les trois scénarios de David en disant qu’il n’y a, à mes yeux, que le troisième — celui où nous nous considérons comme un continent émergent — qui n’aboutit pas à une disparition civilisationnelle de l’Europe dans les décennies à venir. Pourquoi ? Parce que nous n’avons absolument pas conscience du nouveau rapport de force entre l’Europe et la Chine. Si l’on regarde non seulement le déficit commercial conjoncturel mais le film des quarante dernières années, nous sommes devenus un pays émergent. Ils sont la puissance industrielle et technologique du monde.
On peut l’observer de façon quantitative ou qualitative. Sur la quantité : la Chine représente 35 à 40% de la production manufacturière mondiale. Une seule comparaison historique existe : les États-Unis en 1945, quand l’Europe était détruite. L’ordre de grandeur est le même : la Chine de 2025, ce sont les États-Unis de 1945. Sur la transition énergétique, indispensable pour la planète entière, la Chine produit à elle seule deux fois plus de panneaux solaires et d’éoliennes que le reste du monde réuni. Je souligne ces chiffres parce que nous n’avons pas conscience de ce renversement. On parlait de l’automobile allemande : aujourd’hui, elle exporte cinq fois moins de véhicules que la Chine. Dans un numéro du Grand Continent citant Breckneck, l’essai de Dan Wang ; on y retrouve ces chiffres qui donnent une idée très claire du vertige engendré par cette nouvelle puissance. Même chose sur la qualité : productivité, innovation, technologie. Ils sont devant nous. Le rapport Draghi disait que, sur les voitures électriques, ils disposent d’une génération d’avance technologique.
Si on regarde ce qui produit l’innovation de demain — les ingénieurs — la Chine en forme près de 4 millions par an, soit autant qu’il y en a dans toute l’économie française depuis des décennies. C’est plus que l’ensemble des ingénieurs formés dans le reste du monde. Une publication scientifique australienne évaluant les technologies de pointe classe la Chine première dans 38 des 44 domaines identifiés. Rien d’excessif donc : nous sommes dans la situation d’un pays émergent, l’équivalent de la Chine de la fin du XIXème siècle face à l’Europe.
Pourquoi en est-on arrivé là ? Quatre hypothèses.
Première hypothèse : la sidération devant la rapidité du renversement chinois. Cela explique une partie du problème, mais les Américains, eux, ne sont pas sidérés. Ils réagissent beaucoup plus vite : quand nous mettons des droits de douane de 30 à 40% sur BYD, Biden en impose de 100% sur les voitures chinoises. La sidération marche pour l’Europe, pas pour les États-Unis. Il faut comprendre pourquoi.
Deuxième hypothèse : un complexe de supériorité européen. Nous avons été le continent dominant pendant quatre siècles, nous avons façonné la modernité, conquis le monde. Il serait impensable pour nous que d’anciens colonisés ou dominés nous donnent des leçons de physique nucléaire ou d’intelligence artificielle. C’est pourtant ce qui se passe.
Troisième hypothèse : le vieillissement européen, différent de la situation américaine. Les États-Unis restent un pays jeune. L’Europe est le continent qui vieillit le plus vite, ce qui peut réduire notre agilité et notre capacité à revoir nos repères mentaux pour comprendre le nouveau monde et nous y adapter.
Quatrième hypothèse, plus sombre mais qu’il faut formuler si l’on veut réussir à l’écarter : une forme de pulsion de mort ou de masochisme européen. Le XXème siècle a été celui de l’autodestruction européenne par les guerres mondiales. Le XXIème siècle, face à ce nouveau rapport de force, pourrait-il être une forme modernisée de cette pulsion, non plus en s’autodétruisant mais en se laissant détruire ?
Jean-Louis Bourlanges :
Tout cela n’est guère encourageant … En entendant David exposer ses trois scénarios, je me disais qu’il n’y en avait aucun, et lorsqu’il a terminé, j’ai eu le sentiment qu’il en était lui-même convaincu. Là où je ne suis pas d’accord avec ce qui vient d’être dit, c’est sur l’idée que nous aurions manqué de lucidité. Nous avons très bien vu venir les choses, peut-être pas leur rapidité, mais nous avons vu. Je glisse une note de fantaisie dans cette discussion terrifiante : Alain Peyrefitte avait écrit « quand la Chine s’éveillera », et il avait parfaitement mesuré l’ampleur du défi chinois. Peyrefitte attribuait cette phrase à Napoléon Bonaparte. Jean Tulard, grand spécialiste de Napoléon, recevait régulièrement un appel de chaque nouvel ambassadeur chinois à Paris, lui demandant où et quand Napoléon aurait prononcé cette phrase. Et Tulard répondait que cette phrase ne venait pas de Napoléon … mais de Hollywood : elle est dite par Charlton Heston dans Les 55 jours de Pékin. Cette anecdote mise à part, la revue de presse que nous avons consultée pour préparer l’émission est terrifiante, et ce qui frappe, c’est la convergence. Toutes les sources, d’où qu’elles viennent, décrivent la gravité de la situation. Même convergence ici, dans nos analyses.
