Les tentations illibérales aux États-Unis / La Nouvelle-Calédonie après les accords de Bougival / n°422 / 28 septembre 2025

L’ASSASSINAT DE KIRK ET LES TENTATIONS ILLIBÉRALES AUX ETATS-UNIS

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Le meurtre par balle de Charlie Kirk, l’influenceur de la galaxie Maga lors d’un meeting dans l’Utah aux États-Unis le 10 septembre, pourrait débrider davantage une violence politique déjà bien ancrée. Trump et ses ministres se disent prêts à limiter le Premier amendement et à déclencher une chasse aux sorcières. Avant même l’arrestation d’un suspect, Donald Trump avait accusé « la gauche extrémiste » d'être responsable de l'attentat, mais également les médias critiques et les démocrates. Le président et ses alliés visent aussi les organisations de gauche accusées de « fomenter » la rébellion, comme la Ford Foundation et The Open Society Foundations du milliardaire George Soros, bête noire des conservateurs. L'administration envisage de supprimer leurs exemptions fiscales. Le Département d'Etat, de son côté, tente d'identifier tout étranger qui a « glorifié, rationalisé, ou fait peu de cas » du meurtre de Charlie Kirk pour révoquer son visa. L’administration américaine menace de réduire la durée des visas des journalistes étrangers et le Pentagone vient d'annoncer que les reporters qui couvrent la Défense devront s'engager à ne publier que des informations approuvées par les militaires, sous peine de perdre leur accréditation. Certains républicains œuvrent à une campagne de délation nationale encouragée par le vice-président J.D. Vance qui a déclaré : « démasquez-les et allez-y, appelez leur employeur ». Des centaines d'employés dans des ministères, des cabinets d'avocats, des compagnies aériennes, ainsi que des dizaines d'enseignants font l'objet d'enquêtes disciplinaires ou ont été limogés pour leurs commentaires « insensibles » et « inappropriés » sur les réseaux sociaux. Lundi, au lendemain d'une cérémonie ayant rassemblé des dizaines de milliers de personnes en hommage à l’influenceur Maga, Donald Trump a signé un décret classant officiellement comme une « organisation terroriste » le mouvement « Antifa ». Il s'agit d'une première puisque les Etats-Unis n'ont à ce jour aucune liste d'« organisations terroristes nationales ».
En 2023 déjà, 48% des Américains  reconnaissaient s'auto-censurer en raison du climat politique, selon une étude de l'université de Saint Louis. Pendant la Peur rouge des années 1950, ils ne représentaient que 13,4%. De quoi antagoniser un peu plus la vie politique aux États-Unis. Les étudiants, qui ont grandi pendant le premier mandat de Donald Trump, n’ont pratiquement connu que ce climat de tension politique. Selon un très récent sondage de la Fondation pour les droits individuels et d’expression (FIRE), un tiers de cette génération estime que la violence peut être une réponse légitime pour s’opposer à un interlocuteur public.

LA NOUVELLE CALÉDONIE, APRÈS LES ACCORDS DE BOUGIVAL

Introduction

Philippe Meyer :
Après les accords de Matignon de 1988, puis ceux de Nouméa de 1998, dont l’issue heurtée avait plongé la Nouvelle-Calédonie dans la violence au printemps 2024, un nouvel accord obtenu par le ministre des Outre-mer Manuel Valls a été signé à Bougival, dans les Yvelines, le 12 juillet dernier, entre les indépendantistes, qui demandent l’autonomie de la Nouvelle-Calédonie, et les loyalistes, qui désirent le maintien de l’archipel dans la République française. L’Accord de Bougival prévoit la création d’un État de Nouvelle-Calédonie dans la Constitution française, qui jouira de la compétence de relations internationales « dans le respect des engagements internationaux et des intérêts de la France » (sécurité, défense et intérêts vitaux).  Il crée une nationalité calédonienne, et donc une double nationalité, puisque les nouveaux nationaux Calédoniens auront aussi la nationalité française. Enfin, il formalise un éventuel processus de transfert des compétences régaliennes – la justice, l’ordre public, la défense et la monnaie, assujetti à un vote à la majorité qualifiée des trois cinquièmes du congrès, et à sa validation ensuite par un référendum.
Toutefois, les indépendantistes du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) ont annoncé début août le « rejet total et sans ambiguïté » de ce texte considéré comme « incompatible avec le droit à l'autodétermination » et « porteur d'une logique de recolonisation ». Une décision jugée « incompréhensible » par Manuel Valls, qui vient d'installer à Nouméa le « comité de rédaction » chargé de traduire l'accord, tout en invitant le FLNKS à « poursuivre la discussion » avec l'Etat et les autres signataires. Si cette opposition frontale de l’Union calédonienne-Front nationaliste calédonien confirme et clarifie la fragmentation préexistante au sein de la mouvance indépendantiste, la question de la viabilité de cet accord se pose avec acuité.
Le durcissement des indépendantistes les plus radicaux fait craindre de nouvelles exactions à une partie de la population, traumatisée par la flambée de violences de mai 2024, à la suite du projet de réforme constitutionnelle visant à élargir le corps électoral. La mort de douze civils et de deux gendarmes a depuis exacerbé les divisions ethniques au sein de la société calédonienne. Ces émeutes ont également dévasté une économie déjà très fragile, conduisant à la destruction de 500 entreprises et occasionnant pour 2 milliards d’euros de dégâts. Chaque année, l'Etat investit en Nouvelle-Calédonie sous forme de dotations et de rémunérations à hauteur de 1,4 milliard d'euros. En 2024 et en 2025, ces sommes ont été doublées, atteignant 3 milliards d'euros par an. Toutefois, l’économie souffre en Nouvelle-Calédonie : son produit intérieur brut a régressé de plus de 20%, la filière du nickel est à l’arrêt et les institutions calédoniennes demeurent fortement endettées.

