COMMENT LE TERRORISME A TRANSFORMÉ LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE DEPUIS DIX ANS
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Voilà bientôt dix ans qu'un commando terroriste a semé la terreur dans les rues de Paris, le 13 novembre 2015, assassinant 130 personnes et en blessant plusieurs centaines d'autres. Trois rescapés se sont depuis donné la mort, succombant à leurs blessures psychiques. Ces attentats ont profondément impacté la société française. Les médias jouent un rôle central lors de tels événements. Difficile d’informer avec précision dans un climat de peur et d'incertitude après un attentat. Le 9 janvier 2015 notamment, des chaînes d'information en continu ont divulgué la présence d’otages cachés dans la chambre froide de l'Hypercacher de Vincennes, mettant leur vie en danger. Les médias servent de caisse de résonance aux terroristes, qui, pour la plupart sont avides de spectacle. Face à la sidération après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hypercacher, la société française s’est immédiatement massivement mobilisée comme en témoigne la grande manifestation du 11 janvier 2015. La vie quotidienne a été transformée, bouleversée par les dispositifs de surveillance, de prévention et de lutte antiterroriste. Le terrorisme provoque également des effets perturbateurs comme la montée de sentiments xénophobes, antimusulmans ou antisémites et leurs réponses politiques. Il a induit des progrès considérables de la recherche, en particulier, depuis 2015, sur la question des traumatismes. Il impacte les procédures judiciaires. En France, depuis 2019, le nombre de procès criminels pour terrorisme a été multiplié par sept : la raison principale en est non seulement la création d'un parquet national antiterroriste, mais aussi la volonté de donner réparation à toutes les victimes et leur offrir la possibilité de s'exprimer dans le lieu symbolique d'une cour de justice.
Procureur de la République de Paris en charge de la lutte contre le terrorisme entre 2011 et 2018, François Molins a vécu les événements les plus dramatiques qui se sont succédé pendant cette période, des attentats de Mohamed Merah en 2012, au 13 novembre 2015, en passant par le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo. Insistant sur le fait qu’il a fallu trouver une juste mesure entre le durcissement de la réponse et le respect des libertés et droits fondamentaux, François Molins considère que « dans l'ensemble, la France y est parvenue » : L'état d'urgence décrété au lendemain du 13 Novembre a duré un peu moins de deux ans, jusqu'au 1er novembre 2017. Il a rassuré les gens et permis une amplification de la lutte - assignations à résidence, perquisitions, interdictions de séjour, fermeture de mosquées radicalisées -, toujours sous le contrôle de la justice administrative et du Parlement. Mais le risque de dérive est réel, met en garde François Mollins. En octobre 2025, cinq actes terroristes d'inspiration djihadiste ont été réalisés ou projetés, dans quatre pays européens, rappelle l'ancien procureur antiterroriste Jean-François Ricard. Ces faits, insiste-t-il, doivent nous alerter sur la persistance d'une menace qui prend des formes nouvelles.
Kontildondit ?
Michaela Wiegel :
La France a été, après les États-Unis, la deuxième grande démocratie membre du Conseil de sécurité à être confrontée à un terrorisme remettant en cause l’État de droit et le fonctionnement même de ses institutions. Mais elle a choisi une voie tout à fait différente de celle des États-Unis. Là-bas, sous l’impulsion du vice-président Dick Cheney, récemment disparu, la lutte antiterroriste a pris la forme d’une justice d’exception, en marge des conventions internationales et des principes de l’État de droit. La France, elle, a su rester dans le cadre d’une justice ordinaire, certes spécialisée, mais fidèle à la Convention européenne des droits de l’homme et à la Constitution. Toute tentative de s’en écarter, comme la déchéance de nationalité envisagée un temps, s’est d’ailleurs soldée par un échec.
