Thématique : l’Arménie après la guerre du Haut-Karabahk, avec Gérard Malkassian / n°208 / 29 août 2021

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Introduction

Avec Gérard Malkassian, professeur de philosophie en khâgne au lycée Janson de Sailly (Paris) et animateur des Conférences du Salon de Littérature arménienne.

Philippe Meyer :
En Arménie, en avril 2018, la tentative de coup de force institutionnel du Président Serge Sarkissian avait mené à la « révolution de velours », à de larges manifestations et à la grève générale, provoquant sa démission au profit de Nikol Pachinian et mettant fin au régime post-soviétique corrompu, en place depuis l'indépendance de 1991.
Cependant, le pays est entré dans une crise politique à la suite de sa défaite contre l'Azerbaïjan dans la Guerre du Haut-Karabakh commencée le 27 septembre 2020, tuant 3 500 soldats arméniens, et déplaçant des milliers de personnes. Le cessez-le-feu signé le 9 novembre 2020 sous l'égide de Moscou consolidait les gains militaires de l'Azerbaïjan, qui récupérait du même coup les territoires occupés par les Arméniens depuis 1994 : l'enclave du Haut-Karabahk mais aussi sept districts voisins, servant de zone tampon entre les deux pays.
A la suite de mouvements de contestations demandant le départ du premier ministre Nikol Pachinian, affaibli après cette humiliante défaite militaire, celui-ci avait annoncé sa démission le 25 avril, continuant à exercer ses fonctions par intérim jusqu'aux élections censées permettre la sortie de crise. Le 12 mai dernier, des centaines de soldats azerbaïdjanais sont entrés sur le territoire arménien, faisant peser le risque de nouveaux affrontements.
C'est le dimanche 20 juin dernier qu'ont eu lieu les élections législatives anticipées. Les 2,6 millions d'électeurs ont pu choisir entre quatre blocs électoraux rassemblant 22 partis. La campagne, présentée comme bataille de générations entre celle de Pachinian et de l'ancien régime de l'Arménie soviétique, s'est cependant résumée à un affrontement entre Nikol Pachinian et Robert Kotcharian, Président de 1998 à 2008. Le parti « Contrat Civil » de Nikol Pachinian a obtenu 53,9 % des suffrages, 16,5 points de moins que lors des élections de 2018, mais qui lui permettent de remporter une majorité de 72 sièges sur 101, tandis que le bloc Arménie de Robert Kotcharian a lui fait un score de 21%, obtenant 27 sièges. Au moment où nous enregistrons cette émission thématique (25 juin 2021), ce dernier refuse pour le moment de reconnaître les résultats du scrutin et dénonce des fraudes et falsifications. Après une campagne véhémente, de nombreux observateurs craignent des affrontements.

Kontildondit ?

Béatrice Giblin :
Ces résultats électoraux son porteurs d’espoir quant à des changements importants en Arménie. Après une défaite contre l’Azerbaïdjan, après les déplacements de population et les morts, on aurait pu s’attendre à une défaite du bloc de Nikol Pachinian. On serait alors revenu à une forme de nationalisme exacerbé. Or cela n’a pas été le cas, ces législatives anticipées ont montré une mobilisation assez nette des Arméniens voulant sortir de l’ère post-soviétique, de la corruption, etc.
Mais la situation est toujours très difficile économiquement pour les Arméniens. La meilleure preuve est l’importance de l’émigration. Elle était très forte à la fin du régime précédent, mais encore aujourd’hui, ce sont les forces vives qui quittent le pays : les jeunes, qui pensent qu’il n’y a pas d’avenir et qu’ils ne parviendront pas y à faire vivre leur famille. Où vont-ils ? Majoritairement en Russie, un peu moins en Europe ou aux Etats-Unis.
Qu’en est-il de ces départs aujourd’hui ? Perdurent-ils, ou bien le changement de climat politique incite-t-il les gens à rester davantage ?

