Thématique : La politique culturelle, avec Roselyne Bachelot / n°214 / 10 octobre 2021

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Quelle politique culturelle à l’heure du numérique ?

Introduction

Philippe Meyer :
La présentation, le 22 septembre 2021, du Projet de loi de finances 2022 pour la Culture, a marqué l’ambition de revaloriser de 7,5% le budget de la rue de Valois. Le seuil des 4 milliards d’euros sera donc dépassé en 2022. En plus d’assurer un soutien au secteur artistique, durement éprouvé par la crise sanitaire, ces moyens affichent des objectifs ciblés : l’élargissement du pass Culture à tous les jeunes de 18 ans, et son déploiement dans les classes à partir de la 4ème et jusqu’à la Terminale, un soutien financier plus important aux Directions Régionales des Affaires Culturelles (DRAC), ou encore l’accroissement des moyens alloués à l’entretien et la restauration des monuments historiques.
Ces orientations impliquent également le revirement progressif d’une politique d’offre à une politique de prise en considération de l’importance croissante de la demande. Le ministère de la Culture, fondé en 1959, occupe historiquement un rôle de mécène. Il assure l’extraction du matériau culturel des logiques marchandes, afin d’en garantir la pérennité et il initie les changements de paradigme jugés nécessaires. La révolution numérique a toutefois rendu la capacité directe aux citoyens de mettre en lumière et de soutenir les formes d’expression culturelle de leur choix. Pour Serge Regourd, cette révolution qui conforte le consommateur dans ses habitudes « en entraînant la prévalence des algorithmes et de leurs recommandations, est venue aggraver le processus de rupture à l'égard d'une des plus belles définitions de la culture, formulée par le poète - et diplomate - Saint-John Perse : le luxe de l'inaccoutumance». En retour, la propension du monde de la culture à ne pas se concevoir comme un marché serait, selon Olivier Barbeau, «le diktat d’une classe d’intellectuels méprisant le peuple et méconnaissant la réalité de ses goûts». Telle serait l’opposition à laquelle est confrontée aujourd’hui la politique culturelle. D’autant que, s’il promeut l’accessibilité, internet met du même coup en danger tout un pan du domaine culturel, par la violation des droits d’auteurs et des droits voisins.
Les politiques culturelles sont également confrontées à l’évolution des pratiques de la population française. Loup Wolff et Philippe Lombardo relèvent, dans le rapport 50 ans de pratiques culturelles en France, l’essor d’une exposition régulière aux vidéos, ou encore le recul d’activités culturelles corrélées strictement à un milieu géographique ou social. Ce sont des évolutions rapides,et significatives : en 2008, 34% des Français écoutaient de la musique quotidiennement. Dix ans plus tard, ils étaient 57%, le smartphone étant désormais « le premier terminal culturel nomade ».
Enfin, la répartition des compétences entre régions, départements et municipalités, augure d’une territorialisation accentuée de l’action culturelle.
Le ministère de la Culture se trouve donc placé au cœur de changements substantiels. Madame la ministre, quelle peut être la politique culturelle structurante des prochaines décennies ?

Kontildondit ?