Cela ne signifie pas que tout ait été un succès. Le procès qui s’est tenu entre septembre 2021 et juin 2022 a néanmoins constitué une forme de catharsis, notamment pour les victimes et leurs familles. L’organisation en a été exemplaire et la France peut être fière d’avoir su donner une réponse judiciaire à la hauteur, même si la plupart des terroristes étaient déjà morts, puisqu’il s’agissait d’attaques suicides. Voir la justice agir, rendre compte, a été essentiel, surtout aujourd’hui, alors qu’elle est de plus en plus attaquée.
Le discours politique, en revanche, s’est radicalisé, et d’une certaine manière, décivilisé. Le slogan « vous n’aurez pas ma haine » s’est peu à peu inversé. Face à la multiplication des attentats isolés, souvent commis par des individus aux moyens limités mais aux effets meurtriers, on observe une montée des appels à la vengeance, au durcissement de l’État, et à une assimilation croissante entre islam et islamisme. Ces dérives marquent durablement notre débat public. Il faut aussi évoquer la question des prisons. Le reflux des grandes opérations terroristes, mieux contenues grâce aux services de renseignement et à la défaite de l’État islamique en Syrie et en Irak, ne doit pas masquer un danger latent. Le chercheur Hugo Micheron alerte sur le fait que le djihadisme de demain se prépare aujourd’hui derrière les murs des prisons, où se radicalisent des individus toujours plus dangereux. De ce point de vue, la perspective reste sombre.
Nicole Gnesotto :
On peut dresser une liste assez précise des transformations qu’a entraînées le terrorisme dans l’appareil d’État français : nouvelles lois, création du parquet national antiterroriste, rôle accru de l’armée avec les missions Vigipirate, dispositifs de sécurité intérieure. Cette adaptation s’est faite, comme l’a rappelé Michaela, en restant dans le cadre de l’État de droit, ce qui est un vrai succès. Mais si l’on s’interroge sur l’impact du terrorisme sur la société française, le constat est plus nuancé. À première vue, rien ne semble avoir changé : il suffit de regarder les terrasses pleines dès qu’il fait beau, les salles de spectacle et les théâtres toujours fréquentés. La peur n’est plus dominante, et la France apparaît comme une société très résiliente. Le terrorisme n’habite plus la mémoire quotidienne des Français. Pourtant, en profondeur, quatre effets durables se font sentir.
Le premier, c’est l’acceptation généralisée d’une société de surveillance. Il y a dix ans, installer une caméra dans un village soulevait des débats sans fin. Aujourd’hui, tout le monde accepte d’être observé, filmé, suivi, que ce soit par les pouvoirs publics ou les plateformes privées. C’est ce que Shoshana Zuboff appelle le capitalisme de surveillance. On assiste à une forme d’affaiblissement du sens de la liberté individuelle et des droits civiques, ce qui est inquiétant.
Le deuxième effet, c’est l’assimilation du terrorisme à l’islam. Dans les années 1970, les attentats étaient perçus comme liés à des causes politiques extérieures — arménienne, palestinienne — et non à une religion. Désormais, le terrorisme est identifié à l’islam, ce qui crée un profond malaise chez les musulmans de France, environ 10 % de la population selon l’INSEE. Cette confusion nourrit les tensions, et certains évoquent même un risque de guerre civile. On ne voit pas encore, contrairement à d’autres pays d’Europe du Nord, un terrorisme d’extrême droite inspiré de valeurs chrétiennes, mais Europol le cite déjà comme la deuxième menace terroriste en Europe.
Troisième conséquence : le rejet croissant de l’immigration, surtout venue du Sud. L’accueil favorable des réfugiés ukrainiens contraste fortement avec la méfiance envers les migrants d’Afrique ou du Moyen-Orient. Là où l’immigration était autrefois perçue comme un problème économique ou social, elle est désormais associée à l’insécurité.