Gérard Malkassian :
Merci d’avoir tous deux exposé un état des lieux représentatif des problèmes et des tensions qui traversent l’Arménie. Il y avait 2,6 millions d’électeurs inscrits lors de ces législatives, mais tout le monde reconnaît qu’il n’y a pas eu autant de suffrages exprimés, sans doute un peu moins de 2 millions. La population totale de l’Arménie au moment de l’indépendance (le 23 septembre 1991) était d’environ 3,5 millions d’habitants, mais tout le monde sait qu’il y a entre 2 et 2,5 millions d’habitants permanents. Cela ne signifie pas que les autres sont partis définitivement, il s’agit plutôt de saisonniers. Par exemple beaucoup d’hommes passent plusieurs mois par an en Russie, dans des emplois divers (bâtiment, etc.) et reviennent l’été en Arménie.
La question de l’émigration est centrale. Quand on compare la situation de l‘Arménie depuis l’indépendance à celle de l’Azerbaïdjan ou de la Géorgie, il est clair que c’est une différence majeure. A la fois les migrations intérieures, puisque les campagnes se sont vidées, tandis qu’Erevan, la capitale, a presque doublé sa population, mais aussi extérieures, en direction de l’étranger. Quand on peut, plutôt vers l’Europe, les USA, le Canada ou l’Australie, et quand on n’a pas le choix, plutôt la Russie. Il y a aussi une émigration en direction d’Istanbul, ce qui peut surprendre : la moitié des Arméniens d’Istanbul viennent à présent d’Arménie (ce sont majoritairement des femmes).
Le flux des migrations a été continu depuis l’indépendance, avec des phases d’accélération et de décélération selon le contexte économique et politique. Il est vrai aussi qu’on avait constaté dès 2018, après la révolution de velours, un ralentissement très net des départs, et de nombreux retours (notamment des gens de Russie qui n’attendaient que cela : la possibilité de développer des activités économiques sans contrainte). A l’issue de la défaite militaire ou à propos des élections, on craignait beaucoup que toute instabilité ne fasse repartir de plus belle l’émigration. C’est une spécificité des Arméniens par rapport aux deux autres républiques du Caucase : ils sont par nature diasporiques. Je n’ai par exemple jamais rencontré un seul Arménien d’Arménie qui n’ait pas au moins un membre de sa famille à l’étranger. La tendance à l’émigration est donc très rapide.
Au lendemain des élections, qu’en penser ? Il y a de quoi être plutôt rassuré. Les élections se sont bien passées, contrairement à ce qu’auraient pu faire craindre les discours enflammés des candidats. La victoire de Nikol Pachinian n’est pas contestée, il est d’ailleurs très symptomatique que Robert Kotcharian (2ème président de la République d’Arménie, entre 1998 et 2008 et adversaire principal de Pachinian), même s’il a dénoncé de nombreuses fraudes dans ses discours, n’a absolument pas remis en cause la présence de son groupe dans la nouvelle assemblée. Il en va de même pour la troisième force politique, dirigée par l’avant-dernier président Serge Sarkissian, renversé en 2018. Eux aussi dénoncent des fraudes, mais ils admettent la défaite et font tout de même entrer leur groupe au Parlement. C’est un signe plutôt rassurant quant à la capacité d’une grande partie des électeurs à adopter une attitude démocratique et à faire un choix de stabilité. Et puis l’issue très nette des élections permet d’envisager une certaine accalmie.
Il reste cependant d’énormes défis, au premier rang desquels les négociations sur le sort de la région du Haut-Karabakh.

Marc-Olivier Padis :
La question de la diaspora est particulière en Arménie, elle remonte plus loin que l’indépendance, notamment au génocide (1915). Du point de vue du développement économique, il y a beaucoup de transferts d’argent entre les Arméniens à l’étranger et les familles restées au pays. A quel point sont-ils significatifs dans l’économie arménienne ? Et à part ces transferts d’argent, que pourrait faire la diaspora pour aider au développement, économique ou diplomatique, du pays ?

