Tempête à Washington /n°166 (8 novembre 2020)

Tempête à Washington

Introduction

Philippe Meyer :
Samedi, l’ensemble des médias américains a annoncé la victoire du candidat démocrate Joe Biden après 4 jours d’un dépouillement intensif des quelques 100 millions de bulletins envoyés par la poste. Des scènes de liesse ont éclaté dans plusieurs métropoles notamment à Washington et New York. Le président élu a promis de « guérir » son pays, appelé républicains et démocrates à « coopérer » et déclaré s’engager « à être un président qui ne cherche pas à diviser mais à unifier ». L’annonce par la presse de la victoire du candidat démocrate n’a cependant aucune valeur officielle. Il appartiendra au Collège Électoral de l’élire le 14 décembre. Donald Trump n’a pas concédé sa défaite en téléphonant à son adversaire comme le veut la coutume. Il multiplie les recours juridiques. Il affirmait déjà, avant le scrutin, que cette élection allait lui être « volée ». Il le répète haut et fort depuis le début du dépouillement. Son avocat Rudy Giuliani va diriger les poursuites, notamment en Pennsylvanie. Le président américain sortant doit apporter la preuve de la « fraude » dont il prétend être victime. Difficile, alors que l'écart de voix entre les deux candidats est très élevé (4 millions pour Biden) ainsi que le nombre de grands électeurs (279 pour Biden, 214 pour Trump). « Aujourd’hui », a tweeté hier l’ancien ambassadeur de France à Washington, Gérard Araud, « aucun recours ne semble en mesure de remettre en cause la victoire de Joe Biden ». Dans l'ensemble, rien n'est venu contredire la crédibilité de ce scrutin, ni ne justifie de distinguer, comme le fait Donald Trump, les bulletins « légaux » - ceux déposés dans les urnes le 3 novembre par des personnes physiques - et « illégaux » (par correspondance), comme l’a constaté l’OSCE (l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) à l’issue de sa mission d'observation de l’élection américaine, qui a salué le « bon management » de ce scrutin.
La participation a battu un record avec 159 millions d’électeurs, selon US Élections Project, 20 millions de voix en plus qu’en 2016, soit un taux de participation de 66,5% ce qui fait de Joe Biden le candidat qui a réuni le plus de votes de l’histoire américaine. Il a rassemblé 279 grand électeurs – 9 de plus que nécessaire. Avec 279 grands électeurs, Joe Biden a largement dépassé la majorité de 270 grands électeurs nécessaire pour gagner. Les 538 grands électeurs se prononceront le 14 décembre. Le 6 janvier, le Congrès proclamera le vainqueur, qui prendra ses fonctions le 20 janvier. Au Sénat, où 35 sièges étaient à renouveler, Démocrates et Républicains sont à égalité avec au total 48 sièges chacun.
Selon les sondages de sortie des urnes, Trump a gagné 18% des votes auprès des Noirs, 36% des Latinos et 58% des Blancs. Sur BBC World, un sondage de sortie des urnes concluait que 34 % des votants s'étaient déterminés à partir de critères économiques, 22 % à partir des questions raciales et 18 % seulement à partir des questions sanitaires. Enfin, d’après le think tank indépendant Pew Research Center, 76% des Démocrates et 81% des Républicains disent à présent qu’ils ne sont d’accord sur rien avec l’autre camp, y compris sur les faits.

Kontildondit ?

