Thématique : L’Indonésie, avec Elisabeth Inandiak / n°172 (20 décembre 2020)

Introduction

Philippe Meyer :
Quatrième pays le plus peuplé du monde, l'Indonésie et ses quelque 266 millions d'habitants vivant sur un archipel de plus de 16.000 îles - dont 8.000 habitées - étirées sur environ 4.800 kilomètres, occupe un espace stratégique crucial dans la zone Asie-Pacifique, entre océan Indien, mer de Chine du Sud et Australie. Plus grande nation musulmane du monde, elle est aussi le seul membre du groupe des pays du G20 en Asie du Sud-Est, dont elle est la première économie. Selon certaines projections, l'Indonésie pourrait devenir, d'ici à 2045, la quatrième puissance économique de la planète. Son Produit intérieur brut (PIB) par tête est deux fois supérieur à celui de l’Inde.
Réélu en avril 2019, Joko Widodo, dirige un pays multiethnique et pluriconfessionnel composé de 86% de musulmans, 10 % de chrétiens, 2 % d'hindous, 1 % de bouddhistes, 1 % de confucéens. Au cours des vingt ans qui ont suivi la chute du dictateur Suharto (au pouvoir entre 1967 et 1998) et après les premières années de la période de « reformasi » démocratique, le processus de réislamisation n'a cessé de s'affirmer dans des couches sociales toujours plus nombreuses. Dans la partie occidentale de l’île de Nouvelle-Guinée, qui fait partie intégrante de l’Indonésie depuis1969, où les velléités indépendantistes n'ont pas cessé. Les deux provinces de la Papouasie indonésienne sont très riches en cuivre, en or et en bois précieux. Des ressources qui ne profitent cependant pas à ses habitants qui sont les plus pauvres de l'archipel indonésien.
l’Indonésie est pénalisée par l'absence de touristes étrangers depuis l’apparition de la Covid-19. Le tourisme pesait 5,8 % du PIB avant l'épidémie. Des millions de visiteurs étrangers débarquaient chaque année pour les plages de Bali, ses temples hindous et ses rizières en terrasses. Or l'Indonésie est la nation d'Asie du Sud-Est la plus touchée par le coronavirus. Si elle recense officiellement 14.000 décès et enregistre 340.000 cas, les scientifiques estiment que ces statistiques sont très sous-estimées au vu du nombre limité de tests effectués.  Au troisième trimestre 2020, le produit intérieur brut de la première économie d'Asie du Sud-Est a chuté de 3,49 % sur un an. L'Indonésie a connu sa dernière récession en 1999, à la suite de la crise financière asiatique. En octobre dernier, de violents affrontements ont éclaté dans toute l'Indonésie, à la suite du vote d'une nouvelle loi sur le travail qui réduit les droits des salariés et menace l'environnement. Riche en bois, minerais de toutes sortes, l’Indonésie exploite ses ressources de façon extensive sans souci de préserver la nature. Or, pris en étau dans la ceinture de feu du Pacifique, l'archipel indonésien vit de plus constamment sous la menace de catastrophes naturelles, tsunami, incendies de forêts, tremblements de terre, éruption de l’un ou l’autre des 127 volcans actifs. Elizabeth Inandiak, vous êtes journaliste, vous vivez en Indonésie et ma première question sera qui était Gus Dur ?

Kontildondit ?

Elisabeth Inandiak :
Abdurrahman Wahid, surnommé affectueusement Gus Dur, était en quelque sorte la conscience des Indonésiens. Il est mort en 2009, et fut le premier président indonésien élu démocratiquement, en 1999, après la chute de la dictature de Soeharto. Il était surtout un sage, musulman de tradition soufie, et le petit-fils du fondateur de la Nahdlatul Ulama, la plus grande organisation musulmane d’Indonésie, à la fois traditionaliste et soufie. Il est devenu président alors qu’il était en train de perdre la vue, mais on dit de lui qu’il voyait avec l’oeil du cœur.

