Sortir la justice de l’ornière / Qu’attendre de Joe Biden ? / n°163 (18 octobre 2020)

Sortir la justice de l’ornière

Introduction

Philippe Meyer :
En avril 2016, déjà, le ministre de la Justice Jean-Jacques Urvoas constatait : « L'institution judiciaire est en voie de clochardisation ». Alors que cette année, les dépenses publiques vont atteindre 65 % du PIB, la Commission européenne indique que la France ne consacre que 72 euros par habitant et par an à la justice, contre 146 en Allemagne et que notre pays ne compte que 10 juges pour 100.000 habitants, contre 21 pour la moyenne de l'Union européenne. D'où l'allongement des délais au détriment des citoyens. Un jugement de première instance demande 309 jours en France, contre 19 au Danemark. Plus grave encore, la durée moyenne d'une instruction pénale excède cinq ans, avec des cas comme le procès de l'affaire de Karachi, où un premier jugement est intervenu en juin 2020 pour des faits qui remontent à 1994, ce qui suffit à priver de sens et de portée cette décision. Des délais qui explosent un peu plus encore avec la pandémie et son confinement qui a succédé à une grève de trois mois des avocats.
En janvier, la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme, pour l'état de ses prisons. Maître Patrice Spinosi, avocat de l'Observatoire international des prisons a dénoncé alors « des établissements surpeuplés, 150, 160, 190 jusqu'à 200 % d'occupation. Des détenus entassés, parqués dans des cellules sales, insalubres, délabrées, souvent la présence récurrente et persistante de nuisibles, des rats, des punaises de lit, des scolopendres. » Dans une décision rendue le 2 octobre, les « sages » du Conseil constitutionnel ont donné cinq mois au Parlement pour voter une loi permettant aux prévenus de saisir un juge judiciaire si leur incarcération constitue une atteinte à la dignité humaine, pour qu'il y mette fin.
Dans ce contexte, l’annonce le 28 septembre de la hausse de 8% du budget de la Justice a été qualifiée d’« historique »  par le Garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti : il atteindra dans le cadre du budget de l'État pour 2021, la somme de 8,2 milliards d'euros. Un record « depuis un quart de siècle », se félicite le ministre. L'ancien avocat, qui a fait de la « proximité » l'axe prioritaire de sa politique, annonce 200 millions d'euros supplémentaires destinés à « lutter contre la délinquance du quotidien au plus près des victimes ». L'aide juridictionnelle bénéficie en outre d'une hausse de 10 % des crédits, tout comme la sécurité pénitentiaire. Le budget 2021 de la justice prévoit 2.450 emplois supplémentaires, dont 950 nouveaux emplois - contractuels - « à recruter dès maintenant ». Une centaine de ces postes concerne des renforts pour les services pénitentiaires d'insertion et de probation, et 764 juristes doivent venir épauler les greffes « dans les prochaines semaines et les tout prochains mois ». Les recours aux délégués du procureur et aux magistrats honoraires ou à titre temporaire vont être doublés.

Kontildondit ?

Matthias Fekl :
La situation est compliquée depuis longtemps, et cela fait des années que les choses couvent. On assiste aujourd’hui à la convergence de plusieurs crises. Elles sont à mon avis au moins trois.
D’abord une crise de confiance généralisée, entre tous les acteurs, quels qu’ils soient. Entre les citoyens et leur justice, entre les avocats et les magistrats, entre les forces de l’ordre et la justice, ce qui est très préoccupants puisqu’il s’agit là de deux piliers du pacte démocratique, et enfin entre les magistrats et le pouvoir politique.
La deuxième crise porte sur la gouvernance. Là non plus, rien de nouveau, mais il semble que le nouveau Garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti cristallise contre lui une défiance sans précédent. On peut voir là aussi l’aboutissement d’années de difficultés. Lesquelles ? La question récurrente des interventions individuelles dans les procédures judiciaires d’abord. Même si de nombreux gouvernements ont toujours proclamé (et souvent à raison) s’abstenir de telles pratiques, il subsiste un doute en la matière. La deuxième difficulté est bien plus fondamentale : on est aujourd’hui au bout d’une logique institutionnelle et organisationnelle de l’autorité judiciaire en France. Cette conception française de la séparation des pouvoirs ne convainc plus, les magistrats ont de plus en plus de difficultés à faire reconnaître leur autorité. Inversement, l’autorité judiciaire ne peut se défaire de soupçons de politisation en son sein.
La troisième et dernière crise concerne les moyens. Il y a un organe, la Commission européenne pour l’efficacité de la justice, qui dépend du Conseil de l’Europe, et qui est assez méconnu, mais fait un travail de collection de statistiques et d’analyse de tous les pays membres absolument remarquable. Et on constate grâce à lui le retard abyssal de notre pays par rapport à d’autres grandes démocraties. La France est tout juste dans la moyenne, mais celle-ci est au niveau d’autres pays dont les standards de démocratie ne sont pas ... les plus élevés, pour le dire poliment. Ce manque criant de moyens est extrêmement préoccupant, y compris au niveau du matériel le plus élémentaire : des bureaux correctement chauffés, du matériel qui fonctionne (ordinateurs, imprimantes, photocopieuses ...).
Tout cela se traduit dans les lenteurs extrêmes évoquées en introduction et dans les défiances que l’on sait. Mais cela traduit également un affaiblissement de l’Etat dans sa capacité de régulation des rapports sociaux. Ce problème est le cœur des défis régaliens auxquels le président, et nous tous, sommes confrontés.

