Le vol du Louvre et la protection du patrimoine / Le mouvement « No Kings » / n°426 / 26 octobre 2025

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LE VOL DU LOUVRE ET LA PROTECTION DU PATRIMOINE

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Au musée du Louvre, dimanche dernier, une série de bijoux datant du XIXe siècle ont été dérobés en quelques minutes par plusieurs malfaiteurs dans la galerie d'Apollon. Huit pièces manquent à l'appel. Le butin a été estimé à 88 millions d'euros par la conservatrice du musée, a annoncé mardi la procureure de Paris. La couronne de l'impératrice Eugénie, d'abord volée, a été retrouvée près du site, vraisemblablement égarée par les voleurs dans leur fuite. Très fréquenté, le musée a accueilli 8,7 millions de visiteurs en 2024. Il s’étend sur 73.000 mètres carrés et contient environ 35.000 œuvres issues de collections du monde entier. Le dernier vol recensé au Louvre a eu lieu en 1998 : une toile de Camille Corot, volée en pleine journée et jamais retrouvée.
Lors de son audition mercredi au Sénat, la présidente du musée Laurence des Cars a indiqué qu’aucune caméra ne couvrait le balcon de la galerie d’Apollon, où sont passés les braqueurs, mais a réfuté tout « retard » dans la mise en œuvre du plan de sécurisation, contestant les observations de la Cour des comptes. Elle a confirmé avoir présenté sa démission, « refusée » par la ministre de la culture, et a notamment souhaité solliciter le ministère de l’intérieur pour étudier la possibilité d’installer un commissariat de police au sein du musée.
Alors que le Louvre a rouvert ses portes mercredi matin, The Economist rappelle, étude scientifique à l’appui, que le vol d’œuvres dans les grands musées est presque une routine : on en recense 40 dans le monde depuis 1990 (majoritairement en Europe)… plus d’un par an. Dans quasiment un cas sur cinq, la valeur des objets dérobés dépasse les 100 millions d’euros avec un record à 450 millions d’euros pour le Van Gogh Museum d’Amsterdam en 1991. Moins d'une fois sur deux les œuvres volées ont finalement été récupérées.
La portée symbolique de ce cambriolage n’est pas sans rappeler, pour Le Figaro, celui de l'incendie de Notre-Dame de Paris, en 2019, ou du vol de La Joconde en 1911. L’incendie de Notre-Dame avait mis en lumière la vulnérabilité d’autres édifices religieux. Un plan « sécurité » avait été lancé en 2020 pour les 87 cathédrales dépendant de l’État qui ont renforcé depuis leurs dispositifs de sécurité par des formations aux secours, des caméras thermiques, des porte coupe-feu… Selon la Direction nationale du renseignement territorial, 401 faits antichrétiens ont été recensés entre janvier et juin 2025, soit + 13 % par rapport à la même période en 2024. Une hausse significative qui intervient après deux ans de baisse. Mais pour l'Observatoire du patrimoine religieux, association indépendante qui effectue une veille en temps réel, ces chiffres sont « sous-estimés, parce qu'il n'y a pas toujours des plaintes ». Selon son vice-président, il y aurait aujourd'hui « trois à cinq fois plus de vandalisme touchant les édifices catholiques qu'il y a dix ans ».

Kontildondit ?

Michaela Wiegel :
Je voudrais revenir sur ce vol spectaculaire au Louvre, où, décidément, rien ne va. La galerie d’Apollon avait été rénovée en 2019, au moment même où se produisait un autre cambriolage retentissant, celui de la Voûte verte de Dresde, où une bande avait dérobé des trésors d’une valeur encore supérieure. On pouvait espérer que cet épisode servirait de leçon et inspirerait la mise à jour des dispositifs de sécurité pendant les travaux du Louvre. Visiblement, il n’en a rien été. On avait commencé à remplacer le parquet pour installer de nouvelles alarmes et à changer les vitrines existantes, qui jusque-là comportaient un mécanisme ingénieux : dès que l’alarme se déclenchait, les bijoux tombaient dans une sorte de coffre-fort. Ces vitrines ont été remplacées par des modèles fabriqués par un industriel grec sans réelle expérience dans ce domaine, présentés comme plus modernes et plus sûrs. On voit aujourd’hui que ce n’était pas le cas. Cette situation illustre, à mes yeux, un nouveau chapitre de la trahison des élites, perçue depuis quelque temps en France et qui alimente la montée des populismes.
Les mesures de sécurité ont manifestement échoué, pourtant tous les responsables — de la ministre de la Culture à la présidente du musée, en passant par la directrice de la sécurité — assurent que tout a parfaitement fonctionné. Or les vitrines n’ont pas résisté. Était-il seulement envisagé qu’on puisse les ouvrir à la disqueuse ? L’organisation même de la sécurité pose aussi question : les vigiles ne sont pas formés pour intervenir, mais seulement pour protéger le public, et aucune présence policière n’était prévue dans la salle. Ces failles sont manifestes, mais on a le sentiment qu’on cherche à étouffer le débat.
Enfin, il faut évoquer la relation troublante de la France avec ses joyaux de la Couronne. La jeune République avait vendu en 1887 une grande partie de ces trésors. À partir des années 1980, la Société des Amis du Louvre en a racheté plusieurs, souvent grâce à des dons de riches héritiers. Le manque de protection dont ils ont souffert aujourd’hui témoigne de cette ambiguïté persistante : ces bijoux incarnent un pan entier de l’histoire de France. Parmi eux figurait notamment une broche reliquaire sertie de diamants provenant de Mazarin, ornée du bouton du justaucorps de Louis XIV, que Marie-Antoinette avait ensuite portée en boucle d’oreille. On ne saurait imaginer objet plus intimement lié à l’Histoire de France, et l’on s’interroge d’autant plus sur la faiblesse des mesures de protection.

