Thématique : L’Indo-Pacifique, avec Isabelle Saint-Mézard / n°205 / 8 août 2021

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Introduction

Avec Isabelle Saint-Mézard, chercheuse associée au centre Asie de l’Ifri, l’Institut français des relations internationales, et spécialiste de l’Asie du Sud, notamment de l’Inde.

  Philippe Meyer :
Le terme d’Indo-Pacifique a émergé récemment dans les relations internationales où on lui préférait jusque-là le concept d’Asie-Pacifique. C’est, par exemple, en 2019, que la France a dévoilé sa stratégie pour l’Indo-Pacifique. Si la notion correspond à l’union des océans indien et pacifique, ses délimitations géographiques ne sont pas envisagées de la même manière par tous les acteurs. Les États-Unis considèrent l’Indo-Pacifique comme bordé à l’ouest par la façade orientale de l’Inde tandis que la France tend à inclure Mayotte voire l’Afrique de l’Est. Cependant, une donnée commune demeure : celle du caractère stratégique de la zone.
Au niveau économique, l’Indo-Pacifique représente 40% du PIB mondial avec la Chine, l’Inde, le Japon mais aussi les dragons asiatiques. Principal relai de la croissance mondiale, la zone est traversée par la première route maritime du globe. Avec 60% de la population de la planète, elle représente également un marché majeur.
Au niveau sécuritaire, la région compte 6 puissances nucléaires : la Chine, la Russie, l’Inde, le Pakistan mais aussi les États-Unis et la France. Ce constat est d’autant plus digne d’intérêt que certains de ces pays s’opposent sur de nombreux sujets. La stabilité étatique est également sujette à caution, notamment après après un coup d’État en Birmanie le 1er février dernier et avec la persécution de la minorité musulmane dans ce pays mais aussi en Chine et en Inde.
Par ailleurs, les petits États insulaires de l’Indo-Pacifique sont parmi les premiers menacés par le changement climatique, qui renforce le risque de catastrophes naturelles.
Le concept d’Indo-Pacifique a été promu par les États-Unis pour offrir un front uni entre les pays de la région face à l’affirmation de Pékin en mer de Chine mais aussi dans l’océan Indien alors que l’armée chinoise dispose désormais d’une base à Djibouti. A travers le dialogue quadrilatéral sur la sécurité, le QUAD, qui rassemble Inde, Australie, Japon et États-Unis, ces derniers espèrent former une alliance multilatérale. Cependant, les gouvernements de la région veillent à ne pas s’opposer frontalement à Pékin tandis que les Européens, pressés par Washington, ne souhaitent pas nécessairement aligner leur position sur celle des États-Unis.

Kontildondit ?

Béatrice Giblin :
Les limites de l’espace indo-pacifique sont mouvantes, chacun ne les mettant pas nécessairement au même endroit. Quand et pourquoi est-on passé de l’Asie-Pacifique à l’Indo-Pacifique ? Est-ce que ce changement de représentation traduit une évolution de rapports de forces, des changements d’acteurs ?