Nicole Gnesotto :
Je reviendrai d’abord sur la crise de confiance, très importante. Selon un sondage, 73% des gens interrogés estiment que les sentences prononcées ne sont pas assez sévères. Il ne s’agit donc pas seulement de la lenteur des procédures, mais d’une impression de laxisme de la justice. Et c’est très grave quand on le met en rapport avec la violence sociale qui ne cesse de monter dans notre pays, ou avec cet autre sondage absolument ahurissant, selon lequel 55% des Français sont pour le rétablissement de la peine de mort. Sur cette image laxiste, il y a une responsabilité de l’institution à communiquer davantage.
Il y a une autre crise que nous n’avons pas évoquée : celle de l’institution elle-même. La figure du juge, en tant que représentant de l’indépendance, de la vertu, et de la défense des opprimés. Il n’est absolument plus perçu comme cela. Sans doute parce que ce qui nuit à l’image de la justice aujourd’hui, c’est une forme d’indépendance par excès. Le juge aujourd’hui apparaît comme disposant d’une impunité intolérable : il peut se tromper, perdre ses dossiers dans le métro, et ne subir aucune sanction. Montesquieu, le père de la séparation des pouvoirs, le disait bien : « la vertu même a besoin de limites ». Nous sommes encore nombreux à être scandalisés par le traitement de certaines affaires : « d’Outreau » ou « Gregory » pour ne citer que celles-là.
Nous sommes dans une situation où l’institution ne fait jamais d’autocritique, n’a aucune sanction contre les fautes ou les erreurs, et ne pense qu’à une chose : se défendre elle-même. Il y a là un corporatisme qui me semble tout à fait nuisible. Indépendance ne veut pas dire irresponsabilité.
Enfin, je reviendrai sur les rapports entre justice et politique, et notamment entre les magistrats et le ministre. Pour ma part, je ne trouve pas que le Garde des Sceaux est à la fois juge et partie, il est au contraire victime et partie, dans la mesure où ce sont ses téléphones qui ont été écoutés par trois magistrats ayant outrepassé leurs fonctions. Et en toute impunité, encore une fois. Mais cette question des rapports entre justice et politique se retrouve aussi dans les « affaires », qui sont légion : Tapie, Balkany, Ferrand, Fillon, et j’en passe. Mais ici, j’ai l’impression d’une évolution positive. Pendant très longtemps, lorsqu’un homme politique était condamné (après des décennies de procédure), il écopait généralement d’un sursis. Pour la première fois, dans deux affaires, Balkany et Fillon, on a des peines de prison ferme. Je ne sais pas ce qu’une telle évolution signifie, mais reconnaissons qu’elle est indéniable.

