RAYMOND ARON
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
« Les hommes font l’histoire mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font » : cette phrase de Marx, dont on peut dire qu’elle résume la philosophie de l’histoire de Raymond Aron, constitue moins, pour le philosophe, la traduction d’un désespoir face à la difficulté qu’ont les hommes à se représenter le sens de leur histoire, qu’un appel à un engagement mesuré et lucide, engagement dont Raymond Aron témoigne tout au long de sa vie.
Engagé d’abord en 1940 avec le général de Gaulle à Londres, celui qui n’a alors publié comme texte majeur que son Introduction à la philosophie de l’histoire, dont le contenu porte néanmoins en germe « toute une vie de travail » (selon les termes de son directeur de thèse), y côtoie le général pendant quatre années, devient secrétaire de la rédaction de la revue La France libre, où il publie des éditoriaux de stratégie qui seront particulièrement remarqués. Engagé ensuite dans l’immédiat après-guerre : alors qu’au normalien, tout juste nommé professeur à la faculté de Toulouse avant la déclaration de guerre, les portes de l’enseignement étaient grandes ouvertes, il choisit le « virus de la politique », devenant éditorialiste à Combat, puis directeur de cabinet du ministre de l’information, André Malraux. L’Opium des intellectuels (1954) ou La Tragédie algérienne (1957) entraînent Aron dans un tourbillon politique, médiatique et polémique. Si son élection au Collège de France en 1970, consécration de sa carrière universitaire avec laquelle il a renoué en 1957, marquent l’apaisement de ses relations avec l’intelligentsia de gauche, Aron continue d’affirmer son engagement militant, que ce soit par ses nombreux éditoriaux au Figaro ou par sa participation au comité de soutien à Valéry Giscard d’Estaing en 1978.
Plus qu’un spectateur engagé passivement, Aron est un théoricien du rôle de l’intellectuel en politique, qui tente de cerner les conditions qui justifient l’analyse rationnelle de l’action politique et de définir le champ de la politique en dehors de celui de la morale. Commentant dans ses Mémoires l’évolution qui s’est faite en lui durant son séjour en Allemagne entre 1930 et 1933, pendant lequel il assiste impuissant à la montée du national-socialisme, il écrit ainsi : « J’avais compris et accepté la politique en tant que telle, irréductible à la morale ; je ne chercherais plus, dans des propos ou par des signatures, à donner la preuve de mes bons sentiments. Penser la politique, c’est penser les acteurs, donc analyser leurs décisions, leurs fins, leurs moyens, leur univers mental. Le national-socialisme m’avait enseigné la puissance des forces irrationnelles, Max Weber la responsabilité de chacun, non pas tant la responsabilité de ses intentions que celle des conséquences de ses choix ». Cette importance accordée à l’analyse lucide et objective de la réalité fera d’Aron à la fois un étranger parmi ses collègues journalistes et l’un des meilleurs analystes de la vie politique française pendant près de 40 ans. Le véritable héritage d’Aron réside-t-il dans cette pensée de la politique ?
Comment êtes-vous entrés dans l’œuvre d’Aron ? Par exemple, Maximilien Radvansky, comment Raymond Aron arrive-t-il dans l’existence intellectuelle d’un jeune homme comme vous ?
Kontildondit ?
Maximilien Radvansky :
Il est vrai que tout le monde n’étudie pas Aron, et qu’il est en partie oublié. Personnellement, je l’ai découvert avec un livre que j’ai trouvé extraordinaire : Les étapes de la pensée sociologique. C’est l’une des voies d’accès à la sociologie, présentant quelques auteurs classiques, de Montesquieu à Max Weber, en passant par Marx ou Tocqueville, avec un esprit de synthèse absolument brillant. C’est ce qui m’a d’abord frappé : la qualité du Raymond Aron professeur.