Isabelle Saint-Mézard :
Il est toujours intéressant d’examiner la transition entre des catégories dominantes de représentation d’un espace donné. Comme vous le disiez, on ne parlait que d’Asie-Pacifique dans les années 1980 et 1990. A cette époque, il s’agit d’une zone centrée sur le bassin Pacifique, et laissant complètement à la marge l’Inde et l’espace de l’Océan Indien, qui sont pourtant une part essentielle de l’Asie. On estimait alors que l’Inde n’était pas assez dynamique économiquement. Le concept d’Asie-Pacifique symbolisait l’Asie de la croissance forte, du dynamisme, incarnée dans l’APEC (Asia Pacific Economic Corporation), et à l’époque l’Inde n’était pas autorisée à en faire partie, son économie n’étant pas assez libéralisée.
C’est par le prisme économique qu’on a défini un espace régional, faisant la part belle à la Chine, aux Etats-Unis, au Japon, et à l’Asie du Sud-Est. Dans ce contexte, l’Asie du Sud et notamment l’Inde n’étaient considérées que comme une espèce d’arrière-cour, prometteuse mais pas au niveau.
Comment a-t-on évolué vers une autre représentation ? Celle-là était pourtant très confortable : je me souviens qu’à l’époque, chaque fois qu’un livre consacré à l’Asie sortait, cela s’arrêtait à la Birmanie ; au delà, plus rien. Comment le regard s’est-il progressivement tourné vers l’Océan Indien et l’Asie du Sud ?
Pour l’expliquer, il faut tout simplement regarder les discours de ceux qui vont promouvoir ce concept d’Indo-Pacifique, dans les années 2000. Cela commence par un débat assez marginal, quand l’idée de cet immense espace n’en est qu’à ses prémices. Ce sont notamment des experts australiens (majoritairement des universitaires) qui vont poser les premiers jalons, mais aussi le Premier ministre japonais Shinzō Abe, qui a eu un rôle absolument fondamental dans l’instauration de cette nouvelle représentation. Il y avait aussi quelques Indiens, mais pas tant d’Américains que cela. L’idée est surtout venue d’Asie, à vrai dire (l’Australie est-elle asiatique ? C’est un autre débat).
Dans ces discours de l’époque, visant à légitimer la nécessité d’ouvrir la catégorie d’Asie-Pacifique vers l’Ouest, deux arguments ressortent.
D’abord, que l’économie mondiale est devenue beaucoup plus maritime. Les flux maritimes sont colossaux entre le Golfe Persique, l’Asie du Sud et l’Asie Orientale. Les couloirs de navigation Océan Indien-Chine méridionale-Japon sont les véritables artères de l’économie mondiale, et il faut prendre en compte cette centralité fondamentale. L’interconnexion entre Océan Indien et Océan Pacifique est vitale, disent-ils.
Ensuite, il y a des montées en puissance. De l’Inde d’abord. Elle se traduit par une influence de plus en plus manifeste, dans l’Océan Indien bien sûr, mais aussi du côté de l’Asie Orientale. De la Chine ensuite, et elle se traduit par une influence croissante en Asie Orientale, mais aussi en Asie du Sud et dans l’Océan Indien. Il y a donc un enchevêtrement des influences.
Pour comprendre les rapports de forces qui se jouent aujourd’hui en Asie entre la Chine, l’Inde et les Etats-Unis (toujours extrêmement présents), il faut élargir la représentation, la façon de regarder la région. D’où l’Indo-Pacifique.

François Bujon de l’Estang :
Cette analyse est très intéressante, je vais tenter de la politiser un peu plus. Il me semble que la notion d’Asie-Pacifique était géographique, et de ce point de vue elle était assez cohérente et très compréhensible. Indo-Pacifique me semble être davantage une notion géopolitique. Avec cet agrandissement de l’image, c’est le mode même d’analyse qui change, pour essayer de le rendre plus « inclusif » ou « englobant » (« comprehensive » disent les Américains).
Pour moi, l’arrivée à cette notion d’Indo-Pacifique est la conjugaison de trois phénomènes.
Le premier est une nouvelle vision américaine. On fait généralement peu de crédit à l’administration Bush Jr, je lui en accorde au moins un : elle s’est intéressée à l’Inde, et a réussi une vraie ouverture vers ce pays, même si elle fut éclipsée par l’invasion de l’Irak et tout ce qui a découlé du 11 septembre. Mais c’est un succès de la diplomatie américaine que d’avoir réussi à créer une relation stratégique avec l’Inde, et par conséquent à l’attirer dans l’équation géostratégique. Il s’agit aussi d’endiguer la montée en puissance chinoise, par l’inclusion de l’Inde et de l’Australie dans un système défensif.
Le second est évidemment la montée de la puissance chinoise, qui pèse de plus en plus sur l’Inde. Sur les Himalayas d’abord, il y a eu des morts il n’y a encore pas si longtemps, mais aussi sur la liberté de circulation maritime dans toute la région. Les Indiens ne sont pas ravis de découvrir régulièrement des sous-marins chinois dans leurs eaux territoriales, ou des vaisseaux de guerre patrouillant dans leur zone économique. Tout cet environnement géopolitique (la promotion par la Chine des nouvelles routes de la soie par exemple) est considéré par l’Inde comme une pression.
Le troisième est l’évolution de l‘Inde elle-même. Il n’y a encore pas si longtemps, la simple idée d’une alliance militaire répugnait au pays, et il a fallu Narendra Modi et l’avènement d’un parti nationaliste pour oser dire qu’il y avait une menace maritime nécessitant d’augmenter les budgets et se doter d’une défense efficace.
Je ne sais pas si vous êtes d’accord avec cette analyse. J’ai sans doute minimisé le facteur australien, car eux aussi sont désormais pleinement impliqués, ayant ouvert la base de Darwin aux Américains, et s’alignant sur l’attitude américaine très confrontationnelle à l’égard de la Chine.

