Après le 8 septembre, la valse des pantins ? / La Chine et les divisions occidentales / n°419 / 7 septembre 2025

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LA VALSE DES PANTINS : COMPORTEMENT DU PERSONNEL POLITIQUE À LA VEILLE DU 8 SEPTEMBRE

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Après sa présentation mi-juillet, le Premier ministre a de nouveau défendu, le 25 août, son plan de rigueur de 44 milliards d’euros pour le budget 2026, et annoncé qu’il « engagera(it) la responsabilité de son gouvernement[…] pour une clarification » lundi 8 septembre, avec un vote de confiance à l’Assemblée nationale convoquée en session extraordinaire. La France insoumise, le Parti communiste, les Ecologistes, le Rassemblement national et les Ciottistes ont annoncé leur volonté de faire tomber l’actuel gouvernement. Le Parti socialiste ne compte pas non plus voter la confiance. Depuis 1958, ce sont 41 Premiers ministres qui ont sollicité la confiance de l’Assemblée nationale, et qui ont obtenu à chaque fois la majorité absolue des suffrages exprimés.
Si François Bayrou veut croire possible ce vote de confiance, le décompte des forces hostiles ne va guère dans son sens : en additionnant les voix du Rassemblement national (RN) et de ses alliés (138), de la gauche (192) et du groupe Libertés, indépendants et outre-mer (LIOT, 23), il existe une majorité de suffrages largement suffisante pour faire chuter le gouvernement. Un tel échec poussera-t-il Emmanuel Macron à demander, lui aussi, une « clarification », en opérant un retour aux urnes avec une nouvelle dissolution de l'Assemblée nationale, quatorze mois après la précédente ? C’est ce que réclame le Rassemblement national, tandis que LFI se prononce pour la destitution du président, lequel appelle les siens à se mettre d’accord avec les socialistes et n’apparaît donc pas prêt ni à dissoudre ni à se démettre. On voit d’ailleurs que les candidats à la succession de François Bayrou ne manquent pas. L’échec de son Premier ministre placera Emmanuel Macron en première ligne, désormais dépourvu de paratonnerre. Les appels à sa démission pourraient se multiplier, en particulier lors du mouvement de blocage du 10 septembre.
François Bayrou, qui veut éviter l'instabilité, risque-t-il de l'aggraver ? Cette hypothèse est partagée par 63% des Français, selon un sondage Odoxa-Backbone Consulting pour Le Figaro. Selon le baromètre de la confiance politique 2025 du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) publié en février dernier, 74% des Français ne font pas confiance à la politique (+ 4 points par rapport à 2024).

Kontildondit ?

David Djaïz :
Il y a une très bonne interview dans Le Monde ce week-end d’Alain Duhamel, qui commence par dire ce que n’est pas le moment que nous traversons. Ce n’est pas une crise de régime. La Constitution de la Vème République a une plasticité incroyable, et elle l’a encore montré ces douze derniers mois : on fait subir à nos institutions à peu près tout et n’importe quoi, et elles encaissent les coups avec une forme de bravoure et de persévérance qui force l’admiration. Nous ne sommes donc pas dans une crise de régime : le système s’adapte, jusqu’au retour d’une logique de IVe au cœur de la Ve, et cela continue à fonctionner. En revanche, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de crise de régime qu’il n’y a pas de crises graves. La première est une crise politique, ou plus exactement une crise des mœurs politiques. On assiste à un dérèglement qui s’aggrave semaine après semaine. La dissolution a été une boîte de Pandore. Les partis politiques sont faibles, sectaires, dirigés par des leaders de niveau moyen qui peinent à s’entendre sur une plateforme de gouvernement. Après la dissolution et la fragmentation de l’Assemblée, ils auraient pu chercher des alliances, mais rien de cela n’a eu lieu, d’autant que l’Élysée n’a pas aidé.
Deuxième crise : une crise démocratique. Le baromètre de la confiance politique du Cevipof, créé en 2007, enregistre chaque année une augmentation de la défiance des citoyens envers la vie politique. Cette séquence, commencée avec la dissolution et dont on ne voit pas la fin, ne va rien arranger. Après la colère, vient le désintérêt et le désengagement. Les citoyens ont le sentiment d’assister à un pathétique théâtre d’ombres. L’écart entre la gravité de la situation — financière, géopolitique, internationale — et le caractère tragi-comique de la classe politique pousse tour à tour à la colère ou au désengagement.
Enfin, sur fond de crise des mœurs politiques et de crise démocratique, il y a une crise nationale, plus ancienne et plus profonde. En 2021, j’avais publié un petit livre, imparfait sans doute, mais dont la thèse était simple : le modèle français, construit après 1945 et performant durant les Trente Glorieuses, est arrivé à bout de souffle car il n’est plus adapté aux fondamentaux économiques, sociaux et démographiques. Je l’avais écrit avec l’illusion qu’un livre pouvait nourrir le débat public lors de l’élection présidentielle de 2022, que je voyais comme le bon moment pour poser la question. Ce débat a refait surface récemment, et Antoine y a contribué avec son propre livre. Nous avons aujourd’hui un modèle social qui a crû beaucoup plus vite que notre économie. Dans les années 1950-1955, il y avait quatre actifs pour un retraité ; bientôt, il y aura un actif pour un retraité. L’économie stagne, le modèle social s’étend sans être toujours efficace. Il faudra donc se demander quelle taille nous voulons pour l’État social. Si nous voulons en garder un de cette ampleur, il faut une économie capable de le soutenir. L’équation est difficile : il faut à la fois sortir de la crise politique, sortir de la crise démocratique et traiter cette crise nationale, qui ne date pas d’hier mais s’enracine bien plus loin.