Sur les scénarios, nous sommes conscients des raisons qui nous ont conduits là. Le scénario américain ne me semble pas viable. Avec les États-Unis de Trump — et cela risque de durer — nous avons affaire à quelqu’un qui participe à la curée. Pour un Polonais, se détourner de l’Allemagne pour aller vers la Russie ne serait pas mieux ; ici, ce serait l’équivalent. Trump met en cause notre économie — droits de douane, énergie — et met en cause notre système de valeurs. Se pose alors la question : allons-nous adhérer à des valeurs autoritaires, voire dictatoriales ? Allons-nous renier ce que nous avons été ? Et surtout, il y a une incertitude fondamentale sur la solidarité géopolitique et militaire. Trump ne quittera probablement jamais l’OTAN, mais il fait de l’article 5 ce qu’il veut, c’est-à-dire rien. Nous sommes face à un protecteur qui ne nous protège pas : pire situation possible. Le syndrome arménien : protégés par les Russes qui ne protègent pas. Un protecteur vous dispense de faire l’effort, mais comme il ne protège pas, vous êtes totalement vulnérable. Dans la stratégie américaine, on voit bien le projet : vider l’Europe de ses forces vives, les attirer aux États-Unis. C’est peut-être plus immoral encore que la stratégie chinoise, qui est simplement celle d’un pays dominé devenu dominant.
Le scénario européen est intellectuellement séduisant, mais pourquoi ne fonctionne-t-il pas ? D’abord parce que nous avons longtemps été un continent herbivore face aux carnivores : les bisounours croyant à la réciprocité et à l’exemplarité. Cela appartient désormais au passé : nous avons fini par changer. En revanche, les divergences entre États membres sont structurelles et permanentes ; elles entraînent des retards considérables alors que nous devrions agir vite. Et s’ajoute un système organisationnel en crise. On attaque aujourd’hui une excellente présidente de la Commission pour avoir appliqué le mandat que les États lui avaient donné sur les affaires douanières. Il ne faut pas reprocher à l’instrument ce qui relève des maîtres. Mais le système communautaire ne fonctionne plus. Majorité qualifiée, triangle institutionnel : tout ceci est désormais incapable de relever un défi de puissance de cette nature.
Et surtout, il n’y a pas de doctrine. Cela apparaît clairement dans nos échanges. On ne sait pas si l’on doit se protéger — mais cela implique un risque de rétorsions chinoises massives. On ne sait pas si l’on doit s’ouvrir ... Cette absence de doctrine est fondamentale.
Enfin, la France fait face à un ensemble de défis immenses : défi américain, défi militaire, défi commercial chinois, défi islamiste, défi du narcotrafic et du crime organisé. Rien de tout cela ne peut être résolu sans un immense effort d’investissement intellectuel, technologique, économique, qui ne peut se faire qu’au détriment d’un système social qui doit rester dans ses fondamentaux mais ne peut plus être géré avec le laxisme actuel. Et pourtant, la situation de la France est exactement inverse de ce qu’il faudrait. Oui, nous sommes dans le scénario zéro.
Nicole Gnesotto :
Si nous n’avions à régler que notre déficit commercial avec la Chine et notre submersion technologique, nous pourrions, par l’investissement et l’innovation, mettre le paquet pour tenter de rétablir un minimum d’autonomie européenne. La vraie difficulté, c’est l’enchevêtrement des défis : la menace russe, et la menace américaine qui est double, à la fois menace d’abandon stratégique et menace de trahison politique. C’est cela qui rend la situation presque ingérable, parce qu’il faut gérer les trois en même temps — et nous n’y arriverons pas. Chacun hiérarchise différemment : certains considèrent que le défi chinois est le plus crucial, d’autres — dont je fais partie — pensent que la question américaine est la plus grave, et d’autres encore voient dans la menace russe la priorité absolue. Qui décidera de la priorité ? Où mettra-t-on l’effort principal ? C’est là que réside notre vrai problème : nous n’arriverons pas à nous mettre d’accord. Et, une fois encore, il existe aujourd’hui une alliance de fait entre les États-Unis, la Chine et presque la Russie pour affaiblir l’Europe.