Nicolas Baverez :
Il y a 180 ans, Alexis de Tocqueville ouvrait sa réflexion sur la démocratie en Amérique en rappelant : « dans l’Amérique, j’ai vu plus que l’Amérique. J’ai cherché une image de la démocratie elle-même, de ses penchants, de son caractère, de ses préjugés, de ses passions ». Une fois encore, cette élection américaine nous rappelle à quel point les Etats-Unis sont déterminants dans la dispute pour le leadership mondial avec la Chine, mais aussi pour l’avenir de la démocratie, et nous continuons de regarder et de décrypter dans les soubresauts de la vie politique étasunienne ce que pourrait être l’avenir des démocraties.
Que dire de cette élection ? Celle de 2016 était déjà historique, elle avait marqué la fin de la mondialisation libérale, et a vraiment lancé la vague populiste, juste après le referendum sur le Brexit. Celle de 2020 est au moins aussi importante, car elle a confirmé les difficultés politiques de ce pays, mais aussi parce qu’elle a montré que le populisme avait perdu une bataille mais pas la guerre, et enfin parce qu’on y a peut-être aperçu un moyen de sortir de la nasse.
Du côté de Trump, les choses sont claires. Il a perdu, et il a même perdu assez nettement, mais pour lui le cycle n’est pas clos pour autant, et il va donc essayer deux choses. La première, parfaitement légitime, est de tenter des recours devant les tribunaux, dans l’espoir d’aller jusqu’à la Cour Suprême, où il a pu nommer 3 juges qu’il estime (à tort ou à raison) acquis à sa cause. La deuxième est en revanche inadmissible et très inquiétante : en appeler de manière implicite à la violence et à la rue. Comme tous les populistes, Donald Trump n’accepte la volonté du peuple qu’aussi longtemps qu’elle lui est favorable.
Je vois deux conséquences à cette élection. La première est que Trump a fait un excellent résultat, et que sans l’épidémie de coronavirus, il aurait probablement été réélu. Cela confirme qu’il n’est ni un accident, ni une parenthèse, et que tous ceux qui rêvent au retour de l’Amérique de 1945 se trompent lourdement. Aujourd’hui nous avons un président élu, mais également deux pays, et la « réunification » sera probablement le défi le plus compliqué que le président Biden aura à relever.
Mais l’héritage de Trump ne se limite pas à cette polarisation accrue. Il est majoritaire chez les classes moyennes et chez les Blancs. Par ailleurs, le protectionnisme, l’isolationnisme et la fin des Etats-Unis comme gendarmes du monde sont des choses très largement partagées et qui vont durer.
Il y a cependant quelques bonnes nouvelles. Tout d’abord cette participation massive de 159 millions d’électeurs. Biden est un président bien élu : premier dans le vote populaire et dans les Etats. Paradoxalement, Trump avait annoncé son intention d’intenter des recours il y a si longtemps que c’est sans doute une des élections la moins suspectable de fraudes : tout a été fait particulièrement scrupuleusement. La deuxième bonne nouvelle est sans doute le partage du pouvoir et le fait qu’il n’y ait pas eu de vague bleue. Cela signifie que dans ce pays divisé, Républicains et Démocrates vont devoir dialoguer. En outre, Biden qui était un candidat un peu par défaut, va peut-être, par une espèce de ruse de la raison, se révéler le président idéal dans la mesure où il a passé un demi-siècle à négocier des compromis au Sénat, est apprécié de beaucoup de Républicains. Peut-être parviendra-t-il à devenir l’homme de la réconciliation, et surtout l’homme de la remise en marche des institutions américaines.
Enfin, cette élection nous a clairement montré à quel point l’obsession identitaire et les réseaux sociaux sont destructeurs pour les nations et la démocratie. Dans cette mobilisation des citoyens américains, il y a certes la polarisation, mais il y a aussi un appel à l’unité. Il semble que l’on échappe à la guerre civile que tente d’attiser Donald Trump, et on peut saluer la vitalité de cette société et de ses citoyens, qui laisse penser que les Etats-Unis n’ont pas encore perdu la compétition qui les oppose à la Chine.