Lucile Schmid :
François Bayrou a multiplié les apparitions médiatiques et les interpellations de l’opinion et des partis politiques depuis une dizaine de jours. Il a choisi d’expliquer le vote de confiance qui aura lieu demain sur un contenu : la dette. Il a insisté sur la gravité de cette question et montré combien elle pouvait hypothéquer l’avenir de la France et constituer un choix implicite contre les jeunes générations. Ce qui m’étonne, c’est qu’aucun partenaire ni adversaire politique n’ait vraiment réagi à cette argumentation. Tous se sont précipités pour dire : « c’est simple, si François Bayrou réclame la confiance, nous voterons la défiance », sans que la question du contenu ait réellement été discutée. On peut l’expliquer par l’attitude de Bayrou qui, d’une manière un peu insultante, a affirmé qu’il ne pouvait pas dialoguer parce que ses interlocuteurs étaient en vacances. Les médias ont largement relayé cette formule. Mais on peut aussi penser, plus sévèrement, que le contenu a déserté le travail des partis politiques. Quand Philippe parle de « valse des pantins », c’est très sévère mais cela traduit l’impression que les responsables politiques n’ont ni la profondeur ni la complexité d’analyse nécessaires pour exercer leurs responsabilités.
Ayant fait de la politique, je suis aujourd’hui déçue, désappointée, parfois en colère devant l’absence de débat de fond. La dette, on en parle depuis plus d’un an. Les Français demandent : si c’est si grave, pourquoi n’a-t-on pas imaginé une coalition, un compromis, une façon de gouverner ensemble comme dans d’autres pays européens ? Emmanuel Macron est-il responsable ? Bayrou l’est-il ? Le Parti socialiste l’est-il ? En réalité, c’est une responsabilité collective des acteurs politiques face à cette incapacité à travailler ensemble alors que la situation est grave. Autre élément intéressant : le Parti socialiste s’est récemment dissocié de La France Insoumise, tandis que les écologistes oscillent, comme souvent. Cette dissociation place Emmanuel Macron devant un choix, alors que circulent les noms de ses proches — Sébastien Lecornu, Gérald Darmanin — mais aussi celui d’Olivier Faure. Le Parti socialiste a d’ailleurs présenté un contre-budget qui prévoit 22 milliards d’économies, soit la moitié des 44 milliards proposés par Bayrou. Cela peut paraître un calcul de coin de table, mais cela ouvre la possibilité d’un débat projet contre projet. Pour l’instant, ce n’est pas le cas. Et du côté de ceux qui contestent le ruissellement, la politique de l’offre, les choix idéologiques et politiques d’Emmanuel Macron depuis 2017, le débat reste toujours aussi pauvre.
Les Français, eux, vivent dans l’incertitude géopolitique et face à des inquiétudes très fortes sur leur pouvoir d’achat. Ils épargnent massivement — ce « pognon de dingue » est devenu le « pognon de l’épargne ». Ils s’interrogent légitimement sur la capacité des responsables politiques, adversaires ou partenaires d’Emmanuel Macron, à assumer pleinement leurs responsabilités.