Gérard Malkassian :
Tout d’abord, il y a plusieurs diasporas arméniennes, et il convient de les distinguer. Il y a la diaspora « classique » d’Arméniens après la défaite face à Mustafa Kemal. Le départ des survivants du génocide du territoire de la Turquie actuelle date en réalité plutôt de 1922-1923. C’est la première couche de diaspora, installée dans plusieurs pays du Proche-Orient, notamment au Liban, en Syrie, en Égypte, et puis plus loin, en France, etc. Ce sont les diasporiques « ancienne génération ».
Et puis il y a la diaspora d’Arménie, qui est très différente, culturellement et historiquement. Elle va se répartir différemment, même si certains points d’attraction sont les mêmes (France, USA, Russie …). Vous trouverez ces Arméniens un peu partout, en France, ils sont vraiment répartis sur tout le territoire, alors que la tradition ottomane de la diaspora précédente se concentrait plutôt dans les grandes villes industrielles du couloir rhodanien.
Sur le rôle que les diasporas peuvent jouer, ensuite. Au plan économique, il y a des actions, mais vous avez raison de souligner l’importance des transferts de fonds privés. C’est un facteur absolument essentiel. On pense par exemple que depuis les Etats-Unis, 200 millions de dollars environ sont envoyés chaque année. Inutile de vous dire que c’est sans doute autant, voire plus depuis la Russie. Ces fonds privés sont très importants, pas assez pour développer des secteurs économiques évidemment, mais ils permettent à des familles de tenir. C’est ce qui fait que curieusement, même s’il y a de la pauvreté en Arménie, on ne considère pas qu’il y a des gens totalement sans ressources.
Le problème des investissements est tout autre. Quelques-uns ont été très marquants. On pourrait citer le milliardaire arménien de Californie Kirk Kerkorian, qui avait financé tout un réseau de transports, le milliardaire arméno-argentin Eduardo Eurnekian, qui a reconstruit l’aéroport international Zvartnots, près d’Erevan. Mais en dehors de quelques exemples spectaculaires, il est vrai que les diasporas n’ont pas encore joué un rôle très actif. En revanche, elles constituent dans les pays où elles vivent des lobbies très efficaces. Politiquement d’abord, il n’y a qu’à voir la reconnaissance récente du génocide arménien par Joe Biden pour s’en apercevoir. Économiquement, ces communautés sollicitent des acteurs dans les pays d’accueil pour favoriser les investissements. Pour le moment, cela n’a pas donné grand chose, mais c’est aussi à cause de la grande instabilité géopolitique du Caucase, propre à décourager de gros investisseurs.

Philippe Meyer :
Nous venons d’évoquer l’émigration arménienne, j’aimerais faire un brève parenthèse pour évoquer les gens partis s’installer en Arménie, notamment à l’époque de l’Arménie soviétique, des communistes français d’origine arménienne comme la famille du cinéaste Serge Avédikian, qui raconte cela très bien, ces gens partis construire le socialisme et retrouver leur identité arménienne. Que reste-t-il de cette expérience, aussi bien en Arménie que dans la communauté arménienne en France ?

Gérard Malkassian :
Paradoxalement, plus grand chose, si ce n’est une amertume chez celles et ceux qui étaient partis (vers 1947) et sont souvent revenus (dans les années 1960). En Arménie, il y a quelque chose de l’ordre du non-dit à propos de ces arrivées de personnes venues de Grèce, du Liban, de Turquie, de France, d’Iran, de Syrie … Ainsi, le premier président d’Arménie est né à Alep. Cette présence a incontestablement fait avancer les mœurs arméniennes, notamment dans les grandes villes, mais il y eut chez une grande majorité de ces gens venus en Arménie une réelle déception. Surtout chez les jeunes forcés d’accompagner leurs parents dans ce pays en pleine période stalinienne. Beaucoup de ces gens se sont d’ailleurs retrouvés en Sibérie jusqu’à la mort de Staline en 1953.
A part cela, un silence un peu gêné. Depuis l’indépendance, il y a un seul cinéaste qui a entrepris, entre 2012 et 2018, un documentaire en trois parties sur cette histoire des « rapatriés ». Il a donc fallu presque trente ans avant la première initiative à ce sujet. Il y a une forme de silence un peu honteux, à la fois de la part des « accueillants », qui ne se sont pas toujours montrés très fraternels vis-à-vis de ces populations qui n’avaient pas la même culture. Car le terme de « rapatriés » est impropre : il s’agissait de gens qui n’étaient pas originaires de cette région, dont la culture n’était pas la même. Cela fut dur des deux côtés, et ce silence honteux commence tout juste à être levé, il pèse encore.
Pour ce qui est de l’immigration française en Arménie, qui concerne 15 000 à 20 000 personnes me semble-t-il, la plupart des descendants se sont débrouillés pour revenir en France, ou pour vivre entre les deux pays. C’est par exemple le cas dans la famille de ma femme. Pour utiliser un langage communiste, l’expérience a tout de même été « globalement négative » …

