Fractures partisanes / Biélorussie : Tintin dans les geôles / n°195 / 30 mai 2021

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FRACTURES PARTISANES

Introduction

 Philippe Meyer :
A la veille des élections régionales, tandis que Les Républicains et le Parti Socialiste sont fragilisés de l'intérieur et sans véritable leader, La République en Marche peine à s'affirmer sur le terrain local. Seul, le Modem son allié à l'Assemblée nationale, est à la tête d'une liste commune en Centre-Val de Loire. Quinze membres du gouvernement se sont portés candidats, notamment dans les Hauts-de-France avec des poids lourds comme le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin et le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti.
Prise en tenaille par La République en Marche et le Rassemblement National, la droite n'en finit pas de se déchirer sur les alliances locales de ses candidats. En Provence-Alpes-Côte-D’azur, les Républicain et les Marcheurs ont dansé le tango : fusion, irritation, convocation, séparation, conciliation, combinaison, recomposition, confusion… Georges Clémenceau disait de la danse argentine « on ne voit que des visages qui s’ennuient et des derrières qui s’amusent ».
Selon les estimations de l'Ifop, en Provence-Alpes-Côte-d’Azur la liste du Rassemblement national conduite par Thierry Mariani, ex-Les Républicains, recueillerait 31 % des voix, contre 27 % pour Renaud Muselier. Dans le Grand-Est, le président sortant Les Républicains, Jean Rottner ne souhaite pas prendre sur sa liste l'eurodéputée Nadine Morano, jugée trop « droitière ». En réponse, celle-ci a annoncé qu'elle refusait de voter pour Jean Rottner et a estimé dans Le Parisien que la liste du Rassemblement national « n'incarne pas le fascisme et n'est pas d'extrême droite ».
La gauche aborde également les régionales en ordre dispersé. En dépit des appels au rassemblement, l'union n'aura pas lieu. En tout cas pas au premier tour, à l'exception des Hauts-de-France où la liste menée par l'écologiste Karima Delli est la seule à réunir le Parti socialiste, le Parti communiste, Europe écologie-Les Verts et la France insoumise. Lutte Ouvrière présente sa propre liste dans chaque région métropolitaine. En Provence-Alpes-Côte-d'Azur, si Europe-Écologie Les verts, le Parti Socialiste et le Parti Communiste ont fait liste commune, ils n’ont pas obtenu le soutien de La France Insoumise. Partout ailleurs, les socialistes, les communistes, les Verts et les Insoumis ont présenté systématiquement deux voire trois listes différentes, avec le soutien à géométrie variable d'autres petites formations de gauche. Ce déchirement est particulièrement marqué dans les régions où la gauche est sortante et favorite, comme en Bretagne, où pas moins de cinq listes de gauche ou écologistes s'affrontent. Elles sont quatre en Centre-Val-de-Loire, en Bourgogne-Franche-Comté, en Nouvelle-Aquitaine et en Occitanie.

Kontildondit ?

Lucile Schmid :
Rappelons-nous d’abord qu’en 2015, alors que se tenait la COP 21 à Paris, le Rassemblement National (RN) était arrivé assez largement en tête des élections régionales. Ce n’est que grâce au retrait de la gauche dans les Hauts-de-France et dans la région PACA que la droite avait pu gagner. Cette année, la situation est au fond assez semblable. Le RN est de nouveau dans une situation favorable, et régulièrement premier ou deuxième dans les sondages pour le premier tour (à l’exception notable de la Bretagne et de l’Ile-de-France). Thierry Mariani fait la course en tête en PACA, ce n’est pas le cas dans les Hauts-de-France, où c’est Xavier Bertrand qui mène, mais son véritable adversaire est le RN, et non Karima Delli.
Un évènement majeur s’est cependant produit depuis les élections de 2015 : l’élection d’Emmanuel Macron. Le Parti Socialiste (PS) et l’ensemble de la gauche sont dans une recomposition profonde depuis ; en effet les écologistes, depuis leurs succès aux européennes de 2019 et aux municipales de 2020, aspirent à devenir leaders de la gauche. La question de la fracture (plus grave que la recomposition) me semble concerner au premier chef la droite, en tous cas pour ces élections régionales.
D’abord parce qu’un certain nombre de têtes de listes du RN viennent des Républicains. La formation de droite est devenue l’écurie du parti d’extrême-droite, et ceci de manière de plus en plus assumée. C’est aussi le cas pour « Debout la France ». Aujourd’hui la droite classique est écartelée entre macronisme et RN. Par ailleurs certains leaders comme Xavier Bertrand ou Valérie Pécresse s’efforcent de tenir une ligne médiane, ayant la présidentielle en ligne de mire.
Les fractures qui seront révélées ou accentuées lors des élections régionales pourront avoir deux conséquences. D’abord, le RN qui gagne des régions. Cela a failli se produire en 2015, et n’avait été empêché que par le front républicain. Cette idée de front républicain semble aujourd’hui écartée (notamment par la gauche qui veut des élus).
Ensuite, la République en Marche (LREM) ne peut pas gagner de régions mais elle peut soutenir des alliances, être « faiseuse de rois ». Le pari d’Emmanuel Macron, quand il envoie 15 ministres dans ces élections, est de se présenter comme le recours à un RN tout-puissant. Mais c’est un pari risqué, à l’issue duquel LREM pourrait apparaître comme la formation qui a permis la victoire du RN, en divisant.