Marc-Olivier Padis :
J’ai voulu me tenir à distance, cette semaine, de l’atmosphère cyclothymique, parfois même bipolaire, qui semble caractériser le débat français, où l’on passe d’un extrême à l’autre. On l’a déjà vécu au moment de l’incendie de Notre-Dame et, plus tard, à sa réouverture : une immense fierté succédant à l’abattement. Mais ces hauts et ces bas de l’humeur collective finissent par être épuisants. Cette semaine, après le vol au Louvre, nous sommes plus bas que terre, et c’est tout le modèle Français qui semble remis en cause. Ce que je trouve intéressant dans cette affaire, c’est la dimension politique. Si l’on peut éprouver un attachement pour ces bijoux, au-delà de leur valeur artistique, c’est parce qu’ils donnent un sentiment de continuité dans l’histoire de France, alors même qu’ils en racontent aussi les ruptures. Ces joyaux sont une métaphore parfaite de ce double mouvement.
La continuité d’abord : le trésor royal s’est constitué au fil des siècles, depuis François Ier, qui avait déposé huit pierres, jusqu’à Mazarin, grand collectionneur, qui initia Louis XIV à cet art du prestige. Le roi comprit tout ce qu’il pouvait tirer de ces symboles de puissance et développa considérablement la collection. Puis Napoléon, à la recherche d’une nouvelle légitimité, vit dans l’apparat un moyen d’asseoir son pouvoir : il racheta le trésor mis en gage par la Convention nationale pour payer les dettes françaises et enrichit encore le fonds de diamants.
Comme le rappelait Michaela, ces pièces ont sans cesse été montées, démontées, transformées. Le Régent, l’un des diamants les plus célèbres — qui n’a pas été volé — se trouvait sur la couronne de sacre de Louis XIV, puis sur l’épée de sacre de Napoléon. La couronne du sacre de Charles X a été démontée pour créer celle de Napoléon III, qui ne la porta jamais. Quant à la couronne de l’impératrice Eugénie, retrouvée immédiatement après le vol, c’est une réplique plus petite de celle de Napoléon III, fondue en 1887 lors de la vente décidée par les Républicains. Cette continuité est donc complexe, faite de reprises et de métamorphoses.
Je me réfère ici au livre que Nicole Gnesotto avait recommandé en début d’année, Briller de Laurence Cossé, une véritable histoire politique de la joaillerie française. Car c’est aussi une histoire de rupture. La première intervient en 1792, quand les joyaux de la Couronne, exposés au Garde-meuble royal — l’actuel hôtel de la Marine — sont volés pendant cinq nuits consécutives : 9 000 pièces précieuses dérobées. Parmi elles, le Régent, retrouvé presque aussitôt, et le fameux diamant bleu, jamais récupéré, que l’on pense retaillé en Grande-Bretagne et devenu le Hope, aujourd’hui exposé à Washington. La deuxième rupture est celle de la République, qui ne sait pas quoi faire de ce trésor pourtant considérablement enrichi par Napoléon et Napoléon III : de 9.000 pièces en 1792, on passe à plus de 77.000 pierres. En 1886, les Républicains décident d’en vendre la plus grande partie. Certaines pièces sont mises de côté, d’autres transférées au Muséum d’histoire naturelle, d’autres encore rachetées plus tard par les Amis du Louvre. Cette histoire politique est fascinante, car elle révèle la gêne persistante de la République face à ces symboles monarchiques. Et, comme le note Laurence Cossé, si le diamant est éternel, il ne cesse pourtant de disparaître, d’être volé, caché, retaillé, réapparaissant sous d’autres formes. C’est finalement une métaphore de la France elle-même : une histoire de pertes, de transformations et de résurrections.