Roselyne Bachelot :
Merci pour cette introduction à un débat particulièrement miné. En effet, les réactions sont très vives de la part des grands prêtres (ou ayatollahs ?) de la Culture, et cette virulence contraste d’ailleurs avec la relative indifférence que suscite le débat culturel, aussi bien chez les élites politiques qu’au sein du grand public. Il n’est que de voir la querelle entre les partisans de l’offre culturelle et ceux de la demande, ou les déclarations de Frédéric Mitterrand sur la « Culture pour chacun » ou la « Culture pour tous », ou celles d’une ministre socialiste qui préconisait de repartir des usages.
Les textes fondateurs sont assez clairs, on peut par exemple se référer au préambule de la Constitution de 1946, qui stipule que le principe est de fonder l’égalité de l’accès à l’instruction, à la formation et à la Culture. On est là résolument dans une politique de la demande et non de l’offre. De même, la déclaration de Fribourg parle de « droits culturels ». Très longtemps, la politique de la demande a été entachée de soupçons d’élitisme ou de clientélisme. Il s’agissait d’une démarche individuelle des possédants, dont ils jouissaient personnellement ou se servaient à des fins de communication politique ou d’asservissement du peuple. Ce n’est qu’assez récemment qu’on s’est demandé : « mais au fond, que veut le public ? »
C’est dans ce paradoxe que je me place, et c’est également celui que je me suis efforcée de surmonter depuis mon arrivée rue de Valois il y a quinze mois, mais aussi pendant des décennies de militantisme culturel.
Je préconise donc une démarche pragmatique, à partir des défis que vous avez pointés. A n’en pas douter, le premier d’entre eux est celui du numérique, qui transforme éminemment les usages culturels. On peut d’ailleurs l’aborder de plusieurs façons. La plus cruciale d’entre elles est la propriété intellectuelle et le conflit récurrent entre ceux qui défendent le consommateur et ceux qui veulent la monétisation de leurs activités. Deuxième effet de cette révolution du numérique : l’émergence d’une sous-culture-monde banalisée. Troisième effet : la relégation de la France, sa perte de compétitivité dans l’énorme marché que représente la Culture. L’un de mes interlocuteurs la définissait comme « le nouveau luxe ». Il ne faut jamais oublier que la Culture représente sept fois la valeur ajoutée de l’industrie automobile en France et que 670 000 personnes en vivent.
Le deuxième défi que nous aurons à affronter est la transformation de l’intérêt que nous portons depuis Prosper Mérimée à la protection du patrimoine. Cela me fait penser au héros de Borgès qui devient fou parce qu’on ne lui permet pas l’oubli et que toutes les choses s’entassent. C’est un peu ce qui est en train de se passer avec cette patrimonialisation de nos objets, de nos bâtiments, mais aussi de nos pratiques, de nos coutumes. Il est intéressant de constater que la France a fait entrer la baguette au patrimoine de l’Unesco par exemple. Ce refus de l’effacement témoigne d’une transformation profonde.
Le troisième défi est celui de la gouvernance. Si les deux premières décennies de la décentralisation ont été marquées par une certaine distance des collectivités territoriales face à la Culture, il n’en va plus de même aujourd’hui, et on ne peut que constater le morcellement de la décision politique dans le domaine culturel, ainsi l’entrée de toutes sortes d’acteurs nouveaux.
Le quatrième défi est celui de la démocratisation, ou de l‘accès de tous à la Culture. On ne peut que constater l’éloignement de la grande majorité de nos concitoyens de cette offre culturelle. On a chargé la table de festin de la Culture de mets toujours plus nombreux, toujours plus variés, toujours plus succulents, mais on n’a pas changé les convives autour de la table.

Michaela Wiegel :
Je me permets de lancer un regard très admiratif vers la France, car en Allemagne, l’idée d’ancrer la Culture dans la Constitution commence à peine à faire débat. Beaucoup des discussions tournent autour des idées françaises, et j’aimerais vous en citer une qui a également joué un rôle dans notre campagne, celle du fameux « pass Culture », ce moyen de démocratiser l’accès à la Culture pour une jeunesse fortement happée par le numérique, où la qualité est malheureusement loin d’être la règle.
Quel premier bilan tirez-vous du pass Culture ? Pouvez-vous nous en dire un mot ? Est-ce que ça marche ? Est-ce que les critères vous paraissent les bons ? Je lisais que la plateforme était basée sur celle de Tinder, célèbre site de rencontres. Les jeunes ont-ils rencontré la Culture ?