Richard Werly :
Je suis d’abord frappé par la question régionale à proprement parler. Il y a eu ce redécoupage en 13 grandes régions métropolitaines, dans lesquelles les électeurs s’apprêtent à voter, en même temps que les élections départementales puisqu’elles se tiendront simultanément. Je ne vois pas émerger dans le débat politique de questions ou d’enjeux réellement régionaux. On a une fois de plus l’impression qu’en France, la tonalité et le positionnement des candidats sont entièrement aspirés par les enjeux nationaux. C’est pour moi une grande défaite de ce type de scrutin, puisque l’éclatement (qu’il soit à droite ou à gauche) est avant tout une question de fractures au niveau national, et notamment du jeu que mène Emmanuel Macron.
Il y a une pénurie de leaders régionaux. C’est à mon avis ce qui explique ce fractionnement. Dans la plupart des régions, aucune figure n’a émergé qui soit capable de tenir ses troupes. Xavier Bertrand y a relativement bien réussi, c’est l’un des rares leaders à s’être incontestablement imposés, il est d’ailleurs candidat à la présidence de la République, mais à part lui, je pense que cet éclatement est dû à l’absence de préoccupation vraiment régionale en politique française. La décentralisation est un mot qui revient régulièrement, on a voulu faire de régions grandes pour les rendre plus puissantes et plus performantes, peut-être pour convaincre les électeurs qu’ils avaient intérêt à s’incarner dans ces grands bassins de population, or force est de constater que cela ne fonctionne pas. Quand on va aux urnes, on continue de penser au niveau national.
Cela constitue à mon sens un échec pour les partis politiques, car ils n’ont pas compris (ou pire : peut-être n’ont-ils pas envie de comprendre) les préoccupations locales des électeurs. S’ils s’en préoccupaient davantage, peut-être auraient-ils pu réaliser des listes d’union.

Nicole Gnesotto :
A propos du RN, je rappelle qu’il fut également en tête aux élections pour le Parlement européen en 2019, il semble donc que les progrès en scores de ce parti se maintient dans la durée. Et dans cet émiettement général, c’est le seul parti à montrer une certaine unité derrière un chef (ce qui n’a pas toujours été le cas dans cette formation). Le jeu politique consistant à diviser ses adversaires, auquel Emmanuel Macron est assidu, est donc très dangereux.
Il me semble que l’on assiste à l’acte II, ou peut-être l’acte final de la dislocation du paysage politique français tel qu’on le connaissait depuis la seconde guerre mondiale. Macron avait cassé l’opposition droite-gauche avec son « en même temps » de 2017, et aujourd’hui il essaie de casser la droite républicaine. Il a récupéré le vote juppéiste depuis longtemps, il tente à présent de fractionner le vote plus traditionnel, celui des fillonistes pourrait-on dire, la droite « tradi ». Quant à la gauche, elle se fracture toute seule. Je pense que Lucile sous-estime la gravité de son état, il ne s’agit pas d’une phase de recomposition mais d’un état de décomposition avancée. On constate un effondrement total de l’attractivité électorale de la gauche. En 2019, le PS a fait 6,1% des voix, ce qui est absolument catastrophique, même si les Verts s’en sont mieux sortis avec 13%. Il y a effectivement un changement de leadership à gauche, sauf qu’avec toutes leurs polémiques un peu dérisoires (comme l’interdiction des sapins), les Verts auront du mal à avoir une stature nationale.
Ce qui manque à la gauche aujourd’hui, c’est un substrat idéologique commun. Pendant des années, elle a lutté pour le progrès social et la réduction des inégalités. Ce logiciel économique a disparu, sauf au Parti Communiste. Les Verts sont axés sur le progrès environnemental, et la gauche sur le progrès identitaire. Le drame de la gauche est d’avoir abandonné la revendication économique pour des revendications identitaires. C’est par exemple elle qui défend les femmes, les homosexuels, les réfugiés, des causes certes très nobles, mais ce n’est à mon avis pas comme cela que l’on peut recomposer une gauche propre à gagner des présidentielles.
Je trouve que la décomposition des partis politiques, qui va encore une fois mener à un tête-à-tête entre Emmanuel Macron et le RN, est un pari très risqué, car tous les sondages montrent que Mme Le Pen a beaucoup gagné en crédibilité, et pour une fois il n’est pas impossible qu’elle arrive au pouvoir.