Isabelle Saint-Mézard :
Je suis d’accord sur l’essentiel de votre analyse, et notamment sur le postulat principal. La notion d’Asie-Pacifique était basée sur des dynamiques très liées à l’économie. La réflexion se faisait sur les logiques des multinationales : chaînes de valeurs, de délocalisation, etc. On envisageait cela « de bas en haut » : c’étaient les acteurs économiques qui nouaient une région. En revanche je ne vous suis pas sur l’aspect « naturellement » géographique de l’Asie-Pacifique, je crois pour ma part qu’une région est toujours une construction, mais ce sont des débats théoriques qui ne sont pas essentiels ici.
L’Indo-Pacifique est bien davantage pensée « de haut en bas », je suis d’accord. Dans la plupart des cas, l’Indo-Pacifique est un projet des États, répondant à des logiques stratégiques. Autrement dit, c’est le retour de la géopolitique classique, des grands rapports de forces entre puissances. Et toutes les coalitions qui en découlent sont effectivement très liées à la Chine.
Les grands acteurs que vous avez cités sont indéniablement très importants (Etats-Unis, Australie, Inde, Chine), mais j’insiste encore une fois sur le Japon, qu’on a tendance à trop vite oublier alors qu’il est absolument fondamental. Shinzō Abe notamment, qui fut un phénomène incroyable. On a tendance à ne retenir de lui que des positionnements idéologiques pas toujours à notre goût (il est incroyablement conservateur), mais son rôle dans la fabrication du concept d’Indo-Pacifique a été absolument central. Dès 2007, M. Abe parle devant le Parlement indien d’une connexion des océans Indien et Pacifique. Il y a vraiment pour lui la nécessité d’arrimer l’Inde et l’Océan Indien à l’Asie-Pacifique. Il ne cessera jamais de pousser cette idée, et l’ancien Premier ministre japonais est présent à chaque incarnation du « Quad » (« dialogue quadrilatéral pour la sécurité », une coopération informelle entre les Etats-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde). A vrai dire, lui seul a su pousser l’Inde à participer, bien plus en tous cas que les Etats-Unis.

Nicolas Baverez :
L’Indo-Pacifique est arrivé parce que tous les acteurs inquiets de la montée de la Chine se sont aperçus qu’on ne pourrait pas l’endiguer sans l’Inde.
Dans la pratique, deux grandes puissances ont déjà essayé de faire un « pivot vers l’Asie ». Poutine l’a annoncé en 2012, Obama en 2016, mais, pour des raisons différentes, ce furent deux échecs. Il y a désormais ce nouveau concept, il a été mis à l’épreuve dans la dernière réunion de l’OTAN à Bruxelles, avec l’idée d’une grande alliance des démocraties, à trois piliers. Le premier pilier est américain, un autre est européen, le troisième est asiatique, autour du Quad.
L’Indo-Pacifique a-t-il une chance de réussir là où le « pivot vers l’Asie » a échoué ? Et quelle est la place de l’Europe là-dedans ? Peut-elle avoir une réelle stratégie indo-pacifique ?

