Thématique : le procès des attentats du 13 novembre 2015, avec Georges Salines / n°225 / 26 décembre 2021

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LE PROCÈS DES ATTENTATS DU 13 NOVEMBRE 2015

Introduction

Philippe Meyer :
Georges Salines, avec votre épouse, Emmanuelle, comme vous médecin de santé publique, vous avez eu trois enfants, deux garçons et une fille. Le 13 novembre 2015 votre fille Lola a été assassinée au Bataclan. Quelques temps plus tard, vous avez fondé l’association 13/11/15 Fraternité et vérité. Vous avez ensuite publié au Seuil « L’Indicible de A à Z », journal d’une douleur, d’une absence, d’un souvenir, d’un amour, chronique des répercussions d’un événement monstrueux. La densité, la vérité et la dignité de ce livre, sa capacité à faire comprendre et à transmettre vous ont valu une invitation inattendue : Azdyne Amimour le père de Samy, l’un des terroristes abattus le 13 novembre, a souhaité rencontrer le père de Lola. D’un premier contact organisé par Sébastien Boussois, spécialiste de la prévention du radicalisme, est né un dialogue retranscrit dans un livre, « Il nous reste les mots ». Depuis le 8 septembre, vous assistez presque chaque jour au procès des attentats de novembre 2015 et vous y avez témoigné, comme l’ont fait votre épouse et votre fils Clément.
Le 13 novembre 2015, peu après 21h, trois commandos mènent des attaques à quelques minutes d’intervalle aux abords du Stade de France, sur plusieurs terrasses des 10e et 11e arrondissements de Paris et dans la salle du Bataclan. Ces attentats à l’arme de guerre, revendiqués le lendemain par l’État Islamique, seront les plus meurtriers jamais perpétrés en France : 131 personnes y perdent la vie et plusieurs centaines sont blessées. Aux séquelles physiques s’ajoute l’impact traumatique des attentats, profond chez beaucoup des rescapés, des proches de victimes, des sauveteurs et des forces de l’ordre. Dans les jours puis les mois suivant l’attaque, les arrestations se multiplient en Belgique et en France, de sorte que dès avril 2016, quatorze personnes attendent d’être présentées à la justice. Parmi elles, le dernier membre du « convoi de la mort », Salah Abdeslam, est interpellé le 18 mars 2016 à Molenbeek-Saint-Jean.
Le procès des instigateurs, du dernier exécutant en vie et des complices présumés des attaques du 13 novembre 2015 s’est ouvert le 8 septembre 2021, devant la Cour d’Assises spéciale de Paris. La salle d’audience, baptisée « Grands Procès », a été spécialement conçue et installée au Palais de Justice, afin d’accueillir les 335 avocats des 1 800 victimes s’étant constituées parties civiles, les 15 experts, 131 témoins, et les centaines de journalistes présents chaque jour.
Selon Jean-Louis Périès, président de la cour d’Assises, le procès devrait durer 9 mois, durant lesquels le parquet, les parties civiles, la défense, et finalement la cour s’efforceront de remonter le fil des attaques, de définir le parcours des terroristes, notamment à travers les témoignages d’enquêteurs, de chercheurs, de personnalités politiques, mais aussi de savoir si ces attentats auraient pu être déjoués et pourquoi ils ne l’ont pas été.
La fin de l’automne a été consacrée à l’interrogatoire des enquêteurs français et belges. A partir de février 2022, le procès s’intéressera à la logistique des attentats et examinera le rôle de chacun des accusés. Viendront ensuite réquisitoire et plaidoiries, avant que justice ne soit rendue fin mai 2022, si le calendrier prévu s’avère tenable. A l’ouverture des débats, à la fin de l’été, les premiers à monter à la barre ont été les victimes et les proches de victimes. Pour Pascale Robert-Diard, couvrant le procès pour Le Monde, « En témoignant si nombreux à l’audience, ils déposent cette solitude que ni le soutien de leurs proches, ni les séances de psychothérapie, ni même l’écoute et la solidarité des associations […] n’a permis de vaincre ». Georges Salines avant que nous n’en venions à votre première déclaration à la barre des témoins, vous m’avez dit que vous trouviez important de préciser comment se passe le procès physiquement, dans quel espace il se déroule.