Roselyne Bachelot :
Le pass Culture est sorti de sa phase d’expérimentation au printemps. Celle-ci consistait en un crédit de 500 euros pour les jeunes de 18 ans. Ce que cette phase a montré, c’est que cet âge était déjà bien tardif pour se voir offrir cette démocratisation culturelle, il faut commencer plus tôt et avoir une démarche plus accompagnée, sans quoi il ne s’agit à peu près que d’un chèque, et on passe à côté de l’objectif : déjouer le paradigme « la Culture, ce n’est pas pour moi ».
J’ai donc voulu que le pass Culture s’adresse à tous les jeunes à partir de la 4ème, et soit dans un premier temps une démarche d’accompagnement, d’éducation culturelle et artistique. Les jeunes disposeront donc de ce crédit entre la 4ème et la Terminale (ou aux âges équivalents pour ceux qui sont en apprentissage ou en institutions spécialisées), à partir du 1er janvier prochain.
La première phase d’expérimentation a touché 170 000 élèves ; à présent 750 000 jeunes se sont inscrit au pass Culture, sur une génération de 850 000. Il est certain que le confinement a fortement perturbé la nature de la demande culturelle, c’est ce qui explique sans doute qu’elle s’est fortement concentrée sur les livres. A présent que les choses reviennent progressivement à la normale, la consommation des livres est passée à 50 %. 80% des livres achetés sont des mangas, mais on aurait tort de penser qu’il ne s’agit que de sous-produits culturels. De plus, 37% des jeunes qui sont entrés dans une librairie pour y acheter un manga ont aussi acheté autre chose, sur les conseils du libraire. La deuxième consommation a concerné la billetterie, et la troisième l’achat d’un instrument de musique. Ce pass Culture est donc utilisé à la fois comme un chéquier, mais aussi comme un GPS de la Culture, puisqu’1 700 000 personnes sont inscrites sur le site, qui détaille un certain nombre d’offres culturelles auxquelles il est possible de s’inscrire. L’intérêt du pass est aussi de créer des communautés de jeunes pouvant échanger leur expérience, à travers de petits groupes, comme cela se fait sur de tout autres plateformes.
J’ai personnellement été assez stupéfaite de voir la réaction assez négative d’une partie du monde culturel. Je la comprends cependant, car il y a là un véritable enjeu de pouvoir. Quand ma mère a obtenu son diplôme de chirurgien dentiste, sa mère est venue l’attendre à la sortie de l’école dentaire et lui a dit : « ma petite, c’est bien joli tout ça, mais il va falloir que tu plaises. » Autrement dit, il ne suffit pas d’avoir le diplôme, il faut aussi avoir des clients. Et finalement, le monde de la Culture aime l’entre-soi. Il s’est longtemps complu dans cet aller-retour entre lui-même et le pouvoir politique, qui donne l’argent. Et voilà qu’on introduit un troisième acteur, le public, et qu’on ne peut plus ignorer ce qu’il veut. Il ne s’agit pas de faire de la démagogie, l’éducation culturelle et artistique sont au cœur du projet, mais ce troisième acteur force à se poser la question : « que veut le peuple ? »

Richard Werly :
Vous n’avez jamais caché votre amour de la Culture, et c’est sans doute l’une des raisons qui expliquent qu’on vous en ai confié le ministère. Qu’est-ce qui vous a le plus surpris depuis votre arrivée rue de Valois ? Qu’avez-vous appris sur l’évolution de cette demande qui n’était pas ce à quoi vous vous attendiez ?

Roselyne Bachelot :
Je suis arrivée avec une vision assez négative de la révolution numérique, car je fais partie des vieilles bêtes qui ont pratiqué la Culture de façon patrimoniale. Ce que ces quinze mois au ministère m’ont appris, c’est qu’il fallait se saisir de la révolution numérique comme une opportunité si l’on voulait la ramener à sa juste place. C’est la raison pour laquelle je me suis totalement impliquée dans les défis européens, car on ne régulera pas de tels bouleversements à la seule échelle nationale. Il faut absolument protéger la création dans les textes européens, et en particulier la première salve des directives (qui ont débouché sur un certain nombre de décrets d’application), je pense notamment à la directive sur les services de médias audiovisuels, celle sur la TNT, ou celle du câble - satellite. Il s’agit de textes absolument fondateurs, c’est ce qui fait qu’on a amené les médias numériques à participer à la création française, avec le décret SMAD par exemple (Services de Médias Audiovisuels à la Demande).
Car ce qui fait l’originalité de la production audiovisuelle et cinématographique française, c’est qu’elle a créé des outils depuis la création du CNC en 1946, qui ont amené, par de vigoureuses politiques publiques, à préserver cette création. Ainsi à l’heure actuelle en Europe, il n’y a qu’en France qu’il existe une industrie cinématographique nationale. Il n’est que de voir l’effondrement du cinéma italien, qui fut peut-être le premier cinéma européen pendant longtemps. Cela ne signifie pas qu’il n’existe plus de films italiens, mais l’industrie cinématographique italienne a purement et simplement disparu.
La deuxième directive très importante concerne le droit d’auteur. Sa transposition est véritablement une avancée majeure, car elle protège la propriété intellectuelle. Nous ne pourrons pas garder une création nationale sans protéger le droit d’auteur. C’est pourquoi j’ai été si étonnée de voir des personnes qui auraient dû être en première ligne sur ces questions (car elles sont vent debout pour protéger l’aéronautique nationale ou l’industrie automobile française) ne pas considérer que la Culture était elle aussi une valeur à protéger. Ainsi, la Culture serait quelque chose qu’on mettrait à l’encan, et la rémunération des artistes assimilée à une espèce de péché originel.
Même chez nos amis allemands, la culture de coalition empêche souvent des prises de position nettes dans ce domaine. Je l’ai vu avec Monika Grütters (mon homologue outre-Rhin), la tension qui existe entre la CDU-CSU et le SPD sur ce sujet rend le pilotage très difficile sur ces questions, car on nous objecte toujours le droit du consommateur à se servir comme bon lui semble. C’est exactement le même débat que nous avons à propos de la redevance à copie privée. Dans ce domaine, un certain nombre de personnes, moralement irréprochables, notamment dans le milieu des associations humanitaires et du reconditionnement, estiment qu’il est illégitime de payer une redevance pour copie privée sur un appareil reconditionné. Cette redevance n’est que de l’ordre de quelques euros par appareil, mais in fine, ce sont 300 millions d’euros de rémunération qui pourraient revenir aux artistes dont les œuvres sont consultées sur ces téléphones portables.