Je me suis ensuite plongé dans ses Mémoires, et l’homme autant que l’œuvre m’ont passionné. La lecture de Raymond Aron est exigeante, mais elle est formatrice : elle aide véritablement à mieux penser. Lévi-Strauss le qualifiait de « professeur d’hygiène intellectuelle ». Je ne puis que le recommander à tous les étudiants, et même à tous les non-étudiants …
Nicolas Baverez :
Ce qui frappe chez Aron, c’est qu’il n’a pas seulement été un grand savant. Certes, c’est un philosophe important, qui a fait rentrer la philosophie de l’Histoire dans la philosophie française. À travers le journalisme, il a eu cette fonction de professeur « d’hygiène intellectuelle » des Français, et enfin, ce fut un combattant de la liberté. Ce dernier trait le distingue de la plupart des autres intellectuels, et sauve même l’honneur des intellectuels français au XXème siècle : il est en effet le seul a avoir été à la fois anti-munichois, à être parti à Londres dès le début, à avoir été engagé contre le communisme pendant la guerre froide, et à avoir été favorable à la décolonisation et hostile aux guerres coloniales (Algérie et Vietnam).
Tout cela lui confère une dimension particulière, il est en effet l’un des rares intellectuels français à jouir d’une réputation internationale. Par exemple, l’écrivain Mario Vargas Llosa a dressé une liste de sept penseurs qui l’ont fait passer du communisme au libéralisme, et elle contient deux penseurs français : Raymond Aron et Jean-François Revel. Et Aron est le seul français à avoir participé au débat stratégique américain autour de la dissuasion, de la défense de l’Europe et de l’invention de la riposte graduée au début des années 1960. Le personnage est tout à fait unique, mais un peu phagocyté par la mission intellectuelle qu’il s’était fixée lors d’une promenade sur le Rhin : « Je devinais peu à peu mes deux tâches : comprendre ou connaître mon époque aussi honnêtement que possible, sans jamais perdre conscience des limites de mon savoir, me détacher de l'actuel sans pourtant me contenter du rôle de spectateur. »
La vie d’Aron a été dévastée par l’histoire du XXème siècle, celles des grandes guerres conduites au nom des idéologies. Paradoxalement, c’est la raison pour laquelle on le retrouve aujourd’hui, après qu’il a été un peu oublié au moment où l’on pensait que l’ère des guerres idéologiques avait pris fin. Aujourd’hui, les démocraties s’aperçoivent qu’il ne s’agissait en réalité que d’un entre-deux guerres, qu’elles sont confrontées au retour de la menace des empires autoritaires, à l’implosion du système mondialisé du capitalisme financier, et à l’explosion de la violence. Aron a été un grand auteur stratégique, et même si cette partie de son œuvre a longtemps été dédaignée, elle est aujourd’hui relue par les diplomates et les stratèges. À Londres avec La France libre, il découvre à la fois le journalisme et la stratégie : il commente les opérations de la seconde guerre mondiale. Puis il deviendra le pédagogue de la guerre froide, synthétisée par sa fameuse formule : « paix impossible, guerre improbable », de la dissuasion nucléaire, des transformations de l’URSS après la mort de Staline. C’est lui qui a montré que la France allait perdre en Algérie : pas sur le plan militaire, mais stratégiquement, car elle se battait contre ses propres valeurs.
Aron est très éclairant dans certains débats qui resurgissent aujourd’hui, qu’il s’agisse de la dissuasion nucléaire ou de ses catégories de paix/guerre entre les nations. Aron avait imaginé le monde de l’Histoire universelle et essayé d’en penser les contradictions, il n’a jamais cédé aux sirènes de la fin des Etats, des frontières, des guerres. Il a au contraire continué à se coltiner les réalités des rapports de force. Aujourd’hui où la liberté politique est clairement redevenue l’enjeu central de l’Histoire du XXIème siècle, la lecture d’Aron est particulièrement précieuse. Il éclaire le cœur de ce que les démocraties ont essayé de refouler : la possibilité de guerre la totale et les moyens d’essayer de la contenir.