Enfin, le quatrième effet, c’est la montée du Rassemblement national. Depuis 2019, il est devenu le premier parti de France, d’abord en capitalisant sur le thème de l’insécurité, aujourd’hui sur celui du pouvoir d’achat. Mais un nouvel attentat suffirait à replacer la sécurité au cœur de son discours et à renforcer encore sa position.
Un dernier événement a toutefois ajouté de la confusion : les attentats du Hamas contre Israël, le 7 octobre 2023. Depuis, le débat public français s’est embrouillé. Le conflit israélo-palestinien s’est invité dans la politique intérieure, non par des attentats en France, mais par un glissement symbolique : La France Insoumise est accusée d’antisémitisme et d’islamophilie, tandis que le RN se positionne comme pro-israélien et islamophobe. Cette polarisation importée du Moyen-Orient empoisonne le débat démocratique français, et c’est, à mes yeux, une évolution nouvelle et très préoccupante.
Lionel Zinsou :
Je partage ce qu’ont dit Michaela et Nicole : il est remarquable que l’État de droit se soit plutôt renforcé, malgré les chocs, la peur et la haine suscités par le terrorisme. Ce que vous rappeliez à propos de François Molins, Philippe, en est l’exemple : il a non seulement été respecté comme procureur antiterroriste, mais il est devenu ensuite procureur général de la Cour de cassation, avant d’être reconnu, après sa retraite, comme une figure morale, constamment consultée sur les questions d’État de droit. Cette solidité institutionnelle s’accompagne d’une véritable émotion collective et d’un sens durable de la solidarité. Dix ans après, nous continuons d’en parler avec la même intensité. La société française demeure profondément consciente et respectueuse des victimes, du travail des associations qui les accompagnent, et des enseignants chargés d’expliquer ces événements à des enfants exposés à des réseaux sociaux souvent dangereux. Il y a là une force de résilience qu’il faut saluer.
Mais certains aspects sont plus inquiétants. Les terroristes sont de plus en plus jeunes. On voit aujourd’hui des collégiens impliqués dans des affaires graves, voire incarcérés. C’est un phénomène établi statistiquement. La menace est désormais individuelle, et elle peut commencer à douze ans. Le simple mensonge d’une enfant de treize ans a conduit à la tragédie de Samuel Paty. Cette contagion juvénile, alimentée par les réseaux sociaux, constitue une forme de pandémie difficile à prévenir. Nous disposons désormais de meilleures connaissances sur ces processus, grâce aux travaux de chercheurs comme Hugo Micheron, sur la radicalisation et la déradicalisation en prison, ou d’Hakim El Karoui, qui souligne le rôle essentiel de l’école. L’enseignement de la langue arabe, par exemple, devrait être pleinement pris en charge par l’école publique, afin d’éviter qu’il ne soit confié à des cercles communautaires, qu’ils soient maghrébins ou turcs. De même, l’enseignement de l’histoire des religions devrait permettre de mieux comprendre et prévenir les replis identitaires. C’est une mission supplémentaire pour l’école républicaine, encore trop peu assumée malgré de nombreux rapports.
Il existe aujourd’hui un vrai problème d’intégration — ou d’assimilation, si l’on veut employer ce mot — et la société politique semble s’en accommoder. Au lieu de chercher des solutions, elle laisse s’installer les obsessions et les peurs. Car, en réalité, contrairement à ce que prétend le Rassemblement national, l’immigration n’est pas la première préoccupation des Français : elle arrive en sixième position dans les sondages, et tend même à reculer. Les études de l’IFOP montrent que le racisme ne progresse pas de manière significative. C’est donc une mise en scène politique. Il appartient aux démocrates et aux défenseurs de l’État républicain de mettre fin à cette hystérisation du débat, qui associe l’immigration à une culpabilité collective infondée.
