LE PROJET DE BUDGET DE LECORNU
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Une première version du projet de loi de finances pour 2026 a été transmise jeudi pour avis au Haut conseil des finances publiques. La transmission de ce projet de loi marque le coup d’envoi du processus de discussion du budget. Le Haut conseil, un organisme indépendant placé auprès de la Cour des comptes, disposera ensuite de sept jours pour rendre son avis, destiné à être rendu public lors de la présentation formelle du budget par le gouvernement. Le texte devrait être déposé à l’Assemblée nationale au plus tard le 13 octobre, de façon que le Parlement dispose des 70 jours prévus par la Constitution pour en débattre. Le même jour, à la veille des rencontres organisées à Matignon avec le Parti socialiste et le Rassemblement national, l'entourage de Sébastien Lecornu a laissé fuiter quatre pistes de soutien au pouvoir d'achat en précisant toutefois que « rien n’est arbitré ». Il s’agirait de favoriser davantage les heures supplémentaires par une défiscalisation et un allègement des charges sociales ; d’alléger l'impôt sur le revenu des couples modestes : en améliorant le mécanisme de « décote », afin de l'aligner sur l'avantage accordé aux célibataires touchant des montants équivalents. De défiscaliser à nouveau les «primes Macron » les primes des salariés gagnant moins de trois fois le SMIC en 2026. D’encourager les dons familiaux en direction des jeunes générations.
Selon le journal Les Échos, le projet de budget inclurait une « année blanche » comprenant le gel du barème de l'impôt sur le revenu et de toutes les pensions de retraite, ainsi que le relèvement du taux du « prélèvement forfaitaire unique » sur les revenus du capital. L'augmentation de la flat tax jusqu'à 36%, rapporterait 1,5 milliard d’euros. Le texte devrait comporter une mesure anti-optimisation centrée sur les holdings, certains contribuables très aisés y stockant de l'argent afin d'échapper à l'impôt. Des mesures seraient également en préparation pour lutter contre l'optimisation des Pactes Dutreil, cet outil fiscal conçu pour réduire la fiscalité des transmissions et donations des entreprises afin de préserver l'outil productif. Quant à la surtaxe d'impôt sur les sociétés, elle serait reconduite d'un an, mais son taux serait divisé par deux par rapport à celui appliqué en 2025. Son rendement attendrait ainsi environ 4 milliards d'euros. Vendredi, le Premier ministre s’est engagé à ne pas utiliser l’article 49 alinéa 3 de la Constitution pour faire adopter son budget. L’idée n’est pas nouvelle : entre 1997 et 2002, le premier ministre Lionel Jospin, à la tête d’une « majorité plurielle », avait renoncé à son usage. Si les débats budgétaires s’enlisaient à l’Assemblée, faute de majorité, la méthode Lecornu pourrait dès lors aboutir à l’élaboration d’une loi spéciale ou par le passage du budget par voie d’ordonnances, une première sous la Vème République.
Kontildondit ?
Antoine Foucher :
On peut faire deux types de commentaires : un sur la tactique employée par Sébastien Lecornu, c’est-à-dire le renoncement au 49.3, et un autre sur le fond, à propos des mesures qui ont fuité. Sur la forme, la manœuvre est habile. Lecornu a pris acte de la fragilité politique du moment. Il ne fait pas semblant de pouvoir passer par le 49.3, il y renonce, et en faisant cela, il transfère la paternité du budget du gouvernement vers le Parlement. Il oblige les partis qui se disent « responsables » à se comporter en véritables parlementaires. En somme, il leur « refile le mistigri » du budget. Dès lors, il n’y a qu’une alternative.