Kontildondit ?

Georges Salines :
C’est la première fois que j’assiste à un procès d’Assises. On qualifie souvent celui-ci de procès « hors-normes », et pourtant tout le monde se préoccupe justement qu’il se déroule dans les normes. En effet, pour tous ceux qui y assistent, sa dimension physique est assez frappante ; il se déroule au Palais de Justice « historique », celui de l’Île de la Cité. Toute l’île a été « bunkerisée », le dispositif sécuritaire est très poussé. Il faut franchir un certain nombre de cordons pour accéder à l’entrée des parties civiles, qui est à l’arrière du Palais, rue de Harlay. On passe d’abord devant un chien chargé de sentir d’éventuels explosifs, puis par des portiques de sécurité, comme à l’aéroport. C’est ensuite un long couloir qui vous amène à la salle des pas perdus, à l’intérieur de laquelle a été construite une salle d’audience de 600 places, où se trouvent le Président, les avocats, la Cour et les accusés. D’autres salles annexes permettent d’accueillir les journalistes et le public (qui lui entre de l’autre côté, par le Boulevard du Palais).
On a la sensation d’entrer dans le saint des saints d’un temple, cet endroit a été décrit par Pascale Robert-Diard comme un « cocon ». Ce terme a d’ailleurs déclenché une petite polémique avec certains de mes amis victimes, car la journaliste s’interrogeait sur l’excès de précautions vis-à-vis des parties civiles. Nous n’avons évidemment pas l’impression d’être dans une situation confortable quand nous nous rendons là-bas, parce que ce qu’on y est entend est terrible et ravive notre douleur, mais personnellement je ne lui ai pas reproché ses interrogations, et ai plutôt compris ce qu’elle a voulu dire.
Il y a donc cette dimension physique particulière, mais aussi une dimension humaine particulière. Tout le monde est bienveillant. Les gendarmes des cordons de sécurité sont extrêmement aimables, le Président Périès conduit les débats avec une autorité très ferme, mais aussi une grande attention et une grande bienveillance, à l’égard des parties civiles en particulier. Il y a par exemple eu des débats sur le type de document audio ou vidéo qui pouvait être diffusé, et ce qui ne devait pas l’être, pour éviter d’ajouter du traumatisme aux victimes. Les droits de la défense sont respectés, de nombreux points de droit sont discutés, personnellement je suis en train de devenir très savant sur certains articles du code de procédure pénale … Il y a même eu des gestes assez frappants. Par exemple, comme les audiences se prolongent parfois jusqu’à une heure avancée, un jour les accusés n’avaient pas été suffisamment nourris, et les avocats de la défense ont protesté. Et ce sont les parties civiles qui leur ont fait passer des biscuits pour qu’ils puissent suivre les débats sans risquer l’hypoglycémie. Aurélie Silvestre, l’une des personnes venues déposer à la barre, a raconté cette anecdote à l’une de ses amies, et son amie lui a répondu : « au fond, cette salle est le pays où nous voudrions vivre ».

Philippe Meyer :
Cette apparente contradiction est riche de nombreuses questions, en effet. À la barre de la Cour d’Assises spéciale, après que votre femme a décrit ce qu’ont été pour votre famille les heures et les jours qui suivirent l’attentat, après que votre fils Clément a brossé le portrait de sa sœur, vous avez déclaré à la Cour : « Je vais vous parler de mes attentes vis-à-vis de ce procès. Ma principale attente était probablement d’entendre les parties civiles, et plus particulièrement celles qui, contrairement à moi et à quelques autres, ne s’étaient jamais exprimées dans la presse, dans des documentaires ou dans des livres. ». Cette attente a-t-elle été comblée ? Déjouée ? Enrichie ?