Philippe Meyer :
On peut ajouter que l’intérêt soudain et considérable pour la galerie d’Apollon surprend un peu ceux qui la connaissent. C’est l’un des rares endroits du Louvre où l’on peut d’ordinaire circuler en toute tranquillité …

Nicolas Baverez :
Ce ne sont pas seulement 88 millions d’euros de bijoux qui ont été dérobés, mais un pan entier de l’Histoire de France, les derniers vestiges d’un trésor passé de la monarchie à la République, en traversant l’Empire. Ce qui choque profondément, c’est d’entendre tous les responsables affirmer que « tout a fonctionné ». Quand on se fait voler 88 millions d’euros alors que tout fonctionne, on se demande ce qui se serait passé si ce n’était pas le cas ... Les explications données sont fragmentaires et révèlent l’absence du principe de base de toute sécurité : la cohérence d’un système intégré.
En l’occurrence, il n’y avait ni surveillance des abords du Louvre, ni interconnexion entre les dispositifs. Le rapport de la Cour des comptes souligne que le musée est très peu équipé en caméras, presque pas à l’extérieur, très insuffisamment à l’intérieur, avec plusieurs réseaux non reliés entre eux. Autrement dit, le Louvre n’a pas de véritable système de sécurité. La proposition d’y installer un commissariat de police est une absurdité.
On parle pourtant d’un projet de modernisation du musée à hauteur de 700 à 800 millions d’euros, sans que les œuvres ni la sécurité ne figurent dans la liste des priorités. On veut creuser sous la cour carrée, créer une nouvelle entrée, mais on néglige l’essentiel : le musée lui-même et ses collections. On est dans la « starification » de la culture, pas dans sa protection. Qualifier ce cambriolage d’« incident » est tout aussi inacceptable. Il s’inscrit dans une série : Notre-Dame, la cathédrale de Nantes, le vol de six kilos d’or au musée d’Histoire naturelle, les cambriolages dans ceux de Limoges, Cognacq-Jay, Paray-le-Monial, Fontainebleau, Fourvière … Les musées sont devenus une cible du grand banditisme, parce qu’il est désormais plus simple de dérober des bijoux au Louvre que chez un bijoutier de la place Vendôme, où la sécurité est autrement plus efficace.
Derrière cela, il faut voir l’enjeu du patrimoine. Il représente à la fois une part de notre histoire et un élément essentiel du contrat social français. C’est aussi une force économique : avec l’Italie, nous sommes l’un des deux grands pays du patrimoine mondial. Le tourisme, c’est 8% du PIB français, 82 milliards d’euros de recettes, et les visiteurs viennent avant tout pour nos monuments et nos musées. En délaissant ce patrimoine, nous fragilisons non seulement notre économie, mais aussi notre image à l’étranger, déjà abîmée par nos difficultés politiques et financières.
Tout cela illustre l’effondrement d’un État qui renonce à ses missions, et l’irresponsabilité érigée en principe : personne n’est jamais fautif, tout aurait fonctionné. Cela révèle aussi la dérive d’une politique culturelle corrompue par le geste symbolique : on ne parle plus que de restitutions, de prêts spectaculaires comme celui de la tapisserie de Bayeux, mais on oublie la mission première, qui est de servir et protéger les œuvres. Cette mission s’est perdue, tant budgétairement que philosophiquement. Le mot même de « conservateur » est tourné en dérision, alors qu’il portait une idée noble : celle de transmettre un héritage que nous avons reçu sans mérite particulier et que nous ne savons même plus préserver.

David Djaïz :
Essayons d’être positifs : c’est la première fois depuis longtemps que l’opinion publique française s’intéresse aux bijoux de la Couronne et à la joaillerie royale. Contrairement à l’Angleterre, où les joyaux sont gardés dans la Tour de Londres par un yeoman et font partie intégrante du contrat social, la galerie du Louvre qui leur est consacrée n’a jamais été parmi les plus visitées, ni par les Français ni par les étrangers. Mais il faut revenir à la réalité de ce cambriolage. Notre imaginaire est saturé d’histoires de casses flamboyants, réalisés par des gentlemen cambrioleurs à la Arsène Lupin. Pourtant, il ne s’agit pas ici de cambriolages d’esthètes ou de collectionneurs excentriques. Nous avons affaire à de la criminalité organisée, précise, efficace, probablement internationale. L’opération a duré sept minutes, un dimanche matin, période où les effectifs de police sont les plus réduits à Paris (le samedi soir mobilisant une grande partie des forces de l’ordre). Tout cela indique une opération minutieusement préparée.
Ce cambriolage résonne avec d’autres affaires survenues ces dix dernières années en Europe (une quarantaine selon les estimations), et il est probable que des réseaux transfrontaliers soient impliqués. C’est sur ce terrain qu’il faut concentrer l’enquête, sans s’aventurer, comme l’a fait François Hollande, à désigner hâtivement les Russes. Cette affaire doit d’abord être traitée pour ce qu’elle est : une affaire de criminalité. Les réponses doivent donc relever des politiques de sécurité et de lutte contre le grand banditisme. L’amateurisme dont témoignent certaines défaillances — absence de caméras sur le balcon, vitrines vulnérables, exposition permanente des bijoux sans alternance avec un stockage sécurisé, absence de marquage physico-chimique des pièces — est sidérant. C’est sur ces points concrets que le débat doit porter.
Comme nous le rappelait Marc-Olivier, il est inutile de transformer cet événement en humiliation nationale. En France, chaque fait divers devient le miroir d’une prétendue décadence collective. Cela en dit long sur l’état de notre psyché nationale. Il faut au contraire aborder ce vol avec sang-froid et en tirer des conclusions pratiques. La politique muséale des dernières années a surtout mis l’accent sur la communication, la fréquentation et la gestion des flux. Le Louvre, musée le plus visité du monde, a beaucoup investi dans l’accueil et la signalétique. Mais, comme son nom l’indique, le métier de conservateur consiste d’abord à conserver les œuvres — c’est-à-dire à les protéger.

