Consommateur ou citoyen : les contradictions françaises / COP 30 / n°429 / 16 novembre 2025

CONSOMMATEUR OU CITOYEN : LES CONTRADICTIONS FRANÇAISES

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Dominant dans le commerce en ligne, Shein, le géant chinois de la mode jetable, s’est installé le 5 novembre pour la première fois en boutique, au BHV parisien puis progressivement dans des Galeries Lafayette franchisées à Dijon, Reims, Grenoble, Angers et Limoges. Une arrivée qui provoque un tollé dans le secteur. Spécialiste de la mode éphémère – une production caractérisée par le renouvellement ultra-rapide des collections à des prix cassés dépourvus de normes sociales et environnementales –, le géant chinois a été condamnée à 40 millions d’euros d’amendes par la Direction générale de la répression des fraudes pour « pratiques commerciales trompeuses », puis à 150 millions d’euros par la Commission nationale de l’informatique et des libertés pour « non-respect du consentement des internautes » dans la collecte de leurs données. Adoptée par l’Assemblée nationale puis amendée par le Sénat en juin 2025, la proposition de loi visant à « démoder la mode éphémère grâce à un système de bonus-malus » revient au cœur des débats.
Le chiffre d’affaires de Shein en France (son deuxième marché dans le monde après les États-Unis) était de plus de 1,5 milliard d’euros en 2024. Cette année-là, l’Institut français de la mode a estimé que 35 % des Français ont acheté au moins un produit sur la plateforme Shein, qui compte plus de 12 millions d’utilisateurs par mois. Ces derniers savent pertinemment ce qui est reproché à l’entreprise, ses pratiques contestées et l’impact que son essor à sur le prêt-à-porter français. N’importe. Le caractère compulsif de l’achat est plus fort. Dans un pays pourtant obsédé par la reconquête de sa « souveraineté », qui tient la mondialisation en horreur, le consommateur agit souvent à rebours des convictions du citoyen.
Ainsi, si selon un sondage Ipsos BVA, les Français placent sans surprise le prix en tête des critères guidant leurs achats (62 %), devant la qualité (58 %) et la durabilité (32 %) des vêtements, toutefois, 49 % des sondés expriment une « mauvaise opinion » à l'égard de la qualité des produits. Et 52 % désapprouvent l'installation d'une boutique Shein au BHV. Une nette majorité approuverait des mesures « pour freiner le développement des géants chinois de l'habillement en France et en Europe ». En Dr Jekyll et Mr Hyde, nous exigeons du gouvernement ou de l’Union européenne qu’ils régulent les opérateurs dont les pratiques mettent à mal notre économie, nos emplois et la planète, quand nous achetons leurs produits et leurs services. Et ce n’est pas vrai que dans le secteur de la mode ou du textile … Philippe Moati, cofondateur de l'Observatoire société et consommation prévient : « en cas de désaccord entre le citoyen et le consommateur, c'est le consommateur qui gagne quand l'offre est très attractive ».

LA COP30

Introduction

Philippe Meyer :
L'objectif de limiter le réchauffement climatique à 1,5°C par rapport à l'ère préindustrielle, figurant dans l'Accord de Paris il y a 10 ans, est « sur le point de s'effondrer », a averti fin septembre le secrétaire général de l'ONU Antonio Guterres. Du 10 au 21 novembre, la COP 30 est réunie à Belém, au Brésil aux portes de l'Amazonie. Le président brésilien Lula entend faire des forêts l'un de ses sujets principaux de cette conférence. Il souhaite y formaliser un fonds d'un nouveau genre, une « facilité de financement des forêts tropicales » visant 125 milliards de dollars de collecte, placés sur les marchés financiers. Les bénéfices rémunéreront des pays à forte couverture forestière et à faible déforestation pour leurs efforts de conservation. Cinq autres États disposant de forêts tropicales ont rejoint le projet (Colombie, Ghana, République démocratique du Congo, Indonésie et Malaisie). Par ailleurs, cinq pays développés qui pourraient investir à l'avenir travaillent à organiser l'initiative (Allemagne, Émirats arabes unis, France, Norvège et Royaume-Uni).
Depuis 2015, chaque pays doit soumettre tous les cinq ans une feuille de route climatique détaillant sa stratégie de réduction des émissions de gaz à effet de serre, afin de mesurer leurs efforts pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris. Mais alors que ces « contributions déterminées au niveau national » devaient être rendues avant la fin du mois de septembre, dans un contexte géopolitique tourmenté, où les guerres, les conflits commerciaux et la pression du président américain climatosceptique qui s’est retiré de l’Accord de Paris ont relégué le climat au second plan. Ainsi, la majorité des pays n’avaient pas rendu leur copie à la veille de la conférence, tandis que les États-Unis n'enverront pas de représentants de haut niveau à Belém.
En 2019, la Commission européenne lançait le pacte vert pour l’Europe, avec un objectif ambitieux : faire de l’Europe le premier continent climatiquement neutre d’ici à 2050. Mais sous la pression de lobbies agricoles et depuis le virage à droite et à l’extrême droite du Parlement après les élections de 2024, la copie initiale est peu à peu revue à la baisse : abandon de la loi sur les pesticides, assouplissement de la politique agricole commune, remise en question de l’interdiction des voitures thermiques d’ici à 2035, de la finance durable et de la responsabilité des entreprises… En France, après avoir clamé « Make our planet great again (« Rendez sa grandeur à la planète »), Emmanuel Macron se montre moins écologiste au fil de ses deux mandats. Son gouvernement n’a pas tenu sa promesse de sortie du glyphosate en trois ans, a édulcoré la loi zéro artificialisation nette et délivre encore des permis d’hydrocarbures. Il entend compenser son peu d’allant dans le développement des énergies renouvelables par la relance du nucléaire. Cependant, selon un sondage Ipsos, 89% des Français disent leur inquiétude face à l'aggravation de la crise climatique.