Béatrice Giblin :
Votre livre est petit, mais plein de charme pour naviguer parmi toutes ces îles. A vous lire, ce syncrétisme de l’Islam indonésien, que vous appelez « Islam de l’archipel », largement soufi, éloigné de toute radicalisation, capable d’intégrer des savoir-faire ou d’autres traditions religieuses antérieures, est en danger. La radicalisation religieuse approche, et la tolérance diminue envers les non-musulmans (soit 13% de la population). Joko Widodo, le président réélu en 2019, a nommé ministre de la Défense un musulman plutôt radical. Une radicalisation insidieuse est-elle en train de gagner l’Indonésie ? On en a l’impression si l’on regarde par exemple l’augmentation du nombre de femmes voilées. La solidité de la civilisation indonésienne peut-elle faire rempart à cela ?

Elisabeth Inandiak :
D’abord, le ministre en question, M. Prabowo Subianto, a été le gendre de Soeharto, son radicalisme n’a donc rien de musulman. Spirituellement, je le crois plutôt agnostique (même s’il ne peut se déclarer tel). Il incarne davantage l’héritage de l’ancienne dictature que le radicalisme religieux.
Quand au pays, je ne sais pas s’il s’agit vraiment d’une radicalisation. C’est plus pieux, et même faussement pieux. Mais cette tendance à placer le religieux au premier plan est mondiale, on la constate partout, chez les musulmans de France notamment. C’est ce qu’on appelle le wahhabisme. Il est intéressant de noter que le grand-père de Gus Dur s’était rendu à la Mecque en 1920 pour protester contre premières les infiltrations wahhabites, non en Indonésie, mais en Arabie Saoudite même ! Ces tensions existent donc depuis longtemps en Indonésie, entre un Islam de tendance arabe et l’Islam nusantarien (de l’archipel), qui épouse les cultures locales. Ce conflit pluriséculaire refait surface aujourd’hui, avec beaucoup de force en effet. Mais je parlerais plutôt de puritanisme que de radicalisme. Il est vrai que davantage de musulmanes portent le voile, mais il faut savoir que celui-ci était interdit pendant la dictature. Quand celle-ci s’est achevée, porter le voile était presque un mouvement de libération pour certaines. Désormais c’est autre chose, une mode à certains endroits de l’archipel, tandis que dans d’autres, les femmes sont rémunérées par les salafistes pour le porter. Il y a donc toutes sortes de tendances, mais il faut savoir qu’aux élections présidentielles et législatives de 2019, les partis islamistes n’ont quasiment rien remporté, le pays reste donc pluriconfessionnel.

Lucile Schmid :
J’aimerais vous interroger sur la relation des Indonésiens à la mer, que vous évoquez dans votre livre. Je trouve qu’il y a là quelque chose d’assez magique. D’abord sur le plan politique, vous racontez comment le pays invente le concept d’Etat-archipel dès 1957 (même si les Nations Unies ne le reconnaîtront qu’au début des années 1980). Vous décrivez aussi la tâche de donner un nom à chacune de ces centaines d’îles, car les dénombrer ne suffisait pas. Pouvez-vous nous raconter cette espèce de quête d’identité nationale ?
Vous nous dites aussi que les Indonésiens, pendant la dictature, avaient tourné le dos à la mer, notamment dans les pratiques agricoles. Comment peuvent-ils aujourd’hui se la réapproprier ? Est-ce un élément de puissance ?

Elisabeth Inandiak :
C’est en effet l’Indonésie qui inventa le concept d’Etat-archipel. Quand il fut accepté par les Nations-Unis, de nombreux pays en bénéficièrent, comme le Japon ou les Philippines ... Il faut bien se mettre en tête que l’eau fait partie intégrante du territoire. La superficie d’un Etat-archipel est calculée en incluant l’eau qui sépare les îles. Ce fut donc une avancée importante.
Mais à un niveau plus philosophique, il y a cette idée que l’eau ne sépare pas, mais qu’elle unit. Elle est même la matrice, d’où est né le pays, et où il finira par retourner. Les deux divinités tutélaires de l’Indonésie sont Dewi Sri, la déesse des rizières (et les rizières sont inondées, l’eau y est donc primordiale), et Ratu Kidul, la déesse de la mer. Ces deux mythes sont encore très vivants en Indonésie.
Pour ce qui est de nommer les îles, il n’y a pas eu de ministère de la pêche ou de la mer pendant des années, à tel point qu’on a pu en effet dire que le pays avait tourné le dos à la mer et à son histoire ancienne. C’est Gus Dur qui a fondé le premier ministère de la pêche. Je me souviens avoir moi-même participé à l’une des expéditions de ce recensement des îles. Je suis donc partie pour explorer et nommer des îles de l’est de Kalimantan (la partie indonésienne de Bornéo), et cela faisait vraiment songer aux expéditions de nos explorateurs-géographes du XVIIème siècle, j’en garde un souvenir tout à fait extraordinaire.
Les îles sont désormais comptées, et nommées, et les noms sont déposés aux Nations-Unies pour s’assurer qu’elles ne seront pas discutées (ou disputées) par d’autres États à l’avenir.