David Djaïz :
Je vous prie d’excuser par avance le caractère trop large et un peu provocateur de ma question. Le regretté Marc Fumaroli, dans un essai à la fois vif, enlevé et polémique, L’Etat culturel, analysait qu’on était passé en France de l’Etat cultivé du Grand Siècle (dont la mission principale était la prescription de contenu, par son réseau d’académies, de théâtres nationaux, etc.), à l’Etat culturel, qui démarre avec André Malraux et dont la mission est d’assurer l’accès à la Culture d’une population toujours plus large.
Si l’on en croit l’enquête sur les pratiques culturelles des Français, l’accès au contenu culturel est de plus en plus large et décentralisé, révolution digitale aidant. Par conséquent, l’Etat culturel n’a-t-il pas achevé sa mission ? Quelle serait alors la grande priorité d’un ministère de la Culture au XXIème siècle ? La démocratisation ? La régulation ? L’exception ? La maintenance patrimoniale ?

Roselyne Bachelot :
Je pense que vous avez tort de cloisonner ainsi les choses, comme s’il ne fallait en choisir qu’une. Elles vont toutes ensemble. Ainsi, on ne saurait parler de démocratisation sans régulation de la révolution numérique. On ne peut pas se poser la question du patrimoine si l’on ne se pose pas la question des usages de ceux qui « l’utilisent ». Il n’est que de voir la question de la révolution muséale pour savoir que la demande du public a profondément changé : on ne peut plus concevoir un musée comme un simple accrochage de tableaux ou une disposition de statues. Si l’on veut une véritable démocratisation de la Culture, il faut s’interroger sur cette disposition muséale, et la révolution numérique peut nous y aider puissamment.
On est certes passé d’un Etat cultivé à un Etat culturel, c’est ce que je décrivais plus haut : la Culture a longtemps été l’œuvre d’un Médicis, pour sa propre puissance et sa propre jouissance. Pour autant, dire que L’Etat culturel n’a plus sa raison d’être en 2021 me paraît on ne peut plus éloigné de la réalité. Enfin, il n’est pas interdit à l’Etat culturel d’être cultivé … Je pourrais évoquer l’histoire d’un ministre à qui j’expliquais que le maire d’une grande ville serait absent à un évènement que nous organisions, parce qu’il était parti voir Così fan tutte à Aix-en-Provence. Et le ministre de me rétorquer : « mais c’est qui, ce Così fan tutte ? »

Philippe Meyer :
Pour approfondir la question de David, il me semble que le problème que pointait Marc Fumaroli dans son livre était un certain comportement de l’Etat : quand il se conduit comme un Médicis, c’est à dire quand il produit de la Culture et des subventions pour sa propre satisfaction, ou celle de ses fonctionnaires, nouveaux « Revizors » de la Culture. C’est la question qu’on se pose à propos des FRAC (Fonds Régionaux d’Art Contemporain) par exemple. C’est à ce genre de situations qu’une politique culturelle doit faire face, vous ne trouvez pas ?