David Djaïz :
Jean-Louis a posé une question importante : devons-nous tuer ce que nous avons été ? Il est probable que nous n’ayons pas le choix de renoncer à une partie de notre héritage, car l’Union européenne, dans sa forme actuelle — juridique, très bureaucratique — est impuissante. Elle n’a ni la puissance, ni la vitesse, ni la capacité d’adaptation, ni la structure exécutive permettant d’être agile dans un monde devenu dangereux. Il n’y a qu’une alternative. Soit c’est le détricotage, voulu à la fois par les extrêmes droites européennes et par l’administration américaine, qui en fait désormais un point officiel de sa doctrine de sécurité. Il faut mesurer la gravité de la situation : une administration américaine inscrit dans sa stratégie de sécurité la priorité de démanteler l’Union européenne. Dans ce cas, l’Europe deviendrait une sorte de syndic d’États-nations agissant chacun plus ou moins librement sur le plan stratégique.
L’autre possibilité est de doter l’Europe d’une capacité exécutive fédérale, avec pour priorités la technologie, la défense et l’industrie. Mais je ne vois pas aujourd’hui le soutien populaire nécessaire pour aller dans cette direction. Jean-Louis le disait : nous n’avons pas de doctrine. Et souvent, quand l’histoire s’accélère, le problème n’est pas tant la doctrine que le leader. Or je ne vois aucun leader européen capable de nous entraîner dans l’un ou l’autre de ces chemins.
Antoine Foucher :
J’ai un point d’accord et un point de désaccord avec ce qu’a dit Nicole. Le point d’accord, c’est que tout le monde est contre nous : la Chine, la Russie, les États-Unis. Certes, les États-Unis de Trump sont contre tout le monde, pas seulement contre nous, mais la Russie nourrit une véritable haine de l’Europe, les États-Unis trumpisés aussi, quant à la Chine, c’est davantage du mépris que de la haine, mais ce n’est pas plus rassurant.
Mon désaccord porte sur l’idée que l’on pourrait hiérarchiser ces menaces. Je pense que les trois sont tellement liées qu’on ne pourra répondre à l’une sans répondre aux deux autres. Si nous voulons éviter d’être une colonie industrielle de la Chine, une colonie numérique des États-Unis, tout en vivant dans la peur quotidienne que la Russie franchisse la frontière de l’OTAN ou de l’Union européenne, il faut parvenir à une triple autonomie.
Autonomie ne veut pas dire toutproduire, mais disposer d’une marge de manœuvre stratégique. D’abord une autonomie industrielle vis-à-vis de la Chine, au moins pour les produits essentiels. Ensuite une autonomie numérique vis-à-vis des États-Unis. Enfin une autonomie en matière de défense par rapport à la Russie, au cas où les Américains nous lâcheraient. Si nous n’en sommes pas capables, nous serons prisonniers. Quand l’Europe cherche à s’opposer aux États-Unis sur le numérique, on voit la réaction : J.D. Vance a clairement dit que si nous construisions un écosystème numérique européen, il faudrait oublier l’article 5. Les trois dimensions — industrielle, numérique, militaire — vont donc ensemble. Pour être vraiment autonomes, il faut l’être sur les trois fronts.
Et je rejoins David sur un point essentiel : ce n’est pas qu’une question de gouvernance européenne, c’est aussi une question de volonté. Une question de désir de continuer à exister comme civilisation libre au XXIème siècle. On sait qu’au cours de l’histoire, des civilisations ont renoncé à la vaillance nécessaire pour préserver leur liberté. Il y a donc un enjeu moral, existentiel. Enfin, il y a un enjeu de réorientation : les Européens, c’est 8% de la population mondiale et 50% des dépenses sociales. On peut se permettre cela lorsqu’on a une avance technologique. Quand on ne l’a plus, ce n’est plus possible : l’argent que nous consacrons au social, les autres le consacrent à la technologie, ce qui crée notre dépendance future. Il faut donc une refonte — non pas une destruction, mais une réorientation — de nos dépenses publiques vers ce qui fera notre liberté demain plutôt que notre seul confort d’aujourd’hui.