Premier scénario : le Parlement parvient à un accord et vote un budget sans 49.3. Dans ce cas, ce ne sera pas le budget du gouvernement Lecornu, mais celui du Parlement de décembre 2025. Chaque parti ayant voté ce budget ou n’ayant pas voté la censure devra en assumer la responsabilité, y compris lors des élections municipales à venir, puisqu’il s’agira nécessairement d’un budget de compromis. Lecornu pousse donc le Parlement à faire preuve de maturité politique. Comme il l’a dit malicieusement au Parti socialiste : « ce n’est pas possible d’avoir des parlementaires qui ont peur du Parlement. »
Deuxième scénario : aucun accord n’est trouvé. La Constitution prévoit alors, par ses articles 47 et 47-1, que le gouvernement peut recourir aux ordonnances. Mais, cette fois, il en aurait la pleine légitimité, puisqu’il aurait laissé les parlementaires jouer le jeu démocratique jusqu’au bout. Les oppositions auraient eu 70 jours pour trouver un compromis. Il serait donc difficile de censurer ensuite un budget adopté par ordonnance, sans 49.3, après une telle période d’ouverture.
Sur le fond, deux thèmes ressortent des mesures évoquées : d’un côté la taxation des plus aisés, de l’autre l’amélioration du pouvoir d’achat et des revenus du travail. Sur la taxation des riches, ce qui m’inquiète, c’est l’accumulation de mesures qui, mises bout à bout, équivaudront au double ou au triple de l’ISF. Cela aura certes un effet positif sur les finances publiques, mais aussi des effets économiques négatifs, sans pour autant rétablir l’équité fiscale. Avant 2017, l’ISF rapportait environ 3 milliards d’euros (1,5 milliard pour l’actuel IFI). Aujourd’hui, on additionne : la contribution différentielle sur les hauts revenus (2 milliards), la surtaxe Sarkozy (1 milliard), la taxe Montchalin sur les holdings (2 milliards), et la hausse du PFU de 30 à 36 % (encore 2 milliards). On atteint 6 ou 7 milliards, soit deux fois plus que l’ancien ISF, sans pour autant offrir une mesure claire et lisible. Cette complexité — accumulation de taxes, sigles incompréhensibles — ne produira pas le symbole politique capable de réconcilier le pays avec la justice fiscale. Quoiqu’on pense de la taxe Zucman, le diagnostic est juste : il y a bel et bien une inéquité fiscale ; mais là, la méthode employée risque de combiner les inconvénients : plus d’impôts, sans symbole fédérateur.
Quant aux revenus du travail, aucune des mesures évoquées ne changera réellement la donne. Le dernier rapport de l’INSEE montre que les revenus du travail représentent à peine un euro sur deux perçu en France : 52 % proviennent du travail, 19 % du patrimoine et 29 % des prestations sociales. Concrètement, la moitié des Français vit d’autre chose que de son emploi. Parmi les 50 millions d’adultes non étudiants, seuls 28 millions travaillent, 18 millions sont retraités, 2,5 millions bénéficient des minima sociaux et 1,5 million sont chômeurs indemnisés. Autrement dit, à peine 56 % des adultes vivent de leur travail. Dans un pays où une personne sur deux ne vit pas de son activité, la base économique s’effrite inévitablement.
Lucile Schmid :
Il y a des points sur lesquels je rejoins Antoine et d’autres où je m’en éloigne totalement. Le premier désaccord concerne sa vision de Sébastien Lecornu. Oui, c’est un bon tacticien, mais l’enjeu aujourd’hui n’est pas la tactique : c’est la crise profonde de nos finances publiques, la place de la France et la fragilité de notre modèle. Jouer la tactique politicienne dans une situation aussi grave me semble irresponsable. Je rappelle que M. Lecornu a dit : « certains impôts augmenteront, d’autres baisseront ». Cette phrase résume bien son projet : baisser certains impôts pour satisfaire les socialistes, en relever d’autres pour afficher un effort de réduction du déficit. Mais si la question du déficit est si cruciale, alors il faut la traiter franchement, pas l’instrumentaliser. Ce n’est pas une question de manœuvre parlementaire, c’est une question d’avenir du pays.