Jean-Louis Bourlanges :
Ce qui est assez saisissant dans ce que nous observons, c’est ce que François Furet avait appelé « la République du vide ». Commençons par les élections régionales, où l’on est en présence d’un vide abyssal. D’abord ces régions n’existent pas, ce sont des faux trucs pour la plupart. Quelques-unes existent historiquement, comme la Normandie, mais pour l’essentiel, ces régions ont été construites précisément sur la négation des régions. Le Grand Est par exemple est typiquement la négation de la région Alsace. La région autour de Bordeaux (la Nouvelle-Aquitaine) va de Saint-Jean-de-Luz à Châtellerault ... Les gens ne peuvent pas se référer à des choses pareilles.
Par conséquent, ils se reportent sur le niveau national, et donc sur l’élection présidentielle. Ces régionales deviennent donc un marchepied pour des gens comme Xavier Bertrand ou Valérie Pécresse. C’est ainsi que l’élection régionale est devenue un satellite de la présidentielle. D’autre part elle n’a pas de conflit idéologique, puisqu’il n’y a pas d’enjeu international. Pas besoin de se préoccuper de l’intégration européenne par exemple (seulement des subventions), ou d’avoir une position sur la Russie. Par exemple, M. Mariani, grand ami des Russes, n’a pas à s’en défendre. A part les candidats en lice pour la présidentielle, on n’a pas non plus de notoriété des différentes têtes de liste, complètement inconnus du grand public (ce qui profite aux sortants).
Enfin, tout cela est surplombé par une absence de partis. LREM est idéologiquement la rencontre entre le social-libéralisme, le bonapartisme gaulliste et un certain centrisme. Or cette rencontre n’a jamais trouvé sa traduction partisane : les dirigeants de cette formation (Macron le premier) ont toujours souhaité qu’il n’y ait pas de parti. Le macronisme ne peut donc pas exister en dehors de Macron. Je ne sais pas si la situation est pire à gauche ou à droite, mais dans les deux cas elle est catastrophique.
A gauche, on a deux lignes de fracture majeures et superposées : la ligne traditionnelle, qui songe à l’appropriation collective des moyens de production, autrement dit le socialisme « à l’ancienne », mais à cela s’ajoute désormais le rapport à l’islamisme, à la laïcité : la gauche va-t-elle renoncer à l’universalisme de son message traditionnel, entrera-t-elle dans une défense radicale et particulière ? Cela s’est manifesté de façon assez extraordinaire lors de la récente manifestation en faveur des policiers, où l’on a pu voir Anne Hidalgo, Yannick Jadot et Olivier Faure manifestant, tandis que la France Insoumise ou Audrey Pulvar étaient sur une ligne totalement contraire.
Quant à la droite, elle est désormais partagée en trois. D’abord la grande tradition contre-révolutionnaire et réactionnaire (François-Xavier Bellamy), qui fait 8,5%. Ensuite des gens comme Valérie Pécresse, qui n’aurait de chance que parce qu’elle est moins arrogante que Macron, mais chez qui il est impossible de relever une vraie différence idéologique avec le chef de l’Etat. C’est la même chose pour Edouard Philippe, Bruno Le Maire, Alain Juppé, etc. Enfin il y a des gens qui sont à l’extrême-droite. Les candidats RN en mesure de gagner viennent des Républicains, comme le rappelait Lucile.
Mais qu’on ne vienne pas dire que cette décomposition est la faute de Macron. Cela tient à des lignes de forces très profondes, ce n’est pas le résultat d’une intention. Les responsables politiques qui imputent leurs mauvais résultats à Emmanuel Macron me rappellent Lionel Jospin, expliquant au lendemain de sa défaite que s’il avait été battu, c’était en réalité la faute de ses adversaires ...

Philippe Meyer :
Je voudrais souligner un paradoxe : ces élections n’ont rien de régional, alors même qu’on a passé tant de temps, à l’époque des Gilets Jaunes ou de nombreuses autres publications, à expliquer que le vrai problème du pouvoir aujourd’hui était d’être éloigné de la réalité de terrain ...