Georges Salines :
Déjouée, non. Enrichie, certainement. Je tire de ce procès beaucoup plus de choses que je n’en attendais. Cela m’a surpris, au point d’y aller presque tous les jours. Je n’avais pas du tout prévue de le faire, j’avais peur de consacrer neuf mois de ma vie à ce procès, car c’est très prenant, et on ne peut pas faire grand-chose d’autre. L’une de mes attentes était en effet d’entendre les parties civiles, et ces cinq semaines ont été un défilé extrêmement émouvant, avec des moments d’horreur …
Cela a permis de mesurer l’ampleur et l’impact de ce qui s’est passé, ainsi que l’humanité de la plupart des victimes qui ont déposé, quelles que soient leurs origines ou leurs antécédents. Presque toutes ont ainsi mis en avant le fait qu’elles n’étaient pas dominées par le ressentiment ou par un désir de vengeance à l’encontre des accusés, mais plutôt par un sentiment d’absurdité, d’un immense gâchis … Il y a un désir que ce procès contribue à trouver un nouvel équilibre, à aller vers une possibilité de retrouver la paix.
Dans les témoignages des victimes, j’ai également été frappé par la fréquence de l’emploi du mot « culpabilité ». Les survivants se sentent coupables d’avoir survécu, ceux qui sont sortis indemnes physiquement ont le sentiment d’usurper la place des blessés. Des blessés ont témoigné, leur apparence est impressionnante, on voit les « gueules cassées », les fauteuils roulants … Les blessés eux-mêmes disent se sentir coupables d’être en vie, alors qu’ils entendent les témoignages de parents endeuillés. Et nous, les endeuillés en question, nous avons aussi cette impression d’être des usurpateurs. Car quand nous entendons les récits de ceux qui étaient sur les lieux, on prend conscience que malgré notre douleur, nous-mêmes n’avons pas enduré ces scènes de guerre, n’avons pas piétiné des cadavres ou pataugé dans le sang. Au fond, tout le monde souffre, et tout le monde trouve que sa souffrance est petite comparée à celle de l’autre.

David Djaïz :
Il est difficile de trouver les mots, mais je voudrais d’abord vous exprimer ma compassion, mon admiration et mon respect. Cette catastrophe nous a tous éclaboussés, par vaguelettes de chagrin, mais le drame indicible que vous avez vécu dans votre chair est inimaginable pour quiconque n’en a pas fait l’expérience en personne. J’admire la dignité et la discipline avec lesquelles vous faites face, vous continuez à vous tenir droit et à témoigner.
Dans votre déposition, vous avez déclaré vouloir vous engager dans des opérations de « justice restaurative » avec les terroristes. Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ? Une telle chose est-elle possible avec des gens incarnant le mal absolu ? Y a-t-il encore quelque chose à sauver ?

Georges Salines :
La justice restaurative est quelque chose qui se comprend assez facilement lorsqu’on assiste à un procès et qu’on discute avec les victimes à propos de ce qu’elles en attendent. Beaucoup d’entre elles nous disent qu’elles souhaitent s’adresser aux accusés et leur dire leur façon de penser. Cela recouvre évidemment un éventail très large de formes et de nuances, mais il y a cela.
Or c’est très exactement ce qui n’est pas possible lors d’un procès d’Assises, car on s’adresse au Président du tribunal, et on répond à ses questions. Et même quand un avocat vous pose une question, c’est au Président qu’on répond. Les accusés ne sont visibles que du coin de l’œil, et ils sont en outre dans un box vitré. Les parties civiles souhaitent aussi entendre ce que les accusés ont à dire, mais évidemment dans un procès pour terrorisme, ces derniers jouent gros (des dizaines d’années de prison en plus ou en moins), il est donc très difficile de faire confiance à la sincérité de leurs déclarations, surtout quand ils clament leur innocence ou leur compassion vis-à-vis des victimes.
La justice restaurative, c’est au fond constater que ce qui n’est pas possible dans le cadre d’un procès pénal présente tout de même un intérêt et devrait être permis dans un autre cadre. A huis clos, sans la presse, les avocats, les juges et la sentence. Une conversation les yeux dans les yeux, où l’on peut dire ce que l’on a à se dire. C’est encadré, il y a des expériences étrangères antérieures (au Québec ou en Suisse notamment), mais c’est une démarche encore balbutiante. En France, c’est la loi Taubira qui prévoit, dans le premier alinéa de l’article 10 du code de procédure pénale, que des auteurs ou des victimes de délits ou de crimes puissent demander à entrer dans un processus de justice restaurative. Dans la pratique, il y a des variantes selon les juridictions, les magistrats et la présence éventuelle d’associations d’aides aux victimes. En France, c’est pratiqué le plus souvent dans les affaires de conflits matrimoniaux, de maltraitances, de harcèlement, avec pour but que chacun puisse tourner la page.
En matière de terrorisme, cela n’a jamais été fait en France. Il y a cependant des exemples en Espagne avec le terrorisme basque, qui a fracturé des sociétés à des niveaux très profonds. Dans certains villages, les familles de victimes habitent en face des familles des assassins, vous imaginez bien que c’est invivable.
Les spécialistes de ces questions s’interrogent : est-ce que ce type de démarche est possible en matière de terrorisme ? Est-ce que cela présente un intérêt ? Si j’ai souhaité cela, ce n’était pas dans l’espoir de faire voir la lumière à Salah Abdeslam, qui touché par mes paroles, serait pris de remords et déciderait de renoncer au djihad. Mais je pense qu’il est important de pouvoir dire ce que l’on a à dire, pouvoir entendre sans filtre ce que l’autre a à dire, que cela peut intéresser certaines personnes. Il faut évidemment que les deux parties aient envie que ce soit possible ; et la rencontre est précédée d’une longue phase de médiation et de préparation.