Antoine a eu raison de souligner la créativité fiscale dans laquelle nous sommes enfermés. Mais j’aimerais rappeler qu’un budget, au-delà de sa technicité, traduit un projet de société. Or, celui que prépare Lecornu renvoie l’image d’une France fragmentée, où chacun tente de préserver sa niche fiscale pendant que la cohésion sociale s’effrite. Les revenus du travail sont effectivement en difficulté face aux revenus du capital et aux prestations sociales, mais il faut arrêter de pratiquer ce donnant-donnant permanent : un geste pour les uns, un autre pour les autres. L’architecture globale du budget est contestable. Cette créativité fiscale, que nous traînons depuis des siècles — un spécialiste me rappelait récemment que cela remonte à Louis XIII —, conduit à une complexité extrême, à un jeu à somme nulle où tout s’annule.
Sur l’équité fiscale, je suis critique envers la gauche : elle a fait de la taxe Zucman un symbole, un totem, au lieu de proposer des mesures concrètes. Or, une taxe de ce type, avec tant d’oppositions, ne peut pas devenir opérationnelle avant longtemps, et certainement pas avant la présidentielle. Il faudrait sortir de ce débat purement symbolique pour revenir à des propositions réellement applicables.
Enfin, vouloir sans cesse « refiler le mistigri du budget », c’est, à terme, préparer le terrain à une dissolution et donc au Rassemblement national. Ce jeu tactique à courte vue est dangereux. Le seul qui me semble avoir tenu une position un peu raisonnable est Marc Fesneau, chef du groupe Démocrate, qui demande une réflexion sur l’architecture budgétaire. À l’inverse, Bruno Retailleau a conditionné sa participation au gouvernement à des mesures fortes sur l’immigration — encore une posture. Tout le monde pense à la présidentielle, aux municipales, à une possible dissolution. Chacun joue politique, personne n’entend s’attaquer aux problèmes de fond.
David Djaïz :
Ce budget s’inscrit une fois de plus dans la navrante chorégraphie à laquelle on assiste chaque automne, la « saison budgétaire », qui coïncide avec celle des champignons. Toujours la même absence de vision d’ensemble. Personne ne comprend plus rien aux masses financières en jeu. On débat de mesures de rafistolage : on supprime un abattement ici, on ajoute une exonération là, on réduit un crédit d’impôt, on augmente un taux ailleurs. C’est illisible. Et c’est dramatique, car le budget d’une nation est censé exprimer une vision, un projet collectif.
Cette logique annuelle est d’autant plus absurde que notre époque exige des investissements de long terme — pour la décarbonation, les infrastructures énergétiques, le réarmement, l’avenir tout simplement. Pendant ce temps, notre dette atteint 110 % du PIB et le déficit 170 milliards d’euros. Et de quoi a-t-on parlé en septembre ? De la taxe Zucman, une taxe sur 1 800 contribuables censée rapporter, dans le meilleur des cas, entre 5 et 10 milliards d’euros, sans compter ses effets de bord sur l’activité économique. Taxer les biens professionnels est précisément ce qu’il faut éviter lorsqu’on cherche à relancer la production.
Quant à la manœuvre de Sébastien Lecornu, je la trouve moins habile qu’Antoine. Je suis toujours étonné de ces engagements consistant à renoncer à un outil constitutionnel. Le 49.3 est certes discutable, mais il reste une prérogative légale. Y renoncer revient à s’affaiblir volontairement. Avec la fragmentation actuelle de l’Assemblée, je doute que quoi que ce soit de constructif en sorte. On aura 70 jours d’amendements absurdes, d’enlisement, avant d’aboutir à un budget adopté par ordonnance. Et le gouvernement sera alors accusé d’être à la fois fantomatique et autoritaire — exactement l’inverse de l’effet recherché. Plutôt que de s’enliser dans ce jeu stérile, il faudrait repartir des vrais ordres de grandeur : un déficit de 170 milliards, un effort structurel d’au moins 120 milliards à fournir sur plusieurs années pour éviter l’asphyxie, et une charge de la dette déjà supérieure au budget de l’Éducation nationale hors pensions, soit 60 milliards d’euros. À cela s’ajoutent les besoins d’investissement — entre 200 et 300 milliards d’euros d’ici dix ans — pour la décarbonation, la réindustrialisation et le modèle militaire. C’est sur ces sujets-là qu’il faudrait débattre, plutôt que de se quereller pour savoir s’il faut relever la flat tax de 30 % à 31 % ou créer une énième contribution exceptionnelle après avoir supprimé un abattement l’an dernier et raboté un crédit d’impôt deux ans auparavant ...