Michaela Wiegel :
J’aimerais ajouter à ce tableau déjà très complet un fait qui me paraît majeur : celui de l’élection de la co-listière de Joe Biden, Kamala Harris, comme vice-présidente. Elle est la première femme à occuper ce poste, et il me semble que la scène où on l’a vue en tenue de jogging, annonçant à Joe Bien qu’il était élu restera dans les mémoires. C’est un signal assez fort. Nous avons rappelé à quel point les Etats-Unis étaient divisés, et je crois que les deux discours qu’ont prononcé Harris et Biden dans la nuit de samedi à dimanche ont montré à quel point ils sont conscients du défi d’unification qui se présente à eux. Biden a employé des termes très forts, disant ne pas voir d’Etats rouges ou bleus, mais seulement des États unis. Il a maintes fois répété sa volonté d’être le président de tous les Américains, citant la Bible, ce qui peut étonner vu d’Europe, mais qui pour les Américains est un retour aux sources. Biden a parlé de cette « mission de guérir » que la Bible lui aurait enseignée.
J’aimerais dire un mot des possibilités qui restent à Donald Trump. J’ai lu un commentaire assez drôle : le mieux pour Trump serait un destin à la « Good Bye, Lenin ! » (film de Wolfgang Becker, 2003). Donald Trump continuerait à jouer au golf, regardant de temps à autres un programme de Fox News lui faisant croire qu’il est toujours président, et ainsi tout le monde serait content. En réalité, il est très peu probable que les recours que Trump a intentés aboutissent à une inversion du résultat. A ce propos, l’empressement de tous les dirigeants internationaux est significatif ; à part Vladimir Poutine dont on n’a pas encore entendu parler, tous les dirigeants mondiaux ont envoyé leurs félicitations au même moment. La volonté de reconnaître les résultats de cette élection au plus vite était manifeste.
Un dernier mot sur la pratique du vote par correspondance, qui ne dit pas grand chose aux Français, mais qui est établie en Allemagne depuis très longtemps, et s’avère très utile pendant la pandémie. C’est peut-être à elle qu’on doit que les élections municipales allemandes n’ont pas été suivies d’un pic de contaminations, comme ont pu l’être les municipales françaises. Les possibilités de fraude sont tout à fait minimes, à partir du moment où la domiciliation est enregistrée. C’est pourquoi je pense que les contestations de Donald Trump ont peu de chances d’aboutir.

Philippe Meyer :
Aucun tribunal n’a pour le moment fait droit aux revendications des avocats de Donald Trump, et certains observateurs malicieux ont fait remarquer que le président Trump avait lui-même voté par correspondance ...

François Bujon de l’Estang :
Ce scrutin a de quoi nous interpeller. D’abord, les Etats-Unis ont une fois de plus tenu le monde en haleine, avec un des ces psychodrames dont ils ont le secret. Je rappellerai deux précédents, proches de nous mais tout à fait spectaculaires : le premier est l’élection de 1960, qui opposa Kennedy à Nixon. Sur 68 millions de votants, il n’y avait que 12 000 voix d’avance pour Kennedy, qui avait gagné 303 grands électeurs contre son adversaire républicain (ce qui le rapproche du score final de Joe Biden, qui devrait atteindre 306 grand électeurs). Un scrutin extraordinairement serré, puisque Kennedy avait eu 49,72% des voix, contre 49,55% pour Nixon. Le second fut l’élection de l’an 2000, qui opposa George W. Bush à Al Gore, et qui s’est jouée sur un seul swing state, la Floride et ses 29 grands électeurs. Après tous les recomptages, la différence entre les deux candidats n’était que de 576 voix pour un Etat de 20 millions d’habitants. Il avait fallu attendre jusque début décembre pour que le vainqueur soit désigné.