Philippe Meyer :
A propos de la déesse des rizières, Dewi Sri, vous mentionnez dans votre livre qu’elle a fait l’objet de violentes attaques de la part des musulmans les plus rigoristes, qui trouvaient que la représentation de la divinité était indécente. Ont-ils eu gain de cause ?

Elisabeth Inandiak :
Il est vrai qu’une statue de Dewi Sri, à la poitrine nue, figurait sur un billet de banque dans les années 1950. Elle n’a cependant pas disparu spécifiquement à cause d’une protestation islamiste, plutôt à cause d’un puritanisme tacite. Mais la raison principale est la soi-disant « révolution verte » lancée par le dictateur Soeharto au début des années 1970, entièrement constituée de pesticides et d’engrais chimiques. Dans un tel contexte, Dewi Sri n’avait plus sa place. La déesse est encore très vivante à Bali, et dans quelques régions occidentales et montagneuses.

Marc-Olivier Padis :
On ressent à la lecture de votre livre que l’espace de l’archipel est très particulier et original, mais qu’il est également fragile d’un point de vue écologique. Il y a des risques d’inondation, et 127 volcans actifs dans l’archipel. Il me semble que vous-même habitez au pied de l’un d’entre eux. Comment la population d’Indonésie vit-elle cette fragilité écologique au quotidien ?

Elisabeth Inandiak :
Les Indonésiens ont toujours à l’esprit que leur archipel est né de la mer et des volcans. En plus des 127 volcans actifs terrestres, il y en a beaucoup d’autres sous-marins (qui n’ont jamais été précisément dénombrés), qui provoquent régulièrement des tsunamis. Ce sentiment d’impermanence totale constitue en partie la magie de l’archipel : tout y change tout le temps, le paysage est très mobile, et cette mobilité et cette flexibilité confèrent au peuple indonésien une résilience et une philosophie de vie très particulières. Les catastrophes naturelles sont sont donc vécues à la fois comme des catastrophes mais aussi comme des bénédictions car les volcans fertilisent la terre.
J’habite en effet au pied du volcan Merapi, l’un des plus actifs du monde. En ce moment, il est en état d’alerte 3 (le niveau 4 étant celui où il faut prendre ses jambes à son cou), il y a eu une grosse éruption en 2010, mais nous avons l’habitude. Tous ces volcans terrestres sont très bien surveillés. En revanche, les séismes et les tsunamis sont plus problématiques. Le gouvernement enjoint désormais la population à se relier à ses traditions locales, dans lesquelles de nombreux récits décrivaient comment se comporter en cas de tsunami ou de tremblement de terre. Ces récits magiques, ou ces mantras, cette sagesse ancestrale, sont aussi précieux dans la lutte contre la pandémie. Cela n’empêche pas les gens de mourir de la Covid, mais cela leur permet de garder une bonne attitude et de ne pas céder à la colère.

Béatrice Giblin :
L’Indonésie est une puissance de premier plan en Asie du Sud-Est (la première par sa population et son PIB). Je me demande donc où en sont ses relations avec la Chine. On sait que l’archipel est l’un des signataires de l’accord de commerce récemment signé avec les pays de l’Asean. Il est évident que la Chine sera le poids lourd de ce partenariat économique, étant absolument incontournable. Les relations entre Indonésiens et Chinois connaissent cependant des tensions (les Chinois pêchent par exemple dans les eaux indonésiennes, escortés par des bâtiments militaires). On sait d’autre part que la diaspora chinoise joue un grand rôle dans le développement économique de l’archipel. Comment l’Indonésie réagit-elle face à ce voisin énorme et un peu envahissant ?