Michaela Wiegel :
Je ne sais rien de l’origine des malfaiteurs, mais un détail reste troublant : on se demande s’ils n’étaient pas lecteurs de Maurice Leblanc. L’histoire de ce vol commence en effet à Louvres, à une trentaine de kilomètres de Paris, avec un « s », où un camion — celui équipé d’une nacelle, fabriqué en Allemagne — a été dérobé. C’est ce même véhicule qui servira pour le cambriolage du Louvre, sans « s ». Le fabricant allemand, profitant de l’affaire, a d’ailleurs lancé une campagne publicitaire provocatrice vantant la rapidité de son matériel ...
Je voudrais aussi revenir sur une réaction typiquement française. On a immédiatement accusé le manque de personnel du musée. Mais ce débat récurrent empêche de poser la vraie question : la doctrine d’emploi est-elle la bonne ? Il y avait cinq gardiens dans la salle, mais s’ils ne sont ni armés ni formés pour intervenir, leur présence, qu’ils soient cinq ou vingt, ne change rien .

David Djaïz :
Plusieurs amis conservateurs, dans des musées de villes moyennes comme Agen, Béziers ou Amiens, sont très inquiets après ce vol. Il faut se souvenir que ces établissements abritent eux aussi de véritables trésors : le musée d’Agen possède par exemple cinq toiles de Goya, et dans une petite église du Mas-d’Agenais, près d’Agen, on trouve une toile de Rembrandt représentant Jésus. Ce sont des œuvres d’une valeur exceptionnelle, or ces musées-là sont évidemment bien moins protégés que le Louvre …

LE MOUVEMENT « NO KINGS »

Introduction

Philippe Meyer :
De Washington à San Francisco, en passant par New York, Tampa ou Los Angeles, samedi 18 octobre dans 2.700 villes, près de sept millions d’Américains ont manifesté pacifiquement, contre Donald Trump et son usage autoritaire du pouvoir. Un mouvement lancé par un collectif de 300 associations regroupées derrière le slogan « No Kings » (« pas de rois »). Ce collectif d’associations de défense des libertés civiles, dont certaines sont proches du Parti démocrate annonce la couleur sur la page d’accueil du site Internet qui coordonne les manifestations : « pas de trônes, pas de couronnes, pas de rois : le pouvoir appartient au peuple. » Le mouvement qui dit vouloir s’opposer aux « abus de pouvoir », déplore « l’envoi d’agents militarisés » dans des villes démocrates et les « cadeaux aux milliardaires ». Il entend « défendre la démocratie » face à « la dictature ». Dans les cortèges, les manifestants qui revendiquent la défense des valeurs américaines, ont concentré leurs critiques sur les attaques contre la liberté de la presse, le droit de vote des minorités ou la séparation des pouvoirs. Le déploiement de la garde nationale dans plusieurs villes américaines, ainsi que les rafles opérées par la nouvelle police anti-immigration nourrissent l’indignation. Cette deuxième contestation d’ampleur, a été trois fois plus suivie qu’un événement similaire à la mi-juin.
Né de la société civile, ce mouvement a reçu le soutien public de plusieurs personnalités politiques. Il a notamment été relayé par l’ancienne candidate démocrate Kamala Harris. Dans les cortèges, on a pu voir le leader de l’aile gauche démocrate Bernie Sanders, ou le sénateur de New York Chuck Schumer. Le mouvement a été également soutenu par des artistes comme Robert De Niro. Cette nouvelle journée de mobilisation survient par ailleurs en pleine paralysie budgétaire de l’État fédéral et alors que Donald Trump a déployé des militaires dans plusieurs fiefs démocrates pour, selon lui, lutter contre l’immigration illégale et la criminalité.
La droite a fustigé un mouvement de « haine de l’Amérique », tandis que plusieurs membres de l’administration Trump ont accusé les manifestants d’être des « extrémistes ». Le président de la Chambre des représentants, Mike Johnson, a ainsi jugé que le mouvement était animé par « des partisans du Hamas et des antifas ». Un qualificatif qui pourrait ouvrir la voie à des poursuites, le président Donald Trump ayant récemment signé un décret qui classe le mouvement « antifa » comme étant une « organisation terroriste ». À ses yeux, ce mouvement serait une « entreprise militarisée et anarchiste qui appelle explicitement au renversement du gouvernement des États-Unis ».  En réponse à ces manifestations, Donald Trump a publié sur les réseaux sociaux, depuis sa résidence de Mar-a-Lago en Floride, une vidéo réalisée grâce à l’intelligence artificielle. On y voit le président américain aux commandes d’un avion, la tête coiffée d’une couronne, en train de bombarder les cortèges de manifestants avec des excréments.