Jean-Louis Bourlanges :
25’28 Je partage absolument ce qu’a dit David sur le respect qu’inspire votre attitude, cette discipline, cet effort d’objectivation, de mise à distance intellectuelle, tout cela est admirable. Je le dis d’autant plus volontiers que j’occupe le rôle de l’homme politique dans cette émission, et je ressens qu’un homme politique devrait avoir le même courage que vous, cette capacité de traiter intellectuellement des problèmes aussi chargés émotionnellement. Personnellement, je m’en sais incapable. Je n’ai pas traversé d’épreuve aussi abominable que vous ou votre famille, mais j’ai eu ma part de deuils cruels, et quand je vois la souffrance que j’éprouve face à la mort des êtres aimés, j’admire d’autant plus votre attitude. Je ne crois pas personnellement au « travail du deuil ». Comme Roland Barthes, je crois plutôt à l’irrémédiable. J’ai donc énormément de mal à mettre à distance tout cela.
Cependant, j’ai un surmoi assez développé pour savoir que comme vous, j’aurais été contre le mépris de l’Etat de droit, même face à des gens ayant commis ces horreurs. Je me serais également tenu à distance de la mise en cause des pouvoirs publics. Cela ne signifie pas fermer les yeux sur les défaillances, mais je sais qu’il y a une telle asymétrie entre les moyens de l’Etat et la capacité de frappe de ces assassins qu’il faut regarder tout cela avec humilité. Troisième réaction que j’aurais eue : contrairement à François Hollande, je ne me serais pas associé à cette histoire de déchéance de nationalité. Je n’étais pas au Parlement à l’époque, mais je trouvais déjà absurde de transformer cette horreur en séparation entre les Français et les autres. Il s’agit d’un crime contre l’humanité, pas d’un crime d’étrangers contre des Français.
En revanche, je m’avoue totalement désemparé par ces criminels, j’ai énormément de mal à les envisager. J’avoue avoir un profond mépris pour la déchéance intellectuelle, morale et politique de ces gens. J’ai essayé de me mettre à votre place en lisant vos livres ou le témoignage de Mme Silvestre, et c’est pour cela que je vous rends un hommage très profond.
Je pense que vous avez tout à fait raison de « jouer le jeu » du procès, d’en accepter sa logique. Il est vraiment très inattendu, car c’est le seul cas connu où ce ne sont pas les coupables qui comptent, mais les victimes. L’association que vous avez fondée travaille aussi en ce sens, et ce procès a été le moment où toutes les victimes ont rencontré la nation. Suivre ce procès comme vous le faites, avec son lot de réminiscences insoutenables, constitue un effort très précieux, en ce qu’il contribue à l’unité nationale. La vraie, celle qui est si chère aux hommes politiques, pas celle des slogans. L’unité d’un pays qui, à travers la chronique de ce procès, peut partager un peu de votre peine, se sentir en communion avec vous tous, et les uns avec les autres. Il y a là une occasion de resserrer des liens à une époque ordinairement caractérisée par la fragmentation, l’isolement de chacun dans sa bulle. A la limite, les assassins ne nous intéressent pas. Vous-même avez engagé un dialogue avec le père d’un des tueurs, parce que vous avez senti qu’à certains égards (mais à certains égards seulement) sa douleur pouvait se comparer à la vôtre. J’ai l’impression que grâce à ce procès et en grande partie grâce à vous, la France s’est réunie autour de ses victimes. Pour Charlie Hebdo, il y avait de grandes manifestations publiques, ici c’est quelque chose de bien plus personnel et intime qui se produit.
J’aimerais savoir si vous avez conscience de ce rôle politique, ou du moins public, que vous avez si admirablement endossé.