Philippe Meyer :
Pour rebondir sur le rajeunissement de la menace, ou du moins de ses prémices, il faut rappeler combien les enseignants se trouvent en première ligne. Beaucoup témoignent des menaces auxquelles ils font face, à des degrés divers, et surtout du manque de soutien de leur hiérarchie. Pire encore, certains racontent comment leur administration les enfonce, au nom du « pas de vagues ». Un article récent du Monde l’illustrait encore. Notre nouveau ministre de l’Éducation nationale connaît parfaitement les rouages de l’institution, puisqu’il en a été l’un des directeurs généraux les plus expérimentés et les plus durables dans un poste souvent instable. Il semble donc en position de pouvoir agir concrètement sur ce sujet, quelle que soit la durée de son mandat.
Béatrice Giblin :
À propos des enseignants, ceux qui sont le plus souvent exposés sont les professeurs de français et d’histoire-géographie, car la formation citoyenne passe par ces disciplines. Le fameux « pas de vagues » vient aussi du fait que ces milieux sont majoritairement de gauche et redoutent la stigmatisation de l’immigration. On préfère se taire plutôt que risquer d’être accusé de discrimination. Cette autocensure s’observe aussi dans les médias : on euphémise, on évite de nommer, on choisit ses mots avec une extrême prudence.
C’est ce double mouvement que je trouve préoccupant : d’un côté, l’hystérisation du débat, et de l’autre, une volonté d’atténuer à tout prix, de ne pas blesser. En Grande-Bretagne, un débat récent a éclaté sur la mention de l’origine de criminels britanniques ; en France, on ne publie même plus les noms, ce qui n’était pas un problème autrefois. Dans l’enseignement, ce souci de ne pas stigmatiser conduit parfois à un silence involontaire, qui accentue le sentiment d’abandon des enseignants menacés et non soutenus. Ce que Nicole a souligné me paraît aussi essentiel : la façon dont la question du terrorisme a glissé vers le conflit israélo-palestinien. Ce déplacement a été instrumentalisé par les extrêmes, à gauche comme à droite, et a encore aggravé la confusion du débat. De même, la polémique autour de la déchéance de nationalité, évoquée par François Hollande dans un discours solennel, a pris des proportions démesurées. Elle a réveillé les vieilles culpabilités liées à la guerre d’Algérie et aux pratiques coloniales, ravivant des blessures politiques profondes.
Quant au rajeunissement et à la radicalisation de certains jeunes, je ne crois pas qu’on puisse tout expliquer par l’échec de l’intégration. Il y a aussi des adolescents sans lien avec l’immigration qui se radicalisent via les réseaux sociaux, pris dans des bulles d’endoctrinement. C’est un phénomène nouveau, très difficile à prévenir. L’école joue un rôle essentiel, mais elle ne peut pas tout. Et je le dis en tant que mère d’un professeur d’histoire-géo en banlieue difficile, confronté chaque jour à ces réalités. S’agissant de la société de surveillance, on voit bien à quel point nous nous sommes habitués. Il suffit d’observer les contrôles dans les aéroports : ouvrir son sac, sortir son dentifrice, tout cela est devenu banal, presque naturel. Cela a même créé des emplois. Sur la résilience enfin, elle est réelle, mais fragile. Il suffirait d’un nouveau « coup de Trafalgar », pour que tout vacille à nouveau.
Michaela Wiegel :
Je trouve fascinant ce que Béatrice vient de dire sur le poids du passé colonial et sur cet imaginaire collectif qui, en France, n’a jamais été vraiment purgé. On voit bien la différence avec l’Allemagne, confrontée elle aussi au djihadisme et, depuis le 7 octobre, à une montée des actes antisémites, mais qui réagit d’une autre manière. Ce qui me frappe en France, c’est la façon dont le discours du Rassemblement national, selon lequel tous les signes extérieurs de l’islam devraient être bannis, s’est peu à peu imposé. L’incident à l’Assemblée nationale en est une illustration : des élèves portant le foulard y assistaient à une séance, et cela a provoqué un scandale, alors même qu’ils avaient été invités, et pas par LFI mais par le MoDem, dans le cadre d’une initiation à la démocratie.