Isabelle Saint-Mézard :
S’il y a un succès que l’on peut attribuer à l’idée d’Indo-Pacifique, c’est d’abord d’exister. Même si on ne sait pas encore très bien ce que c’est ni comment ça marche, il n’en demeure pas moins que dans le discours, l’idée a remplacé l’Asie-Pacifique. Et le discours est structurant.
Je n’affirmerai pas aussi rapidement que vous que le pivot américain est un échec. Certes, il n’est pas à la hauteur des attentes. Il a été annoncé en grande pompe, les Etats-Unis allaient revenir en Asie, on allait voir ce qu’on allait voir, etc. Et il est vrai que dans les représentations, ce fut assez décevant. Mais je me dis, à mesure que le temps nous accorde du recul, que l’échec n’est peut-être pas si complet. Symboliquement, le jalon est posé, et à défaut d’avoir été un grand retour, c’est une dynamique continue qui a été lancée. Depuis 2011 et l’annonce du pivot par Hillary Clinton, le regard américain est prioritairement tourné sur l’espace indo-pacifique. Même sous l’administration Trump, pourtant pleine d’errements et d’incertitudes, cette dynamique a continué. Elle se confirme plus que jamais avec l’administration Biden. Quel a été le premier grand sommet multilatéral organisé par Biden ? Le sommet du Quad. Je pense qu’à mesure que le temps passera, on s’apercevra que le pivot a bel et bien eu lieu.
Quant à l’Europe, il me semble qu’elle cherche son rôle. L’Indo-Pacifique est tout de même un concept éminemment stratégique, qu’à bien des égards on pourrait qualifier de politico-militaire. Or on sait que le politico-militaire et l’Europe, c’est toujours compliqué … Il y a un hiatus, même si les Européens font désormais des choses dans l’Océan Indien, que la France pousse beaucoup sur ces questions. Mais les Européens s’intéressent davantage à l’autre grand volet de l’Indo-Pacifique, ce mouvement général de la connectivité : les constructions d’infrastructures, le fait de relier les territoires, etc.
Les européens ont-ils une place en Indo-Pacifique ? Je ne sais pas trop, à vrai dire. Clairement, la France a très bien joué, diplomatiquement c’est une grande réussite en termes de visibilité, la France est présente en Indo-Pacifique. Mais la France, pas l’Europe. Les Britanniques sont là eux aussi. Les Pays-Bas et l’Allemagne ont une stratégie indo-pacifique. L’Europe montre qu’elle s’intéresse à la question, mais dans les faits, il n’y a pas grand-chose à signaler.
Je précise un dernier point : l’OTAN ne s’est pas positionnée sur l’Indo-Pacifique, contrairement à ce qu’on entend beaucoup. L’OTAN a adopté un positionnement beaucoup plus ferme par rapport à la Chine, c’est vrai, mais elle ne peut pas se réinventer en transocéanique, elle garde sa vocation transatlantique.

Philippe Meyer :
Vous venez de dire que la France avait bien joué. Je rappelle qu’elle a sagement conservé l’atoll de Clipperton mais à part cela, qu’a-t-elle réussi à faire et sur quels axes a-t-elle fondé sa politique ?