Antoine Foucher :
Je voudrais prolonger la conclusion de David : nous ne sommes pas seulement dans une crise politique, mais bien dans une crise nationale. Et il est un peu facile de rejeter toute la responsabilité sur la classe politique. Depuis cinquante ans, c’est tout de même nous qui l’élisons. Elle a eu à chaque élection une majorité, y compris celle qui divise aujourd’hui la France en trois blocs incapables de travailler ensemble. Dans ce contexte, le geste de François Bayrou est à souligner : il dit « mes idées plutôt que le pouvoir ». Il préfère tomber plutôt que d’accompagner la France dans l’enlisement. C’est à son honneur. Il a amorcé l’idée que la crise est plus profonde et plus historique que ce que nous voulons voir, même s’il n’a pas réussi à la diffuser pleinement.
Sur la dette, les arguments qui consistent à dire que ce n’est pas un vrai problème passent à côté de l’essentiel. Oui, on ne rembourse jamais le capital, seulement les intérêts. Oui, leur poids est aujourd’hui de 2% du PIB, contre 3% il y a vingt ans. Mais le vrai problème n’est pas la dette seule, c’est la dette plus toutes les dépenses que nous ne faisons pas pour préparer l’avenir. Stabiliser la dette demande déjà 120 milliards par an. À cela s’ajoutent 25 à 30 milliards pour l’éducation, selon l’OCDE, 25 à 30 milliards pour la défense si les Américains nous lâchent, 7 à 8 milliards par an pendant quinze ans pour remettre à flot le ferroviaire, 25 à 30 milliards pour combler l’écart de compétitivité industrielle avec l’Allemagne … Quand on additionne, il ne manque pas 40 milliards l’an prochain, mais 250 milliards.
Et nous sommes loin d’en avoir conscience. C’est pourquoi la démarche de Bayrou, qui met le sort de son gouvernement en jeu pour tirer la sonnette d’alarme, est saine et d’intérêt général. Mais pourquoi ne dit-on pas la vérité au pays ? Parce que 250 milliards, c’est colossal. C’est un effort qu’un pays consent une ou deux fois par siècle. Concrètement, aller les chercher suppose l’impensable aujourd’hui : travailler trois ans de plus, stabiliser les pensions de retraite cinq ou dix ans, revoir substantiellement la taille de l’État, supprimer des niveaux territoriaux comme le département ou la région. Bref, des mesures qui déclencheraient une tempête ; pas seulement dans la classe politique, mais dans la population. Voilà pourquoi il s’agit d’une crise nationale. Depuis cinquante ans, gauche, droite et centre, avec l’assentiment des électeurs, nous ont conduits dans cette vase. En sortir exige un effort historique, du type qu’un pays ne fournit qu’une ou deux fois par siècle.

Jean-Louis Bourlanges :
En effet, le problème n’est pas institutionnel, mais parlementaire. Le président de la République fait l’objet d’un rejet profond. C’est paradoxal : on lui reproche la dissolution, alors même que beaucoup critiquaient la verticalité jupitérienne de son pouvoir. Pourquoi lui reprocher d’avoir redonné la parole aux électeurs à travers des élections législatives ? Ceux qui peuvent s’en plaindre, ce sont surtout les membres de l’ancienne majorité (comme moi), qui considèrent que cette dissolution a été une manœuvre contre-productive.
Le vrai problème est politique. Jusqu’ici, nous avons connu soit une majorité présidentielle et législative concordantes, soit des cohabitations claires. Aujourd’hui, la majorité présidentielle n’a plus de majorité parlementaire et fait face à une opposition incapable de s’entendre. On n’imagine pas le Rassemblement National et La France Insoumise gouverner ensemble. C’est une opposition structurellement divisée. Si nous étions dans un système de défiance constructive, comme en Allemagne, il n’y aurait pas de problème : on ne renverse un gouvernement qu’en élisant son successeur. Dans ces conditions, Bayrou n’aurait pas de souci à se faire. Mais notre opposition est véhémente, irréconciliable, et cela bloque tout.
Au-delà, il y a un problème plus profond, qu’on peut qualifier de national, social ou culturel. L’écart est immense entre les besoins du pays et les aspirations de la population. Historiquement, la politique en France a toujours été perçue par les Français comme quelque chose qui vous en donnait plus : salaires, avantages sociaux, retraite à 60 ans, allocations, etc. Des gratifications additionnelles. Aujourd’hui, il faudrait préserver la cohésion nationale, la capacité à se défendre, affronter des menaces géopolitiques. Il s’agit donc d’un effort à faire, pas d’un gain à espérer. Et cela, l’opinion ne l’envisage pas, sauf en invoquant des coupables imaginaires comme « les riches » (M. Arnault, etc.). C’est une simplification totale.
Face à cela, la réaction des Français a été d’évacuer le débat politique. Après la dissolution, on a détourné l’attention avec les Jeux olympiques. On a parlé de réconciliation nationale parce qu’un excellent nageur remportait des médailles … Mais aucune offre politique sérieuse n’a émergé. Le débat s’est réduit à une question : est-ce qu’on peut donner de l’argent, et à qui le prendre ? C’est une solidarité façon Ruy Blas, chacun se jetant sur le trésor public. C’est un déni de réalité.
François Bayrou a eu le mérite de vouloir rompre avec ce déni. Il a dit qu’on ne pouvait plus continuer ainsi, qu’il fallait confronter nos besoins aux aspirations. Mais il l’a fait de manière minimale : reconnaître la dette sans proposer une offre politique complète et claire à laquelle les Français puissent s’identifier. Il reste entre Henri Queuille, le négociateur, et Mendès France, une posture plus radicale de choix assumé. La vérité est que Bayrou va probablement tomber. Et les Français oscillent entre deux attitudes que décrit Oscar Wilde dans Le Portrait de Dorian Gray : « Le réalisme, c’est la rage de Caliban en reconnaissant son image dans le miroir. Le romantisme, c’est la rage de Caliban en ne la reconnaissant pas. » Devant leurs parlementaires, les Français reconnaissent leur propre image et la rejettent par haine d’eux-mêmes. Devant le président, ils ne la reconnaissent pas et veulent le chasser. Situation difficile.