Ici nous n’avons dû attendre que quatre jours, mais la pièce n’est pas encore jouée, puisqu’il nous faut compter avec les recours de M. Trump, et même avec ce qu’il va déclarer à propos de ces résultats. Reconnaîtra-t-il ou non sa défaite ? Cela paraît presque anecdotique au regard du résultat final, mais c’est tout de même important pour l’image qu’il laissera.
Comme toujours, les Français ont suivi l’élection présidentielle américaine avec autant de fascination que s’il s’agissait de la leur. Ils sont toujours surpris par la complexité du système américain, car le fédéralisme est totalement étranger à l’ADN français, façonné pendant des siècles de centralisme monarchique puis de jacobinisme républicain. Mais l’idée qu’il y ait non pas une élection présidentielle, mais en réalité 50 élections dans 50 Etats, est une chose qui donne aux Français l’impression d’un système archaïque et byzantin. Archaïque car pour le comprendre, il faut se remettre dans le contexte des pères fondateurs, et byzantin car chacun des 50 Etats a sa propre réglementation.
Ceci étant dit, cette élection a tout de même offert de réelles particularités, qui en feront un cas unique dans l’histoire électorale américaine. D’abord par le nombre de votants : 170 millions, et par la participation, la plus forte jamais enregistrée : 67%. L’importance des votes par correspondance ensuite, évidemment lié à l’épidémie de coronavirus. Il y en avait déjà 60 millions d’enregistrés le matin du scrutin, et ce chiffre s’est considérablement accru depuis lors. Troisièmement, le caractère éminemment clivant de la personnalité du président américain, qui a transformé cette élection en une sorte de referendum « pour ou contre Donald Trump » plutôt qu’en un affrontement d’idées et de programmes. M. Trump n’a d’ailleurs jamais pris la peine de présenter le moindre programme électoral pour briguer un second mandat. Le président sortant avait déclaré depuis des mois qu’il y aurait des fraudes massives, qu’elles seraient en faveur des Démocrates, et qu’il ne reconnaîtrait pas une éventuelle défaite. L’idée même d’une défaite lui est étrangère. Il s’est proclamé vainqueur, et depuis qu’il est prouvé que son adversaire a recueilli quatre millions de voix de plus, il s’enferre dans un complet déni de réalité.
Enfin, cette élection est également unique par l’âge de ses candidats : 78 ans pour Joe Biden, 74 pour Trump, et par l’étrangeté de la campagne elle-même, puisque l’épidémie de coronavirus a considérablement réduit les meetings électoraux classiques, a empêché que ne se tiennent les conventions des partis (qui ont été virtuelles). Trump a fait campagne depuis la Maison Blanche et en utilisant Air Force One (ce qui est tout à fait scandaleux mais que peu de commentateurs ont relevé). Ceci est à mettre en opposition avec les images de M. Biden, parlant masqué depuis le sous-sol de sa maison du Delaware. Les trois débats télévisés ont été tout aussi insolites : le premier n’était qu’un navrant pugilat, le deuxième une juxtaposition de monologues, seul le troisième fut plus mesuré. Enfin, les décomptes du vote ont eux aussi engendré leur lot de péripéties : les comtés urbains, dépouillés bien après les comtés ruraux, ont ainsi donné lieu à des retournements de situation en Pennsylvanie, en Arizona ou en Géorgie. Les écarts dans ces Etats ont été serrés, moins cependant que dans ceux qui avaient permis à Trump de gagner l’élection de 2016.
Enfin, le climat de violence latente inquiète tout le monde, mais aucun incident n’est pour le moment à déplorer.