Richard Werly :
C’est tout à fait cela. A mon sens, la décomposition du paysage politique dont nous parlons a un lien direct avec le flou conceptuel autour des régions. Vous aurez d’ailleurs remarqué que le mot « région » n’est plus utilisé par le président, qui parle désormais de « territoire ». La disparition du terme a coïncidé avec la dissolution du concept ; que les partis politiques aient suivi de près n’a au fond rien de si étonnant.
Quand on voit les sujets que les régions ont à gérer (les lycées, les transports, etc.), ils devraient normalement être transpartisans pour la plupart d’entre eux. On pourrait ainsi avoir des listes d’union régionale, dont les membres viendraient de différents partis, comme c’est le cas pour les communes. D’où le fait qu’au niveau des élections régionales, cette donne partisane est totalement artificielle. C’est grave, car c’est un autre symptôme évident de déconnexion complète entre le besoin de décision politique sur le terrain et la manière dont le personnel politique se représente dans les régions.

Lucile Schmid :
Je suis moi-même une ancienne élue régionale, et je me dois de souligner l’écartèlement permanent auquel on est soumis dans cette position. J’étais en Ile-de-France, où l’Assemblée est très grande, et organisée en hémicycle, comme l’Assemblée Nationale. On avait d’un côté des décisions technocratiques très abstraites et visiblement préparées par des services ressemblant à ceux de l’Etat, et de l’autre une réalité de terrain, consistant par exemple à siéger dans des conseils d’administration de lycées, ou de maisons de retraite avec des vrais problèmes d’absence du personnel soignant (pour des questions de transport, car ils habitent à l’autre bout de la région). Cet écartèlement très français se manifeste là de façon éclatante : mauvaise échelle de prise de décision, et mauvaises pratiques, qui ne permettent pas d’enraciner les choses dans le réel.
Jean-Louis a tout à fait raison de souligner à quel point ces nouvelles grandes régions n’ont absolument aucune racine historique, et ne sont qu’un amalgame décidé arbitrairement. Regardez les documents électoraux qui commencent à arriver dans nos boîtes aux lettres. Personne n’aborde cette question, tout le monde fait comme si la région allait de soi, alors même que selon moi, il eut été intéressant qu’une de ces têtes de liste dise : « cette région n’existe pas vraiment, voilà ce que je compte faire pour changer cela ». Dans le Grand Est par exemple, il y a depuis le 1er janvier 2021 une collectivité européenne d’Alsace, créée par la fusion de deux départements, et l’idée que l’Alsace est une réalité historique avec un ancrage territorial. Mais du coup, il y a des problèmes entre le président de région actuel, qui est alsacien, et les autres composantes du Grand Est. Les différentes pièces du puzzle s’emboîtent mal.
Quant à la gauche, il me semble que les sujets de la diversité et de la laïcité existent, mais que le sujet principal est quand même celui des personnes. Toujours dans le Grand Est, Aurélie Filipetti, ancienne ministre de la Culture de François Hollande, a lancé un appel inédit, dont le programme est très semblable à la liste socialiste officielle. Elle avec elle Place Publique (mouvement conduit par Raphaël Glucksmann). On a donc parfois le sentiment d’un infantilisme des personnes, qui l’emporte largement sur les différences idéologiques.

BIÉLORUSSIE :  TINTIN DANS LES GEÔLES.

Introduction

Philippe Meyer :
  Le 23 mai un avion d’une compagnie irlandaise reliant deux pays de l'espace Schengen, la Grèce et la Lituanie, a été contraint par un chasseur de l’armée biélorusse d’atterrir à Minsk. Ce détournement a permis l'arrestation d'un opposant du régime, Roman Protassevitch et de sa compagne, a été qualifié de « piraterie » et de « terrorisme d'État » par certains pays. Peu après le journaliste a été contraint d'enregistrer des aveux filmés.
Dès le lendemain, tout en réclamant la « libération immédiate » du journaliste et de sa compagne les dirigeants européens annonçaient à l’unanimité - requise en matière de politique étrangère - la fermeture de l'espace aérien et des aéroports européens aux avions biélorusses, ainsi que la préparation d'un nouveau volet de sanctions contre le régime. En août 2020, le président Alexandre Loukachenko, au pouvoir depuis 1994, a été réélu avec officiellement 80% des suffrages. L'Union européenne n'a pas reconnu la validité du scrutin qu’elle a jugé « ni libre ni équitable ». Ses condamnations de la répression brutale et incessante des opposants sont restées sans effets. La liste des personnalités et entités sanctionnées individuellement va donc s'allonger dans les jours qui viennent. Elle compte déjà 88 noms (et 7 entités), dont le président Alexandre Loukachenko et son fils, Viktor (conseiller à la sécurité nationale). Ils sont interdits de séjour dans l'Union, leurs avoirs sont gelés et tout financement européen vers la Biélorussie est prohibé. La pression européenne pour accentuer l'isolement de la Biélorussie et appuyer l'opposition s’est renforcée. De Bruxelles, Emmanuel Macron a apporté son soutien à la demande de Svetlana Tikhanovskaïa, figure de proue de l'opposition biélorusse en exil en Lituanie, qui réclame « la participation des forces démocratiques biélorusses au G7 » prévu du 11 au 13 juin au Royaume-Uni.
Le Kremlin a publiquement « regretté » la décision de l'UE de contourner l'espace aérien biélorusse et le président Vladimir Poutine a reçu le 28 mai Alexandre Loukachenko, pour la troisième fois cette année. Les deux pays sont étroitement liés par l’Histoire, la géographie et l’économie. Ils sont membres de l'Union économique eurasiatique et de l'Organisation du Traité de sécurité collective.
Lors d'une conférence de presse suivant le Conseil européen, le 25 mai, le Président français, jugeant que la politique de sanctions semblait arrivée à « ses limites », il invitait l'Union européenne à ne plus être simplement « réactive ».