Kontildondit ?

Nicolas Baverez :
Depuis le retour de Donald Trump au pouvoir, on constate que les garde-fous qui avaient fonctionné lors de son premier mandat ne jouent plus aucun rôle. Ce qui frappe, c’est l’absence de réaction. Le Parti démocrate, affaibli par ses erreurs avec Joe Biden et son soutien au mouvement woke, a quasiment disparu du paysage politique. Les seuls contre-pouvoirs venaient des marchés financiers, de la Fed, du Wall Street Journal et de Harvard, tandis que la société américaine demeurait apathique. Le 18 octobre, pour la première fois, sept millions d’Américains ont pourtant manifesté dans 2.700 villes sous le mot d’ordre « No Kings Day ». Mais le problème n’est pas un problème de monarchie : on peut avoir des monarchies démocratiques, le Royaume-Uni en est la preuve. Ce qui est en cause, c’est la démocratie elle-même, la rupture du lien fondateur entre liberté et État de droit, la sortie du monde tocquevillien. Donald Trump met en place une démocratie illibérale fondée sur l’allégeance personnelle et la confiscation des pouvoirs du Congrès et de la justice. Il a convoqué 800 généraux pour leur expliquer que la priorité de l’armée américaine n’était plus de faire face à la Chine, à la Russie ou à l’Iran, mais de considérer les villes démocrates comme des terrains d’entraînement contre « l’ennemi intérieur ».
L’État fonctionne désormais sur un système de loyauté et de vendetta personnelle : John Bolton, James Comey ou Lisa Monaco en ont fait les frais. Il n’y a plus d’institutions, plus de droit, seulement la volonté d’un homme, une confusion totale entre la personne et l’État. À cela s’ajoute le pouvoir des oligarques, nouveaux barons voleurs de la technologie et de la finance, entre délits d’initiés et interventions économiques arbitraires. On retrouve ce même mélange des genres dans les affaires privées du président : lors d’une tournée dans le Golfe, il s’est vanté d’avoir vendu deux tours Trump aux familles régnantes et d’avoir obtenu leur soutien à la monnaie numérique, le coin « OFFICIAL TRUMP ». Il commente même les marchés pour orienter des placements. Pendant ce temps, les autorités de régulation sont paralysées.
Sur le plan international, la logique est la même : la force prime le droit. Trump a conditionné une aide de 20 milliards de dollars à l’Argentine au vote en faveur de Javier Milei, une ingérence inouïe. Il a menacé de sanctions les pays qui adopteraient des normes anti-pollution dans leurs ports ou des mesures visant les GAFAM, promettant des droits de douane de 100%. Ces exemples montrent l’étendue de la dérive. L’Amérique est en train de rompre avec la démocratie. Cette rupture paraît en grande partie irréversible : la première nation fondée sur la liberté et la démocratie a perdu ce fil indissociable. Le trumpisme ne durera peut-être pas toujours, mais cette histoire exceptionnelle est aujourd’hui brisée. La seule bonne nouvelle, c’est que le véritable garde-fou reste le citoyen, l’électeur. Comme on l’a vu en Pologne, sortir du populisme prendra du temps, mais un premier signal a été donné.
Pour l’Europe, en revanche, la situation est alarmante. La politique d’Ursula von der Leyen, marquée par un alignement servile sur Washington, constitue une faute stratégique majeure. Se placer dans une position de dépendance vis-à-vis d’un président qui n’a plus rien à voir avec la démocratie est une erreur historique. Lord Acton disait que le pouvoir absolu corrompt absolument, l’Amérique de Trump en est la démonstration. Notre priorité doit être de nous en éloigner et de construire un système autonome, quitte à devoir dialoguer avec la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud ou le Brésil.