En Allemagne, les choses sont perçues différemment. Le port du foulard n’est pas nécessairement associé à un manque d’intégration. Il y a par exemple beaucoup de jeunes femmes d’origine turque, parfaitement intégrées, qui continuaient à le porter. En France, le débat s’est radicalisé : on en est venu à considérer que le voile n’a plus sa place dans aucun espace public, qu’il est devenu, en soi, un symbole d’exclusion.
Béatrice Giblin :
C’est vrai, mais dans le cas que vous évoquez, il s’agissait en plus d’enfants très jeunes, des fillettes de huit ou neuf ans, venues avec leur classe de primaire. Il y avait aussi un groupe de lycée professionnel, mais c’est la présence de ces très jeunes enfants voilées qui a suscité des réactions. La question est bien de savoir s’il est acceptable de voiler des enfants de cet âge.
Michaela Wiegel :
D’accord, mais ce qui me frappait, c’est que tout le monde réagissait comme s’il existait une interdiction du port du voile dans l’espace public, alors que ce n’est pas le cas.
Béatrice Giblin :
Tout dépend des interprétations, mais il est vrai, comme l’a montré Hugo Micheron, qu’il existe une stratégie de long terme d’un islam politique dans certains quartiers. Sur ce point, il faut rester vigilant et ne rien laisser passer. Je crois qu’il n’a pas tort.
LA GUERRE AU SOUDAN
Introduction
Philippe Meyer :
Au Soudan, le 26 octobre la ville d’El-Facher, capitale de la province du Darfour du Nord est tombée aux mains des Forces de soutien rapide (FSR) qui assiégeaient la ville depuis plus de dix-huit mois. C’était le dernier bastion, au Darfour, des Forces armées soudanaises (FAS). La guerre au Soudan a commencé en avril 2023 lorsque les tensions autour du projet d’intégration des FSR à l’armée régulière ont éclaté en un conflit qui a fait des dizaines de milliers de morts et déplacé de 12 à 13 millions de personnes. Deux acteurs qui s'étaient partagé le pouvoir après la chute du dictateur Omar el-Béchir, renversé en 2019 s’affrontent : l'armée soudanaise, héritière de l'ancien régime, avec à sa tête le général Abdel Fattah al-Burhane ; et les FSR, une unité paramilitaire dissidente dirigée par le général Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemetti. En début d'année, l'armée soudanaise et ses supplétifs miliciens ont reconquis la capitale, Khartoum, ainsi que la région agricole de la Jézira, le long du Nil. Depuis, ils contrôlent toute la moitié orientale du Soudan. A l'ouest, en revanche, les RSF dominent. Le noyau dur des hommes de Hemetti est composé d'anciens combattants arabes jenjawids employés, à l'époque d'El-Béchir, pour effectuer les sales besognes du régime et écraser les mouvements rebelles du Darfour. Ils sont eux-mêmes originaires de cette région, grande comme la France métropolitaine.
Situé à la lisière de la partie subsaharienne de l'Afrique et du Moyen-Orient, le Soudan concentre une multitude de richesses et d'avantages géostratégiques suscitant toutes sortes de convoitises et d’ingérences : d'immenses terres arables, les eaux du Nil, des mines d'or, du pétrole, l'accès à la mer Rouge face à l'Arabie saoudite, des frontières avec huit pays africains. Soutenues par une partie des Émirats arabes unis, les FSR contrôlent les mines d'or du Darfour, les circuits de contrebande vers la Libye et la Centrafrique, et finance une armée privée plus riche que l'État soudanais, tandis que les FAS ont bénéficié de l'appui de l'Égypte, de l'Arabie saoudite, de l'Iran et de la Turquie, selon des observateurs. Tous nient toute implication.