Jean-Louis Bourlanges :
Il m’a semblé que la question de Philippe avait une dimension personnelle : comment entre-t-on dans la pensée de Raymond Aron ? Parce que l’œuvre est énorme. Pour ma part, ce fut par la trilogie Dix-huit leçons sur la société industrielle, La lutte des classes, et Démocratie et totalitarisme. Ce n’est que plus tard que je me suis concentré sur sa philosophie de l’Histoire, avec Dimensions de la conscience historique et évidemment L’Opium des intellectuels. À partir de là, j’ai systématiquement lu tout ce qu’il publiait, mais ce qui m’a le plus marqué, c’était les réflexions à dimension internationale, et notamment Paix et guerre entre les nations, qui est une somme (un peu pesante, peut-être).
Pourquoi Aron a-t-il été un tel maître à penser pour moi ? D’abord, parce qu’il faut bien reconnaître rétrospectivement qu’il avait toujours raison. C’est rare de voir un intellectuel ayant identifié dès les années 1930 le principal danger, à savoir le nazisme. On ne peut malheureusement pas dire que Sartre ou Simone de Beauvoir aient été aussi clairvoyants … Puis il a combattu le stalinisme à une époque où beaucoup de gens pourtant très intelligents étaient séduits. Enfin, il a très vite mesuré la réalité du drame algérien et la nécessité d’en finir avec le colonialisme. Trois grandes lucidités qui forcent le respect.
Il y a un aspect du personnage qui est fascinant : sa solitude. Dans les années 1930 et son observation du nazisme évidemment, mais ensuite, pendant la guerre froide, c’est tout à fait impressionnant. C’est la base de la thèse de L’Opium des intellectuels : comment des gens intelligents peuvent-ils délirer à ce point ? Car des gens vraiment remarquables ont cédé aux sirènes du stalinisme, comme François Furet ou Emmanuel Le Roy Ladurie (et ils s’en sont beaucoup voulus par la suite). Aron, lui, ne tombe pas dans le piège. Il est peu à peu rejoint par des intellectuels d’envergure, comme Maurice Merleau-Ponty, qui écrit cette phrase dont Aron aurait pu être l’auteur : « l’Histoire n’a pas un sens, mais elle a du sens ». Aron pense seul, et longtemps, contre le reste de la tribu des intellectuels français.
Je ne l’ai que peu connu personnellement, cela s’est limité à quelques entretiens. Mais Raymond Aron pense en termes absolument rigoureux ce qu’est la politique. Il montre qu’en politique, la morale se joue dans la responsabilité et pas dans les intentions (sans que ce soit une critique du kantisme pour autant). Par la suite, dans toute ma vie politique, c’est cette grille d’analyse que j’ai toujours eue à l’esprit. Elle n’empêche malheureusement pas de se tromper, mais elle permet d’analyser en termes adéquats les problèmes qui se posent à l’acteur politique.
Philippe Meyer :
Pour entrer dans Raymond Aron, quel que soit l’âge ou le bagage intellectuel, les Mémoires me paraissent une porte idéale. C’est aussi le témoignage de ce qu’il peut y avoir de terrible dans le microcosme intellectuel parisien, puisqu’on s’aperçoit que pour « réussir » à Paris, il valait mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron … Cela n’a malheureusement pas vraiment changé. Personnellement, j’ai découvert Aron par un biais personnel, car mon beau-père était à Londres pendant la guerre, où Aron tenait une espèce de « salon » intellectuel, et lui avait laissé une impression absolument inoubliable. Sur le plan personnel, il avait un côté enfantin, surprenant chez un penseur de cette envergure. Il se trouve que je travaillais à L’Express à l’époque où il y était éditorialiste, et il nous lisait ses articles à voix haute, en faisant des pauses pour nous expliquer pourquoi tel ou tel passage était particulièrement savoureux. Je me souviens d’un jour où il nous avait dit, malicieux : « C’est un peu dur, ça, n’est-ce pas ? C’est égal. Le pouvoir est habitué à mon insolence ».