David Djaïz :
C’est un paradoxe saisissant : le pays fondateur de la démocratie libérale, celui qui s’est construit sur le rejet du pouvoir absolu, qui a sacralisé le principe selon lequel « le pouvoir arrête le pouvoir », connaît aujourd’hui un glissement vers un régime exécutif, voire autoritaire, sans précédent. L’Amérique, née en 1776 du refus de l’arbitraire royal et fondée sur l’équilibre des pouvoirs, se détourne de ce qui faisait sa singularité.
Gilles Gressani, le directeur du Grand Continent, faisait récemment une remarque éclairante : Donald Trump ressemble au Gorbatchev de la perestroïka. Il admire les régimes censés être ses adversaires. Pour Trump, il s’agit des pays autoritaires — ceux du Golfe, la Chine, les États dirigés par des autocrates —, autrement dit, les adversaires historiques de l’Occident. Et le système qu’il met en place aux États-Unis n’est pas seulement un glissement exécutif ; c’est, comme l’a dit Nicolas, un système d’allégeance, d’accaparement du pouvoir, de mise au pas de tout l’appareil politique, y compris républicain. Mike Johnson, le speaker de la Chambre, en est l’exemple parfait : la majorité républicaine est tétanisée par Trump. En privé, beaucoup expriment leur mépris pour lui et pour la petite clique qui l’entoure, mais publiquement, ils se taisent, écrasés par sa popularité auprès de la base. Le déploiement de la garde nationale dans plusieurs grandes villes démocrates montre que des lignes rouges sont franchies. En parallèle, la mobilisation du 18 octobre — la plus grande manifestation populaire de l’Histoire des États-Unis avec plus de sept millions de participants — révèle la désintégration du Parti démocrate. Plus de doctrine, plus de leadership réel, malgré la visibilité du gouverneur de Californie Gavin Newsom ; des divisions profondes sur le wokisme, la Palestine, l’économie ... Le parti qui devrait incarner l’opposition à Trump est paralysé.
Ces mobilisations « No Kings » ressemblent, comme le note Charles Tilly dans Quand la France conteste, à une forme de charivari. Les manifestants eux-mêmes disent : « Carnival, not carnage ». C’est un carnaval, joyeux, festif, où l’on se déguise, où l’on rit. Mais on peut se demander si cette gaieté ne condamne pas le mouvement à l’impuissance. Dans une démocratie, les contre-pouvoirs se construisent dans les États fédérés, les tribunaux, les partis, les syndicats — pas seulement dans la rue. Ce mouvement massif, sympathique et porteur d’un vrai souffle démocratique, rassure par la vitalité qu’il exprime. Mais il inquiète aussi : il révèle une Amérique où la résistance morale existe encore, mais où l’opposition politique structurée fait cruellement défaut.

Michaela Wiegel :
Dans ces cortèges « No Kings », j’ai été frappée par la profusion de drapeaux américains. La majorité des manifestants ne rejettent pas leur pays : ils veulent le défendre. Et c’est précisément ce contraste qui rend la réaction de Mike Johnson si révélatrice. Il a qualifié cette mobilisation de « hate America rally », le rassemblement de ceux qui détestent l’Amérique. C’est typique des régimes autoritaires que de présenter toute opposition comme une trahison nationale, et c’est inquiétant de voir cette rhétorique s’imposer.
Ce mouvement marque une sortie de la passivité, mais il demeure sans structure, sans relais politique, avec un Parti démocrate quasiment invisible. On s’attendait à ce que le fédéralisme joue son rôle de contre-pouvoir, puisque les États-Unis sont un ensemble de cinquante États dotés de larges compétences. Mais, à l’exception du gouverneur de Californie, on ne voit ni les États démocrates ni les républicains modérés s’opposer réellement à Trump. Un exemple me paraît particulièrement révélateur : la décision du président de détruire toute l’aile est de la Maison-Blanche. Il faut rappeler que la Maison-Blanche n’est pas comme le palais de l’Élysée ; pour les Américains, c’est la maison du peuple, un lieu ouvert aux visites quotidiennes, dont le président n’est que le résident, pas le propriétaire. Or Donald Trump, qui évoquait depuis longtemps son rêve d’une grande salle de bal, a annoncé qu’il allait raser une partie du bâtiment pour en construire une, plus vaste encore que la Maison-Blanche elle-même. Les réactions à ce projet me paraissent d’une étonnante modération. Trump prétend que cela ne coûtera rien, que des donateurs privés paieront. C’est précisément ce qui rend l’affaire plus troublante encore : l’impression que l’Amérique se vend, que le cœur symbolique de sa démocratie devient un bien privé. La Maison-Blanche, blanche pour signifier la lumière d’une démocratie sans corruption, voulue à l’opposé des monarchies européennes, devient le théâtre d’un projet oligarchique.
Ce basculement illustre les effets pervers d’une société où les structures démocratiques sont peu à peu subverties par le capitalisme : tout finit par se réduire à une question d’argent. Et c’est ce qui explique aussi pourquoi la plupart des grandes universités, des entreprises et des grands cabinets d’avocats se soumettent : ils redoutent avant tout les représailles économiques.