Elisabeth Inandiak :
Il y a effectivement des tensions très anciennes, puisqu’il y eut dans l’Histoire indonésienne plusieurs pogroms contre la communauté chinoise. Ces tensions étaient très vives à l’époque coloniale, où les Hollandais régnaient en divisant. Plus récemment, lors de la chute de la dictature, le régime moribond essaya de détourner l’attention en appelant à la haine des Chinois, et cela fonctionna pendant quelques jours, puisqu’à Jakarta il y eut des viols et des maisons brûlées ...
La relation est donc ambivalente : d’un côté les Chinois sont peu appréciés et considérés avec méfiance, tandis que de l’autre Joko Widodo a resserré les liens entre les deux pays, notamment par ce grand accord économique. Le président fait plus de charme à la Chine qu’aux Etats-Unis. Pendant la présidence de Trump, c’était compréhensible, et il semble que l’Indonésie essaiera de rétablir l’équilibre avec l’administration Biden. Mais le grand absent dans tout cela, c’est l’Inde. Elle aurait dû faire partie de ce grand accord de libre-échange, mais s’en est retirée, considérant que la Chine y aurait beaucoup trop de pouvoir. C’est regrettable, tout comme le fait que l’Inde et l’Indonésie n’ont quasiment pas de relations (il n’y a même pas de vol direct entre Jakarta et Delhi). Car l’héritage culturel et historique commun avec l’Inde est immense (il va jusqu’au nom « Indonésie »), et si les deux pays travaillaient davantage ensemble, ils auraient le poids nécessaire pour résister au géant chinois.

Lucile Schmid :
Il y a dans votre livre des descriptions magnifiques, je pense par exemple à ce bateau qui traverse 3 fuseaux horaires avec 2 000 personnes à son bord, et qui est une espèce de condensé de la société indonésienne, dans sa diversité, sa gaieté, sa capacité à coexister même dans des espaces exigus. A côté de cela, on ressent aussi les tensions évoquées plus haut, et ce puritanisme religieux qui gagne du terrain. Comment imaginez-vous que ces tensions et ce puritanisme, dont le poids électoral est important, évolueront ? Quel est votre ressenti par rapport à cette harmonie, mise à mal par l’époque actuelle (on pense aux actes de violence de ces derniers mois)?

Elisabeth Inandiak :
N’oublions pas que les violences ne sont pas récentes. Pendant la dictature, elles étaient bien plus nombreuses. Il y eut, pense-t-on, plus d’un million de morts au moment du coup d’état, puis 300 000 lors de l’invasion et l’occupation du Timor. La violence était inouïe. Les attentats récents, si regrettables soient-ils, font donc pâle figure en comparaison des 32 années de dictature. Ceci étant dit, il est vrai qu’un certain fondamentalisme religieux s’installe, et que c’est très préoccupant. Le gouvernement y répond parfois assez subtilement, en encourageant la diversité culturelle : renouer avec les langues locales par exemple (l’archipel en compte plus de 600). Il s’agit de combattre indirectement ce fondamentalisme, plutôt que de s’y heurter frontalement.
Je suis cependant incapable de faire des prédictions, c’est bien trop difficile. J’espère évidemment que ce pays que j’aime ne tombera pas dans le fondamentalisme, mais qui pourrait le prévoir ?

Lucile Schmid :
Vous expliquez très bien dans votre ouvrage à quel point l’Islam en Indonésie est imprégné du soufisme.