Les brèves

Les livres de Georges Salines

Philippe Meyer

"Je voudrais inciter à la lecture ou à la relecture des deux livres de Georges Salines, le père de Lola, l’une des victimes du Bataclan : L’Indicible de A à Z, écrit au lendemain de l’attentat et Il nous reste les mots, dialogues avec AzdyneAmimour père d’un des terroristes du Bataclan. A propos du second de ces ouvrages, Georges Salines a déclaré : « Le livre a suscité beaucoup d’intérêt en France. Il a été traduit en anglais, en italien, en espagnol, en néerlandais… En Allemagne, ils ont fait une adaptation au théâtre. Et parmi les lecteurs, je n’ai quasiment jamais eu de retours négatifs. » La voix de Georges Salines, écrit une professeur de lettre à la veille d’une rencontre entre le père de Lola et des élèves de seconde, répète inlassablement qu’aucune cause, même juste (pas plus palestinienne aujourd’hui qu’algérienne jadis), ne peut justifier le terrorisme et que le terrorisme ne peut par ailleurs être un prétexte pour encourager la peur, les préjugés, la haine, l’amalgame. On ne peut y répondre que par les valeurs de la République. »"

La guerre des mots : Trump, Poutine et l’Europe

Béatrice Giblin

"Je recommande ce petit essai de Barbara Cassin, écrit avec une vivacité remarquable malgré le sujet inquiétant. Philologue, membre de l’Académie française, elle dissèque les novlangues de Trump et de Poutine, leurs manipulations du langage, leurs réinventions de l’histoire sans rapport avec les faits. Chez Trump, on retrouve un niveau linguistique évalué à celui d’un enfant de dix ans pour le vocabulaire et la grammaire, avec une vulgarité qui relève d’un autre registre. Chez Poutine, c’est plus complexe : il passe de l’argot des bas-fonds de Saint-Pétersbourg à des rhétoriques très travaillées selon ses interlocuteurs, construisant ainsi un récit déconnecté de la réalité. Ce qui me frappe dans l’analyse de Barbara Cassin, c’est l’idée que seule la culture — si l’Europe demeure vraiment ouverte, multilingue et multiculturelle — peut offrir une résistance à ces dérives. Malheureusement, je ne suis pas sûre que nous prenions cette direction."

Tenaces : pour celles qui ne lâchent rien

Richard Werly

"Je veux recommander Tenaces, ce recueil de témoignages rassemblés par Anaïs Bouton après son podcast, et publié chez Albin Michel. À première vue, ce n’est pas forcément le livre que l’on s’attendrait à voir surgir dans notre cercle, et j’y suis entré avec une certaine hésitation. Pourtant, j’y ai trouvé quelque chose d’essentiel : ces voix de femmes qui ont tenu bon, chacune à sa manière, dans un contexte où plane évidemment l’onde de choc de Me Too. Ce qui m’a frappé, c’est cette ténacité, cette force obstinée dont nous avons tant besoin aujourd’hui, au moment même où déferle des États-Unis une vague masculiniste préoccupante. Alors, oui : vive les femmes tenaces."

Expositions au Petit palais : Jean-Baptiste Greuze et Pekka Halonen

Nicolas Baverez

"Je recommande vivement une visite au Petit Palais. On y découvre d’abord l’exposition consacrée à Jean-Baptiste Greuze, peintre de l’enfance et de la famille dans toutes leurs dimensions, lumineuses comme plus sombres. Mais surtout, on y rencontre Pekka Halonen, un peintre finlandais formé auprès de Gauguin, qui a vécu de 1865 à 1933. Il peint la neige comme personne, et l’on comprend, en voyant ses toiles, pourquoi le finnois possède une cinquantaine de mots pour la désigner : chacun de ses tableaux semble en restituer une nuance. Halonen fut aussi l’ami de Sibelius et l’un de ceux qui ont contribué à inventer la nation finlandaise."

Les preuves de mon innocence

Nicolas Baverez

"Je recommande le dernier livre de Jonathan Coe, qui me semble un excellent antidote à cette période où l’on glorifie l’autoritarisme et le populisme. C’est une satire décapante de ce qui se passe en Angleterre depuis le Brexit, avec en point culminant cet épisode ahurissant du gouvernement de Liz Truss qui n’a duré que cinquante-neuf jours. Jonathan Coe démonte avec finesse les mécanismes de la post-vérité, qu’elle prenne les traits de Boris Johnson ou de Donald Trump. Et au passage, cela nous rappelle une chose essentielle : lorsque les contre-pouvoirs politiques cessent d’opérer, il arrive que le marché lui-même fasse le travail. Cela a été vrai face à Liz Truss, et c’est encore vrai aujourd’hui face à Donald Trump."

Le jeu de l’amour et du hasard

Antoine Foucher

"Je recommande chaleureusement la mise en scène de Frédéric Cherboeuf de cette pièce de Marivaux, qui se joue actuellement au théâtre des Mathurins, portée par la troupe l’Émeute avant qu’elle ne parte en tournée à partir de janvier. C’est un spectacle qui revigore vraiment : la mise en scène est vive, joyeuse, drôle, d’une énergie qui emporte tout. On voit les comédiens s’amuser entre eux, et cela donne presque envie de monter sur scène avec eux. Ils apportent une touche de modernité qui ne trahit jamais Marivaux et enrichit au contraire le texte. On en sort ragaillardi, et comme c’est à 19 heures, on peut aller dîner ensuite pour prolonger la soirée. Une garantie de belle soirée dans une période un peu morose."