Marc-Olivier Padis :
Deux remarques d’abord sur les manifestations. D’une part, il faut rappeler qu’aller dans la rue, aux États-Unis, est un acte civique très rare. Ce n’est pas du tout dans la culture politique américaine, contrairement à la France où manifester fait partie du paysage. Les Américains observent souvent avec étonnement l’intensité des mobilisations françaises. Ceux qui ont allés défiler le 18 octobre ont donc accompli un geste inhabituel et fort. D’autre part, le slogan « No Kings » me semble particulièrement bien choisi. Il renvoie à la naissance même des États-Unis, en 1776, à ce rejet fondateur du pouvoir absolu. C’est un mot d’ordre à la fois non partisan et profondément enraciné dans la mémoire américaine. D’un point de vue symbolique et communicatif, il est très efficace.
On peut bien sûr se demander quelle stratégie se cache derrière. Mais, sur ce point, je diverge un peu de David : on ne peut pas attendre du Parti démocrate qu’il donne une ligne claire. Entre deux présidentielles, il n’existe quasiment pas. Il sert à organiser les primaires et la campagne, puis il retombe en sommeil. En dehors de cette période, l’action politique repose sur les candidats locaux. Ce qui est plus préoccupant, c’est l’affaiblissement des checks and balances. On a appris dans nos manuels que c’était le cœur de la démocratie américaine, mais on voit aujourd’hui que ces mécanismes ne fonctionnent plus face à la dérive autocratique. L’instrumentalisation des poursuites judiciaires, l’envoi de la garde nationale sans l’accord des gouverneurs : autant de décisions extravagantes qui témoignent d’une confusion institutionnelle.
Il faut rappeler que, selon la Constitution, le président américain est chargé d’exécuter les lois, non d’en créer. Pourtant, il dispose d’un outil devenu central : les executive orders, ces décrets présidentiels non prévus par le texte constitutionnel mais utilisés depuis Roosevelt — et plus largement depuis la Seconde Guerre mondiale — par tous les présidents. Ce pouvoir, censé être encadré, s’est peu à peu autonomisé. Après le 11 septembre 2001, sous George W. Bush, un débat avait déjà émergé sur l’extension des pouvoirs exécutifs. Aujourd’hui, Trump pousse cette logique à l’extrême. Normalement, le Congrès devrait réagir et rappeler les limites de la présidence, ou la Cour suprême devrait annuler un décret jugé inconstitutionnel. Mais ni l’un ni l’autre ne le font. Le Congrès reste silencieux, et la Cour suprême, très politisée, n’intervient pas. Les rares contre-pouvoirs viennent de juges fédéraux, qui émettent ce qu’on appelle des universal injunctions : des décisions rendues à propos d’un cas précis, mais ayant une portée nationale. C’est ainsi que certains juges ont suspendu des décrets de Trump sur les licenciements d’agents fédéraux ou la suppression d’agences publiques. Mais la Cour suprême peut à son tour casser ces décisions fédérales. L’exemple le plus saisissant est celui de la suspension du droit du sol, principe fondateur de la citoyenneté américaine. Des juges fédéraux ont bloqué la mesure, avant que la Cour suprême ne suspende à son tour leurs décisions. On se retrouve dans une zone de flou juridique, qui, en temps normal, permet au système de fonctionner. Mais dans un climat de polarisation extrême et de manipulation politique, plus rien ne tient.

Nicolas Baverez :
Trois remarques. D’abord, ce qui frappe aujourd’hui aux États-Unis, lorsqu’on échange avec différents milieux de la société américaine, c’est la dynamique de la peur. Elle est partout : dans les milieux d’affaires, dans les grands cabinets d’avocats, dans les universités, dans les centres de recherche. Cette logique de mensonge et de peur est le cœur même des régimes autoritaires.
Ensuite : la Cour suprême a abdiqué. Elle a trahi sa mission en couvrant l’effacement du Congrès, qui ne joue plus son rôle. Les juristes américains estiment que le seul contre-pouvoir encore possible pourrait venir du fédéralisme, mais pour l’instant, il ne s’exprime pas.
Enfin, il faut comprendre comment un tel basculement a pu se produire — et c’est un avertissement pour nous aussi. Aux États-Unis, 21% de la population est illettrée. Cette dérive autoritaire s’installe dans une société déstructurée, minée non seulement par la puissance de l’argent, mais aussi par l’effondrement du niveau d’éducation et de culture. Or, la liberté suppose des citoyens responsables, et la responsabilité repose sur l’éducation.