David Djaïz :
Je me dis que je ne voterai plus jamais, ni ne m’intéresserai plus jamais à un politicien qui ne traite pas deux sujets.
Le premier, c’est la taille de notre économie et celle de notre État social. Cela doit être le sujet majeur de 2027. Nous avons aujourd’hui un actif pour un retraité. L’économie française ne crée pas assez de travail pour financer le niveau actuel de l’État social. Il faudra donc faire des choix collectifs sur ce point. Ce n’est pas nécessairement du sang, de la sueur et des larmes, mais une affaire de décisions claires sur la taille de l’économie et celle de l’État social.
Le deuxième sujet, c’est le système politique. Il faudra retrouver un système gouvernable. La fragmentation de la vie politique est durable : nous ne reviendrons pas au bipartisme. Il faut donc se donner les moyens, même dans le cadre de la Vème République, de bâtir des gouvernements de coalition autour d’une véritable plateforme.
Ce sont les deux seules questions qui devraient nous intéresser. François Bayrou a commencé à les poser, mais son exécution a pêché. Il y a eu ce côté messianique : poser le diagnostic, mais sans mettre derrière les moyens ni la qualité d’exécution pour garantir la réussite. Il faudra être beaucoup plus fort et beaucoup plus clair.

Lucile Schmid :
Je crois qu’il y a un vrai débat entre nous, et je me sens d’ailleurs assez seule face à trois personnes, sur la question de la responsabilité des politiques par rapport à celle des Français. Dire les Français, c’est un amalgame. Il y a des Français, aux situations très différentes. Nous vivons dans un pays où la pauvreté s’accroît, où les inégalités territoriales augmentent. Le mouvement des Gilets jaunes n’a pas reçu de véritables réponses à ces inégalités, sinon un certain gaspillage budgétaire. Sur l’éducation nationale, Antoine nous dit qu’il faut que les gens soient réalistes. Mais ce qu’ils constatent, de façon réaliste, c’est que les services publics ne sont pas les mêmes selon qu’on vit dans une métropole ou en zone rurale. C’est cela qui explique le succès du Rassemblement National.
Je récuse l’idée que les Français seraient irréalistes et que la classe politique, elle, verrait clair mais n’oserait pas l’exprimer. Le vrai sujet, c’est la culture générale de la classe politique. Les Français n’ont pas la classe politique qu’ils méritent. Aujourd’hui, ce sont les apparatchiks qui dominent, là où autrefois existaient des personnalités complexes, porteuses d’une véritable culture générale et démocratique. Aujourd’hui, il y a bel et bien des pantins.