Elisabeth Inandiak :
En effet, l’Islam est arrivé en Indonésie par les marchands, et non par conquête. Aujourd’hui le wahhabisme s’y répand comme partout ailleurs dans le monde, et l’Indonésie, plus grand pays musulman du monde, n’y échappe pas. Il manque en ce moment un Gus Dur, c’est à dire un sage, un vrai penseur musulman de grande envergure. Celui qui vient de rentrer triomphalement d’Arabie Saoudite, Muhammad Rizieq Shihab, est le chef du Front de Défenseurs de l’Islam. Il s’était enfui pendant trois ans car il était accusé de plusieurs crimes, dont certains à caractère pornographique (une vidéo de sa compagne nue avait circulé sur les réseaux sociaux). Il est actuellement accusé d’avoir propagé la Covid, car les rassemblements qui se sont tenus dès son retour comptaient des milliers de personnes. Il est une figure controversée, et s’il connaît un tel succès, c’est parce qu’il n’y a pas actuellement de figure emblématique d’un Islam modéré.

Philippe Meyer :
Peut-être faut-il dire un mot du terrorisme. Bali a subi des attentats en 2002 et en 2005. Quelles sont les causes et les répercussions de ce terrorisme ? L’idéologie qu’il y a derrière diffère-t-elle de celui que nous connaissons en Europe ?

Elisabeth Inandiak :
Je pense que c’est la même : l’objectif est d’établir un califat transnational. Les attentats que vous mentionnez sont déjà anciens, il n’y en a pas eu de cette envergure depuis (même s’il y en eut ça et là quelques autres, plus mineurs). Récemment, quatre chrétiens ont été tués, mais on sait que les assassins sont un groupe d’une douzaine d’islamistes cachés dans la forêt, on pourrait presque les comparer à des bandits de grand chemin. Mais ils se revendiquent de Daesh et publient leurs crimes sur les réseaux sociaux pour continuer à avoir des appuis financiers.
La violence islamiste n’est donc pas ce qu’il y a de plus important en Indonésie en ce moment ; la mentalité conformiste et moraliste qui s’installe, lentement mais sûrement, m’inquiète davantage.

Béatrice Giblin :
J’aimerais revenir sur les caractéristiques de cet Etat-archipel. Comment sont par exemple gérées les densités de population ? On sait que Jakarta est une métropole très dense, avec des embouteillages monstrueux, et qu’elle pourrait même devenir dans un futur proche la première agglomération du monde, devançant ainsi Tokyo. A un moment, il y avait une politique de transmigration, où l’on incitait la population à s’installer dans les îles les moins peuplées, pour les développer, en produisant de l’huile de palme par exemple. Cela avait suscité des protestations écologistes, notamment à cause de la déforestation massive. Comment ces gens déplacés ont-ils été reçus, est-ce que cela s’est bien passé, autrement dit : où en est-on ?

Elisabeth Inandiak :
Il y a plusieurs réponses, aussi diverses que l’est le pays. Par exemple, la politique de transmigration à proprement parler a officiellement cessé après la dictature. A certains endroits, comme dans la région de Lampung, au sud de Sumatra, cela s’est très bien passé pour les Javanais et les Balinais qui s’y sont installés. En revanche au début des années 2000, certains Madurais qui avaient transmigré à Kalimantan (la partie indonésienne de l’île de Bornéo) se sont heurtés aux Dayak dans des affrontements sanglants.
Le plus souvent, ce sont des populations musulmanes qui arrivent dans des endroits qui ne le sont pas, et des heurts s’ensuivent presque inévitablement. C’est donc très complexe, mais on a pu constater que l’Indonésie, dont certains avaient prédit l’éclatement à la chute de la dictature, a tenu. C’est la mer qui unit les îles, et pas une dictature. La seule région à s’être détachée, à la suite d’un referendum, est le Timor Oriental, mais c’est tout à fait légitime puisqu’elle avait été colonisée.

Marc-Olivier Padis :
A propos de la croissance extraordinaire de Jakarta, le président Joko Widodo a annoncé un projet de déplacement de la capitale à Kalimantan, à plus de 1000 kilomètres de là. C’est le type de projet qui rappelle Brasilia, et semble un peu hors d’âge vu d’Europe. Pouvez-vous nous en dire un mot ?