Roselyne Bachelot :
Vous me mettez au défi de l’objectivité, et j’admets que c’est très compliqué. L’Etat a par exemple la responsabilité d’un certain nombre de nominations à la tête de grands opérateurs culturels. Il y en a près d’une centaine, et je passe une grande partie de mon temps à débrouiller ces questions. Je m’efforce de le faire de la manière la plus objective et fondée possible, à travers des dispositifs qui étaient jusqu’à présent peu respectés, comme des appels à candidature, un examen minutieux des projets, des entretiens avec les candidats, etc. Mais in fine, il s’agit toujours de choix, et en tant que tels, ils comportent nécessairement une part de subjectivité, et donc d’arbitraire. A part s’efforcer de réduire cette part autant qu’on le peut, que faire ? Je ne le sais pas.

Richard Werly :
J’en reviens à la mutation numérique. Dans le football, on voit bien que l’argent est roi, et que les puissances les plus fortunées (se trouvant aujourd’hui plutôt du coté des émirats) règnent sur toute « l’industrie » du football.
Dans l’industrie culturelle qui est en train de se façonner, dont les clubs de première division se nomment Netflix ou Amazon, pourra-t-on échapper au règne de l‘argent-roi ?

Roselyne Bachelot :
Il est vrai que de nouveaux acteurs des politiques culturelles interviennent au côté de l’Etat et des collectivités territoriales. Quand je parlais de patrimonialisation, on voit bien que de nouveaux arrivants de l’argent-roi interviennent. Une étude très éclairante a été faite à ce sujet, sous le patronage de Maryvonne de Saint-Pulgent. On y apprend que ce refus de l’effacement a amené ces nouveaux acteurs, et que le patrimoine s’y trouve transformé en investissement, en capital. Ceux qui défendent le patrimoine ne sont pas toujours désintéressés. Ainsi, de grandes fondations, détenues par des acteurs économiques importants, et considérant la Culture comme ce « nouveau luxe », voient en elles la possibilité d’une augmentation objective en capital (puisqu’ils créent le marché de l’art), et au passage de donner à la société capitaliste une image très respectable.
Il ne faut pas être naïf sur ces questions. Pour autant, ces questions vont nécessiter de nouveaux acteurs, car dès lors que le public veut toujours plus, et refuse l’oubli (refuse par exemple qu’un temple de Mithra devienne un baptistère, puis une église romane, puis une cathédrale) et veut tout garder, il faut que d’autres acteurs arrivent. Comment faire autrement ? Parmi ces nouveaux acteurs, il y a d’ailleurs le public lui-même. Ainsi dans certains musées, on a des « tickets mécènes » : au moment d’acheter votre billet, on vous demande si vous acceptez de donner un peu plus pour participer à la défense du patrimoine. Il faut savoir ce qu’on veut : si l’on veut tout garder, il faut accepter que le monde économique participe. Refuser l’effacement et l’oubli nécessite de faire entrer le loup dans la bergerie.

Michaela Wiegel :
Vous avez évoqué en introduction la relégation de la France dans un monde culturel de plus en plus compétitif. Voyez-vous un lien de causalité avec cette patrimonialisation ? Il me semble que cette sacralisation des objets ou des savoirs, comme la baguette, est liée à cette compétition mondialisée de plus en plus féroce.

Roselyne Bachelot :
Il est certain qu’il faut contextualiser cette demande dans le débat politique actuel. Or celui-ci concerne une identité fantasmée, que nous aurions perdue et qu’il s’agirait de retrouver. Ce refus de l’effacement et de l’oubli s’inscrit évidemment dans cette polémique, déchaînée à l’aube de la campagne présidentielle. C’est une vision que je récuse car elle me paraît délétère, et mon passage -bref- au ministère (bref car on a rue de Valois à peu près la même espérance de vie que sur la bande d’arrêt d’urgence de l’autoroute) m’a appris que ces outils du numérique devaient précisément servir à surmonter cette difficulté. La réalité augmentée permettra une visite de musée ou de bâtiment historique immersive et/ou distanciée. Je sais bien que le contact direct avec l’objet culturel est irremplaçable, mais si l’on veut de la démocratisation, il faudra aussi apprivoiser cette culture numérique et la réguler.