Philippe Meyer :
Je crois que l’élection qui opposa Kennedy à Nixon fut justement marquée par une fraude conséquente. Je voudrais dire un mot du Sénat, dont le renouvellement laisse penser que Démocrates et Républicains seront désormais presque à égalité, avec un léger avantage pour les Républicains. C’est intéressant pour deux raisons ; la première est que Joe Biden est un vieux praticien du Sénat, habitué à ses négociations et ses compromis, la seconde concerne le « gerrymandering », ce charcutage électoral partisan, qui avait par exemple valu à Obama une telle majorité républicaine au Sénat que les dernières années de son mandat étaient quasiment paralysées. Il semblerait que les effets de ce gerrymandering soient beaucoup moins forts aujourd’hui qu’ils ne l’étaient lors des précédentes élections.

Jean-Louis Bourlanges :
J’aimerais insister l’extraordinaire retournement de l’opinion dominante, à la faveur de la proclamation par les médias américains de la victoire de Biden. C’est un phénomène tout à fait intéressant, évidemment très illustratif de l’instabilité fondamentale des opinions publiques dans les temps que nous vivons. Mais pendant plusieurs jours, nous avons vécu une grande inquiétude quant à un éventuel naufrage de la démocratie américaine. Il y avait un mon avis un alarmiste excessif de la part des commentateurs, mais le sentiment était là : la plus puissante et célèbre démocratie mondiale était au bord de la rupture. Le soulagement qui s’est produit quand on a annoncé Biden vainqueur était particulièrement remarquable.
Il faut s’interroger sur les raisons de cela. Pourquoi les gens ont-ils été si inquiets du fonctionnement de la démocratie en Amérique ? D’abord parce qu’elle est très ancienne, et que c’est cette ancienneté même qui constitue sa force et sa légitimité. C’est aussi elle qui lui donne ce côté un peu « rouillé », elle est notamment entachée de deux choses qui la font paraître mal adaptée à la situation actuelle. D’abord un enracinement oligarchique, le suffrage universel y est plutôt récent : la citoyenneté américaine n’est vraiment définie qu’après la guerre de sécession, et l’électorat Noir fut pratiquement interdit de vote jusqu’à la période Kennedy-Johnson. Quant à la fraude, elle n’a jamais été un élément majeur. On se souvient en effet de celle de Chicago dans l’élection de Kennedy (fraude probablement due à la mafia, qui expliqua sans doute les représailles contre Bob Kennedy par la suite), mais ce n’est pas quelque chose de particulièrement notable dans les scrutins américains.
Je rappelle que dans Citizen Kane, Charles Foster Kane, directeur de journal qui vient d’être battu à des élections, a prévu deux « unes » : « Kane elected » s’il gagne, et « Fraud at the polls » (fraude aux urnes) en cas de défaite. L’argument n’a donc rien de nouveau.
Deuxième faiblesse de la Constitution américaine : elle a été rédigée à un moment où l’équilibre entre la nation et les Etats n’était pas le même. Aujourd’hui les citoyens américains élisent un président pour les citoyens américains ; à l’époque de Jefferson, chaque Etat contribuait à trouver un président pour des Etats. Cela se manifeste donc par des écarts considérables. Nous avons évoqué les 4 millions d’électeurs de plus pour Joe Biden, c’est un chiffre conséquent, mais n’oublions pas que Trump avait lui-même été élu avec 3 millions de voix de moins qu’Hillary Clinton. J’ai d’autre part lu (mais je n’ai pas encore vérifié ce chiffre qui me paraît énorme) que les Démocrates avaient obtenu 14 millions de voix de plus que les Républicains pour les élections sénatoriales, pour aboutir à un Sénat dont la répartition est quasiment équilibrée. Pourquoi 14 millions ? C’est tout à fait logique : chaque Etat a deux sénateurs, et les Etats pro-Trump sont de très loin les moins peuplés. Ajoutons à cela le vote par correspondance, nécessaire à cause de la pandémie, mais générateur d’un autre déséquilibre politique, puisque ce sont largement les Démocrates qui l’utilisent. Enfin, une violence extraordinairement présente dans les milieux extrémistes. La démocratie est donc perpétuellement dans des situations fragiles.
Quand on a vu que les grands médias américains reconnaissaient l’élection de Biden, on a eu l’impression qu’une institution aussi importante que la presse rendait un arbitrage, qui s’ajoute à la prudence des juges. On voit d’ailleurs que le président de la Cour Suprême ne craint qu’une chose : qu’on leur demande leur avis. Trancher à propos d’arbitrages électoraux entacherait la Cour Suprême d’un soupçon de préférences partisanes. L’armée elle-même, qui n’a pas suivi Trump dans la répression des manifestations, est elle aussi très attachée à la démocratie. Les grands caciques du parti républicain, dont Mitt Romney sont très attentifs également au respect de la démocratie. Et ces gens n’ont pas eu samedi le sentiment que Biden était élu (ce que tout le monde savait déjà) mais plutôt que la démocratie américaine sortait d’un mauvais pas.

Michaela Wiegel :
A propos des changements que l’on peut attendre de cette nouvelle majorité américaine, j’aimerais pointer un pays qui a particulièrement souffert de l’administration Trump : l’Allemagne. Pour une raison que nous n’avons toujours pas très bien comprise, c’est le seul grand pays européen que Donald Trump n’a jamais pris la peine de visiter. Il y est brièvement venu lors du G20 qui se tenait à Hambourg, mais il a toujours pointé du doigt et ostracisé la chancellière Angela Merkel.
Il est désormais acquis que l’une des raisons de la colère de Donald Trump contre l’Allemagne était le fait que cette dernière ne consacrait pas 2% de son PIB à sa défense. La défense commune et notamment les dépenses dans l’OTAN seront l’une des questions importantes qui attendent Joe Biden. A ce sujet, je doute que la nouvelle administration change le contenu de ses exigences. Le ton, en revanche, devrait beaucoup changer. Cela annonce-t-il la relance d’une défense européenne ? Si l’Allemagne augmente ses dépenses au sein de l’OTAN, cela ne peut que bénéficier à l’Europe.