Kontildondit ?

Nicole Gnesotto :
La Biélorussie est le dernier confetti de l’empire russe, et à ce titre elle a un statut très particulier aux yeux de Moscou. D’abord il faut rappeler qu’elle n’a jamais existé en tant qu’Etat-nation, à la différence de l’Ukraine ou des pays baltes par exemple. C’était l’une des Républiques socialistes soviétiques, qui a découvert par hasard son indépendance en 1991. Il s’agit donc d’un pays un peu artificiel, dont la population de 9 millions d’habitants est composée de 80% de Biélorusses et de Russes (on ne voit pas très bien comment les différencier), et qui n’a jamais connu, avant un passé très récent, les mouvements démocratiques qui ont traversé les autres nations de l’ex-empire : la Géorgie en 2003, l’Ukraine en 2004. Ce n’est qu’à l’occasion de la réélection de Loukachenko de 2020, que les forces démocratiques se sont mobilisées pour dénoncer un scrutin truqué.
Ce pays est dirigé par un dictateur, il n’y a pas d’autre mot pour qualifier cet homme anti-médias, antisémite, pro-iranien (il trouvait qu’Ahmadinejad était le plus grand dirigeant de la planète), anti-Américains, anti-homosexuels, anti-femmes ... C’est vraiment la caricature de tout ce que le populisme et l’extrême-droite peuvent faire de pire. Jusqu’à ce détournement d’avion pour arrêter un opposant. Je trouve d’ailleurs que l’on devrait protéger Svetlana Tikhanovskaïa, la grande figure de l’opposition biélorusse en 2020, qui habite en Lituanie à présent. L’Union Européenne devrait en faire un symbole de son soutien aux force démocratiques biélorusses.
Pour la Russie, la Biélorussie est une espèce d’annexe. Le pays est totalement intégré à l’économie russe, les Russes sont de loin les premiers investisseurs, et stratégiquement, la Biélorussie est le dernier rempart. Elle a une frontière avec la Pologne, et si la Biélorussie rentre dans le camp démocratique, il n’y aura plus du tout de tampon entre la Russie et l’Occident, ce qui est impensable pour Vladimir Poutine.
Le problème concerne à la fois les droits de l‘Homme et la diplomatie vis-à-vis de la Russie, par conséquent les Européens sont dans le pire des scénarios, n’ayant pas de politique étrangère. Ils sont à la fois divisés et dépendants. Divisés sur l’attitude à adopter face à la Russie, entre les anciens pays occupés et les occidentaux, plus pragmatiques (ou cyniques). Dépendants, car 40% du gaz et 30% du pétrole européens viennent de Russie. Cela contraint incontestablement la prise de décision diplomatique. Mais ce n’est pas tant la dépendance aux matières premières qui est la plus gênante, c’est la dépendance économique. La Russie est notre troisième partenaire commercial, après les Etats-Unis et la Chine. Les Pays-Bas, l’Allemagne et l’Italie ont des relations commerciales très importantes avec Moscou. Les divisions politiques s’accompagnent donc de divisions économiques. Les italiens ne veulent par exemple absolument pas ajouter de sanctions, car ce sont leurs agriculteurs qui en paient le prix.
Le président Macron a raison quand il dit que les sanctions ont montré leurs limites. Ne visant qu’une quinzaine de personnes, elles ne servent pas à grand-chose. Pour autant, faut-il accuser l’UE d’être dénuée de moyens ? Je ne crois pas. Cette affaire nous permet de prendre en compte la nouveauté de cette diplomatie mondialisée, où le pire des adversaires est en même temps le meilleur des partenaires. Et ce type de situation ne concerne pas seulement l’UE. Les USA aussi éprouvent les mêmes difficultés avec la Chine. L’Europe n’est donc pas particulièrement le plus impuissant des acteurs internationaux. L’impuissance est généralisée, elle est le lot de toutes les grandes puissances. On ne peut prendre de vraies sanctions que contre les pays non mondialisés, tels l’Iran ou la Corée du Nord. Cessons de singulariser l’Union Européenne et réfléchissons à une diplomatie permettant d’agir quand un adversaire est également un partenaire.