David Djaïz :
Le portrait de la justice française brossé en introduction est très inquiétant, et il est cocasse de se dire que ce pays, qui consacre 55% de son PIB à la dépense publique (en temps normal, en ce moment c’est 65%) a l’une des dépenses par habitant concernant la justice les plus faibles de l’OCDE. Littéralement moitié moins qu’en Allemagne, par exemple. Il en résulte bien évidemment une dégradation du service public. Des délais totalement incompréhensibles : 25 ou 30 ans pour un jugement annulent totalement sa portée ou sa signification. C’est presque seulement pour la beauté du droit.
Il faut tout de même se réjouir des mesures budgétaires annoncées pour 2021, qui prévoient à la fois un renforcement des moyens de fonctionnement, et des embauches de magistrats, de juristes, de greffiers ...
Il faut avoir une approche globale de ce problème, dans la mesure où le service public de la justice participe d’une chaîne pénale qui ne se réduit pas au magistrat et au greffe. Il y a un travail en amont, celui de la police (et cela suppose de la confiance entre les deux institutions), et un autre en aval, notamment dans l’administration pénitentiaire. Cette dernière est dans un état de surchauffe extrême. Le taux de saturation des prisons crève le plafond, et ce n’est évidemment pas le moyen d’inspirer le respect, qui doit sous-tendre l’autorité de l’institution judiciaire.
La crise de la justice est plus généralement significative de la crise des services publics que traverse la France depuis une vingtaine d’années. De ce point de vue, il est regrettable qu’on n’y réponde qu’au coup par coup, à la faveur des circonstances exceptionnelles que nous traversons. La France a été frappée par une terrible vague d’attentats, à la suite de laquelle nous avons pris conscience que les suppressions d’emploi dans la police et la gendarmerie n’étaient pas adaptées à la gravité de la situation. La crise sanitaire a abouti à un Ségur de la santé, qui a permis une revalorisation des personnels. Faut-il attendre une crise totale de la chaîne pénale pour repenser les missions de la justice et renforcer ses moyens ? Je préfèrerais pour ma part que l’on réfléchisse globalement à ce que doivent être au XXIème siècle les missions de l’Etat, le service public, ou la redistribution. On voit que crise après crise se dessine un moment où une refondation sera nécessaire, et où l’on sera obligé d’examiner les services publics plus radicalement.
L’une des raisons de la crise de confiance que connaît la justice est probablement le fait qu’elle est très faible dans notre Constitution, et que cette impuissance publique s’accompagne parfois d’un excès de pouvoir personnel. Les magistrats ont été si maltraités dans la 5ème République qu’ils ont souvent compensé par des pratiques hasardeuses. Il me semble que là aussi nous sommes à l’aube d’une grande réflexion sur ce sujet. Je ne suis pas personnellement favorable à ce que le gouvernement ne nomme plus les procureurs ou les parquetiers. Il faut en revanche renforcer les garanties d’indépendance. Des progrès ont été faits avec la fin des instructions individuelles. On pourrait imaginer passer demain à une situation d’avis conforme du Conseil Supérieur de la Magistrature pour la désignation des parquetiers. Cela renforcerait les garanties d’indépendance tout en maintenant l’idée que les juges du parquet jugent au nom de l’Etat, et qu’il y a une réelle unité et une réelle indivisibilité. On pourrait faire également beaucoup plus pour développer la culture commune des hauts fonctionnaires, et les magistrats en font partie. Bien sûr, juger n’est pas le même métier qu’administrer, ils ne s’agirait donc pas qu’une seule école les forme tous. En revanche, qu’il y ait un tronçon de scolarité ou de formation en commun, un moment où pourraient se développer des échanges et de la culture commune, ne serait-ce que pour apprendre à mieux se connaître, me paraît absolument nécessaire. Enfin, il y a évidemment des attitudes individuelles qui sont parfois déplorables, des violations du secret de l’instruction, des écoutes aux limites de la légalité, une politisation excessive ... Tout cela devra également être pris en compte, mais dans une perspective globale.

Philippe Meyer :
Je ne suis pas aussi sûr que Nicole Gnesotto que la justice soit laxiste. Avant la Covid, les prisons étaient archi-pleines. Je ne suis pas sûr non plus que les magistrats aient vraiment conscience de leur image dans l’ADN de la société française et de son histoire, celle d’une profession qui a été longtemps servile, corrompue, achetable, et qui il n’y a encore pas si longtemps, acceptait de prêter serment (sauf pour l’un d’entre eux) au maréchal Pétain, de constituer (pas tous, certes) ces cours spéciales dans lesquelles des affaires déjà jugées étaient rejugées, et où des gens condmnés à un an de prison étaient envoyés à la mort ... Tout cela, on s’en souvient, il y en a encore de nombreux témoins vivants. Les magistrats pensent que, comme ils peuvent désormais se syndiquer ou qu’ils sont capables de prendre la parole en commun sur certains sujets, ils ont « nettoyé » leur image dans l’opinion publique. Je pense que cela n’est pas vrai, et qu’il suffit soit d’une erreur, soit d’une situation dans laquelle l’indépendance du magistrat est très douteuse pour que tout à coup remonte à la surface cette défiance, qui a des fondements historiques.
Enfin, nombreux sont les magistrats à s’être grisés des médias, et à avoir envoyé en détention provisoire des gens qui n’avaient rien à y faire. Je viens de finir l’excellent livre de l’avocat Jean-Pierre Versini-Campinchi (Papiers d’Identités, éditions du Cerf), qui y raconte sa pratique et cela fait froid dans le dos. On y apprend par exemple que Jean-Christophe Mitterrand, dont il était l’avocat, a été envoyé en prison parce qu’il était le fils Mitterrand. Des gens ont fait 30 mois de détention pour être enfin reconnus innocents, et cela n’a eu aucune suite. Dans toutes ces affaires dont parle Maître Versini-Campinchi, il semble que la griserie des médias ait joué un rôle important.