Nicole Gnesotto :
J’aimerais vous interroger sur la victoire de Nikol Pachinian aux législatives de juin dernier. C’est tout de même un homme qui a perdu la guerre. Une guerre violente : plus de 3 000 morts, la restitution de territoires, des gens obligés de quitter leur région natale, etc. Or il a gagné avec une majorité confortable (plus de 53% des suffrages). Pourquoi les Arméniens lui ont-ils accordé leur confiance ? J’ai l’intuition que peut-être la population en a assez de cette histoire du Haut-Karabakh et aimerait tourner la page. Qu’en pensez-vous ?

Gérard Malkassian :
D’après plusieurs experts avec lesquels je me suis entretenu, c’est sans doute le motif principal, effectivement. Le vote a été massif, et pas seulement pour Pachinian. Car sur les 24 ou 25 forces politiques qui se présentaient, de nombreux petits partis étaient sur une ligne pacifiste et pro-occidentale. Ils ont bien sûr récolté très peu de voix chacun, mais quand on les additionne, cela totalise au moins 10%. Aucun doute : le camp de la paix a provoqué une adhésion massive. Bien sûr, cela ne suffit sans doute pas pour expliquer l’ampleur du résultat.
Il faut d’abord observer qu’après la défaite du 9 novembre 2020 (date du cessez-le-feu), il y a évidemment eu des mouvements de colère, mais ils n’ont jamais rassemblé plus de quelques milliers de personnes. Des responsables politiques de l’opposition ont tenté de mobiliser la foule contre Pachinian en l’accusant non seulement de la défaite, mais de bien plus : de complot. Pachinian a ainsi récolté deux surnoms : « traître » et « agent turc ». L’essentiel de la population était davantage sous le choc de la défaite qu’encline à chercher un coupable et à faire tomber des têtes. Beaucoup d’électeurs ont donc préféré voter pour celui qui a fait la paix, même après les 3 500 morts. Le refus des familles d’envoyer leurs enfants se faire tuer, ainsi que le soupçon très courant que beaucoup des dirigeants politiques bellicistes ont mis leurs propres enfants à l’abri en les envoyant faire des études à l’étranger, ont sans doute beaucoup joué pour encourager le vote Pachinian.
Robert Kotcharian, l’opposant principal, a de son côté expliqué sa défaite électorale comme l’expression d’un rejet orchestré de sa personne, en tant que représentant d’une ancienne génération politique. Il y a sans doute du vrai là-dedans, mais l’hypothèse la plus probable est celle du vote utile. De nombreuses autres formations étaient pour la paix, mais si petites que les électeurs ont préféré voter pour un candidat éprouvé, et éviter à tout prix un retour du camp ancien.
Enfin, c’est dans les campagnes que Pachinian a fait ses meilleurs scores, il dépasse partout les 50%. Dans la capitale, il gagne aussi, mais moins nettement (autour de 43%). C’est sans doute parce que dans le monde agricole, on a constaté des mesures, et une politique effective depuis trois ans, et quasiment absente chez les anciens.
Au moment de la chute de l’Union soviétique, on a privatisé les terres. De façon assez anarchique et bricolée, c’est vrai. Mais surtout : on a donné les terres, mais pas le matériel. Or on partait d’une situation de fermes collectives, de type sovkhoze et kolkhoze, et à la faveur de relations politiques, certains gros fermiers ont pu accaparer le matériel. Il y avait donc un gros problème de modernisation du matériel agricole qui n’avait jamais été résolu, et que les gouvernements de Nikol Pachinian ont commencé à prendre en charge par des crédits à l’investissement. D’autre part, l’action contre la corruption n’a pas été totalement efficace, mais elle a tout de même eu des effets. Désormais quand vous achetez des terres ou du bétail, vous savez que vous n’aurez pas à donner des pots-de-vin à chaque étape.
Mais vous avez raison, la leçon à tirer de ce scrutin est que dans leur majorité, les citoyens arméniens ont acté la défaite militaire, avec la consolation que tout n’est peut-être pas complètement perdu, puisque plus de la moitié du Haut-Karabakh n’est pas aux mains des troupes azerbaïdjanaises, est encore peuplée d’Arméniens, protégés par les forces de paix russes.