Il y aurait beaucoup à dire du rapport à Sartre, mais quand nous préparions cette émission, c’est plutôt à Michel Foucault que vous l’opposiez, Jean-Louis ?
Jean-Louis Bourlanges :
Chez Sartre, il y a des catégories humanistes assez proches de ce qu’on peut trouver chez Aron, même s’il en tire des conséquences qui sont radicalement différentes. Foucault, c’est différent, il y a chez lui un relativisme absolument fondamental. Il le suggère lui-même d’ailleurs, à propos de Louis Althusser (qu’il n’aime pas beaucoup) et du structuralisme. Pour aller vite, disons qu’Aron voit Foucault et Althusser comme des penseurs pour qui l’Histoire est constituée de structures, où la responsabilité morale des individus n’occupe qu’une place très marginale. Althusser compare ainsi Ricardo et Lénine, disant qu’au fond, la pensée est la même. Et Aron ne peut pas tolérer cela, il rappelle sans cesse les millions de morts, qui sont pour lui une différence qu’on ne peut qualifier de négligeable.
J’ai adoré Les mots et les choses de Foucault, mais l’idée que le système épistémologique du XVIème siècle est absolument équivalent à celui de Descartes ne passe pas. Il y a là un relativisme auquel je ne me ferai jamais, comme Raymond Aron n’a jamais pu s’y faire. Mais il faut bien reconnaître que le monde tel qu’il va est dominé par ce relativisme foucaldien. Aron n’était pas un relativiste, il avait conscient de la dimension humaniste de la vie en société et de l’exigence politique.
Nicolas Baverez :
Par certains côtés, on peut dire que c’est Aron le véritable existentialiste, car son existentialisme est responsable, contrairement à celui de Sartre. C’est d’ailleurs Aron qui avait fait découvrir à Sartre les phénoménologues après son séjour en Allemagne. Aron pense l’Histoire telle qu’elle est, et non pas telle qu’on la rêve. Il y a chez lui une dimension du combat, pour la raison et pour la liberté, qui fondent la dignité des hommes. Ce courage de la vérité a un prix : la solitude et l’exclusion du milieu intellectuel qui était le sien, car dans sa sensibilité, Aron était en réalité de gauche.
En matière de méthode, il faut pointer l’élégance d’Aron, qui avait une vraie éthique de la discussion intellectuelle. Pierre Bourdieu a été son assistant, Alain Touraine a fait sa thèse sous sa direction (et tous deux l’ont insulté par la suite), Foucault est venu à son séminaire, bref Aron était un homme ouvert intellectuellement, et attentif aux autres. C’était un vrai libéral, au sens où la pensée d’autrui (y compris quand elle était critique à son égard) ne l’a jamais effrayé. Il a toujours défendu et promu des gens qui ne pensaient pas comme lui. J’en veux pour preuve qu’encore aujourd’hui, il n’y a pas de meilleure introduction à Sartre qu’Histoire et dialectique de la violence. De même pour Marx dans Les étapes de la pensée sociologique : Aron est un bien meilleur connaisseur de la pensée de Marx qu’Althusser.
Aron n’a jamais cessé de chercher à comprendre, y compris les monstres comme Hitler ou Staline. C’était la condition sine qua non pour proposer des réponses aux menaces qu’ils représentent. Et en matière intellectuelle, il essaie toujours de comprendre son contradicteur. À la fin de la vie de Sartre, alors que celui-ci est très malade, il y des entretiens dans lesquels on s’aperçoit que Sartre est influencé (voire manipulé) par son secrétaire Benny Levy, alors qu’il ne jouit plus de la maîtrise de toutes ses facultés : il est comme sorti de lui-même, au point que ses propos pourraient passer pour aroniens. Et Aron a dénoncé cette pression intellectuelle : Levy a trahi Sartre, en l’emmenant sur des chemins qui n’étaient pas les siens. Et Aron était capable de défendre un adversaire, estimant que le traitement qui lui était réservé n’était pas loyal.