Matthias Fekl :
Je crois que c’est Balzac qui disait « le juge d’instruction est l’homme le plus puissant de France ». D’une certaine façon, cela n’a pas changé. On pourrait y ajouter certains journalistes, semble-t-il.
Je suis d’accord avec l’analyse de David Djaïz, et elle me semble répondre aux interrogations de Nicole Gnesotto. Cette crise de l’institution relève d’un mouvement de balancier excessif, notamment en ce qui concerne les rapports entre justice et politique. Pendant des années, il y a eu une forme d’impunité insupportable, y compris pour des affaires a priori évidentes, qui auraient dû relever du droit commun, et dont les procédures ont traîné, voire jamais vraiment commencé. Cela a créé ou conforté dans l’opinion l’idée d’une société à deux vitesses, avec une caste de privilégiés. Idée qui est désormais fortement ancrée. On peut désormais craindre un mouvement de balancier inverse. Je crains notamment cela sur un point : l’intervention du juge judiciaire dans l’exercice de responsabilité politique, quand il s’agit de l’exercice de compétences d’Etat. Je m’explique. Jeudi dernier ont eu lieu des perquisitions chez plusieurs membres du gouvernement en raison de la pandémie. Je ne veux pas m’exprimer sur cette procédure en particulier car il faut laisser les juges travailler, mais sur le plan des principes, je suis persuadé que ce n’est pas devant un juge que peut se régler l’évaluation et le jugement historique des responsabilités dans la gestion de cette pandémie. Qu’aurait-il fallu faire ? A-t-on bien fait ? Ce sont des questions importantes et il faudra évidemment déterminer les responsabilités, mais je ne pense pas que ce soit en fouillant les domiciles de ministres qu’on le fera. Je pense même qu’il y a là un risque de paralysie supplémentaire du pouvoir politique.
On prête ce mot au président de la République : « la moitié de mon gouvernement passe son temps à gérer son risque pénal ». Il est tout à fait normal que tous les acteurs de l’Etat, à tous les niveaux intègrent tous les paramètres. Et s’il faut ouvrir tous les parapluies possibles avant de dire ou faire quoi que ce soit, cela change évidemment la façon de gouverner. C’est là aussi un risque de dérive très fort.

Philippe Meyer :
D’autant que l’ordinateur et le téléphone portable du ministre de la Santé ont été saisis, et on imagine que ces deux instruments devaient lui être utiles ...

David Djaïz :
Je ne veux pas accabler outre mesure les magistrats ; ce sont des gens qui font un métier difficile, et pour l’écrasante majorité d’entre eux, avec une conscience professionnelle et un sens de l’intérêt général qui les honore. Mais leurs responsabilités sont immenses, à la mesure de leur pouvoir : celui de priver de liberté. La moindre faute ou erreur peut par conséquent avoir un effet déstabilisateur sur tout le système.
Un mot sur les perquisitions récentes. Il ne s’agit pas de commenter cela, mais en tant que citoyen, on a toujours le droit d’avoir un avis. Je ne connais évidemment pas le fond de la plainte qui a été déposée, mais je m’interroge tout de même fortement sur la date. Cette perquisition intervient au petit matin, au lendemain d’une annonce majeure, elle mobilise des dizaines de policiers, se fait au domicile d’un ministre en exercice, et dans les services administratifs, au moment même où ces gens doivent gérer la pire crise sanitaire de l’histoire récente. Je ne suis pas certain que cela donne une excellente image de la justice, ni que cela contribue à améliorer l’efficacité de l’action publique face à des crises importantes. Cela ne peut qu’aggraver ce défaut que l’on reproche déjà aux hauts fonctionnaires français : se couvrir en permanence. Dans des conditions pareilles, qui n’en ferait autant ?