David Djaïz :
En filigrane de notre conversation, il est apparu que le monde des contenus culturels est peut-être tout aussi carnassier que celui de l’industrie automobile ou de l’intelligence artificielle. Des plateformes telles qu’Amazon, devenues absolument hégémoniques grâce aux liquidités accumulées dans d’autres activités, ont inondé le marché culturel européen.
Pourquoi n’a-t-on pas au niveau européen une prise de conscience de la nécessité d’une politique industrielle dans le domaine culturel aussi vive que l’on ne l’a ailleurs ? Dans le domaine automobile, on fait des alliances, on subventionne, on n’est plus dans la naïveté. Dans la Culture, au contraire, on est très en retard. J’ai pour ma part une hypothèse, que je vous soumets : la Culture reste du ressort d’un imaginaire national, d’une langue. Par conséquent au niveau européen, elle est peut-être encore fragmentée en 27 Etat-nations tandis que les autres activités industrielles passent plus facilement les frontières. Qu’en pensez-vous ?

Roselyne Bachelot :
Ce que vous dites est très juste, cela décrit plus généralement la mondialisation. Un épisode m’a particulièrement marqué : la dernière cérémonie des César. Elle a navré pas mal de gens, pour ma part, je m’en suis finalement plutôt amusée. La mise en cause du gouvernement ne m’a pas étonnée, il est assez habituel dans ce genre de manifestation de cracher sur le ou la ministre en présence, cela fait partie du jeu. Une chose m’a stupéfiée en revanche, c’est qu’alors que le cinéma est puissamment aidé en France (aussi bien à travers le budget courant ou les 1,2 milliards d’euros accordés à cause de la crise sanitaire), à aucun moment dans cette grande manifestation du cinéma français on n’a entendu « Amazon », « Netflix », « Disney » ou « Apple ». Le déni était palpable. Était-ce de la peur ?
Oui, on peut cogner sur l’Etat, il est là, toujours « à portée de baffe », mais il vaut mieux être en bons termes avec ces grandes plateformes américaines, on en a peur parce qu’on n’a pas de prise sur elles : elles peuvent cesser de vous choisir -ou même vous détruire- à loisir.
C’est cette gigantesque ombre portée de la mondialisation sur la Culture qui rend la régulation nécessaire. Nous avons des moyens d’agir, encore faut-il les actionner. Je regrette par exemple que dans les pays anglo-saxons on ne soit pas persuadé de cela. Aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, des musiciens sont obligés de vendre leur instrument pour vivre, car l’Etat ne lève pas le petit doigt pour eux. C’est absolument choquant.

Richard Werly :
Vu d’un pays comme la Suisse, on admire certaines décisions culturelles françaises, comme le prix unique du livre par exemple. En revanche, une autre réalité étonne toujours : on a l’impression que l’action culturelle en France nourrit des rentes, et que certains, sachant profiter du système, perpétuent leurs créations sans se soucier de la demande. Le numérique n’a-t-il pas bousculé ces rentes, et obligé à réfléchir sur la perpétuation ?

Roselyne Bachelot :
Un ministre m’a dit un jour : « tu as été ministre de la Santé, c’est un monde que l’on peut faire bouger. Celui de la Culture est bien plus difficile à transformer ». Quand on est détenteur du beau et du bien, on n’a pas spécialement envie de changer. Pour le politique, remettre en question tel ou tel grand vizir culturel revient parfois à être assis entre Attila et Gengis Khan …
C’est compliqué, mais c’est aussi la raison pour laquelle une politique culturelle qui s’enquiert des goûts du public (ce qui ne revient pas à faire de la démagogie) peut permettre de rebattre les cartes. Pour autant, ce sera le rôle de l’Etat que de préserver la création. Car la qualité d’une œuvre ne se mesure pas seulement au nombre de spectateurs qui sont dans la salle. Ainsi, dans le domaine du spectacle vivant ou des arts plastiques de nombreuses œuvres ont été aidées, et sont devenues à terme des objets cultuels majeurs, alors que le succès n’était pas forcément là au début. C’est bien cette voie étroite qu’il s’agit d’arpenter : je ne saurais insister assez sur l’importance d’inviter le peuple à la table du festin culturel, mais il n’y a pas que cela.

Philippe Meyer :
On parle beaucoup de territorialisation de la Culture. Pouvez-vous nous en dire un mot, notamment à propos des conséquences que ce phénomène peut avoir sur l’offre culturelle ?