Maximilien Radvansky :
La quantité de sujets qui viennent d’être abordés donnent une idée de la dimension de l’œuvre d’Aron, réellement gigantesque. Il me semble que quand on l’aborde pour la première fois, elle peut sembler assez dispersés, alors qu’en réalité, il y a une vraie unité, et une vraie cohérence intellectuelle. On ne peut pas comprendre Aron si on ne revient pas sur ses années de formation, et en particulier sur son séjour en Allemagne. Vincent Duclert a parlé de « jeunesse péguiste », au sens où c’est le moment de l’accès à la maturité intellectuelle, en découvrant la pensée en même temps que l’Histoire. L’Histoire avec la chute de la République de Weimar (il est en Allemagne entre 1930 et 1933) et la pensée avec les phénoménologues, mais aussi Max Weber, Heinrich Rickert (néo-kantien) ou Georg Simmel (sociologue atypique pour l’époque, qui cherche dans l’individu les fondements des phénomènes sociaux). Tous auront une grande influence sur sa thèse, Introduction à la philosophie de l’Histoire, qu’il défend en 1938, en opposition face à ses maîtres, Léon Brunschvicg ou Henri Bergson. Dans cette thèse, il élabore le cadre philosophique dans lequel toute sa pensée s’inscrira par la suite. Même dans ses Mémoires, on retrouve cela, car il ne fait pas qu’y raconter sa vie, il revient également sur la façon dont il a constamment réfléchi à son époque, un effort d’honnêteté intellectuelle (il reconnaît parfois ne plus vraiment savoir comment il pensait à tel ou tel moment précis) qui force le respect. Cela explique aussi qu’il ait eu aussi souvent raison : il y a chez lui une rigueur et une méthode qui lui permettent de ne pas céder au chant de telle ou telle sirène. Et tout au long de sa vie, Aron a dialogué avec Marx. C’en est un brillant commentateur, il n’a cessé de lire et relire Marx toute sa vie. On peut même comparer l’ambition des pensées des deux auteurs : tous deux ont essayé non seulement de comprendre la société, mais aussi de comprendre comment on la comprend. C’est pourquoi il s’est intéressé à la philosophie, à l’Histoire, mais aussi à l’économie, à la sociologie, à la politique. Ce qui donne l’apparence d’un foisonnement est en réalité d’une cohérence impressionnante.
Philippe Meyer :
Et à l’Ecole normale aujourd’hui, comment sont considérés Sartre et Foucault ?
Maximilien Radvansky :
Sur le plan philosophique, Foucault est toujours beaucoup étudié, mais Sartre aussi a de beaux restes ! L’Etre et le néant, bien sûr, d’ailleurs dédié à Raymond Aron. Sartre lui avait écrit qu’il s’agissait d« une introduction ontologique à (sa) thèse ». Ce qui rapproche les deux pensées, c’est sans doute l’importance de la liberté. Mais elle ne peut pas être aussi absolue chez Aron que chez Sartre, et notamment à cause du passé. Aron parle du remords, ou de la fidélité.
Jean-Louis Bourlanges :
S’agissant de la liberté, la pensée de Sartre me paraît « mercenaire », au sens où chez lui, la liberté a été mise au service du bolchévisme. Alors que la liberté est, si je puis dire, restée libre chez Aron. C’est la faute fondamentale de Sartre, et la virulence de ses critiques (et parfois de ses injures) est celle du néophyte qui veut se faire bien voir par les maîtres qu’il s’est choisi.