Les réactions internationales demeurent d'une discrétion gênée. Lundi, toutefois, le bureau du procureur de la Cour pénale internationale a averti que les atrocités commises par les FRS à El-Fasher « pourraient constituer des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité ». Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme mentionne des « massacres massifs de civils et de combattants désarmés ». La région, déjà extrêmement affaiblie depuis les massacres de Geneina en 2023, s'enfonce dans un nouveau cycle de violences entre communautés, où vengeance et désordre remplacent toute stratégie politique. Le pays s'est disloqué en zones d'influence : le Darfour aux mains des FSR, le Nord et l'Est sous commandement militaire, le Sud livré au chaos. L'État soudanais, déjà amputé du Soudan du Sud en 2011, se délite à nouveau.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
Malheureusement, la guerre n’a pas commencé en 2023, mais depuis bien plus longtemps. C’est ce conflit ancien qui a conduit à la partition du pays et à la naissance du Soudan du Sud, après des années d’affrontements meurtriers et de déplacements massifs de population. La guerre du Darfour, elle aussi, remonte à plusieurs décennies. La chute d’El-Facher, assiégée depuis dix-huit mois, ne fait que raviver un drame déjà très ancien. Cette ville, qui comptait autrefois près d’un million d’habitants, n’en abrite plus guère que 200.000, décimés par les massacres, les bombardements et la faim. Il a fallu la prise d’El-Facher pour que le monde se souvienne du Soudan et de ses atrocités. Mais cette guerre actuelle n’est qu’un nouvel épisode d’un conflit enraciné dans la structure même du pays. Le Soudan, autrefois esclavagiste, opposait déjà les populations noires non musulmanes du Darfour et du Sud aux tribus arabes venues de la vallée du Nil. Ces dernières ont toujours regardé les populations de l’Ouest et du Sud comme inférieures. Beaucoup d’hommes du Darfour, réduits à la misère, se sont engagés comme simples soldats dans l’armée soudanaise, dirigée par des officiers arabes musulmans. Ce rapport de domination, ancien et persistant, reste au cœur du conflit.
Le Darfour est aussi une région singulière : un massif volcanique atteignant 3.000 mètres, des terres fertiles, des sédentaires et des nomades vivant de manière précaire côte à côte. El-Facher fut longtemps une capitale prospère, un carrefour d’échanges où transitaient esclaves, bétail, produits agricoles ... Mais la croissance démographique rapide a créé une pression foncière considérable, provoquant des affrontements entre cultivateurs et nouveaux arrivants venus de l’Est. C’est de cette dépossession qu’est née la révolte du Darfour, écrasée dans le sang par Omar el-Béchir, avec le concours d’Hemetti et d’al-Burhane. Les mêmes atrocités qu’aujourd’hui — massacres, viols, exactions — se produisaient déjà en 2003.
La différence, aujourd’hui, c’est l’échelle et les moyens. Le conflit a pris la forme d’une véritable guerre, avec chars, aviation, armements lourds, et surtout, des soutiens extérieurs puissants. Les Émirats arabes unis appuient Hemetti, qui contrôle les zones aurifères du Darfour. L’or y est extrait de gisements alluviaux — non pas de mines — sur un vaste territoire, sur lequel il a la mainmise. Environ 93 tonnes ont été extraites et exportées, désormais transformées à Dubaï, alors qu’autrefois elles passaient par Anvers. Quant aux armes, elles transitent par le Tchad et la Libye.
C’est une guerre appelée à durer, alimentée par des intérêts économiques et régionaux considérables. Et pendant ce temps, l’ONU se contente d’un rôle humanitaire minimal. C’est une tragédie ancienne, complexe, enracinée dans l’histoire du pays et dans des rapports de domination qui n’ont jamais été résolus.
Lionel Zinsou :
C’est effectivement une tragédie, à la fois par la brutalité extrême que Béatrice vient de décrire et par l’indifférence internationale qu’elle suscite. Comme si les morts soudanais comptaient moins que ceux d’autres pays. Et c’est d’autant plus dramatique que cette guerre s’inscrit dans une région déjà en feu.