François Bujon de l’Estang :
Revenons un instant sur le Congrès américain. Vous avez raison de rappeler que les élections se tiennent au même moment que la présidentielle. Leur résultat n’est pas encore parfaitement net. En ce qui concerne le Sénat, il semble bien que les Républicains vont conserver une courte majorité, mais il y a encore des élections partielles qui doivent se tenir en Géorgie le 5 janvier. Il est néanmoins vraisemblable que les Républicains garderont une majorité d’un ou deux sénateurs. Pour ce qui est de la Chambre des Représentants, il semble bien que les Démocrates vont conserver la majorité, même si celle-ci s’annonce un peu plus réduite qu’aux dernières élections de mid-term (entre 6 et 8 voix de moins).
Tout ceci pèsera beaucoup sur la présidence de Joe Biden. Celui-ci a été bien élu, avec 4 millions de voix d’avance, mais il sera malgré tout un « lame duck President » (président canard boîteux) dès le premier jour. D’abord parce qu’il aura 78 ans, et qu’il est évident pour tout le monde qu’il ne briguera pas de deuxième mandat. Il a d’ailleurs dit lui-même qu’il serait un président de transition. La deuxième raison est qu’il n’aura pas de majorité au Congrès, et qu’il aura par conséquent toutes les peines du monde à faire passer son programme législatif.
Quant à l’avenir, j’aimerais démolir deux idées reçues qui risquent de faire du dégât en Europe. D’abord que Trump n’était qu’un accident de l’Histoire, une parenthèse désormais refermée. Ensuite qu’avec Biden, l’Amérique « d’avant » est de retour. Ces deux idées sont dangereusement fausses. Trump n’est absolument pas un accident, il est le pur produit de la droitisation du parti Républicain depuis les années 1970. Tout a commencé dans les années 1960, où Lyndon Johnson (président Démocrate) fit progresser considérablement la lutte pour les droits civiques. Beaucoup de conservateurs Démocrates du Sud des USA ont alors rejoint les Républicains. Ajoutez à cela les idées du Reaganisme , la poussée des Églises évangéliques dans le Sud, et vous obtenez un parti républicain qui s’est droitisé de façon spectaculaire. Je suis entré en poste aux USA en 1995, et les élections de mi-mandat de 1994 avaient installé un leader du parti Républicain, Newt Gingrich, qui était une espèce de proto-Donald Trump, pour ce qui était du style et du ton. Cette poussée s’est renforcée avec l’apparition des Tea Parties sous George W. Bush, et c’est en réalité une lame de fond sur laquelle Donald Trump a surfé, et non un vent de folie passager.
Deuxième fausse idée : M. Biden va ressusciter l’Amérique d’avant. Les bonnes manières, sans doute. Nous aurons certainement une administration fonctionnelle, dotée des gens compétents, avec qui il sera possible de dialoguer. M. Biden viendra sans doute voir les Européens en leur tenant des propos rassurants, mais l’Amérique d’avant ne reviendra pas. Le pays est profondément divisé, et le populisme conservateur que Trump a si bien incarné est bel et bien là, et pour longtemps. Le président sortant a tout de même rassemblé 70 millions d’électeurs, favorables à une politique nationaliste, protectionniste, isolationniste, chauvine, et largement xénophobe. Il est possible que M. Biden veuille faire une espèce de « troisième mandat d’Obama », mais ne nous faisons pas d’illusions : d’abord, il aura le plus grand mal à gouverner, mais aussi et surtout, continuer la politique d’Obama signifie détourner les Etats-Unis de l’Europe et du Moyen-Orient, éviter les guerres à l’étranger, faire l’impasse sur la Russie, et pivoter l’attention des USA vers l’Asie. Le président Theodore Roosevelt le disait déjà en 1906 : « ma conviction est que l’avenir des Etats-Unis sera déterminé par ce qui se passe en Asie, et ne sera pas vers l’Atlantique ».