Béatrice Giblin :
Nicole évoquait les gens déplacés de force après les combats, les maisons détruites,etc. N’oublions pas qu’au moment de la conquête de ces territoires, c’étaient des Azéris qui ont tout perdu et été forcés de se réfugier à Bakou. C’est une situation qui n’avait jamais été réglée, et la tension a toujours existé. Compte tenu de la situation géographique du Haut-Karabakh, on pouvait s’attendre à ce que l’Azerbaïdjan veuille récupérer ces territoires. On a très logiquement exposé le point de vue arménien, mais n’oublions pas de prendre également en compte le point de vue azerbaïdjanais, pour comprendre comment on en est arrivés là.
Quelles sont les conséquences de l’enclavement de l’Arménie vis-à-vis de la Turquie (car la frontière est fermée) ? Il s’agit d’un petit pays, en montagne, avec une situation sismique préoccupante et peu de ressources. Que peut-il se passer avec la Géorgie ? Y a-t-il une ouverture avec l’Iran (où les Arméniens sont très nombreux) ? Et la Russie ?
Vous avez évoqué la reconnaissance du génocide arménien par Joe Biden le 24 avril dernier. Quelles conséquences cette reconnaissance peut-elle avoir pour l’Arménie ?

Gérard Malkassian :
Pour l’Arménie, ce fut un élément incontestable pour renforcer Nikol Pachinian et son camp à la veille des élections. D’autant que le Premier ministre et son parti sont considérés comme pro-occidentaux, ou du moins, pas très pro-Russie, ce qui en Arménie est un facteur de clivage important.
C’est aussi probablement un élément déterminant à propos de la Turquie. L’attaque azerbaïdjanaise de septembre dernier faisait suite à des manœuvres conjointes turco-azéries en août. La rapidité avec laquelle elle a été menée et le soutien direct des troupes turques font penser qu’elle a été menée avec la conscience qu’il fallait faire vite, parce que Donald Trump risquait de perdre, et qu’avec Biden, l’Amérique serait probablement beaucoup plus présente dans la région, au moins sur le plan des valeurs. Cette reconnaissance américaine est donc importante en ce qu’elle constitue un facteur de pression très lourde sur la Turquie. Une déclaration publique du président des Etats-Unis a de quoi changer la donne et le rapport de forces. On constate d’ailleurs que depuis l’arrivée de Biden au pouvoir, la rhétorique des dirigeants turcs à l’égard de l’Arménie s’est nettement adoucie.
Cette reconnaissance changera-t-elle les choses dans la région du Caucase méridional ? C’est beaucoup plus difficile à évaluer. A la suite de la guerre du Haut-Karabakh, la Russie s’est instaurée en unique arbitre, mettant clairement de côté le groupe de Minsk, chargé des négociations entre Arméniens et Azerbaïdjanais depuis 1994. Moscou a réussi à imposer un cessez-le-feu qui laisse de côté les deux autres co-présidents du groupe de Minsk, les USA et la France, et c’est la Russie qui a dicté le rythme et la nature des négociations aux deux adversaires, en dialogue tendu avec la Turquie. On comprend la position de Poutine : mieux vaut discuter avec une Turquie qu’on éloigne de l’OTAN plutôt qu’avec les Etats-Unis ou la France.
La victoire très nette de Pachinian lui accordera-t-elle une marge de manœuvre supplémentaire, peut-être pour faire jouer davantage une présence occidentale ? Jusqu’à présent, des éléments ont laissé penser qu’il irait dans ce sens, sans qu’il y ait pour autant d’avancée concrète. Quelques jours avant les élections, 15 prisonniers arméniens détenus en Azerbaïdjan ont été libérés. Cela s’est fait sur initiative américaine (et M. Pachinian a publiquement remercié les USA), avec l’intermédiaire des Géorgiens. Alors que depuis le 9 novembre, ce sont les Russes qui sont censés être capables de choses de ce genre.
On est en droit de penser que Pachinian doit être tenté de se rapprocher de son voisin géorgien et des USA pour desserrer l’étau russe, et qu’au lendemain de son triomphe électoral, il peut peut-être essayer d’élargir le champ des interlocuteurs au delà de la Russie.