Elisabeth Inandiak :
Ce projet a effectivement eu ses partisans et ses détracteurs. Du côté des oppositions, l’un des arguments est qu’on va déplacer la pollution vers Kalimantan et y créer une catastrophe environnementale. En réalité la catastrophe y est déjà, puisque Kalimantan regorge de mines de charbon, et que la plantation de palmiers à huile a entraîné une déforestation massive. Pour ma part, je trouve cette idée de déplacement de la capitale plutôt courageuse. Il est vrai que Jakarta est saturée, c’est à la fois la capitale économique et politique. L’endroit choisi pour la nouvelle capitale est bien plus centré géographiquement, cela permettrait aux îles de l’est, dont le développement est très en retard, de se rattraper. Stratégiquement, cela fait donc sens, d’autant que le site choisi est la capitale d’un ancien royaume hindou du 5ème siècle, ce qui prouve qu’il est propice à accueillir une capitale.
Il y a cependant de nombreux problèmes. Certaines populations anciennes réclament la propriété des terrains, certains Dayak disent que c’étaient leurs terres coutumières, etc. Cependant je ne sais pas précisément où cela en est depuis la pandémie, qui a suspendu beaucoup de choses.

Philippe Meyer :
Je laisse un moment de côté les questions politiques, car j’aimerais vous demander de nous parler de l’errance, cette pratique tout à fait singulière ...

Elisabeth Inandiak :
C’est en effet assez extraordinaire. Il y a plusieurs mots indonésiens pour désigner cette très ancienne tradition ; j’ai plusieurs amis qui l’ont pratiquée. Quand on commence à éprouver une difficulté personnelle, ou simplement pour trouver son identité intérieure, on part, à pied, de là où on se trouve vers la capitale. La consigne étant de ne rien emporter, ni argent, ni sac, ni téléphone ... Il s’agit de vivre de la générosité des personnes rencontrées en chemin. Il faut savoir qu’on dort très facilement dans les mosquées en Indonésie. Ces nombreuses journées de périple sont censées soulager le stress des urbains, et forger le caractère. On pourrait parler de pèlerinage au sens où c’est une activité à caractère spirituel.
La plus grande errance est racontée dans un livre que j’ai traduit et recomposé, qui s’appelle Le livre de Centhini les Chants de l’île à dormir debout. Il s’agit de la grande épopée de Java. Les héros y errent pendant plus de 4 000 pages. Il y a un nouveau type d’errance aujourd’hui, appelée Merantau, un mot venant de Sumatra, et qui signifie « aller outre-mer », c’est à dire sur une autre île. Les hommes partent à l’aventure sur d’autres îles.

Lucile Schmid :
J’aimerais revenir sur Joko Widodo, surnommé Jokowi, qui a été réélu pour un deuxième mandat et est aujourd’hui l’homme du compromis et de la recherche de l’équilibre. Il semble qu’il sache utiliser l’Histoire et la culture pour contourner les difficultés et réussir à faire cohabiter les diversités. Pouvez-vous nous en dire un mot ?

Elisabeth Inandiak :
« Jokowi » (les Indonésiens sont friands de diminutifs affectueux) est né à Surakarta, au centre de l’île de Java, d’une famille très pauvre. Il est devenu fabricant, puis exportateur de meubles. Il a été maire de Surakarta entre 2005 et 2012, avant de devenir gouverneur de Jakarta entre 2012 et 2014. Contre toute attente, il a remporté l’élection présidentielle de 2014, son ascension politique a donc été fulgurante. Il rompait avec la tradition politique indonésienne, étant données ses origines modestes, mais il est tout de même javanais, car c’est de Java que viennent presque tous les dirigeants indonésiens. Au passage, je rappelle que la classe politique indonésienne reste très largement javano-centriste, ce qui constitue un problème avec les autres ethnies.
La jeunesse, les intellectuels et les artistes ont beaucoup soutenu Jokowi durant son premier mandat, les chanteurs de hip-hop composaient des hymnes à sa gloire, il y eut un immense concert dans le stade de Jakarta la veille de sa réélection, bref sa popularité était tout à fait extraordinaire, et nous étions tous très emballés par lui. Cependant son deuxième mandat est devenu très autoritaire, il est obsédé par le développement des infrastructures du pays (au détriment de l’environnement et des travailleurs). Il fait passer des lois très autoritaires, muselant les contestations. Il reste cependant très aimé de la population.