Georges Salines :
Merci pour ces mots. Oui, j’ai pleinement conscience que les évènements du 13 novembre et tout ce qui a suivi se déroule aussi à un échelon national.
Sur le procès, je ne suis que partiellement d’accord avec vous quand vous dites que les victimes comptent davantage que les accusés. A la différence du procès des attentats de janvier 2015, et probablement à la différence de celui qui se tiendra pour l’attentat du 14 juillet à Nice, nous avons dans le box accusés des gens sur lesquels pèsent des charges très lourdes, des gens ayant participé à l’idéologie de Daech. Il est vrai qu’il s’agit davantage d’exécutants que de dirigeants, car les stratèges derrière ces attentats ont probablement été tués au cours d’opérations militaires, même si l’on ne peut pas en être absolument certain. Certains figurent donc parmi les accusés jugés par contumace. Abdelhamid Abaaoud, le coordinateur venu de Syrie pour diriger les opérations sur le terrain a été tué à Saint-Denis pendant l’assaut qu’a donné le Raid dans l’appartement de M. Jawad Bendaoud. Les frères El Bakraoui, n’ont jamais quitté le sol belge, mais étaient vraiment les hommes de confiance de Daech ; ils sont morts le 22 mars 2018. Mais tout de même, il y a des gens comme Salah Abdeslam, Mohamed Abrini, Osama Krayem, qui ont activement participé au projet terroriste. Néanmoins, il y a dans le box 11 accusés, mais aussi trois autres qui comparaissent libres, et sur lesquels pèsent des charges très différentes. Ils ont par ailleurs des stratégies de défense très différentes, certains proclamant leur innocence. Yassine Atar par exemple, le frère d’Oussama, répète qu’il n’est là que parce qu’il est le frère d’un terroriste mais que lui n’a rien fait. Le procès est loin d’être fini, mais il y a tout de même de vrais débats sur sa culpabilité. On s’est cependant rendu compte que ces négations véhémentes de l’idéologie de Daech sont assez largement hypocrites, puisque les enquêteurs belges ont trouvé dans son téléphone des messages où il se plaint que sa femme accouche sous péridurale, et que le gynécologue soit un homme … C’est aussi un vrai procès d’Assises.
Comme vous, je suis a priori plutôt indulgent face aux erreurs ou aux faiblesses des pouvoirs publics : parce que c’est très compliqué, parce que les moyens ne sont pas là, et parce que l’erreur est humaine. Je ne m’attendais pas à ce qu’on débatte autant de ces problèmes, car les assassins de nos enfants sont les terroristes, pas François Hollande ou la police belge. Pourtant, au fil des débats, au cours desquels les métaphores fleurissent (« trous dans la raquette », « angles morts », etc.) on a entendu des choses très lourdes. Il y a quelques fausses pistes, comme ces menaces qu’avait reçues le Bataclan, sur lesquelles on a beaucoup glosé. En réalité, elles étaient assez vagues, anciennes, et s’inscrivaient dans un contexte antisémite. Or il a été établi que la volonté de Daech le 13 novembre était de frapper la France, et il ne fallait pas « polluer » le message avec de l’antisémitisme (même si l’antisémitisme figure dans l’idéologie de Daech).
Mais il y a tout de même des manquements sérieux. Côté français, Samy Amimour avait été arrêté et placé en garde-à-vie en 2012 à cause d’un projet de départ en zone djihadiste. Placé sous contrôle judiciaire par le juge d’instruction Marc Trévidic, ses papiers lui ont été confisqués. Or, un an plus tard, il a pu quitter le territoire national avec une vraie carte d’identité. Soit le fonctionnaire qui a refait les papiers n’a pas vérifié dans le fichier d’interdiction de sortie du territoire, ce qui est une faute, soit ce fichier n’avait pas été renseigné correctement (autre faute, de la Justice cette fois), soit on ne lui a retiré que son passeport, mais pas sa carte d’identité. Pour le moment, on ne sait pas quelle hypothèse est la bonne, mais on ne peut s’empêcher de penser à ce qui se serait passé si tout le monde avait fait son travail correctement …
Tout ne fonctionne pas en France, mais c’est bien pire en Belgique. Un véritable désastre à vrai dire. Je ne vais pas entrer dans les détails, d’autant que l’on ressent ce procès par phases, et je sors d’une semaine de dépositions des enquêteurs belges, dont les dépositions ont révélé des manquements graves. Mais on ne peut pas refaire l’Histoire, et s’appesantir sur ces manquements ne fera pas revivre nos enfants.