Lucile Schmid :
Lukachenko semble utiliser la politique de la terre brûlée et c’est très inquiétant. Quand Emmanuel Macron s’est exprimé à propos de l’efficacité des sanctions, il parlait aussi de la Russie, mais quand on a affaire à un dictateur voulant se maintenir au pouvoir à tout prix, les sanctions économiques sont sans doute inefficaces.
Depuis l’arraisonnement de cet avion, tous les opposants politiques biélorusses en exil dans d’autres pays ont désormais le sentiment qu’ils ne sont plus en sécurité. Il ne s’agit plus seulement d’ingérence, mais de véritable menace. On sait que les geôles biélorusses sont extrêmement meurtrières (un opposant est mort il y a encore quelques jours). Laissera-t-on exister dans une zone démocratique cette espèce de possibilité d’intrusion, qui est non seulement contraire au droit international, mais est également une menace physique sur des personnes ? C’est pour cette raison que Reporters sans frontières a déposé plainte en Lituanie contre Lukachenko et la Biélorussie. Cette affaire pose frontalement la question de l’impuissance diplomatique.
Beaucoup de commentateurs estiment que Poutine soutient Loukachenko et que la Russie tire les ficelles. Il est vrai que le processus d’intégration entre les deux pays est en place depuis 1996, mais cela n’arrange pas Loukachenko (qui lui est au pouvoir depuis 1994), qui fait tout pour ne pas être absorbé. Le dictateur joue avec ce processus d’intégration pour au fond jouer avec les Européens. Vladimir Poutine aimerait remplacer Loukachenko, cela ne fait aucun doute. Ce n’est pas un allié facile, je ne crois pas par exemple que la Russie ait été complice de cet enlèvement, Loukachenko a joué sur l’obligation que la Russie avait de le soutenir. Pour autant, il est certain que la Russie ne veut absolument pas d’un scénario à l’ukrainienne. Il est hors de question pour Moscou de laisser une révolution démocratique advenir en Biélorussie, il faut que ce pays reste « gelé » dans son aspect dictatorial.
C’est évidemment un point très problématique pour les Européens, car le sujet, c’est la libération de ce journaliste. Chacun a pu voir la vidéo de ses « aveux » où visiblement, ceux-ci avaient été obtenus par la torture ; ou la vidéo de ses parents redoutant que leur fils ne meure dans les prisons biélorusses, nous sommes face à une question qui n’est pas seulement diplomatique, mais aussi démocratique et humanitaire.

Richard Werly :
Alexandre Loukachenko ne correspond pas à la description que l’on fait souvent de lui. Certes, il est brutal et rustre, mais c’est aussi un homme politique extrêmement habile. Beaucoup s’étonnent aujourd’hui de ce passage à l’acte si spectaculaire, alors qu’il avait jusqu’ici réussi à louvoyer bien plus discrètement.
Cette affaire est pour moi une espèce de « hacking aérien. La Biélorussie n’a pas les mêmes moyens technologiques que la Russie, Lukachenko fait donc un détournement physique, et force l’appareil à se poser sur son sol.
Il y a pour moi deux enseignements à tirer de ce détournement. D’abord, une volonté de la part du dictateur d’instiller la peur chez tous ses opposants à l’étranger. Comme le disait Lucile, aucun ne semble désormais hors de sa portée. C’est en outre une façon d’affaiblir le pays qui lui pose le plus de problèmes : la Lituanie. Il s’agit d’un message direct à Vilnius : « je peux détourner un avion, et demain je pourrai peut-être faire plus ». Et c’est ce « plus » qui inquiète. Peut-être a-t-il dans sa besace d’autres armes de déstabilisation vers un pays plutôt fragile du point de vue de sa sécurité (avec une population dans laquelle le nombre de Russes est important, par exemple).
Les sanctions sont le mode opératoire habituel dans ce genre de crise, et il faut reconnaître que l’UE a fait vite, et bien. On devrait s’en féliciter. Pourtant, les sanctions ont presque toujours pour conséquence de solidariser la population avec les régimes en place, et de les renforcer. Il y a là une équation très difficile pour l’Europe, car même lorsqu’elle se montre très efficace, elle se condamne à en payer le prix : le durcissement du régime d’en face, et un Lukachenko plus résolu que jamais.