Nicolas Baverez :
Intéressons-nous un peu à ce que l’avenir pourrait nous réserver. Pour les Etats-Unis, pour leurs alliés, et pour la démocratie en général.
Pour les USA, la difficulté est claire : jamais un président n’aura eu à faire face à une telle conjonction de crises. L’épidémie qui a fait 240 000 morts, l’économie, avec une récession et un chômage historiques, les finances avec un déficit de 16% du PIB et une dette à 100% du PIB, les problèmes climatiques avec les incendies géants, le blocage des institutions lié à la polarisation, la désunion du pays, et le défi chinois.
Joe Biden va devoir y répondre sans majorité au congrès (et l’obligation de passer des compromis). Cela signifie que l’agenda intérieur sera l’essentiel de l’action de son administration et que tous les efforts seront concentrés sur lui. Ce n’est qu’en réussissant à l’intérieur qu’il pourra se permettre une politique extérieure ambitieuse. Un mot sur le « président de transition ». C’est ainsi qu’on a qualifiés Harry Truman et Lyndon Johnson, et l’un et l’autre furent de grands présidents dans des situations compliquées. Truman eut une vision de la guerre froide beaucoup plus juste que Franklin Roosevelt, qui était tout à fait complaisant envers Staline. Quant à Lyndon Johnson, dans une situation très compliquée de guerre au Vietnam, il a fait considérablement progresser les droits civiques.
Pour les alliés des Etats-Unis, il y a évidemment une grande illusion dont il faut se garder : celle du retour de l’Amérique de 1945 et au monde d’avant. Il y a là une erreur à ne pas commettre, notamment pour les Européens. D’où la nécessité pour ces derniers d’élaborer au plus tôt un agenda transatlantique, et de le proposer à la nouvelle administration. Sur le commerce, le numérique, le climat, et le stratégique. Le pivot vers l’Asie va durer, mais il y a cependant une réelle opportunité de renouer un lien transatlantique passablement dégradé.
Sur la démocratie, enfin. Les Etats-Unis ont bien montré qu’elle est mortelle, et qu’elle reste très fragile. Les séquelles laissées par Trump s’annoncent très lourdes, le populisme n’a pas disparu avec sa défaite, et le travail de reconstruction s’annonce titanesque : de la nation, du capitalisme, et même de la démocratie. Le paradoxe est que Joe Biden va devoir relever tous ces défis sans vrai programme. Ce qui en tenait lieu, c’était le départ de Trump.

Jean-Louis Bourlanges :
Trump n’est certes pas un phénomène isolé, et il y a dans de nombreux endroits du globe des phénomènes de populisme raciste et protectionniste comparables. Et j’en conviens, l’âge des Roosevelt et des Truman est révolu. Je crois en revanche qu’il faut distinguer nettement trois niveaux de responsabilité.
Trois choses étaient en jeu dans cette élection. D’abord, l’enjeu démocratique. Je n’y reviens pas, je l’ai analysé plus haut. Ensuite, l’enjeu des valeurs sociétales : les questions ethniques, religieuses, sexuelles ... La société américaine est plus polarisée que jamais sur ces points, et la tâche de M. Biden s’annonce redoutablement difficile. Enfin, il y l’enjeu de la politique traditionnelle. Qu’il s’agisse de la politique économique et sociale ou de la politique étrangère ou sécuritaire, il me semble qu’on est dans ce domaine resté plus proche du business as usual. Evidemment, il y a des différences de degrés, dans le protectionnisme par exemple. Mais sur le plan économique, je pense que l’approche de Biden sera certes multilatéraliste sur le plan international, mais qu’à l’intérieur on sera dans le jeu traditionnel : les Républicains baissent les impôts, les Démocrates les augmentent et soutiennent des programmes sociaux, mais sur le fond, rien de vraiment nouveau.
Sur le plan de l’équilibré géopolitique, le pivot vers l’Asie est une tendance très profonde, mais c’est tout à fait normal, et il ne faut pas le vivre comme une aggression. L’Europe a cessé d’être un enjeu, elle est désormais partenaire, ou rivale, selon les occasions. De même le Moyen-Orient n’est plus névralgique pour les Américains tandis qu’il l’est pour nous. Il y a là quelque chose qui doit être reconsidéré, mais ces problèmes sont davantage de notre ressort que de celui de Joe Biden. C’est nous autres européens qui montrons, avec une désolante constance depuis la chute du mur et la dissolution de l’Union Soviétique, notre incapacité à nous ressaisir des responsabilités géopolitiques qui devraient être les nôtres. Parce que c’est nous qui sommes proches de la Russie et du Moyen-Orient, et parce que nous avons les moyens économiques d’assurer notre défense. Nous avons une relève à prendre, et il se peut qu’elle se fasse de façon plus courtoise avec Joe Biden, mais je ne sens pas encore en Europe une prise de conscience nous permettant d’être les vrais partenaires d’un nécessaire rééquilibrage transatlantique.