L’indifférence est telle que beaucoup ignorent même où se situe le Soudan. Rappelons qu’il ne s’agit pas de l’ancien « Soudan français », qui correspond aujourd’hui au Mali, mais d’un autre pays, entouré de sept États, dont la plupart sont eux-mêmes en guerre. Le Soudan du Sud, séparé en 2011 après des années de conflit, a replongé dès 2013 dans une guerre civile effroyable. En Ouganda, voisin du Sud-Soudan, j’ai vu des centaines de milliers de réfugiés fuir les combats. L’Éthiopie sort à peine de la guerre du Tigré, menée avec l’appui de l’Érythrée. Entre Khartoum et Addis-Abeba, sur une distance d’à peine une heure de vol, on ne trouve que des zones dévastées par les armes.
Plus à l’ouest, la République démocratique du Congo, elle aussi frontalière du Sud-Soudan, est en guerre dans le Kivu et l’Ituri. La Centrafrique voisine vit sous la coupe de Wagner à Bangui et des troupes rwandaises ailleurs, après le départ partiel des casques bleus de la MINUSCA. Le Tchad, lui, joue un rôle ambigu, tout en ayant ses propres intérêts dans la région. Et au nord, la Libye, toujours fracturée en deux, reste un foyer d’instabilité.
De l’autre côté de la mer Rouge, en face de Port-Soudan, la situation n’est guère plus apaisée : on est aux portes du Yémen, où des milices alliées aux Émirats arabes unis combattent comme mercenaires. C’est dire que le Soudan se trouve au cœur d’un immense arc de guerre, où les rivalités, les trafics et les puissances étrangères s’entrecroisent.
Ce n’est donc pas une crise ponctuelle, mais l’un des foyers les plus anciens et les plus chaotiques du monde. Ce chaos plonge ses racines dans le XIXème siècle et dans l’héritage des frontières artificielles tracées par les puissances coloniales. Le Soudan, immense territoire de plus de 2,5 millions de kilomètres carrés avant la sécession du Sud, se fragmente à nouveau, promis à devenir trois entités au moins, dont aucune ne semble prête à coexister pacifiquement avant des décennies.
Nicole Gnesotto :
Je voulais revenir sur les raisons de l’impuissance des institutions internationales et, plus largement, des pays occidentaux face à la tragédie soudanaise. Le tableau apocalyptique que Lionel vient de dresser explique en grande partie cette paralysie : le niveau de violence et d’atrocité dépasse l’entendement, même si, hélas, il n’a rien d’unique. Pourtant, malgré l’ampleur des drames humains, nous restons incapables de nous mobiliser.
Le Soudan est en réalité le symbole des échecs de la politique africaine des Occidentaux. Pendant la guerre froide, le pays était un allié stratégique des États-Unis, qui y avaient installé plusieurs bases militaires et en exploitaient les ressources. Puis, avec la révolution d’Omar el-Béchir, le pays a basculé dans l’islamisme. Washington l’a aussitôt placé sur la liste des États terroristes, et il est devenu un trou noir dans la pensée stratégique américaine. À l’époque, les États-Unis divisaient le monde en trois catégories : les alliés, les États faillis et les États terroristes. Le Soudan passait brutalement d’une catégorie à l’autre, sans que personne n’ait cherché à prévenir cette dérive. C’est le premier grand échec : avoir laissé s’installer un régime islamiste imposant la charia et un ordre social d’une brutalité extrême, notamment envers les femmes, préfigurant ce que l’on voit aujourd’hui en Afghanistan.