Jean-Louis Bourlanges :
A propos de la personnalité de Lukachenko, je partagerai une anecdote, que je trouve assez éclairante, rapportée par un ami qui fut ministre de Jacques Chirac. Quand Chirac avait reçu Loukachenko à l’Elysée, mon ami était invité pour le déjeuner. A la fin du déjeuner, Chirac raccompagne Loukachenko, puis se tourne vers mon ami et lui dit : « tu as vu ce type ? Il est complètement dingue ! »
Cela dit, nous savons depuis William Shawcross que la stratégie du fou existe. L’avantage du fou est qu’il applique ses propres règles du jeu. Stratégiquement, le comportement semble assez irrationnel, mais tactiquement c’est assez brillant. On ne sait que faire, mais c’est effectivement assez absurde pour tout le monde. Car comme on l’a dit plus haut, le but de Loukachenko est de conserver l’indépendance de son pays. La solidarité de Poutine lui est certes précieuse, mais l’idée de Poutine est tout de même de reprendre en main la Biélorussie, tôt ou tard. Ici, les Russes qu’ils aient été complices ou embarqués malgré eux, sont les bénéficiaires. Serguei Lavrov n’a d’ailleurs pas mégoté sur le soutien idéologique, au mépris de toute véracité. Mais il est vrai que plus on enfonce Loukachenko, plus il se soumet à la Russie, qui cueillera la Biélorussie comme un fruit mûr le moment venu.
La réaction des Européens a été rapide, mais c’est sans doute parce qu’il y avait un Conseil européen prévu le lendemain du détournement. Certains en Europe veulent que l’Union ait un rôle politique, comme Macron ou la Pologne, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Mais ici tous ont réagi très vite. Notons cependant la réaction de la commissaire la veille, qui se réjouissait de la libération des passagers, oubliant que deux d’entre eux avaient été arrêtés. C’est tout bonnement honteux, et très grave, même s’il y a eu un rattrapage le lendemain. Cela me fait penser au mot de Talleyrand, qui disait : « méfiez-vous du premier mouvement, c’est toujours le bon ». Ici le premier mouvement fut la complaisance.
Je crois que l’on peut aller plus loin sur les sanctions. Les possibilités doivent évidement être examinées, mais il me semble qu’un embargo assez général serait possible sur le personnel politique de Loukachenko, sur leurs avoirs et ceux de leurs familles, leurs mouvements ... Ne pas limiter cela à une poignée de dirigeants mais à un ensemble politique plus vaste, même si ce n’est pas suffisant.
Ce problème dépasse la Biélorussie. Si l’on regarde ce qui s’est passé au cours des derniers mois, nous avons eu l’humiliation de Josep Borrell (qui était en pleine conférence de presse à Moscou, pendant que la Russie expulsait des diplomates européens), mais aussi le « sofagate » quelques semaines plus tard, où la présidente de la Commission Européenne est humiliée par M. Erdogan. Et à présent l’affaire Loukachenko. Cela signifie qu’aux confins de l’Europe, on a toute une brochette de fanatiques de l’abus de pouvoir qui sont unis par une seule chose : leur aversion à ce que nous sommes, aux principes de l’UE, à l’Etat de droit, à la pluralité partisane, aux libertés fondamentales.
Il y a à mon avis un lien profond entre cela et le pivot. Nous avons un monde qui se tourne vers le Pacifique. Ce faisant, au cœur du monde atlantique, chez nous, nous avons un immense étranger, composé de l’Afrique, du Moyen-Orient, de la Méditerranée, de l’ex-URSS, qui n’est plus contrôlé par les Etats-Unis, et cela confère à l’Europe une responsabilité majeure. Il y a une diagonale du vide au cœur du monde. Si on ne comble pas ce vide, si l’on ne passe pas à la vitesse supérieure d’un point de vue politique, nos enfants et petits-enfants auront vraiment du souci à se faire.

Nicole Gnesotto :
Ce détournement aérien est en effet incroyablement « bruyant », mais on a vu de la part de Poutine à l’étranger des choses tout aussi ahurissantes, comme l’empoisonnement de ses opposants. Dans ce monde post-soviétique, il ne semble plus y avoir de limite à ce que l’on peut entreprendre pour écraser l’opposition démocratique.
La vraie question demeure : que peut-on faire ? Comme le dit Jean-Louis, on peut certainement durcir les sanctions, mais il y en a déjà depuis 2004, je doute fort que ce soit une stratégie très efficace. Lucile évoquait une action juridique internationale. Pourquoi pas, mais Loukachenko n’en a strictement rien à faire. On peut également avoir une action humanitaire. Et là je pense que l’UE devrait aller beaucoup plus loin. Il faudrait donner la citoyenneté européenne à tous ces dissidents biélorusses qui sont aujourd’hui en Lituanie ou en Pologne. Ainsi, les attaquer ou les enlever reviendrait à attaquer un citoyen français ou allemand, et cela ferait peut-être réfléchir Loukachenko à deux fois. Les puristes diront que c’est impossible d’un point de vue juridique, la citoyenneté européenne ne pouvant être accordée qu’aux membres de l’Union. Mais il doit bien y avoir une astuce à trouver pour y parvenir, je crois que c’est très important.
Enfin, on peut attaquer sur le plan médiatique. Ces régimes sont très forts pour manipuler nos opinions à travers les réseaux sociaux, pourquoi n’en ferions-nous pas autant ? Je crois qu’il faut vraiment dénoncer sans relâche, et faire de la communication. Il faut être une épine dans leur pied au quotidien, ne jamais perdre une occasion de montrer à leur population que notre régime est meilleur que le leur.