Philippe Meyer :
Une dernier point stupéfiant : la rapidité avec laquelle tout cela s’est produit.

Nicolas Baverez :
C’est effarant, mais pas surprenant. C’est la même mécanique qu’en Allemagne dans les années 1930, ou en Italie dans les années 1920 — le syndrome du Rhinocéros de Ionesco. Tout commence dans un cadre en apparence normal : un gouvernement élu, des institutions en place. Puis la peur s’installe, les élections suivantes donnent 90% des voix, et le pays bascule dans le totalitarisme. On sait parfaitement comment cela se passe.

Les brèves

Réactions de la gauche espagnole au prix Nobel de la paix

Philippe Meyer

"Il paraît que quand on se regarde on se désole quand on se compare on se console. Peut-être cet adage a-t-il un sens si l'on jette un œil aux réactions de l'extrême gauche espagnole à l'attribution du prix Nobel de la paix Maria Corina Machado, opposante au régime dictatorial en vigueur au Venezuela. Les mouvements Podemos et Izquierda Unida s'en sont donnés à cœur joie. L'ancien vice-président du gouvernement Pablo Iglesias, figure de Podemos, a déclaré : « la vérité est que pour attribuer le Nobel de la paix à Corina Machado qui depuis des années essaye de réaliser un coup d'état dans son pays on aurait aussi bien pu le donner directement à Trump et même à Adolf Hitler à titre posthume. »"

La disparition de Josef Mengele

David Djaïz

"Je veux recommander un film exceptionnel qui vient de sortir : La disparition de Josef Mengele. Kirill Serebrennikov, immense metteur en scène venu du théâtre, a choisi d’adapter le roman d’Olivier Guez en prenant une direction singulière. Plutôt que de rejouer la traque de l’« ange de la mort » d’Auschwitz, il s’attache à une question vertigineuse : que devient un homme monstrueux, une fois séparé du système monstrueux qui l’a porté ? Ce choix donne une profondeur inattendue au récit, où se croisent la banalité du mal, la figure de la bête traquée et la persistance d’une idéologie que Mengele continue d’assumer jusqu’au bout. C’est un film à la mise en scène d’une précision rare, servi par une interprétation bluffante d’August Diehl. Je vous le recommande vivement."

La dette sociale de la France : 1974-2024

Michaela Wiegel

"Un livre passionnant qui éclaire, mieux que beaucoup d’autres, la question au cœur de l’obsession allemande pour la France : d’où vient cet endettement colossal ? Nicolas Dufourcq, le directeur de BPI France, prolonge ici son précédent ouvrage sur la désindustrialisation avec une enquête fouillée menée à travers des entretiens. Il y retrace la mécanique de notre État social, cette logique d’emballement qui conduit sans cesse à en faire davantage, sans se soucier du coût cumulé. On y découvre qu’environ 2 000 milliards sur les quelque 3 500 milliards de dettes françaises proviennent de la dette sociale. C’est un livre très éclairant sur les racines profondes du modèle économique français."

Les guerriers de l’hiver

Nicolas Baverez

"Je recommande vivement ce livre d’Olivier Norek, inspiré d’un épisode méconnu de l’histoire : la guerre d’hiver qui opposa la Finlande à l’Union soviétique entre novembre 1939 et mars 1940. Cette guerre oubliée ressemble pourtant de manière frappante à l’agression de l’Ukraine par la Russie : même cynisme des dirigeants, même aveuglement stratégique, même incompétence initiale compensée par la force brute. Norek alterne les points de vue, montrant à la fois l’héroïsme des soldats finlandais mal équipés, la lâcheté diplomatique de la France, du Royaume-Uni et de la Suède, et le chaos du commandement soviétique miné par les commissaires politiques. C’est un livre d’une grande force, à la fois historique et terriblement actuel."

Les fantômes de l'île de Peleliu

Marc-Olivier Padis

"J’aimerais recommander ce livre d’un historien de la guerre qui s’attache moins aux stratégies qu’à l’expérience humaine du conflit. Bruno Cabanes, installé aux États-Unis et enseignant à l’Université d’État de l’Ohio, s’est intéressé à un épisode oublié de la guerre entre les États-Unis et le Japon à la fin de la Seconde Guerre mondiale, sur l’île de Peleliu, en Micronésie. À partir des mémoires d’un jeune soldat, Eugene Sledge, des archives militaires et de quatre voyages sur place, il compose un récit à la fois biographique, historique et sensible. C’est aussi un voyage dans ces îles autrefois colonies allemandes, dont les jungles portent encore les traces de la guerre."