Le second échec est celui de la tentative occidentale de pacifier le pays, au moment de la guerre du Darfour en 2003. L’émotion fut considérable : Bernard Kouchner, alors ministre des Affaires étrangères, s’était engagé, et aux États-Unis, George Clooney avait mené une mobilisation internationale pour « sauver le Darfour ». En 2007, l’Union européenne lança même, sous impulsion française, sa plus importante opération militaire extérieure, destinée à protéger non pas le Darfour lui-même, mais les camps de réfugiés installés au Tchad et en Centrafrique. Cette intervention n’a pourtant pas empêché la poursuite des massacres, ni la sécession du Soudan du Sud, suivie d’une guerre civile atroce et de nouvelles vagues d’atrocités.
Il en résulte aujourd’hui une forme de lassitude et de fatalisme. L’impression que toute tentative d’action dans cette région est vouée à l’échec. Même l’aide humanitaire reste très insuffisante : l’Union européenne a débloqué 500 millions d’euros pour les déplacés du Soudan, une somme dérisoire face à l’ampleur du désastre. Cette inaction traduit à la fois la fatigue morale des Occidentaux et leur renoncement à toute ambition politique sur le continent africain.
Michaela Wiegel :
Beaucoup a été dit, mais je voudrais ajouter quelques éléments sur la question de l’intervention internationale. L’administration Trump avait bien tenté quelque chose avec le « Quad », réunissant les Émirats arabes unis, l’Égypte et l’Arabie saoudite — trois acteurs pourtant souvent opposés —, mais cette initiative a échoué.
Quant à l’Union européenne, elle est très en retrait. Et c’est d’autant plus préoccupant que les conséquences migratoires de la guerre au Soudan sont déjà visibles. Les Soudanais figurent désormais parmi les principales nationalités demandeuses d’asile en France et en Allemagne. Nous avons tous en mémoire comment la guerre en Syrie avait profondément modifié les flux migratoires : détourner le regard aujourd’hui, c’est risquer de revivre la même situation.
Je m’interroge aussi sur la pertinence du choix de Kaja Kallas à la tête de la diplomatie européenne. L’Afrique reste pour elle un territoire quasi vierge, une feuille blanche. Avoir une position claire sur la guerre en Ukraine ne suffit pas à construire une politique étrangère cohérente. Il est urgent que les grands pays européens ayant une histoire et une expérience en Afrique se réengagent, car leur désengagement laisse le champ libre aux puissances concurrentes et accentue notre impuissance collective.
Lionel Zinsou :
Il faut rappeler qu’il y a bien eu des soutiens économiques, y compris de la France et de l’Union européenne. Ces aides ont coïncidé avec un moment d’espoir, une parenthèse pacifique et démocratique dans l’histoire du Soudan. En 2019, le dictateur Omar el-Béchir, condamné pour crimes contre l’humanité, a été renversé par un soulèvement populaire d’une ampleur et d’un courage remarquables : enseignants, médecins, jeunes, femmes, tous unis dans la rue pour réclamer la liberté. Pendant quelques mois, jusqu’en 2020, on a pu croire à un renouveau. Une conférence internationale s’est tenue à Paris pour alléger la dette du Soudan et lui permettre de se reconstruire. La France avait alors accordé un prêt de très court terme qui avait redonné un peu de souffle à l’économie et ouvert une perspective de redressement. Cet élan avait suscité un immense espoir, non seulement au Soudan, mais dans toute l’Afrique : la preuve qu’un peuple pouvait, par lui-même, mettre fin à une dictature et rêver de démocratie.
Mais tout cela a tourné court. L’alliance entre les deux généraux, Hemetti et al-Burhane, a volé en éclats, et leur guerre a déjà fait des dizaines de milliers de morts. Dans un pays de 50 millions d’habitants, on compte aujourd’hui 15 millions de déplacés et 25 millions de personnes qui ne mangent plus à leur faim (la moitié de la population !). Ce conflit est nourri par deux malédictions : l’or et le pétrole. Ces ressources, que l’on présente souvent comme les richesses de l’Afrique, sont en réalité les causes profondes de son malheur.