Marc-Olivier Padis :
A la suite de la guerre du Haut-Karabakh, la Russie est apparue comme une force de modération et de diplomatie dans la région, ce qui est un tour de force, et un acquis certain pour Poutine. Si je vous ai bien compris, il continue à garder ce rôle stabilisateur. On parle parfois de « connivence compétitive » entre la Russie et la Turquie, l’expression me paraît refléter les ambiguïtés de la situation. Comment l’Arménie peut-elle éviter d’être l’otage de ce rapport de force complexe entre ces deux pays ?

Gérard Malkassian :
Je n’ai évidemment de réponse définitive, seulement quelques éléments que j’espère éclairants. D’abord, c’est une question qui hante l’Arménie depuis son indépendance. Le premier président Lion Ter-Petrossian, plaidait dès 1997 pour un compromis avec l’Azerbaïdjan, convaincu que le temps jouerait contre l’Arménie, et qu’on s’orienterait quoi qu’il arrive vers une solution imposée. Par conséquent plus le temps passerait, plus l’Azerbaïdjan se renforcerait, plus les intérêts russes se complexifieraient, et moins l’issue serait favorable aux Arméniens.
A la fin de la guerre du Haut-Karabakh, c’est le spectre de cette solution imposée qui se dessine, on imagine mal comment il pourrait en aller autrement. C’est donc une grande peur des Arméniens que de subir les conséquences d’un accord entre la Russie et la Turquie, à l’image de ce qui s’est passé en 1920-21. A l’époque les bolcheviks, soucieux de faire la paix avec le nouveau vainqueur turc, ont conclu des accords qui ont sacrifié une grande partie des aspirations arméniennes, en donnant le Nakhitchevan à l’Azerbaïdjan, avec un droit de regard de la Turquie. C’est Ankara qui garantit que le Nakhitchevan restera azerbaïdjanais pour toujours. Dans la foulée, le Haut-Karabakh est donné par Staline à l’Azerbaïdjan, alors que les organisations bolchéviques locales (arméniennes et azerbaïdjanaises) s’étaient mises d’accord pour attribuer le Haut-Karabakh à l’Arménie. Ce « cadeau » de Staline visait clairement à s’assurer la faveur de la Turquie, et la grande peur qui règne encore aujourd’hui est une solution de ce genre.
Il y a cependant une autre façon d’envisager les choses, et vous avez raison d’insister sur le changement surprenant de la Russie, soudain devenue championne de la pacification et même du développement économique. Effectivement, le discours des dirigeants russes semble être le suivant : « maintenant ça suffit, on prendra le temps qu’il faudra, mais on fera la paix entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Nous ne discuterons pas tout de suite des questions qui fâchent, comme le statut de la région, l’important est de rétablir la confiance entre les deux pays et rouvrir les voies de communication ».
Est-ce de la stratégie à court terme, destinée à s’aménager les faveurs de la Turquie, ou cela va-t-il plus loin ? Il est trop tôt pour le dire, mais je crois que nous sommes à un seuil. Il ne faudrait pas que les dirigeants arméniens comptent trop sur une action occidentale dans la région, mais ils doivent pourtant se donner une marge de manœuvre, tout en acceptant l’inéluctable : le Haut-Karabakh ne sera pas arménien et restera en Azerbaïdjan, au mieux avec un statut protégé. Mais en échange de ce statu quo nouveau, peut-être peut-on espérer un déblocage des relations économiques. Il en est question, le dernier point de l’accord du 9 novembre stipule qu’on va rétablir les voies de communication entre l’Arménie, le Nakhitchévan et l’Azerbaïdjan. Cela veut dire une voie de chemin de fer vers la Russie, beaucoup plus commode que le trajet actuel qui impose de passer par la Géorgie.