Jean-Louis Bourlanges :
Je suis entièrement d’accord : il n’y a pas de priorité. La question est de savoir si nous tenons debout face à un ensemble multiforme de menaces, et nous devons affronter ces menaces simultanément. Nous nous effondrons, pour ainsi dire, solidairement : aujourd’hui, nous ne résistons à aucune d’entre elles. Il faut renverser totalement notre logiciel stratégique. J’ajouterai deux menaces à la liste Chine–États-Unis–Russie. L’islamisme, qui demeure un facteur fondamental de déstabilisation, et le crime organisé, qui détruit profondément le tissu même de la société française.
Je crois que David a été — du moins au début de son intervention — victime du complexe de Damoclès. Damoclès est celui qui voit l’épée au-dessus de sa tête, en a peur, et se jette sur elle : ce n’est évidemment pas la bonne méthode. David dit : l’Europe est divisée — c’est vrai. Mais en tirer comme conclusion qu’il faudrait la diviser encore davantage n’est pas la voie à suivre ; au contraire, il faut empêcher cette division, faire en sorte qu’elle ne s’aggrave pas. Il dit également que l’Europe ne nous a pas apporté certains moyens. C’est vrai. Mais cela relève du passé, pas d’une fatalité. L’Europe nous donne aujourd’hui un verre de fortifiant, quand nous nous aurions besoin d’un litre. Il ne faut pas commencer par jeter le verre.
LE BLOC CENTRAL S’EFFONDRE-T-IL ?
Introduction
Philippe Meyer :
Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale est revenu mardi en deuxième lecture à l'Assemblée nationale. Vendredi, les députés ont adopté son volet recettes pour 2026, par 166 voix pour et 140 contre. Paradoxalement, le gouvernement s’inquiète davantage des votes du bloc central (Renaissance, Modem, Horizons, et LR) que de ceux des oppositions. Or les députés du parti Horizons, présidé par Édouard Philippe, n'entendent pas voter pour ce texte qui « ne propose pas de réduction du déficit, repose sur de nouvelles mesures de fiscalité et ne propose pas de nouvelles mesures de réduction de dépenses », selon le patron du groupe à l’Assemblée Paul Christophe. Des gestes ont été faits, sur la Défense, ou le prix de l'électricité, mais ce coup de pression venant d'un parti qui compte trois ministres au sein du gouvernement Lecornu, est mal compris par ses partenaires. Une adoption du texte, le 9 décembre, serait un succès pour le Premier ministre, qui espère provoquer ensuite une dynamique favorable sur le projet de budget de l'État. Les incertitudes demeurent d'autant plus que l'amertume monte au sein du bloc central, après avoir dû concéder des mesures aux socialistes, dont la suspension de la réforme des retraites de 2023.
À un an et demi du scrutin présidentiel, dans un bloc central affaibli par les divisions et avec l’impopularité du président sortant, aucun candidat « naturel » n’a pour l’heure émergé. Seul prétendant déclaré, l’ancien Premier ministre Edouard Philippe s’efforce de s’imposer comme le candidat de la droite et du centre et exclut de passer par une primaire. Après son appel à la démission du président de la République, un sondage est venu, depuis, ébranler son camp. Selon le dernier baromètre Odoxa publié le 25 novembre, pour la première fois au second tour, face à Édouard Philippe, Jordan Bardella recueillerait 53% des voix. Quoi qu’il en soit de la fiabilité d’un sondage de deuxième tour dont les sondeurs eux-mêmes soulignent la fragilité, en avril dernier, Édouard Philippe était donné vainqueur de Jordan Bardella au second tour, avec 54% contre 46%. Cette baisse dans les sondages affecte tout le bloc central, soulignent les philippistes, alors que les discussions budgétaires au Parlement s’enlisent. L’affaiblissement de l’ancienne majorité présidentielle dans les sondages serait selon eux le résultat d’une « succession de mauvais choix » d’Emmanuel Macron, lequel aurait « contaminé » les prétendants issus de son camp. « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés », résume l’eurodéputée Nathalie Loiseau, membre d’Horizons. Le patron du parti macroniste Gabriel Attal se réjouit en privé, de talonner le Havrais dans les sondages et croit de plus en plus pouvoir incarner l’espace central, dans l’esprit du « en même temps » de 2017, que réfute Édouard Philippe.
Kontildondit ?