Philippe Meyer :
Nous avons beaucoup parlé de la justice pénale, mais la situation de la justice civile est tout aussi dramatique. Il faut pratiquement un an pour qu’une affaire arrive à son jugement de première instance, contre 17 jours au Danemark.
Il y a enfin les tribunaux de commerce (dont l’action est paralysée à cause de la pandémie), sur lesquels les rapports les plus sévères existent depuis longtemps, et où les tentatives de réformes échouent sans cesse.

Qu’attendre de Joe Biden ?

Introduction

Philippe Meyer :
S’il accrochait à sa ceinture le spectaculaire scalp de Donald Trump, en quoi la présidence de Joe Biden différerait-elle de celle de son adversaire en matière de politique étrangère ? Si le candidat démocrate n’a pas eu beaucoup d’occasions de développer ses intentions, certaines de ses prises de positions récentes et surtout ses initiatives comme sénateur, puis président de la commission des affaires étrangères du Sénat et enfin comme vice-président de Barak Obama, éclairent sur ses orientations diplomatiques.
Dans un article paru dans Foreign Affairs au début de l'année, avant la pandémie, Joe Biden a annoncé qu'il prendrait, une fois élu, « des mesures immédiates pour renouveler la démocratie et les alliances » des Etats-Unis. Il reviendrait dans l'accord de Paris sur le climat, ainsi qu’au sein de l’Organisation mondiale de la santé quitté par Donald Trump au début de l’année. L’actuel candidat démocrate rejoindrait les Européens sur le nucléaire iranien, comme il le précise dans une tribune publiée le 14 septembre sur le site de CNN. Une fois élu, il affirme qu’il « offrira une voie crédible à la diplomatie. Si l'Iran revient à une application stricte de l'accord nucléaire, les États-Unis retourneront à cet accord, comme point de départ à des négociations » avec l'Iran. Sur Israël, Joe Biden a fait savoir qu'il ne reviendrait pas sur le déménagement de l'ambassade de Tel-Aviv à Jérusalem, tout en répétant sa volonté d'œuvrer pour une solution à deux États. Il a également estimé que les États-Unis devaient faire davantage pression sur la Turquie pour réduire les tensions avec la Grèce.
Dans les années 1990, alors sénateur, Joe Biden a soutenu l’intervention militaire des États-Unis en ex-Yougoslavie, et il a voté en 2003 en faveur de l'intervention en Irak. Alors qu’il était vice-président de Barack Obama, il a appuyé en 2011 l'intervention occidentale en Libye, de même qu’il a soutenu la non intervention en Syrie après les bombardements chimiques de Bachar al-Assad qui constituaient pourtant officiellement une ligne rouge à ne pas franchir. Aux côtés d’Obama, il a participé activement à la politique dite du « pivot », ce basculement stratégique du déploiement de la puissance américaine, en se détournant de l’Europe et du Moyen-Orient pour se porter vers l'Extrême-Orient, visant explicitement à « contenir » la puissance chinoise ascendante. D’accord sur ce point Républicains comme démocrates, voient en Pékin le concurrent direct de Washington.
L’ancien chef du Pentagone Robert Gates, qui avait servi sous George W. Bush et que Barack Obama avait maintenu en fonction, affirme que le vice-président Joe Biden, « s'est trompé sur quasiment toutes les questions de politique étrangère et de sécurité nationale des quatre dernières décennies ».Les deux hommes s’étaient opposés sur l’importance de la force à déployer en Afghanistan, Gates, qui souhaitait un renforcement de la présence militaire, l’avait emporté sur Biden.

Kontildondit ?