Isabelle Saint-Mézard :
Je suis très attentive aux discours. C’est un biais d’analyse personnel, dont je reconnais qu’il a ses limites, mais enfin c’est ainsi que je fonctionne. La France a martelé depuis des années qu’elle était puissance riveraine de l’Océan Indien, du Pacifique et donc de l’Indo-Pacifique. Et cela a fini par entrer dans les esprits : elle est légitime dans l’Indo-Pacifique. Il est vrai que la Réunion est devenue un territoire intéressant du point de vue indien. On a même réussi à faire venir des avions de surveillance indiens pour faire des patrouilles communes dans le Sud de l’Océan Indien. Il y a donc des points d’appui comme la Réunion ou Papeete, qui stratégiquement intéressent beaucoup. D’un point de vue territorial, les Français ont donc des atouts, même si les territoires en question n’ont pas toujours compris ce qui leur arrive.
Si je dis que la France a bien joué, c’est parce qu’elle a bien compris quelques mécanismes très importants de la région. Il y avait certes les organisations multilatérales traditionnelles régionales, comme le sommet de l’Asie orientale, mais à dire vrai il ne s’y passait pas grand-chose. Ce qu’il y a de plus fonctionnel actuellement, ce sont des coalitions à géométrie variable, entre puissances animées des mêmes valeurs et des mêmes objectifs. Des coalitions fluides, ad hoc à trois ou à quatre. Le Quad en est l’exemple typique. Et la France se greffe de temps à autres sur ces coalitions. Récemment (en avril-mai 2021) l’exercice La Pérouse a beaucoup fait parler de lui. La France a été l’hôte d’un exercice avec les marines indienne, japonaise, australienne et américaine dans le Golfe du Bengale. Elle convie donc le Quad dans le Golfe du Bengale. Le président Macron a vigoureusement poussé le trilatéral avec l’Inde et l’Australie. De vraies avancées sont faites, on parle désormais dans les sommets internationaux (au G7 par exemple) de sécurité maritime, d’environnement, etc. Il y a aussi des patrouilles maritimes en Mer de Chine du Sud, très médiatisées elles aussi. Avec peu de moyens, la France a su se doter d’une réelle visibilité, et installer l’idée qu’elle tirait toute l’Europe sur ces questions.

Béatrice Giblin :
Pourquoi Shinzō Abe a-t-il porté une telle idée avec autant de force et de conviction ? Est-ce seulement par inquiétude vis-à-vis de la Chine ou y a-t-il autre chose ?

Isabelle Saint-Mézard :
Au niveau personnel, Abe a vraiment un tropisme indien, lié à son histoire familiale. Son grand-père était très lié à l’Inde, il y a des affinités idéologiques. Au lendemain de la guerre du Pacifique, l’Inde a joué un rôle assez particulier au tribunal militaire qui a jugé les responsables des atrocités japonaises. Il y a eu un juge indien qui s’est singularisé en disant que ce tribunal n’était pas si équitable que cela, et cela a beaucoup résonné dans la mémoire japonaise. Nehru lui-même a fait des efforts pour réintégrer le Japon dans la communauté des nations. Et puis il y a des nationalistes indiens très durs qui ont vécu un moment au Japon, comme Chandra Bose. Il y a donc tout un passé de relations profondes entre le Japon et l’Inde, qui est en train de remonter à la surface, et auquel Abe était très sensible.
En plus de cet intérêt personnel, il y a une extrême sensibilité japonaise à la problématique de la sécurité maritime, la liberté de navigation, etc. On connaît la dépendance énergétique du Japon, le besoin absolu de se ravitailler depuis le Golfe Persique de façon complètement sécurisée, c’est le pays le plus attentif à la situation de l’Océan Indien.
Enfin, il y a la Chine, et la détérioration de la relation avec le Japon au tournant des années 2000, avec les cinq îlots Senkaku-Diaoyu, et les crises diplomatiques à répétition, qui entraînent un besoin d’alliés, ou au moins d’amis. Les Etats-Unis poussent le Japon à se rapprocher de l’Australie et de l’Inde, dans le cadre que nous évoquions plus haut.