Nicole Gnesotto :
Le Premier ministre Nikol Pachinian a dit après son élection qu’il était temps de réfléchir à un nouveau concept stratégique pour l’Arménie. A vous écouter, on se dit que c’est urgent en effet, car l’Arménie donne l’impression d’être le théâtre d’un match de ping-pong entre des couples de grandes puissances ennemies : Russes et Américains d’un côté, Russes et Turcs de l’autre. On a l’impression que Poutine et Biden jouent chacun les pacificateurs, avec un agenda propre.
J’espère que l’Arménie ne fera pas la même erreur que la Géorgie ou l’Ukraine, de mettre tous ses œufs dans le même panier, celui des Etats-Unis et de l’OTAN.
Pour sortir de cet étau, la carte de l’Union Européenne pourrait-elle être jouée par Nikol Pachinian ou par la population ?

Gérard Malkassian :
Aucun dirigeant important en Arménie ne songe à renverser les alliances, et le brusque retournement du géorgien Mikhaïl Saakachvili en faveur des Etats-Unis fait même office de contre-exemple absolu. Les Arméniens sont bien placés pour savoir qu’une telle solution serait vaine (car les tats-Unis ne lèveront pas le petit doigt pour sauver un Arménien) et contre-productive. Il y a un consensus sur le fait que la Russie est l’allié incontournable, et en quelque sorte obligatoire. On peut cependant desserrer la pression jusqu’à un certain point (celui où l’on va à l’encontre des intérêts russes).
L’Union Européenne est un partenaire délicat, là encore à cause de la Russie. Car les relations entre Moscou et l’UE ne sont pas toujours au beau fixe. En 2013, Serge Sarkissian, le président arménien de l’époque, qui était sur une position nuancée au plan international, était sur le point de signer, comme l’ont fait la Géorgie et l’Ukraine, l’accord de libre-échange avec l’UE, dans le cadre du partenariat oriental.
La réaction russe ne s’est pas faite attendre, et il s’est agi d’un diktat pur et simple. Le président a été convoqué, et on lui a ordonné de ne pas signer. A la place, on a négocié peu à peu un accord d’association, évidemment moins ouvert que ce qui était prévu. L’Arménie a été obligée en 2013 d’entrer dans l’union douanière de l’Union eurasiatique, avec quelques autres pays de la CEI. J’étais en Arménie cet été là, et la population était très abattue de cette nouvelle. Peut-être qu’à l’époque, les dirigeants arméniens étaient allés trop loin et trop vite par rapport à l’UE.
Aujourd’hui, il y a peut-être une marge de manœuvre plus acceptable. Non seulement par rapport à l’UE, mais aussi à l’Iran. Car Téhéran l’a fait savoir clairement : l’UE à la rigueur, mais les Etats-Unis dans la région, pas question.
Il y a eu des positions européennes très claires par rapport à l’Arménie. Le président Macron s’est par exemple fermement prononcé au moment de la guerre du Haut-Karabakh, condamnant l’agression azerbaïdjanaise. Rappelons aussi que 10 jours avant les élections, Nikol Pachinian a été reçu à l’Elysée, ainsi qu’à Bruxelles où il a rencontré Charles Michel. Il existe donc peut-être une possibilité avec l’Europe, au moins pour ce qui est d’approfondir les échanges économiques et éducatifs. Avec comme limite indépassable la Russie.

Philippe Meyer :
Vous nous avez parlé de l’importance de la diaspora arménienne, notamment en matière économique. Qu’en est-il de cette diaspora dans les jeunes générations ? Vous animez le salon de littérature arménienne, vous êtes très au courant et très engagé dans la vitalité de la culture arménienne. On sait que la liaison entre les Arméniens en France et l’Arménie est forte, mais se perpétue-t-elle chez les jeunes? Et dans d’autres pays ?