Richard Werly :
Comme journaliste, j’ai assisté à quelques journées d’audience, où j’étais dans une salle d’écoute. J’ai donc suivi les débats par écran interposé. Il se peut d’ailleurs que les accusés soient plus visibles de cette façon qu’ils ne le sont dans la salle d’audience, car les caméras s’attardent sur eux.
J’y suis allé à quatre reprises, j’ai également rencontré des parents de victimes, et mon journal republie la chronique d’Emmanuel Carrère. Il y a quelques interrogations qui ne me quittent pas à propos de ce procès.
Tout d’abord, sa dimension publique. Vous avez très bien décrit la façon dont il est physiquement organisé : qui entre par où, les cordons de sécurité, etc. Je me souviens qu’en sortant des audiences, alors que j’étais dans la rue, j’entendais les piétons se demander pourquoi on faisait tout cela. Évidemment, il s’agit d’un micro-trottoir, qui n’est pas révélateur de l’opinion publique dans son ensemble, il ne s’agit peut-être que de badauds gênés par le dispositif sécuritaire, mais contrairement à l’affirmation de Jean-Louis, je ne suis pas certain que la dimension publique ait vraiment percolé dans l’opinion. Pensez-vous que ce procès aurait pu se tenir autrement, ou considérez-vous que sa dimension publique est essentielle ?
Ensuite, à propos des accusés. Il y a là des gens qui étaient des maillons de la chaîne des attentats, et même s’ils n’en étaient pas les cerveaux, certains étaient davantage que de simples exécutants. J’ai cependant été frappé par l’extrême banalité de leur dérive, notamment pour les Belges. A les entendre parler, on se dit qu’il suffit de vraiment pas grand-chose pour devenir un tueur de masse. Ils expliquent qu’ils se sont trouvés happés par l’engrenage djihadiste, peut-être même sans avoir compris la portée de l’endroit où ils allaient. Êtes-vous taraudé par cette question ? Avez-vous le sentiment qu’ils ne donnent qu’une version édulcorée pour essayer d’écoper de peines moins lourdes, ou pensez-vous que nous sommes confrontés à la terrible banalité du mal ?