Jean-Louis Bourlanges :
Je voudrais prendre un peu de distance par rapport à l’enjeu budgétaire : nous avons le nez dans le guidon, mais il faut réfléchir à la gestion, dans les mois et années à venir, de cet espace central. Qu’est-ce que cet espace central ? C’est l’espace compris entre les deux populismes — au sens large — que sont LFI d’un côté et le RN de l’autre. LFI contamine une grande partie de la gauche, et le RN une partie de la droite, notamment chez LR. Cet espace, que Raymond Barre qualifiait de libéral, social et européen, est aujourd’hui en crise profonde. Une crise idéologique, une crise d’organisation et une crise stratégique.
Sur le plan idéologique, c’est évident : le pari libéral, social et européen est remis en cause. Au début du macronisme, une partie de la droite démocratique issue de LR avait convergé vers Macron, apportant des ministres de qualité. Il y avait aussi, avec Macron lui-même ou Le Drian, un apport venu des socialistes. Cette convergence a laissé place à une divergence. Dans un contexte de dextrisme, une partie de la droite classique se rapproche du RN, et, après une longue phase d’intoxication par LFI, la gauche démocratique reprend ses distances. Globalement, le centre se rétrécit. Pourquoi ? Parce que ses valeurs fondamentales se transforment en peau de chagrin. Le libéralisme économique se heurte à la fin de la « mondialisation heureuse »(expression d’Alain Minc) face au retour du protectionnisme et à la guerre économique sans limite : l’échec de l’OMC est en cause. Le libéralisme politique est fragilisé par la tentation de l’autorité, sous la pression du narcotrafic ou de l’insécurité, avec tous les risques que cela implique. Quant à l’Europe, elle souffre à la fois d’une ankylose interne et d’une crise de la confiance atlantique dont les fondements idéologiques sont profondément ébranlés. Le bloc central ne semble plus disposer de doctrine claire.
Deuxième crise : l’organisation. Le système politique a été structuré autour du président de la République, qui disparaîtra bientôt en tant que président. Il n’y a plus de pôle de rassemblement. Et, erreur fatale, il a organisé le système sur un mode bonapartiste : « moi, et personne d’autre », sans parti structuré. D’où l’impossibilité d’organiser des primaires : pas de base idéologique, pas de frontière partisane.
Troisième crise : la stratégie. Il y a là un choix difficile. La stratégie de Lecornu consiste à gagner du temps : on ne peut pas affronter les populistes maintenant, on perdrait. Il faut donc éviter censures et dissolution, maintenir la stabilité « coûte que coûte » — pourvu que ça dure — et espérer de meilleures conditions plus tard. L’autre stratégie, évoquée par le maire du Havre, consiste à refuser d’aller au combat après avoir abandonné les valeurs fondamentales qui étaient les nôtres : le libéralisme social et européen, la réforme des retraites, l’économie de l’offre, tout ce qui structurait notre identité. Les concessions faites par Lecornu font perdre cette identité : nous ne pourrons donc opposer rien de solide au populisme.
Voilà le choix, et il est très difficile. Gagner du temps, au risque de perdre notre identité ? Ou hisser les drapeaux, assumer nos principes, au risque d’un affrontement immédiat dans un rapport de force défavorable ? Continuer ainsi jusqu’aux présidentielles signifie arriver en lambeaux ; mais changer de cap pourrait aussi s’avérer très périlleux.
David Djaïz :
Pour citer les grands auteurs, à savoir le capitaine Haddock dans Tintin au pays de l’or noir : « c’est à la fois très simple et très compliqué ». Un bloc politique, c’est trois choses : une vie partisane et parlementaire, un leadership et une doctrine.
Aujourd’hui, la vie partisane et parlementaire est complètement effondrée : un seul député — qui n’appartient même pas vraiment au bloc central — a voté le budget 2026. Nous sommes la risée du monde. Les Français ne s’en rendent pas compte parce qu’ils ne s’intéressent plus beaucoup à la vie politique, mais avoir un seul député votant un budget est une situation ridicule.
Deuxièmement, le leadership : Roland Lescure dénombrait 37 candidats potentiels à l’élection présidentielle. On peut difficilement faire mieux pour illustrer une crise du leadership …
Troisièmement, la doctrine : Emmanuel Macron avait choisi de ne pas vraiment en solidifier une, car la doctrine, c’était lui. Mais l’homme se retirant bientôt, quel héritage idéologique reste-t-il ? Et que construit-on comme doctrine pour la suite ?