Gérard Malkassian :
La question est difficile, d’abord parce qu’il y a plusieurs diasporas arméniennes, comme je l’expliquais précédemment. Chaque communauté arménienne a son histoire, voire sa religion, même si une écrasante majorité est rattachée à l’Eglise arménienne apostolique, qui est indépendante. Environ 10% d’Arméniens sont rattachés au catholicisme par l’Eglise orientale, et 5% sont protestants.
Il y a un autre problème : qui est Arménien et qui ne l’est pas ? Qui se dit Arménien ou d’origine arménienne ? C’est extrêmement difficile à évaluer. Par exemple, on me demande souvent combien il y a d’Arméniens en France, et je suis totalement incapable de répondre. D’abord parce qu’il n’y a pas de chiffre officiel, ensuite parce qu’on est bien en peine de savoir comment s’y prendre. On pourrait regarder dans les listes électorales les noms à consonance arménienne, mais certains ont une origine arménienne si lointaine que les gens n’en ont même plus conscience, tandis que d’autres se sentent Arméniens alors que leur nom n’a pas spécialement de consonance arménienne.
Ceci étant dit, il est incontestable qu’il y a un noyau de gens qui se rassemble. Et parfois, sur des bases très ténues. Il est très difficile de considérer tous les Arméniens de France comme faisant partie d’une seule communauté. Mais il existe tout un réseau d’institutions : l’Eglise, les associations culturelles, certains partis politiques, etc. Et puis on constate aussi que même dans des villes où il n’existait pas de tradition d’immigration arménienne, il suffit de quelques Arméniens pour qu’après quelques années, on forme une association et on essaie de créer une église. Cela semble être une espèce de réflexe. Cela ne concerne pas toutes les personnes d’origine arménienne, mais toujours suffisamment de gens pour maintenir un foyer d’identité arménienne très vif. Et il est vrai que cela peut jouer un rôle sur les générations suivantes. Avec le temps bien sûr, et surtout quand on vient de familles chrétiennes, les mariages sont plus mixtes, et le sentiment d’appartenance se dilue. L’un des romans les plus célèbres de la littérature arménienne du XXème siècle traite précisément de cela, il est écrit par un auteur arménien installé en France. Il écrivait avec son nom arménien Chahan Chanour, et comme poète français sous le nom d’Armen Lubin. Le roman s’appelle en français « la retraite sans fanfare », mais il eut été plus juste de l’intituler La débâcle. Il suit des jeunes gens rescapés du génocide et installés en France. Le titre laisse présager de l’ambiance du roman, mais il est très exagéré, parce qu’on constate que la façon de se rapporter à l’origine arménienne est certes plus diffuse, mais elle est aussi beaucoup plus diverse. Je pense que c’est aussi une grande chance pour les communautés arméniennes de renouveler leurs systèmes de valeurs.

Béatrice Giblin :
Cette diversité qui n’est pas forcément une dilution s’explique aussi peut-être par le traumatisme du génocide. La possibilité de la disparition entretient chez beaucoup de jeunes (c’est en tous cas ce que j’ai pu observer chez certains de mes étudiants) quelque chose de très puissant, une nécessité presque vitale d’entretenir une mémoire, et donc une culture. D’autre part, tous les travaux d’historiens sur le génocide arménien ont aussi permis de prendre la mesure de cette tragédie.

Gérard Malkassian :
C’est tout à fait vrai et vous avez bien fait de le souligner. Le facteur le plus coalisant est la mémoire du génocide, même si les référents vont évoluer. Pendant longtemps, cette mémoire fut associée à celle de la ville ou du village d’origine des émigrés (souvent situés dans la Turquie actuelle). Aujourd’hui, les jeunes générations s’identifient davantage à l’Arménie comme pays. Ce facteur est à double tranchant : il est positif en ce qu’il entretient une culture et une mémoire communes, mais il est si douloureux qu’il peut aussi constituer un certain verrou. Ce grand trou noir qu’est le génocide entretient certes la flamme, mais il peut aussi être à l’origine d’un rapport assez pathologique à la mémoire, et assez réducteur quant à l’identité arménienne.

Philippe Meyer :
Au fond, en refusant de reconnaître le génocide, la Turquie entretient à la fois l’appartenance à la communauté, mais aussi ce type d’appartenance, ce « trou noir ».

Gérard Malkassian :
Exactement. Il faut cependant replacer tout cela dans la longue histoire, car il existe une série de références antérieures au génocide, mais c’est un problème essentiel. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il est important que la Turquie et les Turcs avancent dans le chemin de la reconnaissance ; cela permettrait à beaucoup d’Arméniens de commencer à envisager leur identité arménienne de façon plus ouverte et moins morbide qu’ils ne sont condamnés à le faire actuellement.

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