Nicolas Baverez :
Et puis il y a chez Sartre une dimension fondamentalement anti-démocratique de la liberté. Elle vient nécessairement de l’exercice de la violence : c’est toujours la révolte qui permet d’accoucher de la liberté. Or la violence est l’arme de destruction massive de la démocratie. C’est l’autre point philosophique sur lequel la pensée de Sartre est incompatible avec la démocratie.
Jean-Louis Bourlanges :
Aron a bien montré dans Marxismes imaginaires la dimension fasciste de la pensée sartrienne : le groupe se constitue dans l’hostilité violente.
Sartre a préfacé L’Essence du politique de Julien Freund. Et Freund définit la politique par trois catégories : le privé et le public, l’obéissance et le commandement, et l’ami et l’ennemi. Ce dernier point, emprunté à Carl Schmitt, me paraissait beaucoup plus problématique, voire dangereux. J’ai eu l’occasion d’apostropher Sartre à ce sujet. Et il avait reconnu que cette dialectique « ami / ennemi » n’était pas pertinente, parce que cette idée n’était pas « axiologique ». C’est à dire que tout le monde est tour à tour ami et ennemi. C’était intéressant que Sartre reconnaisse une chose pareille, cela le rapprochait d’Aron ...
Nicolas Baverez :
On retrouve la même discussion autour de Clausewitz. En Allemagne, Aron avait été critiqué pour avoir « affadi » Clausewitz. Parce qu’en face de la course vers la guerre absolue, Aron voyait la raison politique, et les passions des peuples. Il est certains que cela tranchait avec tous ceux qui n’avaient vu en Clausewitz que le théoricien de la montée aux extrêmes de la violence et du culte de l’offensive. Je crois que c’est Aron qui a raison dans son interprétation de Clausewitz, mais surtout dans la manière dont il nous faut repenser certains instruments politiques permettant de freiner la violence.
Philippe Meyer :
Il y a la violence dans les relations internationales, mais aussi la violence dans la société, dans un contexte qui fait penser à l’anomie. Je n’ai pas l’impression qu’Aron ait été le penseur de cette violence-là. Il était un penseur de l’économie, de l’Histoire, des conflits, de la politique, mais a-t-il vraiment été un penseur de la société ? Par exemple, qu’a-t-il (et que n’a-t-il pas) compris de mai 68 ? Et de Giscard d’Estaing ? Ou plutôt, de ce qui se passait dans la société française pendant le mandat de ce président qu’il a soutenu ?
Maximilien Radvansky :
Parmi les gens qui étudient et commentent la pensée d’Aron aujourd’hui, il y a Serge Audier, qui a montré comment la conception de la liberté chez Aron était plurielle. Aron est d’abord un libéral, mais il y a d’autres dimensions importantes. Il y a une part de républicanisme chez Aron, et aussi une part de socialisme. Sur la société, il y a dans Plaidoyer pour l’Europe décadente (paru en 1977, sous Giscard, donc), une réflexion sur la montée de l’individualisme. Aron la voit venir, cela l’inquiète, et c’est une inquiétude républicaine. Il y a évidemment chez lui la défense de la liberté individuelle, mais aussi celle des libertés politiques, l’importance de l’engagement du citoyen. Aron a lui-même été toute sa vie quelqu’un d’engagé. Il parle d’ailleurs dès sa thèse de la limite entre action et réflexion. Il est possible de sortir du relativisme en réfléchissant à son historicité, mais on peut aussi s’inscrire dans l’Histoire en s’engageant.
C’est lui qui réintroduit Tocqueville dans le paysage intellectuel français (c’est grâce à Aron que Furet se met à travailler sur Tocqueville), il y avait tout à fait chez lui une inquiétude civique face au manque d’engagement des citoyens.