Les brèves

Hommage à Vladimir Jankélévitch

François Bujon de L’Estang

"Je voudrais m’associer aux hommages rendus à Vladimir Jankélévitch, disparu il y a quarante ans, en 1985, à l’âge de 81 ans. Sa voix continue de porter très fort. Philosophe singulier et attachant, il reste beaucoup lu, ses éditeurs réimprimant régulièrement ses ouvrages. Existentialiste, il avait une relation exécrable avec Sartre, qu’il brocardait volontiers. Philosophe du temps qui passe, de la vie, de la mort, il a laissé des livres remarquables, et c’était aussi un musicien et un musicologue remarquable : je ne connais aucun autre philosophe ayant écrit aussi bien sur la musique. J’ai eu, dans ma jeunesse, la chance d’assister à certains de ses cours à la Sorbonne : je garde en mémoire sa mèche en bataille, sa voix fluctuante, son charme extraordinaire. C’était une voix unique, une inspiration rare, et je voulais saluer sa mémoire."

Paradoxes de la pensée progressiste

Philippe Meyer

"Je recommande la lecture du dernier livre d’André Perrin, agrégé de philosophie, qui prend l’intelligentsia dominante au pied de la lettre, ou plutôt au pied de ses lettres, mieux encore, au piège de ses écrits et de ses mots. Ceux qui tombent sous le regard documenté et ironique de l’auteur ne sont pas ceux qui empêchent de dire ce que l’on voit de la réalité politique et sociale, mais ceux qui, pour reprendre, comme Perrin, le mot de Péguy, sont ceux qui s’empêchent et qui empêchent de voir ce qu’on voit. En passant au tamis telle déclaration d’un économiste atterré, tel éditorial d’un journaliste faisant l’intéressant en s’appuyant sur une lecture de Descartes riche en contresens et qui semble relever de la méthode qui permettait à Woody Allen de lire La Guerre et la Paix en vingt minutes, en décortiquant un article qui justifie une fausse information au motif qu’elle est politiquement cohérente, André Perrin brosse un tableau d’une intelligentsia qui évoque irrésistiblement les médecins de Molière. C’est dire que l’on passe d’excellents moments à le lire et à rire tout seul dans son fauteuil. Perrin me fait penser à cet aphorisme de Samuel Johnson : « les gens n’ont pas besoin qu’on leur fasse la leçon, ils ont besoin qu’on leur rafraîchisse la mémoire »."

Accord de Bougival : les difficultés de trouver le chemin vers le « nous » en Nouvelle-Calédonie

Lucile Schmid

"Je voudrais recommander la lecture de cette note qui vient de paraître à la Fondation Jean Jaurès. Carine David y analyse de façon très fine l’Accord de Bougival, en interrogeant les difficultés à construire un « nous » en Nouvelle-Calédonie. C’est un texte passionnant, qui décortique les liens possibles ou non avec la Constitution et qui montre combien cet accord, jugé très équilibré par son auteur, est aussi très fragile. Le risque, s’il échoue, c’est l’exil et, plus profondément, l’enlisement de la Nouvelle-Calédonie."

Fractures dans l’Occident

Béatrice Giblin

"Je conseille le livre de notre amie Nicole Gnesotto. C’est un essai court, écrit dans une langue claire et percutante, qui s’interroge sur la disparition de l’Occident, sur ce que nous n’avons pas su voir ni comprendre, et sur la manière dont tout cela s’est accéléré avec Trump au pouvoir. Elle montre le rôle massif joué par les grands magnats de la tech qui, pour défendre leurs propres intérêts et leur conception étroite de la liberté d’entrepreneurs, ont choisi de soutenir Trump en foulant aux pieds la liberté au sens politique et collectif. Nicole met en perspective les temps courts – Trump, la tech – et les temps longs : la montée des inégalités, le déclassement des classes moyennes, l’absence d’espoir pour leurs enfants, autant de frustrations qui nourrissent des votes populistes. Mais comme elle est d’un naturel optimiste, elle voit dans l’Europe une possible capacité à relever ce défi."

Tocqueville

Nicolas Baverez

"Je voudrais recommander deux approches, en lien avec mes réflexions sur l’Amérique, qui semble connaître un retour à l’âge de fer plus qu’un avènement de l’âge d’or. D’abord, la biographie d’Alexis de Tocqueville par Françoise Mélonio, publiée chez Gallimard. On croit tout savoir sur Tocqueville, et pourtant on y apprend beaucoup. C’est fascinant de voir comment cet aristocrate né en 1805, dont la moitié de la famille fut guillotinée, demeure le meilleur analyste de la démocratie, de ses grandeurs comme de ses pathologies."