Philippe Meyer :
À propos de l’usage du 49.3, il y a des différences notables entre Michel Rocard et Mme Borne. Chez Rocard, le 49.3 était négocié. Guy Carcassonne discutait avec les partis qui n’étaient pas des soutiens directs du gouvernement, mais qui ne souhaitaient pas non plus le renverser. Ces partis disaient en substance : « utilisez donc le 49.3, car si vous nous mettez au pied du mur, nous serons forcés de voter contre vous. ». Cette forme d’hypocrisie productive a permis au gouvernement Rocard de gouverner longtemps sans rompre les équilibres. Je ne retrouvais rien de semblable dans la méthode de Mme Borne ...
Jean-Louis Bourlanges :
Ce qui m’étonne dans le débat sur le 49.3, c’est qu’on répète sans cesse qu’il sert à tenir la majorité. C’est parfois vrai, comme à l’époque de Raymond Barre, quand les chiraquiens lui disaient : « nous ne voulons pas vous cautionner, mais pas non plus vous renverser, alors utilisez le 49.3. » Mais, contrairement à ce qu’affirme Mme Le Pen, ce n’est pas un instrument au service de la majorité : c’est un outil de responsabilisation du Parlement dans son ensemble. À ce sujet, j’aimerais évoquer Pierre Pflimlin, dernier président du Conseil de la IVe République, qui a joué un rôle essentiel dans la conception du 49.3. Lors des travaux du comité constitutionnel de l’été 1958, de Gaulle n’est pas arrivé avec un texte figé. Il a laissé aux membres du comité, représentants des partis, le soin de proposer des dispositifs techniques. Pflimlin, qui représentait alors le MRP(Mouvement Républicain Populaire), a expliqué que ce qui avait manqué à la IVème République, c’était précisément deux choses : le droit de dissolution — qu’on a ensuite parfois mal employé — et un mécanisme comme le 49.3 pour éviter la paralysie parlementaire. Autrement dit, ce dispositif ne vient pas de de Gaulle, mais des praticiens de la IVème République eux-mêmes, conscients de la nécessité d’un outil permettant de gouverner sans sombrer dans l’instabilité chronique.
Philippe Meyer :
Mais il existait bien un droit de dissolution. Edgar Faure l’a utilisé. Ce qui a surtout manqué, c’est un véritable courant politique capable de le faire vivre.
Jean-Louis Bourlanges :
Edgar Faure s’est servi du droit de dissolution, mais de manière extrêmement maladroite. C’est un peu comme si un théoricien de la dissuasion lançait la bombe avant même d’avoir défini sa doctrine : le général de Gaulle se retournerait dans sa tombe. La dissolution n’a de sens que si elle est annoncée comme un instrument politique, pas lorsqu’elle tombe par surprise. Celle de décembre 1955, sous la IVème République, a pris tout le monde de court. Le gouvernement Faure venait d’être renversé, et la dissolution, alors strictement encadrée, était devenue un geste isolé, mal compris, presque absurde. Celui qui, sous la IVème République, avait défendu le plus fermement le droit de dissolution était Paul Reynaud. Il voulait une dissolution automatique, afin de la débarrasser du vieux soupçon monarchiste hérité de Mac-Mahon. Pour lui, ce devait être un pouvoir premier-ministériel, un moyen de responsabiliser l’Assemblée.