Nicolas Baverez :
Un énorme pan de la pensée d’Aron est consacré à la société industrielle. C’est l’aspect industriel qui rapproche la société occidentale de la soviétique ; c’est la politique qui sépare la démocratie du totalitarisme, et sur elle il n’y a pas de rapprochement possible. Raymond Aron a également beaucoup travaillé sur les contradictions de la démocratie, en montrant les différentes logiques : celle de la croissance, celle de la socialisation (avec des travaux sur l’éducation), et la manière dont la démocratie, c’est la conciliation de libertés contradictoires.
Deux reproches lui ont été faits : l’idée qu’il n’aurait pas compris le mouvement profond de la société française de 1968, avec son terme de « révolution introuvable ». Mais je crois que ce procès manque sa cible, et que c’est Aron qui a eu raison. Mai 68 n’était pas un programme de gestion alternative de la société, et s’est produit parce que la modernisation économique était allée beaucoup plus vite que la modernisation politique et sociale.
Aron est à bien des égards le dernier philosophe des Lumières, c’est un homme du XVIIIème siècle : pour lui il y a le système international, les Etats et les sociétés. Et l’Etat est vraiment le pivot. Car c’est l’Etat qui structure le système international en défendant sa souveraineté, et qui assure la paix civile des sociétés. Le deuxième reproche qui lui a été fait, c’est d’avoir donné trop d’importance à l’Etat, en sous-estimant le mouvement d’ouverture des économies et des sociétés. Et d’une certaine manière, c’est la tendance intellectuelle des deux premières décennies de ce siècle, où l’on s’est plu à prédire la fin des frontières, des Etats, des guerres, du travail, etc. En réalité, Aron n’a jamais sous-estimé le fait qu’avec l’essor du capitalisme et des technologies, les interdépendances allaient s’accroître. Et ç’a effectivement été le cas, mais si le monde d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec la société industrielle des années 1960, il est en revanche toujours dominé par les Etats. C’est à un conflit entre les nations et les renaissances d’empires que nous assistons aujourd’hui. Empires très agressifs, dont les objectifs sont la destruction de l’Occident et des libertés poltiques.
Jean-Louis Bourlanges :
A propos de la société industrielle, Aron s’oppose en réalité à une thèse très développée chez les théoriciens de l’union de la gauche (notamment dans les colonnes du Monde) : la convergence des systèmes. Aron montre qu’il y a des points communs entre les sociétés industrielles, mais qu’en réalité, les ressorts de ces sociétés sont fondamentalement différents, selon qu’ils sont orientés par l’initiative des acteurs sociaux (dans les Etats libéraux) ou par l‘Etat central (chez les soviétiques).
D’autre part, il y a une dimension qu’il ne faut jamais perdre de vue avec Raymond Aron, c’est qu’il ne peut absolument pas tolérer les bobards, ni la naïveté idéologique. Ses deux références dans La Révolution introuvable, ce sont Flaubert et Tocqueville. Flaubert n’a de cesse de dénoncer la niaiserie quarante-huitarde à chaque page de L’Education sentimentale, et Tocqueville, dans ses Souvenirs réfléchit très profondément aux risques de dérive vers un système autoritaire (qui aboutira au bonapartisme). Enfin, il y a la réaction de l’universitaire : il sait bien que l’université ne peut fonctionner sans une autorité : il faut des maîtres et des gens qui écoutent. Aron n’est pas autoritaire, mais le débat, s’il doit être libre, doit pourtant être organisé. Il n’est donc pas du tout dans l’égalitarisme total prôné par mai 68.
Aron a-t-il eu peur de mai 68 ? Je ne pense pas. À mon avis, il a tout de suite vu la dimension « psycho-dramatique » (c’est le terme qu’il emploie) des évènements de mai. Il comprend qu’on est dans ce que les Français adorent : la mise en spectacle d’une révolte profonde. La seule chose qui aurait pu vraiment lui faire peur, c’est le Parti communiste, mais il réalise assez vite que celui-ci joue la stabilité avec Pompidou.