COMMENT LA CHINE TIRE PARTI DE L’INSTABILITÉ MONDIALE ET DES DIVISIONS OCCIDENTALES

Introduction

Philippe Meyer :
Le 25ème sommet de l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS) a réuni à l’invitation du président chinois plus de 20 chefs d'État et de gouvernement. Parmi eux : le Russe Vladimir Poutine, l'Indien Narendra Modi (pour sa première visite en Chine en sept ans), le Turc Recep Tayyip Erdogan, leprésident iranien, les Premiers ministres du Pakistan, de la Malaisie, du Cambodge et du Vietnam, ainsi que les dirigeants de toute l'Asie centrale. Soit les représentants de la moitié de la population terrestre et un quart de la richesse mondiale. Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, s’est aussi rendu à Pékin. Dans son discours d’ouverture, Xi a appelé les États membres à s’opposer à la mentalité de guerre froide, à l’hégémonisme, à la confrontation entre blocs et aux manœuvres d’intimidation, sans citer pour autant les États-Unis. Il a une nouvelle fois poussé en avant son « autre » modèle, censé refléter les nouveaux équilibres internationaux. Xi Jinping entend faire de la Chine un pôle de stabilité dans un contexte mondial instable, alors que les Occidentaux sont divisés.
Les promesses militaires mal tenues faites à l’Ukraine par l’Union européenne ont révélé ses faiblesses, quand certains pays de l’axe de la contestation, comme la Corée du Nord, ont joint le geste à la parole en envoyant des armes ou des troupes combattre aux côtés des Russes. Les divisions entre les États-Unis de Trump et les pays européens, dont les valeurs et les visions de la politique s’éloignent, fournissent un nouveau levier à la Chine et à ses amis.
Pour le trio Inde-Chine-Russie, les enjeux sont aussi économiques. En raison de la guerre commerciale menée par Trump et des sanctions occidentales visant la Russie, les trois pays ambitionnent de s'affranchir de l'Occident en approfondissant leurs échanges. L'Inde le fait déjà en continuant d'importer massivement du pétrole russe qu'elle paie en roupies et non en dollars. Donald Trump a imposé 50% de droits de douane sur les produits indiens.
La Chine s’affiche comme une puissance stable et raisonnable, garante d'un nouvel ordre mondial plus favorable aux émergents que celui construit par les Occidentaux il y a 80 ans, après la Seconde Guerre mondiale. Son « coup » diplomatique s’est prolongé le 3 septembre à Pékin avec une grande parade militaire à laquelle a assisté le chef suprême nord-coréen, Kim Jong-un. Parmi ceux que la Chine veut présenter au monde comme ses alliés stratégiques en faveur d'un ordre du monde alternatif sous son égide, se trouvaient également deux États de l'Union européenne et deux États de l'Otan : la Slovaquie, et la Hongrie. Deux pays qui blâment l'Occident pour le déclenchement et la poursuite de la guerre en Ukraine, critiquent les sanctions européennes contre la Russie et réclament la normalisation des relations avec Moscou.

Kontildondit ?

Lucile Schmid :
C’est sans doute l’une des premières fois que nous avons tous entendu parler de l’OCS, l’Organisation de coopération de Shanghai. Xi Jinping a même évoqué « l’esprit de Shanghai ». Qu’entendait-il par là ? L’idée que, dans un monde instable, marqué par la guerre commerciale lancée par Donald Trump contre ses propres alliés, la Chine se présente comme un point d’équilibre. L’OCS avait été créée lorsque la Chine avait rejoint l’Organisation mondiale du commerce. Le paradoxe de ce sommet, c’est la présence d’António Guterres à Shanghai, alors même qu’il n’a jamais été reçu par Donald Trump depuis son arrivée à la Maison-Blanche. La Chine en profite pour dire : « c’est moi qui défends le multilatéralisme », avec une bonne dose de mauvaise foi, mais en occupant le vide laissé dans le jeu international.
Deuxième point : ce sommet, présenté comme pacifique et réunissant d’anciens ennemis de la Chine — Narendra Modī, le Premier ministre indien —, a été suivi d’un défilé militaire, démonstration de force qui soulève une question essentielle : la Chine, déjà engagée dans une guerre commerciale et pratiquant une compétitivité souvent déloyale, pourrait-elle franchir un pas supplémentaire, attisée par l’attitude de Trump ? Veut-elle aller plus loin, vers une confrontation plus globale ? Poutine est resté pour assister au défilé. D’autres, comme Modī ou Erdogan, ont été plus prudents. Cette offensive chinoise et les formes qu’elle prendra sont un enjeu majeur pour nous, Européens. Je rappelle qu’au cœur de l’été s’est tenu un sommet Union européenne–Chine, passé presque inaperçu. Ursula von der Leyen y a évoqué, dans son langage très bureaucratique, la nécessité d’un « point d’inflexion » dans les relations. On ne sait pas exactement ce que cela signifie, mais le déficit commercial de l’Union avec la Chine a doublé en dix ans pour atteindre 300 milliards d’euros par an.
Derrière cette formule se posent des questions stratégiques : comment l’Europe peut-elle envisager sa relation à la Chine, dans un contexte d’antagonisme croissant avec les États-Unis, mais aussi face à l’extension de l’influence chinoise en Afrique, en Asie centrale, et dans le Pacifique ? Si Modī lui-même se rapproche de Pékin, comment les Européens et les Américains peuvent-ils construire une politique d’équilibre dans l’Indo-Pacifique ? Voilà les interrogations qui nous concernent directement, et que nous avons, pour l’instant, résumé par cette idée un peu vague de « point d’inflexion » …