Les brèves

D’une monarchie à l’autre

Jean-Louis Bourlanges

"Je vous recommande le livre d’Eric Bonhomme, qui est une histoire des institutions politiques françaises pendant les deux derniers siècles. Je remercie son auteur, qui me l’a envoyé accompagné d’un gentil mot, expliquant qu’il est l’un de nos auditeurs réguliers. Mais par ailleurs, le livre est très bon, il a la saveur des très bons professeurs qu’on a aimés avoir, qui vous expliquent des thèses très importantes. En l’occurrence, que l’immensité du logiciel monarchique pèse encore sur nos institutions républicaines, jusqu’à ce que le général de Gaulle les concilie en 1958. C’est très bien fait, cela donne une vision générale sur nos institutions, qui sera précieuse à tous."

Vidéo de McFly, Carlito et Emmanuel Macron

Richard Werly

"Je voulais aussi saluer cette sympathique vidéo qui a récolté près de 13 millions de vues. Elle a été très commentée. Ce n’est pas du tout mon humour, je n’aurais normalement pas eu envie de voir ce genre de chose, mais j’ai aimé le fait quelle ne soit pas brutale, qu’elle donne l’image d’une France apaisée. On peut discuter de la qualité des humoristes, mais ils font leur show, et Macron est plutôt habile. Ce n’est pas du grand spectacle, mais dans un pays aussi tiraillé et tendu que la France, un petit moment de détente ne fait pas de mal. "

Latche Mitterrand et la maison des secrets

Richard Werly

"Je vais revenir en politique et vous recommander cette enquête que viennent de publier Yves Harté et Jean-Pierre Tuquoi. Je connaissais bien sûr le mythe de la maison de Latche, mais pas l’histoire, qui est ici détaillée jusqu’au cadastre. Comment Mitterrand a conçu ce domaine, en rachetant (parfois durement) des parcelles de terrain. La grande Histoire politique se superpose à la petite histoire d’un propriétaire nommé François Mitterrand. "

Le continent de la douceur

Lucile Schmid

"Ce roman d’Emmanuel Bellanger était paru en 2019, l’année des élections européennes. Et le continent de la douceur, c’est L’Europe. L’auteur invente un petit pays, le Karst (qui n’est pas sans rappeler la Biélorussie), dont certains de ses citoyens exilés aux USA essaient de provoquer l’intégration à l’Union Européenne. Il y a là-dedans quelque chose d’assez romanesque. On peut y lire : « l’Europe est une chose qu’on invente et dont on ne sait pas ce qu’est le type de gouvernance ». C’est un roman fleuve de 850 pages, à la fois poétique et politique. "

Le brutaliste

Philippe Meyer

"Chercher à éclairer et à comprendre une histoire vraie, celle de l’architecte Tomas Taveira l’auteur des trois gigantesques tours Amoreiras construites sur une hauteur de Lisbonne en béton brut, architecte célébré mondialement, en rupture avec le bon goût dans le Portugal d’après Salazar. Tableau des années 80 dans une société qui explose et que la modernité affole. Portrait de la mégalomanie et de l’érotomanie qui l’accompagne chez une sorte de Weinstein qui filme ses ébats sexuels violents et non consentis et qui en laisse publier les photos dans un petit magazine salace sans doute pour ajouter à la légende qu’il se construit d’architecte maudit, malgré une éclatante réussite qui volera en éclats. Qu’est-ce que la découverte détaillée de cette vie provoque chez l’auteur de cette découverte, c’est aussi ce que l’on découvre dans ce livre."

La valse européenne les trois temps de la crise

Nicole Gnesotto

"Je vais rester en Europe, et vous recommander moi aussi un gros livre, celui d’Elie Cohen et de Richard Robert. Les auteurs y passent en revue les différentes crises traversées par l’Union depuis celle de 2008, et montrent qu’à chaque fois, une structure semble se répéter : d’abord l’Union est nulle et elle atermoie, deuxièmement elle réagit avec ambition et détermination, et troisièmement elle saute le pas vers davantage d’intégration. J’ai des doutes quant à ce troisième mouvement, qui ne me paraît pas être obligatoirement la conséquence des crises, mais l’ouvrage est très éclairant sur les mécanismes de réponse européens. "