Je voudrais aller sur un terrain un peu différent de celui de Jean-Louis. L’extrême-droite est aujourd’hui créditée de 40–45% d’intentions de vote aux législatives et à la présidentielle. Il existe un désir très fort d’une partie du pays de voter pour cette offre politique. Mais ce désir n’est pas majoritaire. La question devient donc : en face, aura-t-on un émiettement politique, auquel cas la victoire de l’extrême-droite sera inéluctable — une alternance comparable, en ampleur, à celle des années 1980 — ou bien verra-t-on quelque chose se lever, à un moment ?
Je reste convaincu qu’une majorité sociale de Français ne veut pas de ce projet politique. Mais encore faut-il lui proposer quelque chose d’enthousiasmant. Et ce n’est absolument pas ce que fait le bloc central aujourd’hui.
Antoine Foucher :
On peut regarder l’effondrement — ou ce qui y ressemble — à l’aune de trois critères : les résultats, les idées, les hommes.
Sur les résultats, on est davantage dans une agonie que dans un effondrement brutal. En 2017, le bloc central part avec 350 députés et 49% au second tour des législatives. En 2022, il en perd 100. En 2024, encore 100. Et les sondages actuels lui en retireraient encore 100. Nous passerions ainsi, en sept ou huit ans, de 350 députés à 60–70 (sur 577). C’est une lente érosion, régulière, presque mécanique, bien différente de l’effondrement soudain du PS en 1993, qui avait perdu 250 députés d’un coup.
Deuxième critère : les idées. Derrière la souplesse idéologique du macronisme, trois fondamentaux existaient : l’émancipation par le travail, la politique de l’offre, et la puissance européenne. L’émancipation par le travail a été abandonnée depuis un ou deux ans : coupes dans la formation, l’éducation, l’apprentissage. La politique de l’offre est à moitié abandonnée : un indicateur simple, la taxation du travail, qui est aujourd’hui plus élevée que sous François Hollande — on observe une remontée de la fiscalité sur le travail. Reste la puissance européenne : cette ligne est demeurée cohérente. Mais l’affaiblissement intérieur est tel que nous n’avons plus la capacité de porter, en Europe, les réformes correspondant à cette vision — stable depuis 2017, mais insuffisamment traduite dans les faits, malgré certaines avancées.
Troisième critère : les hommes. Ici, je serai plus optimiste. À droite, il y a déjà une forme de fusion de l’électorat entre droite classique et extrême-droite, ce qui libère un espace pour un centre droit authentique. À gauche, la dissociation LFI–PS est désormais actée ; ils se présenteront séparément à la présidentielle. Cela signifie que le seuil de qualification pour un candidat du centre ou centre droit se situe autour de 15–20%. S’ils ne se divisent pas, et s’ils restent fidèles à leurs valeurs et à leurs principes, il existe une possibilité pour eux d’atteindre le second tour. Gagner ensuite, c’est autre chose : ce sera très difficile. Mais la clef sera la capacité à dire la vérité, et la capacité des Français à l’entendre : l’effort historique qui nous attend pour éviter la tiers-mondisation du pays pour nos enfants. Le projet devra développer une vision solide, parce que, face à un discours de droite ou d’extrême-droite promettant qu’on peut s’en sortir sans effort en « virant les immigrés », un discours de vérité — dire qu’il faudra travailler davantage, réinvestir dans la production et l’innovation — sera toujours moins attractif, même s’il est le seul à être honnête.
Nicole Gnesotto :
La crise du bloc central, c’est la crise du libéralisme, rien d’autre. Et ce dont nous parlons depuis trente minutes à propos de la Chine n’est qu’une variante du même sujet : la crise du libéralisme, c’est-à-dire l’économie de marché, la protection sociale et l’ambition européenne.
La question pour l’avenir est simple : est-ce que ce bloc central peut survivre en défendant ces trois piliers tels qu’ils ont fonctionné jusqu’ici ? Si c’est cela qu’il tente, il est voué à l’échec. Ou bien l’avenir du bloc central consiste-t-il à proposer une refonte profonde, tout en respectant ces trois piliers ? Une économie de marché plus contrôlée, une société moins inégalitaire — non pas moins protégée, mais moins inégalitaire — et une Europe plus puissante. Si le bloc central parvient à élaborer un projet articulé autour de ces trois exigences, qui étaient déjà celles du libéralisme, alors il existe une chance d’éviter que l’Europe ne sombre dans l’extrême droite.