Béatrice Giblin :
Que deviennent les 5 principes du Pancasila, cette philosophie de l’Etat indonésien définie par le président Soekarno en 1945 (la croyance en un dieu unique, une humanité juste et civilisée, l’unité de l’Indonésie, une démocratie guidée par la sagesse à travers la délibération et la représentation, et la justice sociale pour tout le peuple indonésien) ? Est-ce encore la clef de voûte de la société indonésienne d’aujourd’hui ?

Elisabeth Inandiak :
« Pancasila » vient de deux mots sanskrit ; « panca », qui signifie « cinq » et « sila » : précepte éthique. Ces 5 piliers éthiques sont un coup de génie de Soekarno qui a ainsi mêlé des concepts bouddhistes (Ndlr : le bouddhisme compte 5 piliers : ne pas tuer, ne pas voler, ne pas mal se conduire sexuellement, ne pas mentir, ne pas se droguer), hindous, occidentaux, musulmans, dans un syncrétisme particulièrement brillant.
Ces 5 principes sont en effet fondateurs, et l’Indonésie n’est pas une république musulmane, puisqu’il y a une séparation du religieux et du politique. Pendant la dictature, ce Pancasila a été détourné et dévoyé. Soeharto l’a utilisé, tout comme il utilisa la mystique javanaise, pour faire triompher ses propres idées et museler le pays. A la chute de la dictature, il a fallu réhabiliter ce Pancasila. Les islamistes ont saisi l’occasion pour le rejeter et réclamer la charia. Ces 5 principes sont garants de la pluralité religieuse indonésienne, et contestés par les islamistes.

Marc-Olivier Padis :
Vous avez rappelé qu’il y a plus de 600 langues locales en Indonésie, la question de l’unification d’un espace aussi divers paraît donc épineuse. Dans les années 1920, quand les nationalistes indonésiens ont lutté contre la colonie hollandaise, ils ont cherché une langue pouvant unifier l’archipel, et ont choisi le malais, abandonnant le javanais, qui décline depuis et est aujourd’hui en train de disparaître.
Pouvez-vous nous parler un peu de cela, et peut-être nous dire un mot de cette domination hollandaise dont nous n’avons pas encore parlé ?

Philippe Meyer :
Y a-t-il une particularité du colonialisme néerlandais ?

Elisabeth Inandiak :
L’Indonésie a été l’une des plus longues colonies, pendant plus de quatre siècles. Les Hollandais sont arrivé vers 1600, et l’une de leurs particularités étaient les cultures forcées, qui ont créé des famines (on plantait de la canne à sucre à la place des cultures vivrières). On sait aussi comment les Néerlandais ont instauré l’apartheid en Afrique du Sud, ils ont presque fait de même en Indonésie, en opposant les communautés chinoises aux indigènes. Ils n’ont créé des écoles ou transmis leur langue que très tard. Les Indonésiens se sont toujours tenu à une distance respectable, et assez ironique, des colons. Dans Le livre de Centhini, dont l’action se passe en pleine colonisation hollandaise, les héros errent dans tout Java pendant 4 000 pages et il n’est pas une seule fois fait mention des Hollandais ! On n’en croise pas un seul, ils sont tout à fait absents. Il s’agit peut-être de la forme de résistance la plus complète à la colonisation : ignorer purement et simplement le colonisateur.
Pour ce qui est la langue javanaise, plus ancienne que le français et dérivée du sanskrit, elle compte en effet de nombreux chefs-d’œuvre de littérature, de philosophie, de théologie ... La jeunesse indonésienne a en effet opté pour le malais dans les années 1920, parce que c’était la langue la plus pratiquée d’île en île. Mais pour les Javanais (qui représentent les deux tiers de la population de l’archipel) il est vrai que c’était une vraie perte. Je dis toujours que les Javanais ont sacrifié leur langue contre un empire. C’est comme si les Romains de l’Antiquité avaient abandonné le latin. Cette si riche langue javanaise est par conséquent tombée dans l’oubli, même si aujourd’hui la volonté de promouvoir la pluralité encourage le retour aux langues locales. Il y a de nombreuses initiatives (comme la création de dictionnaires) et même des fonds destinés à cela. Le javanais est utilisé par la jeunesse (par certains chanteurs populaires par exemple), et les langues locales connaissent un renouveau, notamment par le biais des réseaux sociaux. On essaie aussi de faire entrer des mots de langues locales dans la langue indonésienne, pour sauver certains vocables en train de mourir.