Les brèves

Le risque populiste

Jean-Louis Bourlanges

"Je voudrais prolonger notre discussion sur les Etats-Unis en vous proposant de prendre connaissance de la troisième vague de l’étude réalisée par Fondapol sur le risque populiste. Ce qui se passe aux Etats-Unis pourrait aussi concerner la France, où nous sommes également menacés d’une subversion populiste. A ce propos, j’aimerais réitérer un appel, qui n’a jamais été entendu jusqu’ici, mais qui me paraît important. J’aimerais que soit retiré de notre Constitution l’article 16, qui permet au président de la République la possibilité de s’adjuger les pleins pouvoirs de façon quasiment unilatérale en cas de troubles importants. Cet article permettrait, en cas de victoire d’un leader populiste, de subvertir la République. Il faut modifier notre Constitution pour en éliminer l’article 16 ! Je lance cette bouteille à la mer."

Hippolyte et Aricie

Philippe Meyer

"On croit que le confinement ne permet plus de voir des spectacles, ce n’est pas tout à fait vrai. Nombreuses sont les initiatives dans le monde du théâtre et de la musique. Notamment Hippolyte et Aricie de Rameau, qui devait être donné à l’Opéra Comique, et qui sera diffusé le 14 novembre sur Arte. De la même manière, la Comédie-Française a ressuscité la chaîne qu’elle avait créé pendant le premier confinement, qui permet de voir une tragédie de Racine assez peu jouée, Bajazet, mise en scène par Eric Ruf."

Ci-gît l’amer Guérir du ressentiment

Nicolas Baverez

"Je vous recommande ce qui pourrait être le livre de chevet de Joe Biden et Kamala Harris, signé de Cynthia Fleury. Cet ouvrage nous montre comment, au cœur de la crise de la démocratie, on trouve cette dynamique du ressentiment, de la victimisation, qui ouvre en réalité la voie à l’autoritarisme. L’auteure ouvre également des perspectives de solutions, en insistant notamment sur l’éducation, pour montrer qu’elle permet à la fois de former des citoyens maîtres de leur destin, meilleur moyen de lutter contre le populisme."

L’égalité un fantasme français

François Bujon de L’Estang

"Je m’éloigne un peu des Etats-Unis pour vous recommander ce petit livre de Michel de Rosen que j’ai trouvé très stimulant. Selon l’auteur, la passion des Français pour l’égalité fait qu’ils surestiment le niveau des inégalités, préfèrent l’égalité apparente à l’égalité réelle et, en s’arc-boutant sur la réduction des inégalités de revenus, négligent le combat de la mobilité sociale, qui est en réalité la clef de l’égalité véritable. Le livre est très intéressant et se lit facilement."

The truths we hold An American journey

Michaela Wiegel

"J’aimerais vous recommander le livre qu’a écrit la future vice-présidente des Etats-Unis, Kamala Harris, pas encore traduit en français, mais qui contient de nombreuses anecdotes sur son apprentissage du français. Elle explique qu’elle ne connaissait au départ que le mot « demi-plié » car elle faisait de la danse classique. Quand elle a déménagé à Montréal elle a dû apprendre la langue, et raconte qu’ellle avait l’impression de passer ses journées à ne dire que « Quoi ? Quoi ? Quoi ? ». Elle parle désormais très bien le français. "

Lettre d’information « Couacs »

Philippe Meyer

"Je recommande cette semaine une nouvelle lettre d’information en ligne, qui intéressera tous ceux qui ont du goût pour la musique, notamment la musique classique. Elle est le fait d’Yves Riesel, qui a beaucoup réfléchi et agi pour la diffusion de la musique classique. Il fut notamment l’un des premiers à comprendre l’importance du streaming pour cette dernière. Il édite donc depuis quelques jours une lettre appelée « couacs »."