Mais j’en reviens à la situation actuelle. J’ai le sentiment que nous répétons la même erreur depuis trois gouvernements. M. Barnier, M. Bayrou, M. Lecornu : tous rejouent le même scénario, comme dans une définition clinique de la névrose — répéter les mêmes gestes en espérant des résultats différents. Ces trois Premiers ministres se heurtent à la même réalité : les forces politiques du pays ne s’accordent sur aucune stratégie — ni économique, ni internationale, ni militaire, ni écologique. Faute d’accord, ils produisent des budgets sans cohérence, des compromis sans vision, en se disant qu’il vaut mieux un budget imparfait que pas de budget du tout. Mais ces budgets, comme vous l’avez bien dit, sont illisibles, faits de mesures dispersées, incapables d’exprimer une ligne directrice.
La France est aujourd’hui travaillée par deux passions. D’abord celle de l’égalité, mais une égalité mythifiée, très peu analysée. On ne s’interroge pas sur les vraies causes de la pauvreté — la désagrégation familiale, le doublement des besoins de logement, les fractures territoriales. On dénonce les inégalités sans savoir de quoi on parle : s’agit-il du décile supérieur ou des 0,01 % façon Bernard Arnault ? Quant à la taxe Zucman, elle risque, sous couvert d’équité, de fragiliser les PME sans résoudre le problème.
La deuxième passion, c’est celle de l’immigration et de la sécurité, un sujet d’une complexité extrême, mais traité de façon simpliste. On écarte tout ce qui demande du discernement, et à la fin, il ne reste que la tactique politicienne — « la poloche » — : qui a intérêt à quoi ? Le « bloc central » n’a aucun intérêt à la crise : il stagne entre 10 et 14 %, le niveau centriste habituel. Une dissolution faciliterait donc l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national. Les Insoumis, eux, préfèreraient une élection présidentielle avant des législatives ; ils parleront de « destitution », mais ne pourront s’opposer à une dissolution. Quant au RN, il y a des divisions internes, même s’il y trouverait, en théorie, un intérêt.
En somme, les décisions à venir ne dépendront pas du contenu du budget, mais des calculs politiques de chacun. Le 49.3, qu’on le critique ou qu’on le défende, ne changera rien. Si les socialistes concluent qu’ils ont intérêt à une dissolution, ils s’y engageront — et cela signifiera la chute du gouvernement Lecornu plus tôt que prévu.
LA SÉCURITÉ EUROPÉENNE FACE AUX MENACES RUSSES APRÈS COPENHAGUE
Introduction
Philippe Meyer :
L’Europe est soumise, ces derniers jours, à une série de défis : la Russie teste la capacité de plusieurs pays du nord de l'Europe à faire face à des envois de drones sur leurs aéroports. Elle viole régulièrement l'espace aérien de certains membres de l'OTAN afin de mesurer leurs capacités de défense antiaérienne. Oslo, Copenhague, Munich ont été victimes des mêmes survols de drones non identifiés, contraignant les autorités danoises, norvégiennes et allemandes à fermer provisoirement leur espace aérien au-dessus de certains aéroports. Contrairement aux Ukrainiens, les Européens n'ont guère d'expérience dans le domaine de la lutte contre les drones.
Dans ce contexte, lundi, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, a dévoilé, une première cartographie de la « préparation 2030 », date à laquelle l'Europe doit être prête à se défendre par elle-même en cas d'agression russe. Les analyses des services de renseignement européens convergent : dans les trois à cinq prochaines années, la Russie pourrait être en mesure d'attaquer un pays de l'Union européenne ou de l'Otan si une paix en Ukraine lui permettait de se réarmer, et si l'Europe ne pouvait pas compter sur le soutien américain. Les États membres ont identifié neuf domaines capacitaires prioritaires dans lesquels l'Europe doit combler ses lacunes d'ici à 2030 : défense aérienne et antimissile, systèmes d'artillerie, missiles et munitions, cyber et guerre électronique, drones et anti-drones, combat terrestre, capacités maritimes, mobilité militaire et « capacités stratégiques habilitantes ».