Antoine Foucher :
Ce sommet illustre le renversement de l’ordre mondial au profit du monde non occidental, sous la houlette de la Chine. Ce renversement ne repose pas seulement sur la force, mais sur un leadership économique présenté comme utile au reste du monde. La Chine propose aujourd’hui une voie de progrès matériel et de développement économique, comme l’Occident l’avait fait aux XIXème et XXème siècles. C’est une forme de soft power, fondé non sur la morale ou les droits humains, mais sur le progrès matériel et la réponse à un défi universel : la transition énergétique.
Comment la Chine a-t-elle réussi à rallier la moitié de l’humanité (rappelons que nous, Européens, ne représentons que 6 % de la population mondiale) ? Pas seulement par la peur. Il y a aussi une forme d’adhésion et d’espoir, car la Chine a pris le leadership industriel et technologique de la transition énergétique. Elle produit plus de panneaux solaires que les sept autres grands producteurs réunis, elle est le premier fabricant de batteries et d’éoliennes au monde.Elle a réalisé ce que Kishore Mahbubani appelle dans The Great Convergence une convergence entre ses intérêts nationaux et l’intérêt à long terme de l’humanité : devenir l’usine du monde qui diffuse à bas coût les technologies nécessaires à la transition énergétique. Pour le reste du monde, c’est une solution. Pour nous, Européens, c’est un problème, mais pour l’Afrique ou l’Asie, c’est un espoir.
C’est pourquoi la situation est plus grave qu’un simple rééquilibrage économique. Le leadership chinois ne repose pas seulement sur la peur (car la peur coûte très cher et ne dure pas), mais sur l’intérêt et la capacité à apporter une solution. De ce point de vue, la Chine est peut-être en train de nous remplacer, nous, Occidentaux — États-Unis compris —, comme leader mondial. Pas moralement, mais concrètement, en traçant une voie pour l’humanité. Nous sommes incapables de faire de même. Les États-Unis se replient sur eux-mêmes, et l’Europe consacre la moitié de ses dépenses à son modèle social, davantage préoccupée par la gestion de son déclin que par la création d’une industrie capable d’équiper l’Afrique ou l’Asie en énergie abordable pour les générations du XXIème siècle.

David Djaïz :
On dit souvent que, quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. Les Européens observent sans cesse le doigt de Trump et oublient la lune chinoise. Or la grande submersion économique et industrielle vient de la Chine. Ce sommet de Tianjin est le deuxième grand moment de son émergence après les Jeux olympiques de Pékin en 2008. Le choix du lieu n’est pas neutre : Tianjin, grande ville impériale, fut mise à sac à la fin du XIXème siècle par les puissances concessionnaires. Y tenir ce sommet, c’est laver l’affront colonial.
Autre signal majeur : le rapprochement sino-indien. L’Inde est désalignée, en quasi–guerre froide avec la Chine, mais la politique américaine — imprévisible, arrogante, brutale — éloigne des pays de l’alliance des États-Unis ; l’Inde a subi des droits de douane allant jusqu’à 50%. Plus largement, après des années à dénoncer l’hypocrisie occidentale, le Sud global cherche un socle positif. La Chine commence à l’offrir. Son concept d’« État-civilisation-monde » dit ceci : pas de leçons de morale, la souveraineté d’abord, et le rôle d’une puissance de stabilité — par la paix, par la décarbonation, par la prospérité matérielle et par la défense du multilatéralisme. Tandis que les États-Unis se retirent d’instances internationales, la Chine, y compris dans les comités techniques, fixe des standards et sécurise ses négociations.
Le défilé militaire a montré le niveau technologique atteint : missiles intercontinentaux de plus de 20.000 km de portée, capacités nucléaires, dronistique hors pair, systèmes de combat aérien avancés. La Chine s’affirme comme grande puissance industrielle.
Et ce n’est pas qu’une affaire de bas salaires : Apple et d’autres n’y vont pas pour le coût du travail, mais pour l’excellence technologique et industrielle. La Chine a mis le logiciel au cœur de ses usines. Marc Andreessen disait en 2011 : « le logiciel est en train de manger le monde ». En réalité, le système industriel chinois a « mangé » le logiciel … qui avait « mangé » l’Europe. L’histoire est cyclique : l’industrie est née en Europe, a été massifiée par les États-Unis au moment de la Seconde Guerre mondiale, puis reprise par la Chine, qui porte aujourd’hui un second effort industriel colossal, adossé à la décarbonation. Entre-temps, l’Europe n’a pas inventé le logiciel et a perdu son industrie. Le sujet, désormais, est de reconstituer une industrie de haut niveau. Cessons de ne regarder que le droit « trumpien » ; intéressons-nous enfin, en profondeur, à ce qui se passe en Chine.