François Bujon de l’Estang :
Vous venez de parler de liberté de circulation maritime, c’est un terme absolument clef dans cette affaire d’Indo-Pacifique. Cette liberté de circulation est vitale pour le Japon, pour l’Inde et pour les Etats-Unis, qui ont combattu pour cela lors de la Première Guerre mondiale. Face à Pékin qui clame que la Mer de Chine lui appartient, qui rejette la convention sur le droit de la mer ou les décisions d’arbitrage de la Cour de la Haye, la liberté de circulation maritime est un lien très fort entre les puissances régionales.
Je suis un peu surpris que Nicolas analyse le pivot américain vers l’Asie comme un échec. Personnellement, je ne vois pas où est l’échec. A moins que de s’être attendu à des résultats immédiats, comme une démilitarisation de la Corée, rien d’aussi spectaculaire ne s’est produit évidemment, mais ce pivot était l’affirmation d’une priorité stratégique absolue. Qui au demeurant n’est pas nouvelle, il n’y a que les Européens pour y voir une rupture. Je rappelle qu’un président américain a dit : « j’ai la conviction profonde que le destin des Etats-Unis se jouera en Asie et pas en Europe. » Et ce n’était pas Barack Obama, mais Theodore Roosevelt, en 1904. Toute l’histoire américaine montre cette poussée vers l’Ouest, pour conquérir le continent, pour se détourner de l’Europe, puis pousser vers l’Asie, faire la guerre à l’Espagne pour conquérir les Philippines. Le pivot américain ne date donc pas d’hier, il n’était qu’un rappel, et l’analyser comme une rupture est une erreur européenne.
Nicolas a cependant mentionné un autre pivot, celui de la Russie. Il a consisté à se jeter dans les bras de la Chine, et à devenir le junior partner d’une coalition dans laquelle la République populaire est évidemment le partenaire dominant. C’est une impasse stratégique évidente, dont les Russes s’apercevront tôt ou tard. Mais quel jeu peuvent-ils mener dans ce théâtre indo-pacifique ? On a vu qu’il n’y avait guère de place pour l’Europe, y en a-t-il une pour la Russie ?
Enfin, l’ASEAN (Association of Southeast Asian Nations) joue un rôle fondamental. En sait qu’en son sein, certains pays sont « plus égaux que les autres », notamment l’Indonésie et le Vietnam, qui commencent à avoir une indépendance stratégique, et à regarder du côté du Quad. Quelles chances voyez-vous d’une évolution de ces pays vers le camp de « l’endiguement de la Chine » ?

Isabelle Saint-Mézard :
Vos questions sont difficiles. Le pivot russe vers l’Asie a, comme vous l’avez souligné, surtout consisté à se jeter dans les bras de la Chine. Mais ce n’est que faute de mieux. Idéalement, Moscou aimerait évidemment autre chose, mais il est vrai que vis-à-vis de l‘Europe et des Etats-Unis, ils se sont trouvés dans une impasse, ont donc déclaré « puisque c’est comme ça, tournons-nous vers l’Asie », mais cela revenait largement à se tourner vers la Chine. Il est vrai qu’il y a de timides rapprochements avec le Japon, mais il reste un conflit territorial irrésolu (à propos des îles Kouriles) qui empêche tout projet d’envergure.
Avec l’Inde, la relation s’est passablement compliquée. Alors que les deux pays ont un riche passé commun (l’URSS était le grand partenaire de l’Inde), leur relation n’arrive pas vraiment à se réinventer au delà de l’armement. Il y a beaucoup de frustrations de part et d’autre, et elles sont compréhensibles : les Indiens sont vexés que leur partenaire historique se jette dans les bras de la Chine, les Russes de leur côté sont froissés de voir l’Inde en affaires avec les USA. Des amours déçues en somme. D’autant plus que les Russes se rapprochent désormais du Pakistan, moins pour embêter les Indiens qu’à cause d’une sorte d’atavisme qui finit par toucher tous les acteurs internationaux tôt ou tard, qui consiste à croire qu’on règle le problème de l’Afghanistan par l’amitié avec le Pakistan. Ce qui en général apporte quelques déconvenues …
L’ASEAN est une autre version de l’Indo-Pacifique, que j’admets connaître moins, mais il est vrai que c’est un facteur important. Nous étions d’accord pour qualifier la notion d’Indo-Pacifique comme très stratégique, visant à faire comprendre à la Chine qu’elle ne pouvait pas faire ce qu’elle voulait, etc. L’ASEAN a fini par adopter l’Indo-Pacifique, d’assez mauvais gré car le concept lui déplaisait. Parce que jusque dans les années 2010, cette organisation avait réussi le tour de force d’être l’acteur central de la région, mettant tout le monde autour de la table. Du point de vue de l’ASEAN, cet Indo-Pacifique était donc malvenu, car en durcissant le ton vis-à-vis de la Chine, il place l’organisation dans une position délicate. D’autre part, cela signale un retour des grandes puissances, éclipsant les petits États de l’ASEAN. Ces derniers ont donc craint de perdre ce principe de centralité dans cette dynamique nouvelle. C’est pourquoi, sous l’impulsion de l‘Indonésie, l’organisation a intégré le concept, en en donnant sa propre version. Et celle-ci est beaucoup plus douce, stipulant que cet espace est inclusif, que le concept d’Indo-Pacifique n’est pas confrontationnel, etc. La hantise de l’ASEAN est que l’Indo-Pacifique porte une logique de coalition contre la Chine, qui obligerait les États de l’organisation à choisir leur camp, alors même qu’ils sont extrêmement dépendants de la Chine.