Nicole Gnesotto :
La question des intentions de Biden en matière de politique étrangère intéresse au plus haut point les partenaires extérieurs des Etats-Unis, et notamment l’Union Européenne. Elle est en revanche assez secondaire dans le débat électoral américain. Les Européens se demandent si Joe Biden président va ressusciter l’image et la pratique d’une Amérique amie du multilatéralisme et de l’Europe, autrement dit dans la continuité de Clinton ou d’Obama, ou s’il sera au contraire dans la continuité de Trump, avec juste un peu plus de courtoisie.
Je crois que la continuité va largement l’emporter sur la rupture. Vous avez cité en introduction les ruptures annoncées : le climat, le multilatéralisme (revenir dans des institutions que Trump a soit quittées, soit minées de l’intérieur) et l’Iran. Sur ce dernier point, j’attends de voir, car l’Iran a beaucoup changé depuis 2015, et le retour des USA dans cet accord déjà ancien ne va pas de soi. Biden a passé 47 ans à Washington, il en connaît par cœur les rouages, il est entouré de conseillers bien connus des Européens, bref il y a tout une génération ancienne de diplomates qui se tiennent prêts, et dont on attend un retour à l’ordre pré-Trump.
Je crains qu’il ne faille pas trop se faire d’illusions, et qu’on sera dans une continuité polie de l’ère Trump. D’abord parce qu’il y a toujours un écart entre les annonces d’un candidat et sa politique réelle. On pense tout de suite à Obama, à son grand discours du Caire, cette promesse de réconciliation avec le monde musulman, qui n’a rien donné. De même pour le « reset » (redémarrage) des relations avec la Russie.
Ensuite, parce que le monde a changé pendant le mandat de Trump. De lui-même, mais aussi à cause de Trump. Biden sera contraint s’il est élu d’assumer un certain héritage, notamment sur la question d’Israël et de la Palestine. Il ne compte pas remettre en cause le déplacement de l’ambassade américaine à Jérusalem, ni les accords signés récemment entre Israël, les Émirats et les Etats-Unis. Et même sur le climat ; je ne doute pas qu’il retourne dans les accords de Paris, mais il y a à présent aux USA des dizaines de milliers d’emplois qui dépendent de la survalorisation des industries carbonées réalisées pendant l’administration Trump.
Enfin, les Démocrates considèrent que Trump n’a pas totalement tort sur un certain nombre de sujets. A commencer par l’isolationnisme. Les Démocrates ont beau aimer davantage les institutions internationales que les Républicains, ils ne sont pas pour autant interventionnistes. C’en est fini de l’idée que l’Amérique doit être le gendarme du monde. Il ne faut pas se reposer sur les Etats-Unis pour gérer des crises qui ne les touchent pas directement. Dans l’entretien accordé à Foreign Affairs, Biden le dit clairement : il compte utiliser le commerce (les sanctions économiques) plutôt que la force. Deuxième point de continuité : la priorité à l’Amérique. Même s’ils ne reprendront pas le slogan America First, les discours démocrates ne laissent pas de doute : on y dit que l’Amérique ne peut être forte à l’extérieur que si elle est forte à l’intérieur. Biden s’intéressera bien davantage à l’intérieur du pays qu’au reste du monde. Et enfin, il y a un consensus bipartisan (bien antérieur à Donald Trump) sur la menace chinoise. Cela correspond également à une espèce d’auto-critique des Démocrates sur leur irénisme économique de la dernière décennie. Cette idée que la mondialisation mènerait à la fin de l’Histoire, qu’elle allait faire prospérer la démocratie et pacifier la planète a fait long feu. La jeune génération des Démocrates est bien plus pragmatique qu’idéaliste. Elle reconnaît que la Chine est le grand gagnant de la mondialisation, et que cette dernière a au contraire fait souffrir l’Amérique.