Jean-Louis Bourlanges :
Ce sommet est clairement celui des humiliés et des offensés. Nous payons deux siècles de colonialisme asymétrique. Et c’est l’Europe, plus encore que les États-Unis, qui incarne ce passé colonial — la France et l’Angleterre au premier chef. Ensuite, l’union de ces pays ne repose que sur la très forte domination chinoise. Jean-Marie Guéhenno l’avait bien montré dans son livre sur le premier XXIème siècle : la Chine propose un modèle qui associe la satisfaction des aspirations matérielles et une certaine liberté dans la vie personnelle et sociale, en échange d’une soumission absolue au pouvoir politique. C’est un élément essentiel sur lequel Européens et Américains devraient rester fermes, mais ils lâchent, y compris les Américains. Quant à nous, nous sommes à la veille de voir arriver au pouvoir des partis fondamentalement illibéraux.
Je suis sceptique, en revanche, sur la bienveillance internationale de la Chine. Leur méthode, en Afrique ou ailleurs, c’est d’abord une domination douce, puis brutale dès qu’on ne rembourse plus ses dettes. Comme disait Theodore Roosevelt : « parlez doucement et tenez un gros bâton ». Sur le plan géopolitique, la domination chinoise est manifeste. Poutine a fait le choix absurde de la soumission à Pékin, pour des raisons de maintien au pouvoir, de prédation financière et de richesses personnelles. Il a refusé l’ouverture vers l’Europe que souhaitait Eltsine, et s’est enfermé dans la reconquête des provinces soviétiques perdues. Résultat : il s’effondre et n’est plus qu’un vassal de la Chine. L’Asie centrale se détourne de lui et se tourne vers Pékin. Poutine n’incarne aucun modèle collectif ou individuel.
Quant à Modī, il a résisté aux diktats de Trump. L’Inde s’était engagée dans une stratégie de « multi-alignement », entre États-Unis, Russie, Europe et Chine. Finalement, elle a choisi un accord profond avec Pékin. Les contentieux frontaliers de l’Himalaya paraissent marginaux face à ses intérêts stratégiques. Et c’est là qu’intervient la politique américaine, et qu’il ne fait pas sous-estimer l’importance de Trump. Si Xi Jinping réussit aujourd’hui, c’est parce que le président américain a brisé toutes les formes de solidarité occidentale. Il a fait, en miroir, le choix de Poutine : non pas contre l’Europe, mais contre les valeurs qui nous distinguent de la Chine — la liberté, l’État de droit, le respect des individus. Des valeurs qu’il a balayées, guidé non par l’intérêt national, mais par des profits à court terme pour lui et son entourage.
Nous sommes donc face à la première puissance mondiale, notre allié historique, celui à qui nous devons la liberté en 1945, qui est en train de détruire les intérêts occidentaux. Et l’Europe demeure faible, divisée, inerte, centrée sur la défense de ses droits acquis, incapable de voir loin et de prendre la mesure de ses responsabilités. La responsabilité fondamentale, c’est bien la désorganisation de l’Occident par Donald Trump.

Les brèves

Jean-Louis Bourlanges officier de la Légion d’honneur

Philippe Meyer

"Vendredi 5 septembre aux environs de 20h, dans la salle de l’horloge du ministère des Affaires étrangères, au Quai d’Orsay, le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères M. Jean-Noël Barrot a épinglé les insignes d’officier dans l’ordre de la Légion d’honneur sur le sein de Jean-Louis Bourlanges. Le ministre a, comme c’est l’usage, prononcé un discours, dont vous trouverez les extraits les plus substantiels, et notamment tous ceux qui montrent l’écho que le Nouvel Esprit Public rencontre après ces huit ans de podcast. Jean-Louis Bourlanges a répondu par un discours, qui revient sur l’ensemble de son engagement politique et de son analyse notamment en matière de situation internationale. Et pour la première fois depuis que je le connais, il a tenu son engagement traditionnel en ce qui concerne la brièveté. C’est-à-dire qu’il a commencé en disant « Je ne serai pas bref ». Et il a tenu parole … Et je ne m’en suis pas plaint ..."