Georges Salines :
Aurait-on pu organiser autrement la perception publique du procès, faire davantage de pédagogie ? Honnêtement, je n’en sais rien. Il s’agit tout de même d’un procès public, ceux qui souhaitent y assister le peuvent, même si peu de gens le font. Il est cependant possible de s’informer, vous avez cité la rubrique hebdomadaire d’Emmanuel Carrère. Charlie Hebdo fait aussi un compte-rendu quotidien sur le internet. Le Monde, Médiapart ou France Info font également un travail de qualité, et on pourrait aussi citer les live tweets de Charlotte Pierre et Sophie Parmentier pour France Inter, ou d’Aurélie Sarrot pour LCI. Au-delà, je ne sais ce qu’il faudrait faire, car si tous les débats sont filmés et enregistrés, ils ne seront accessibles à tous que dans 50 ans.
Comment devient-on un terroriste ? C’est la question qui me taraude depuis le début. Le 14 novembre, je me demandais déjà comment faire pour que ce qui venait de m’arriver n’arrive pas à quelqu’un d’autre. J’ai intégré mes réflexions à mes livres, mais je ne suis ni un homme politique, ni un militaire, ni un policier, je ne peux guère agir concrètement sur ce problème. Ce que je peux faire, c’est prêter mon concours à des activités de type éducatif. Je le fais, dans les collèges, les lycées, ou en prison. Je ne sais pas si cela sert à quelque chose, je demande d’ailleurs à ce que ce soit évalué. Mais pour que ce type d’action soit efficace, il nous faut mieux comprendre la manière dont on franchit le pas du terrorisme. Le procès m’apprend beaucoup, j’ai également beaucoup lu et échangé à ce sujet. Il n’y a manifestement pas un modèle unique, mais des parcours de vie très différents. Ce qui est frappant au procès, c’est que presque tous les membres de la cellule terroriste se connaissaient. Ils étaient frères, cousins, vivaient à quelques centaines de mètres les uns des autres, fréquentaient le même bistrot … Il ne faut pas oublier le rôle que jouent les prédicateurs ou certains sites internet dans la radicalisation. Dans ces affaires-là, il faut se garder de la naïveté, et s’efforcer de ne pas faciliter la tâche des recruteurs. Par exemple, il est tout à fait évident que le discours de Daech (dans les communiqués revendiquant les attentats, dans les déclarations des trois terroristes du Bataclan à leurs victimes, et dans ce que répète Salah Abdeslam à la Cour), consistant à dire que les attentats ne sont que des représailles après les bombardements français, est mensonger. C’est absolument faux : on sait que Daech a commencé à préparer ces attentats avant que la France ne bombarde quoi que ce soit. Par contre, nos manquements vis-à-vis de nos propres principes peuvent faciliter le recrutement de certains à qui l’on monte la tête sur le thème de la malfaisance de l’Occident. Hugo Micheron, expert de l’islamisme, remarquait que Guantanamo était du pain béni pour Daech. Évitons donc ce genre d’erreur.

Philippe Meyer :
Pour clore cette émission (qui sera suivie d’échanges avec le public diffusés dans notre prochain bada), j’aimerais lire ce texte d’Aurélie Silvestre que nous avons déjà mentionné. Il s’agit de la fin de sa déposition au procès. Aurélie Silvestre a perdu son compagnon, elle était enceinte d’une petite fille née quelques semaines après les attentats.
«  C’est assez fou mais je crois qu’il y a ici tout ce qui faisait de nous une cible : l’ouverture à l’autre, la capacité d’aimer, de réfléchir, de partager et c’est incroyable de constater qu’au milieu de tout ce qui s’est cassé pour nous ce soir-là, ça - ce truc là - est resté intact je crois. Alors je continue à venir ici. Et chaque jour je remplis un peu davantage mes cuves d’humanité. J’entends des histoires de héros de coin des rues et je les rapporte à mes enfants le soir. Je leur raconte ce frère qui a sauvé sa sœur en la plaquant au sol. Je leur dis cet homme qui a décidé de rester avec mon amie Edith quand son corps lui empêchait de se sauver et moi je ne suis pas prête de me remettre de l’histoire de ce policier qui s’est couché sur le terroriste pour que les otages puissent passer après l’assaut. Je dis aussi à mes enfants qu’un soir, quand il se faisait tard, des parties civiles ont fait passer de la nourriture aux accusés. Et même, que les avocats se sont cotisés pour payer une bonne défense aux "méchants". Je peux expliquer à mes enfants qu’il n’y a que ce qui est équitable qui est juste. L’autre jour une de mes amies m’a dit que cette salle était le pays dans lequel on voulait vivre. Je crois qu’elle a raison. ».

Les brèves

Il nous reste les mots

Philippe Meyer

"La densité, la vérité et la dignité du livre de Georges Salines, sa capacité à faire comprendre et à transmettre vous ont valu une invitation inattendue : Azdyne Amimour le père de Samy, l’un des terroristes abattus le 13 novembre, a souhaité rencontrer le père de Lola. D’un premier contact organisé par Sébastien Boussois, spécialiste de la prévention du radicalisme, est né un dialogue retranscrit dans un livre, « Il nous reste les mots »."