En vue de renforcer la défense du continent face à la menace russe, les dirigeants des 27 pays de l'Union européenne se sont retrouvés mercredi à Copenhague. Les discussions ont porté principalement sur trois axes : le développement capacitaire conjoint, les « projets phares » - comme le mur de drones ou la surveillance du flanc oriental - et la montée en puissance de l'industrie de défense européenne. Afin d’accélérer la montée en puissance militaire du continent, l’Union européenne a adopté en juin dernier le Security Action For Europe (SAFE), un instrument financier de prêts de 150 milliards d'euros. Environ 100 milliards sont alloués au flanc oriental de l’Europe : 43,7 milliards pour la Pologne, 16,7 milliards pour la Roumanie, 16,2 milliards pour la Hongrie. Cette concentration géographique reflète une réalité diverse. Chaque pays défend actuellement sa portion de frontière d'une manière légèrement différente, à l'aide de systèmes qui vont du plus sophistiqué au moins élaboré. Cette réunion sans conclusion écrite a permis de décanter des sujets qui seront finalisés les 23 et 24 octobre prochains lors du Conseil européen à Bruxelles. Objectif : combler les lacunes et favoriser des acquisitions conjointes pour lutter contre « la fragmentation de nos efforts à travers des initiatives nationales non coordonnées ».
Kontildondit ?
Lucile Schmid :
Le mois de septembre a été marqué par une offensive russe d’une ampleur considérable : les attaques contre l’Ukraine ont augmenté de 40%, avec près de 700.000 soldats russes engagés. Dans le même temps, la Pologne a subi sa neuvième attaque de drones sur son territoire, tandis que la Norvège et le Danemark ont vu leur trafic aérien perturbé. Nous ne sommes plus dans une logique de guerre froide, mais dans une guerre multiforme : attaques de drones, cyberattaques, désinformation — comme lors des récentes élections en Moldavie. La Russie est aujourd’hui clairement à l’offensive contre le continent européen. Et, dans le même temps, Donald Trump a déclaré qu’il ne financerait plus l’aide à l’Ukraine. L’Europe se trouve donc face à une situation nouvelle.
On se souvient que, dans les années 1950, la création de la Communauté européenne de défense avait été discutée, puis abandonnée. Aujourd’hui, cette question ressurgit, au XXIᵉ siècle, sous d’autres formes. Ursula von der Leyen, ancienne ministre allemande de la Défense, souhaite relancer une politique de défense européenne, mais sans vraiment interroger les réalités profondes : les grandes puissances militaires d’Europe ne coïncident pas avec la géographie de l’Union. Le Royaume-Uni n’en fait plus partie, et la Défense demeure, dans chaque État, une compétence nationale. Les pays les plus directement exposés à la Russie — les Pays baltes, la Pologne, la Finlande — ne sont pas les principales puissances militaires européennes, alors que celles-ci, la France et l’Allemagne, sont plus éloignées de la menace immédiate.
Von der Leyen a présenté à Copenhague le programme SAFE, un plan d’emprunt de 150 milliards d’euros pour renforcer les capacités de défense de l’Union. Mais ce document, très complexe, a suscité un net scepticisme à Paris comme à Berlin. Emmanuel Macron a exprimé des doutes sur l’efficacité du projet de mur antidrone, estimant qu’il ne pourrait pas être opérationnel avant trois ou quatre ans. Le ministre allemand de la Défense a également fait part de ses réserves. Ces divergences tiennent aussi au fait que l’Allemagne, aujourd’hui moteur du réarmement européen, voit dans cette relance militaire une manière de stimuler son industrie. On perçoit donc une tension croissante entre États membres sur la finalité même de cette stratégie de défense.