David Djaïz :
Pour mieux cerner quelles pourraient être les ruptures et les continuités entre Trump et Biden, il faut d’abord examiner les singularités de la politique étrangère de Trump. Ce qui le distingue principalement de l’establishment, c’est d’abord son rejet du multilatéralisme. Il s’est désengagé de l’accord de Paris, de l’UNESCO, de l’OMS, a vertement tancé ses partenaires de l’OTAN, a mis en crise l’OMC et ce qui restait du conseil de sécurité de l’ONU. L’ordre international reposait sur l’hégémonie américaine, or ces derniers temps les Etats-Unis ont fait preuve d’un refus d’hégémonie.
On peut imaginer que Biden réinvestira le système multilatéral s’il est élu. Cela aura pour conséquence première que les USA vont rétablir de fortes relations avec des partenaires très délaissés ces dernières années. Je pense en premier lieu à l’Allemagne. Merkel avait des relations exécrables avec Trump (il suffit de regarder quelques images de sommets internationaux pour constater que leur aversion mutuelle est presque physique). Avec Biden président, l’Allemagne devrait bénéficier d’une revalorisation.
En revanche, multilatéralisme mis à part, je pense que l’ordre des priorités de la politique étrangère américaine ne va pas beaucoup changer. Deux dossiers le montrent. D’abord, au Moyen-Orient, où je doute que Biden veuille changer l’équilibre des forces. Je m’en désole personnellement, pour le peuple palestinien d’abord, qui vit en ce moment un abandon complet. Ensuite, le dossier chinois. Là aussi, la continuité entre Trump et Biden devrait être quasiment totale. La Chine est la menace par excellence pour les Américains, c’était d’ailleurs l’axe majeur de la politique d’Obama, qui lui a valu de nombreuses critiques européennes : le pivot entre le théâtre méditerranéen et le théâtre asiatique. Obama avait essayé un containment, en tentant de rapprocher les Etats-Unis des démocraties qui entourent la Chine, comme la Corée du Sud ou le Japon. C’était l’objectif du traité transpacifique de commerce.
Que fera l’Europe si Biden est élu ? On voit aujourd’hui se jouer une lutte d’influence comparable à celle de la fin du XIXème siècle : un hégémon en train de décliner, et une superpuissance aspirant à devenir le nouvel hégémon. A l’aube du XXème siècle, c’est une situation comparable qui a mené au premier conflit mondial : un hégémon finissant (le Royaume-Uni) et deux superpuissances se disputant la place au sommet : l’Allemagne et les Etats-Unis.
Les intentions chinoises ne font aucun doute : Xi Jinping a annoncé que la Chine serait la première puissance mondiale en 2049 et laverait ainsi les affronts coloniaux. Les Chinois sont particulièrement actifs sur le terrain du multilatéralisme. Ils jouent d’une part le jeu des institutions existantes, en occupant tous les postes possibles, tout en développant parallèlement leurs propres instruments multilatéraux, dotés de leur clientèle propre.
La vraie question reste celle de l’Europe. Si les Etats-Unis se retrouvent mieux disposés à l’égard du multilatéralisme, l’Europe continuera-t-elle ce processus d’émancipation que l’on voit poindre ? Cherchera-t-elle à affirmer une troisième voie, ou reviendra-t-elle dans son état de minorité, c’est à dire de vassal transatlantique des Etats-Unis ?

Matthias Fekl :
Vous parlez tous au futur. Même si j’espère personnellement que Biden sera élu, je resterai prudent et emploierai le conditionnel. Effectivement, la politique étrangère n’est pas un sujet brûlant dans le débat public étasunien, il ne l’est d’ailleurs guère davantage en France. Ceci étant dit, il faut rappeler plusieurs choses.
D’abord, que si Biden est élu, le ton diplomatique devrait changer assez radicalement. Les partenaires et amis cesseraient d’être brutalisés, on se souvient des tweets aussi injurieux que navrants contre Trudeau par exemple. Ce n’est pas seulement anecdotique mais symbolique. Le retour à l’écoute, et à la confiance nécessaire aux partenariats à long terme serait déjà quelque chose de très important.
Il ne s’agirait pas pour autant d’idéaliser l’Amérique. Y compris celle d’Obama, qu’on a tendance à magnifier parce que l’homme avait du style. Je me souviens de négociations compliquées à propos du TTIP (ou TAFTA) où l’administration Obama défendait les intérêts américains bec et ongles. Les USA considéraient que l’Europe était très naïve, même si la nouvelle commissaire Malmström avait donné des inflexions très importantes. Les USA avaient une capacité à dérouler et défendre leur vision aussi tenace que brutale. C’est cela, les relations internationales. C’est vrai en matière commerciale, mais aussi dans le champ diplomatique et militaire. On se souvient de la volte-face de dernière minute en Syrie alors que les lignes rouges avaient été franchies. Je ne place pas Obama au même rang que Trump, mais c’est toujours la défense des intérêts de chacun qui prime dans les relations internationales. Nous avons tendance à considérer que les Etats-Unis ont à assumer un leadership mondial et à défendre des intérêts qui les dépassent. Il ne voient pas les choses de la même façon.
Il est vrai que Donald Trump a changé des choses, et je dois bien reconnaître que certains des changements étaient bienvenus, notamment la fin de la naïveté en matière commerciale. Même si tout cela a été fait sur un fond détestable de racisme et de brutalité, on a désormais admis que la Chine a tiré tous les profits de la mondialisation sans en respecter les règles d’anti-dumping et de concurrence loyale, et qu’elle n’est pas (c’est le moins qu’on puisse dire) devenue plus démocratique. Cette question est au cœur des malheurs induits par une certaine mondialisation, comme la désertification de territoires entiers, le déclassement (quand ce n’est pas la disparition pure et simple) des classes moyennes, qui érodent la démocratie. La crise démocratique profonde que nous traversons aujourd’hui vient aussi de là : l’assise sociologique de nos démocraties libérales a été fragilisée, notamment par des pratiques commerciales violentes, et une incapacité des Etats à y faire face.
Enfin, quel sera l’impact sur l’Europe ? La solidarité assez forte qui est née dans l’opposition à Trump se prolongera-t-elle si c’est Biden qui est élu ? Est-ce que de meilleures relations entre les Etats-Unis et l’Allemagne affaibliront le moteur franco-allemand ?
Je suis plus optimiste quant à la possibilité que Biden soit favorable à un Green New Deal. Je pense qu’il est tout à fait possible qu’il fasse de la diplomatie environnementale l’un des angles de sa présidence, y compris en transformant en partie l’économie américaine. Il a annoncé des plans d’investissements dans de nouvelles formes d’énergie se chiffrant en centaines de milliards de dollars. Pour le coup, il y a là une réelle lueur d’espoir.