Maniac

David Djaïz

"Je voudrais vous recommander la lecture d’un livre qui m’a beaucoup impressionné, Maniac, écrit par Benjamin Labatut, un auteur chilien. Il avait déjà publié « Lumières aveugles » il y a quelques années. Le livre ne raconte rien de moins que la naissance de la bombe nucléaire dans le sillage du projet Manhattan, à travers la vie de John von Neumann, qui était un des plus grands esprits du XXème siècle, physicien, mathématicien, l’un des pères de l’informatique moderne et de l’Intelligence Artificielle, avec le supercalculateur Maniac. La partie la plus impressionnante est la troisième partie du livre, dans laquelle il décrit à la manière d’une épopée, l’affrontement entre l’homme et la machine, et plus exactement entre le Coréen Lee Sedol, qui était le plus grand champion de Go de tous les temps, et le système AlphaGo, construit par les équipes de Google DeepMind, qui a infligé à l’homme et à l’humanité une défaite cinglante. Cet événement, pour moi, est le plus grand événement du XXIème siècle, même s’il a reçu un intérêt désinvolte en Europe. Il faut s’y intéresser, il faut lire ce livre, c’est de la grande littérature et c’est extrêmement intéressant."

L’œuvre de Daniel Halévy

Jean-Louis Bourlanges

"J’ai beaucoup travaillé cet été sur le XIXème siècle. Et j’ai relu les livres de Daniel Halévy sur les débuts de la Troisième République. Je vous invite vraiment à relire ces ouvrages. D’abord parce que c’est magnifiquement écrit. Une prose à la fois rigoureuse, poétique, enveloppante, d’une grande qualité. D’autre part, c’est animé d’une très grande générosité à l’égard des responsables politiques, ce qui par les temps qui courent est une rareté bienvenue. Il y a une compréhension et une intelligence profonde, même dans la critique, il n’y a aucune flagornerie, aucune complaisance. Et puis il y a ce personnel politique qui a suivi la guerre franco-prussienne, la défaite, l’inimaginable défaite, et la capacité de ces gens à défendre l’intérêt national, à penser ensemble ce qui les unissait."

Cléo de 5 à 7

Lucile Schmid

"J'étais cet été voir une exposition sur le Paris d'Agnès Varda, à savoir le quatorzième arrondissement, et je vous conseille de voir ou revoir ce film magnifique, Cléo de 5 à 7, qui date de 1962, et qui raconte cette promenade dans Paris d'une jeune chanteuse qui attend ses résultats médicaux et qui s'inquiète sur la possibilité d'avoir une maladie grave. Elle se promène donc dans ce quatorzième arrondissement, où elle va faire un certain nombre de rencontres … C'est un film à la fois intime, politique et parisien. Et au parc Montsouris, un inconnu, joué par Antoine Bourseiller, va la réconforter alors même qu'elle a réalisé toute la futilité de son existence à travers cette promenade dans Paris, où aucun de ses amis n'était en mesure, de lui parler profondément de ce qui lui arrivait. Et cette rencontre inopinée est émouvante et unique (car le jeune homme part en Algérie). Elle introduit aussi l’idée que cette façon dont on fait de la politique peut être parfois plus intéressante que le jeu parlementaire."

Abundance

Antoine Foucher

"Je voudrais recommander ce livre, présenté aux États-Unis comme le nouvel évangile de la gauche américaine ou des Démocrates, d’Ezra Klein et Derek Thompson. Il n’a pas encore été traduit en français, mais l’avantage des sciences humaines en anglais, c’est que ça se lit beaucoup plus facilement que de la littérature. Et c’est intéressant pour trois raisons. La première, c’est qu’il vient de la gauche ; la deuxième, c’est la vivacité et la lucidité de la critique de la gauche sur la gauche, en donnant des chiffres assez cruels, c’est une critique très violente et documentée. La deuxième raison, c’est que la solution ne consiste pas à distribuer de l’argent. Parce que l’argent ne sert à rien quand il n’y a pas assez de biens. Ça ne sert à rien de donner de l’argent aux gens pour acheter des logements si on ne construit pas assez de logements. Et la troisième raison, c’est que l’auteur s’en sort par un espèce de technomessianisme en disant que si les États-Unis investissent sur la technique, elle nous sauvera. Donc, le monde qu’il trace n’est pas enviable. Mais quand même, la lucidité sur la critique et l’idée qu’il faut produire plus et arrêter de donner plus d’argent et moins de biens, est quand même intéressante."