Autre sujet crucial : le financement de la guerre en Ukraine. Depuis que Donald Trump a annoncé qu’il n’y contribuerait plus, la Commission européenne propose d’utiliser les avoirs russes gelés — environ 176 milliards d’euros. Faut-il mobiliser ces fonds pour financer l’Ukraine ou respecter les principes du droit financier international ? Le débat, là encore, divise profondément les Européens et devrait être tranché lors du prochain Conseil européen. Enfin, il faut peut-être se demander si la Russie est réellement aussi forte qu’on le croit. La détermination de Vladimir Poutine ne fait aucun doute, mais selon plusieurs sources russes indépendantes, près de 220.000 soldats auraient déjà été tués en Ukraine. Dans ces conditions, la capacité de la Russie à ouvrir un second front contre l’Union européenne reste pour le moins incertaine.
Jean-Louis Bourlanges :
Il faut aborder ce sujet non seulement sous l’angle technique, mais surtout à travers la crise profonde de la solidarité occidentale, qui rend aujourd’hui impossible toute stratégie cohérente. Sur le plan militaire, je ne suis pas un spécialiste des drones, mais il est clair qu’ils bouleversent complètement l’équilibre entre l’attaque et la défense. Dans la vieille opposition entre l’arquebuse et la cuirasse, le drone donne désormais un avantage décisif à l’attaque. Avec des moyens financiers modestes et un anonymat total, on peut infliger d’immenses dommages à des puissances mal préparées à se défendre. Ce n’est pas avec des systèmes comme les Patriot qu’on résistera à ce type de menace.
Ce bouleversement modifie en profondeur l’équilibre stratégique européen. En France, nous nous enorgueillissons de notre arme nucléaire, à juste titre pour ce qu’elle représente : un outil de dissuasion face au chantage de puissances comme l’Iran, la Corée du Nord ou d’autres. Mais elle ne protège ni Strasbourg ni Hambourg. L’arme nucléaire empêche un adversaire d’utiliser la sienne, elle ne sert pas à répondre à une attaque conventionnelle sur le sol européen. C’est donc nos capacités de dissuasion conventionnelles qu’il faut renforcer, et cela suppose une organisation nouvelle. Or cette organisation se heurte à deux difficultés : la question du périmètre et celle de l’idéologie. D’abord le périmètre : quel cadre institutionnel pour une solidarité effective ? L’OTAN ? Les États-Unis y sont devenus imprévisibles, et certains de ses membres — Turquie, Hongrie — ne partagent plus toujours la même orientation. L’Union européenne ? Elle pourrait en théorie jouer ce rôle, mais elle est divisée : neutralistes, pro-Poutine, ou simplement indécis — y compris parfois en France. De plus, elle exclut le Royaume-Uni, acteur militaire essentiel. Reste l’idée d’une coalition de volontaires, mais elle ramène à une logique interétatique classique, qui ne résout rien.
Mais l’essentiel est ailleurs : l’idéologie. Ce qui faisait la force du monde occidental depuis Truman et Eisenhower, c’était la conviction partagée des deux rives de l’Atlantique dans les valeurs de liberté, de démocratie, de droits de la personne. C’est ce ciment-là qui s’effrite. Donald Trump, aujourd’hui, ne croit plus à ces valeurs. Il ne croit plus au système de son propre camp ; un peu dans la situation où se trouvait Gorbatchev il y a trente ans, lorsqu’il sortait sa carte American Express à Londres : il signifiait là qu’il ne croyait plus au socialisme. Trump, lui, se montre indifférent au discours libéral et encourage, y compris en Europe, des forces politiques qui lui sont hostiles. Cette perte de foi commune est un poison pour le monde occidental. Le lien idéologique qui fondait la solidarité des démocraties est en train de se dissoudre.
David Djaïz :
Jean-Louis a dit quelque chose d’essentiel : nous avons trop surestimé la dissuasion nucléaire et trop concentré nos investissements sur elle. Jean-Dominique Merchet rappelle qu’entre deux puissances nucléaires, des guerres conventionnelles terribles peuvent se dérouler sous le parapluie nucléaire. Les Russes l’ont bien compris : leur économie militaro-énergétique finance un effort conventionnel massif — production élevée de chars, missiles, obus et drones — alimenté par l’exportation d’hydrocarbures.