Roselyne Bachelot :
Quand les lois de 1982-1983 sont entrées en vigueur, les collectivités territoriales ont commencé par être distantes, elles ne se sont que peu impliquées dans une politique culturelle. Cela ne signifie pas qu’elles ne soutenaient pas un certain nombre d’institutions. J’ai été vice-présidente du Conseil régional des Pays de la Loire avec Olivier Guichard, et je puis vous assurer que c’était un homme de Culture, à l’origine d’un certain nombre d’actions (le premier à essayer un pass Culture d’ailleurs). Mais là aussi la démarche relevait plutôt du mécénat que d’une véritable politique, c’est à dire une structuration et une diffusion traversant d’autres politiques, économiques, sociales et désormais environnementales.
Après 20 années de relatif désert culturel dans les collectivités territoriales, ces dernières ont compris la puissance de soft power que donnaient les politiques culturelles, et se sont largement investies dans ce domaine, si bien qu’aujourd’hui l’argent mobilisé par les collectivités territoriales est supérieur à celui qui est mobilisé par l’Etat. Il faut toutefois reconnaître que cela a créé un certain désordre. J’entends par là une multiplication d’initiatives très éparpillées. A terme, il faudra sans doute repenser le rôle des uns et des autres, et en appeler pour chacun à sa responsabilité. Je l’ai vu pendant la crise sanitaire : les structures culturelles ont traversé de grandes difficultés. Certaines avaient été mises en place par les collectivités territoriales sans jamais en appeler à un soutien ou une coordination de l’Etat, mais au moment les plus difficiles, c’est vers lui qu’elles se sont tournées pour combler les déficits.
La demande de décentralisation est forte, on en parle beaucoup, et un certain nombre de collectivités souhaitent prendre davantage de responsabilités. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne le patrimoine. Je l’ai vu récemment en me rendant au Mont Saint-Michel, propriété du Centre des Monuments Nationaux. Parmi ces monuments nationaux, on voit bien qu’il y a des pépites qui rapportent de l’argent et permettent de subventionner un certain nombre d’autres propriétés de l’Etat, qui elles sont très déficitaires. Évidemment, les collectivités territoriales veulent s’approprier ce qui rapporte et laisser à l’Etat ce qui coûte … Il faut que chacun prenne ses responsabilités mais pour le moment dans le monde culturel cette nouvelle étape de la décentralisation n’est pas souhaitée.

Michaela Wiegel :
Comment voyez-vous la place de la langue française, non seulement à propos de la place du français dans le monde, mais aussi en ce qui concerne la traduction ? J’ai personnellement été frappée par un exemple, qui je l’espère n’est pas représentatif : une historienne allemande a fait un petit sondage en demandant à ses amis quels étaient les livres de jeunesse qui les avaient marqués. Dans la liste d’environ 150 ouvrages il n’y avait qu’un seul auteur français, Jules Verne. Il y avait évidemment beaucoup d’auteurs allemands, mais énormément d’américains et d’anglais. Il semble que la culture française peine à passer les frontières linguistiques. Partagez-vous ce sentiment ?

Roselyne Bachelot :
Nous avons depuis longtemps une politique de défense de la langue française, et ce n’est pas pour rien que le président de la République a décidé de faire de la question de la lecture en français, et notamment de la lecture à haute voix, une grande cause nationale. C’est également pour cela qu’il y aura un centre de la francophonie et de la langue française à Villers-Cotterêts.
Pour autant, nous nous refusons à concevoir cette défense de la langue française d’une façon hégémonique. Pour nous, elle passe par une défense du plurilinguisme, c’est ce que je m’efforcerai faire entendre lors de la prochaine présidence française de l’Union Européenne. Par ailleurs je suis personnellement une défenseure des langues régionales (c’est ainsi que j’ai écrit les dialogues de mon dernier livre en breton). La défense d’une langue passe par la défense de toutes les langues, sans quoi la démarche serait soupçonnée d’arrogance, celle-la même dont on nous crédite trop souvent en France.
Voilà un autre avantage de la révolution numérique : elle favorise la traduction simultanée et facilite grandement les approches d’autres langues. La défense de la langue est comparable à celle de la biodiversité : si nous ne défendons pas nos langues, ce sont des pans entiers de civilisation et d’humanité qui disparaissent. On estime qu’environ 7 000 langues sont parlées sur notre planète, et que nous sommes en train d’en perdre environ 10% depuis quelques années. Certaines ne sont parlées que par quelques dizaines de locuteurs certes, mais la relative indifférence que suscite cette question majeure est très frappante.

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