Nicolas Baverez :
Pour le coup, il est très proche d’Alexandre Kojève, qui, en bon « kominternien » disait : « il n’y a pas de Révolution sans morts ». Le titre même de son livre « La Révolution introuvable », montre bien qu’il n’y a pas cru. En revanche, il a été heurté, parce que toute sa génération était traumatisée par juin 1940. Aron a vu un désastre militaire, la débâcle. Il a vu une République tomber, et être remplacée par Vichy. Il sait ce qu’est la destruction d’un Etat démocratique. Et s’il n’a pas cru un instant que cela allait se produire en 1968, en revanche l’idée que Daniel Cohn-Bendit renverse le général de Gaulle lui était insupportable. En fait, mai 68 n‘a fait que décaler la réconciliation d’Aron avec le milieu qui était naturellement le sien, celui de l’intelligentsia de gauche. Cette réconciliation n’a lieu qu’au moment du spectateur engagé et des Mémoires, c’est-à-dire au début des années 1980.
Philippe Meyer :
Vous traitez de l’analyse politique d’Aron sur mai 68, mais j’essayais de vous interroger sur la dimension sociale. Mon grand-père était né en 1901, et moi en 1947. J’ai étudié dans les mêmes livres (littéralement : les siens), dans les mêmes collèges, avec les mêmes horaires et la même discipline. Il y avait 3% de bacheliers dans la génération de mon grand-père, 20% dans la mienne. Et on ne peut pas imaginer que ces 20% aient accepté les mêmes méthodes d’éducation … J’ai l’impression qu’Aron n’avait peut-être pas pris la mesure d’un phénomène pareil.
Nicolas Baverez :
Détrompez-vous. Quand Aron entre à l’université en 1955, il est un grand réformateur. Pour les raisons que vous venez de dire : il voit qu’on est en train de passer à un système d’université de masse, et il n’a cessé de réclamer la réforme de l’université, pour qu’elle s’adapte à ce changement complet. Il ne s’agissait pas seulement d’accueillir bien plus d’étudiants, mais aussi de réformer profondément les structures, les modes d’organisation et les modes d’enseignement.
Maximilien Radvansky :
Mai 68 a nourri les réflexions d’Aron dans Les désillusions du progrès, où il parle des dialectiques du progrès, de l’universalité, de la socialisation et de l’égalité. Et ces dialectiques existent encore aujourd’hui, évidemment. Celle de l’égalité était frappante en mai 68. Il donne un exemple : les étudiants réclament la suppression des notes, mais ils veulent un classement, car la société est compétitive. Ces désillusions étaient pour lui constitutives de la modernité. Mais Aron est toute sa vie resté un progressiste. L’idée de progrès était très importante pour lui, il y fait référence en parlant de l’idée de raison chez Kant. Toute sa vie, il a gardé cette tension entre les désillusions de la démocratie, inévitables, et l’idée de la raison chez Kant, un pari sur l’éducation à long terme de la société.
Jean-Louis Bourlanges :
Sur l’université, il était très impressionné par le modèle américain. En 1967-68, 35% des jeunes Américains étaient dans l’enseignement supérieur, et il avait compris que cela allait se produire en France. La pression du nombre obligeait à la diversité des systèmes, on ne pouvait se conter du modèle d’université restreinte qu’avait développé Jules Ferry.
Une anecdote pour finir, puisque nous évoquons Daniel Cohn-Bendit. Quand nous étions ensemble au Parlement européen, il m’avait raconté ce que lui avait dit Hannah Arendt : « c’est bien ce que tu as fait, petit ! Il faut se débarrasser à la fois du communisme et du gaullisme ! »
Nicolas Baverez :
Un mot sur l’élégance d’Aron. Après les évènements de 1968, Cohn-Bendit a été interdit de séjour en France. Et c’est Raymond Aron qui a plaidé auprès du président Giscard pour que cette interdiction de séjour soit levée.