Nicolas Baverez :
Derrière le succès de ce concept, il y a l’idée du retour des Etats-Unis, notamment après l’administration Trump qui fut compliquée sur le plan des relations internationales, y compris avec les alliés asiatiques. Ce retour vous paraît-il sensible, et fonctionne-t-il ?
Dans les instruments de la Chine, il y a la construction de cette grande muraille maritime, avec le contrôle d’un certain nombre d’îlets, permettant de repousser les Etats-Unis, mais il y a aussi les nouvelles routes de la soie, y compris la prise de contrôle d’un certain nombre d’Etats comme le Sri Lanka, le Vanuatu, par des prises d’actifs stratégiques (ports, aéroports) suite à des défauts de remboursement de prêts (chinois). Avez-vous l’impression qu’on voit monter un antidote aux nouvelles routes de la soie ? J’ai vu qu’au sein du G7, il y avait la volonté de consacrer des infrastructures au monde en développement, et notamment à cette région.

Isabelle Saint-Mézard :
Votre question ouvre l’autre volet essentiel de l’Indo-Pacifique. Certes, la sécurité maritime est absolument déterminante, mais cet aspect des connectivités l’est tout autant. L’Indo-Pacifique, c’est aussi une réponse aux nouvelles routes de la soie. Elles ont été lancées en 2013, ont connu un formidable succès jusqu’en 2017, et qui, si l’on se situe au niveau des représentations, captent l’imaginaire mondial. Entre 2013 et 2017, on ne parlait plus que de cela, c’était devenu le nouvel horizon d’attente mondial. Cela a absolument sidéré les Etats-Unis, qui pour la première fois ont pris conscience de la capacité de séduction de la Chine, qui les laissait quasiment sur le bord de la route.
La Chine est parvenue à mettre en place un nouveau grand récit qui a capté les imaginaires jusqu’en Amérique du Sud. Car ce n’est pas la Chine qui a proposé aux États d’Amérique latine d’être dans les nouvelles routes de la soie, c’est eux qui ont demandé ! L’Indo-Pacifique a donc aussi été une réponse à cela. On ne pouvait pas laisser à la Chine une capacité d’initiative totalement incontrôlée. D’où un discours très critique contre ces nouvelles routes de la soie à partir de 2017, émanant d’abord de l’Inde, pointant les opacités, le manque de normes environnementales, etc.
Une question demeure néanmoins, et elle est encore plus aiguë avec la Covid : les puissances de l’Indo-Pacifique ont-elles trouvé un moyen de répondre efficacement aux nouvelles routes de la soie ? C’est à dire : peuvent-elles fournir des alternatives efficaces à la capacité de financement chinoise dans les infrastructures ?