Nicole Gnesotto :
Je ne crois pas que le refus de l’hégémonie ait été le fait de Trump. C’est Obama qui le premier a retiré l’Amérique de différents théâtres internationaux. Le Moyen-Orient, le refus d’intervenir en Syrie, puis Ukraine et en Crimée. Je ne crois pas du tout qu’une administration Démocrate veuille reprendre l’hégémonie au sens où nous l’entendons, à savoir s’occuper des affaires du monde à la place des autres. Ils ne le feront pas. Le multilatéralisme qui les intéresse est « indifférent » : il s’agit d’être présent dans le jeu et ne plus abandonner les places, mais le temps de l’interventionnisme a vécu.
Ensuite, je ne crois pas du tout à ces théories héritées de Thucydide, où la montée d’une puissance pendant le déclin d’une autre conduit à la guerre. Tout simplement parce que la Covid est passée par là, et que les USA et la Chine seront tous deux affaiblis durablement. La Chine n’est pas la grande gagnante du monde post-Covid parce que les marchés à l’exportation s’effondrent.
Enfin, je ne crois pas que Trump a uni les Européens contre lui, ni même qu’il a suscité une prise de conscience de l’identité européenne dans le monde, et de la nécessaire défense des intérêts de l’Europe. Les Européens sont toujours divisés, et tout porte à croire que Biden les divisera encore davantage. Je pense que l’élection de Biden est souhaitable, mais que ce n’est pas une bonne nouvelle pour les Européens : les USA feront le forcing pour qu’on les suive sur la menace chinoise, en particulier sur les questions technologiques, et réduiront à néant les efforts d’identité politique européenne.

David Djaïz :
Il ne faut pas confondre hégémonie et interventionnisme. Une hégémonie peut être bénigne. Je suis en revanche d’accord sur le fait que les deux superpuissances ont chacune du plomb dans l’aile. L’interne a affaibli le rayonnement externe. La Chine a un important déficit de soft power, car le système chinois n’est pas désirable en dehors de la Chine. Le scénario qui se dessine est plus probablement celui d’une longue guerre froide, qui risque de plonger le reste du monde dans une grave instabilité. Mais dans cette phase de grande incertitude se dessinera peut-être une voie étroite pour l’Europe.

Les brèves

Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie

David Djaïz

"Je vous recommande le dernier ouvrage de Robert Boyer, qui est un économiste de l’école de la régulation, comme Michel Aglietta. Cette école a été tenue à l’écart par la science économique officielle, mais elle a été remise en selle par la crise financière d’abord, et par la pandémie ensuite. C’est une analyse qui mêle science économique, Histoire, théorie du droit et institutions. C’est un livre passionnant dans lequel Robert Boyer nous prédit un choc planétaire entre un capitalisme dominé par les plateformes et un autre, centré sur les Etats et dyes secteurs traditionnels de l’économie. Il se pose cette question, qui m’obsède aussi : y a-t-il une troisième voie ? Elle se rapprocherait de l’économie mixte ou de ce qu’on appelait pendant les Trente Glorieuses le capitalisme contractuel, et devrait évidemment faire une grande part à la transition écologique."

Exposition « l’âge d’or de la peinture danoise »

Philippe Meyer

"La peinture danoise est une peinture de la lumière, celle qui est exposée en ce moment au petit Palais date du début du XIXème siècle, étrange période où le Danemark venait de subit quantité de défaites. En même temps, sa peinture est ici à son apogée. J’y suis allé avant les décisions sanitaires annoncées par le président, je ne sais donc pas ce qu’il en est en ce moment, mais pour moi la jauge était tout à fait agréable. C’est le moment d’en profiter."