Lucile Schmid :
Nous avons évoqué à plusieurs reprises l’écologie et la nature dans notre conversation. On sait que l’Occident se préoccupe beaucoup des incendies et de la déforestation, et que l’Indonésie est un véritable poumon vert pour la planète. Est-ce un concept seulement utilisé par les ONG occidentales, ou y a-t-il une véritable inquiétude de la population par rapport à cela ? Tient-on compte de ces questions politiquement, alors même qu’on essaie d’attirer les investissements de l’étranger (qui bien souvent s’accompagnent de ravages environnementaux) ? Cette présence culturelle très forte de la nature se traduit-elle par des préoccupations écologiques au sein la société indonésienne ?

Elisabeth Inandiak :
Il y a de nombreux mouvements écologiques en Indonésie, qu’il s’agisse de grandes ONG ou d’organisations locales. Les populations en ont vraiment assez de voir leurs forêts ravagées et essaient de s’organiser, mais le combat est difficile, car elles font face à de très grand groupes, disposant de moyens colossaux. La question écologique ne se résume donc pas à des pressions occidentales.
J’aimerais d’ailleurs dire un mot de l’huile de palme, qu’on a beaucoup diabolisé dans le monde, pour dissiper un malentendu. L’huile de palme en elle-même n’est pas nocive ou problématique, elle est même meilleure que l’huile de soja puisqu’elle n’a pas d’OGM. Ce sont les conditions de la culture des palmiers à huile qui sont problématiques, c’est à dire la déforestation, et la corruption qui l’accompagne. Les palmiers peuvent pousser sur des terres très ingrates, il suffirait de faire un plan d’aménagement différent. La déforestation est une solution de facilité du point de vue des profits à court terme, et elle est en effet désastreuse pour l’écosystème.
Il y a une vraie pensée environnementale en Indonésie. Les populations relevant du droit coutumier sont estimées à 40 millions de gens, habitant près de ces forêts dévastées. Les organisations locales sont désormais bien fédérées, et Jokowi a commencé à restituer des terres à ces populations. Il y a donc quelques éléments d’espoir, mais tout cela est encore modeste et surtout très lent. La tendance ne semble pas près de s’inverser, et les ravages environnementaux des industries agro-alimentaire et minière se poursuivent.

Béatrice Giblin :
Une dernière question à propos du patrimoine indonésien. Vous avez évoqué ce réveil pour sauver les langues. L’Indonésie est un carrefour qui a vu passer une multitude de peuples, de religions, de traditions et de pratiques. Y a-t-il une sensibilité à la préservation de ce patrimoine culturel ?

Elisabeth Inandiak :
Oui, j’observe en effet un vrai réveil de tous ces villages, dont chacun a son orchestre, ses danses, ses mythes propres. La diversité et la richesse culturelle de l’archipel sont presque infinies. Je travaille en ce moment beaucoup avec un village de Sumatra, dont la population est musulmane, mais se trouvant sur le site de la plus grande université bouddhiste d’Asie du Sud-Est, entre le VIIème et le XIIIème siècle. Les fouilles sont en cours, et ce sera très long car le site est absolument gigantesque. Et les musulmans comprennent tout à ce site, on y construit en ce moment même une maison des savoirs, pour mettre en avant les sagesses locales, qu’il s’agisse des danses, des musiques, des mantras, de la connaissance des plantes médicinales ... Je suis toujours fascinée par la richesse culturelle indonésienne, j’ai récemment passé cinq jours sur une petite île où l’on parlait 50 langues, j’avais la tête prête à exploser tant on m’a raconté de mythes et d’histoires extraordinaires. Tout cela est bien vivant, et beaucoup de gens ressentent l’Indonésie comme un pays véritablement enchanté.

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