Béatrice Giblin :
J’aimerais vous entendre sur l’Inde. Quelle place peut-elle jouer ? On sait que le pays a toujours eu des préoccupations plus continentales que maritimes ; visiblement les choses sont en train de changer. Quel est le rôle de Narendra Modi dans tout cela ?

Isabelle Saint-Mézard :
Jusqu’en 2017, les Indiens étaient un peu les empêcheurs de tourner en rond pour les initiatives des pays du Quad. Je n’aime pas beaucoup la formule, mais elle a au moins le mérite d’être explicite : il s’agissait du maillon faible, de l’Etat dont on ne savait jamais s’il voudrait participer ou non. L’Inde est complètement à part dans le Quad. Le Japon, les Etats-Unis et l’Australie sont des alliés.Les Indiens ont un autre univers, ils s’inscrivent dans la tradition du non-alignement (qu’on appelle aujourd’hui « autonomie stratégique »), cela implique que rien ne va jamais de soi avec un tel partenaire.
Et puis, l’Inde n’est pas naturellement une puissance maritime, comme les trois autres. Historiquement, la vision stratégique et les priorités indiennes sont continentales. C’est le Pakistan et la Chine, avec des situations très compliquées sur les deux fronts.
Les Indiens sont dans un processus de redécouverte et de réappropriation de leur vocation maritime, cela va de pair avec leur inscription dans l’Indo-Pacifique, mais la position indienne reste compliquée. Il faut mesurer ce qu’a été la crise de Galwan du printemps 2020, très grave et toujours pas résolue, il y a encore 4 points de tension sur la frontière. C’est un effondrement total de la confiance, ce sont trente années de dialogue et de tentatives qui s’écroulent. Les Indiens ne croient plus à une relation apaisée avec la Chine. Ils sont même en train de commander des vêtements de grand froid, c’est évidemment pour mettre des troupes sur les zones frontalières. Le front terrestre himalayen va rester donc rester tendu. Côté pakistanais, on tente de calmer le jeu, mais tout peut redémarrer au moindre problème.
En même temps, comme on n’espère plus arranger quoi que ce soit avec la Chine, autant trouver de vrais amis ailleurs. Apparemment, les Américains auraient fourni aux Indiens des informations sensibles pendant la crise de Galwan.

Nicolas Baverez :
Il est vrai que Narendra Modi était assez anti-occidental, et qu’il a bien changé. Le vrai père du concept d’Indo-Pacifique n’est-il pas Xi Jinping au fond ? Deng Xiaoping avait une stratégie très intelligente d’une construction de puissance discrète.

Isabelle Saint-Mézard :
Je crois que l’ironie va jusque là, oui. Si la Chine voulait la réussite du Quad, elle ne s’y prendrait pas autrement. Elle a réussi à s’aliéner jusqu’aux Australiens, qui étaient pourtant engagés avec la Chine dans une relation économique presque fusionnelle. On a évoqué les problèmes avec les Indiens, et l’on sait à quel point les relations avec le Japon sont historiquement difficiles. Oui, la diplomatie étonnamment agressive de Xi a indéniablement joué un grand rôle dans tout cela.

François Bujon de l’Estang :
Vous avez reconnu à Shinzō Abe la paternité du concept d’Indo-Pacifique, les Japonais se sont rebiffés les premiers contre cette pression chinoise. Jusqu’où pensez-vous qu’ils seront prêts à aller ?

Isabelle Saint-Mézard :
Ils ont en tous cas inclus dans les accords avec les Etats-Unis une déclaration à propos de Taïwan, et de la situation dans le détroit de Taïwan. On sait qu’ils souhaitent depuis longtemps modifier leur Constitution. Sans doute la question du franchissement du seuil nucléaire se pose-t-elle chez certains.

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