En Europe, notre réflexion reste happée par la dissuasion nucléaire ; nous avons sous-investi pour faire face à des guerres conventionnelles qui sont déjà présentes, comme en Ukraine. Les incursions de drones en septembre — sur la Pologne, la Roumanie, le Danemark, la Norvège — et les violations d’espace aérien montrent bien qu’il s’agit de menaces conventionnelles. Avant d’imaginer des instruments financiers ou des prêts, il faut une stratégie claire. L’UE peut annoncer des mécanismes, mais il faut d’abord définir quelles seront les guerres de demain. Aujourd’hui, notre réflexion stratégique est en retard par rapport à la Russie, aux États-Unis et à la Chine. Nos lois de programmation militaire restent trop souvent des compromis de basse intensité, reconduisant des équilibres d’armements sans tenir compte du changement profond des menaces. Pendant ce temps, des acteurs privés — oligarques de la tech, entreprises comme Palantir, Tesla, SpaceX — hybrident le civil et le militaire ; ils absorbent progressivement des pans du complexe militaro-industriel.
Les guerres de demain seront hybrides : mélange d’armement classique, de technologies numériques et d’intelligence artificielle, avec des volets de déstabilisation de l’opinion. Les Russes l’ont intégré dans leur pratique. Si l’on veut vraiment se préparer, il ne suffit pas d’annoncer des instruments financiers à 150 milliards d’euros : il faut une stratégie cohérente et opérationnelle, tout comme pour un budget national.
Antoine Foucher :
Effectivement, la question est : que produit-on et comment se défend-on ? À partir des déclarations récurrentes du secrétaire général de l’OTAN, il faut se méfier des apparences de puissance. Sur le papier, l’OTAN pèse beaucoup plus que la Russie : le PIB des pays de l’OTAN atteint environ 50.000 milliards de dollars, contre 2.000 pour la Russie. Mais sur la production d’armements, la Russie fabrique beaucoup plus : en 2024, elle a produit, toutes armes confondues, quatre fois plus que l’ensemble de l’OTAN, États-Unis inclus. Au niveau européen, le PIB est d’environ 20.000 milliards de dollars. Si l’Europe représente à peu près la moitié de la production d’armes de l’OTAN, cela laisse les États-Unis et quelques autres puissances (Canada, Turquie) comme producteurs majeurs. Face à une puissance située à 400 km de Berlin et à 1300 kilomètres de la France, le décalage industriel devient critique : même si sur le papier notre économie est dix fois plus puissante, si elle fabrique surtout des voitures et des machines à laver pendant que l’adversaire produit missiles, drones, avions et obus, le rapport de forces sur le terrain devient défavorable.
Les drones illustrent ce déséquilibre : les chiffres disponibles (forcément imprécis) suggèrent que la Russie aurait produit 3 à 4 millions de drones l’an dernier, là où l’ensemble des Européens en produirait environ 250.000 par an. L’enjeu n’est donc pas financier : il est avant tout industriel. Il faut produire les armes dont on aura besoin si l’on doit défendre le continent de façon conventionnelle. Cela pose la question de l’articulation entre États membres et Union européenne : seuls, les États ne pourront y parvenir ; il faut mutualiser la production. Or, la Défense n’a jamais été véritablement une compétence partagée dans les traités. Pour la première fois, au nom de l’urgence, la Commission impulse une démarche de réindustrialisation et de montée en puissance industrielle européenne. Les États membres freinent parfois, y compris la France, au nom de la compétence nationale. L’Europe, cette fédération d’États-Nations, telle que la définissait Jacques Delors, tiendra-t-elle face à ce moment de vérité ? Peu importe que l’initiative vienne de la Commission ou des États ; l’essentiel est de produire collectivement les capacités industrielles nécessaires.