« C’est Nicolas qui paie » : l’amorce d’un conflit intergénérationnel / n°410 / 6 juillet 2025

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« C’EST NICOLAS QUI PAIE » : L’AMORCE D’UN CONFLIT INTERGÉNÉRATIONNEL

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Travail, écologie, sexualité, politique, racisme, laïcité, tant autour des questions sociales que dans le champ des valeurs, tout séparerait les jeunes de leurs aînés. Les « boomers » auraient « cramé la caisse » et la planète. Leurs successeurs seraient paresseux, instables, égoïstes, trop radicaux. L’expression « OK, boomer », apparue en 2018 et largement répandue sur les réseaux sociaux, résume à elle seule ce « clash intergénérationnel ». En cause : la montée de l’individualisme, l’accélération des changements technologiques et l’inversion opérée dans la transmission traditionnelle des savoirs. Avec le Covid, la génération Z - née entre la fin des années 1990 et le début des années 2010 – se serait sentie sacrifiée pour protéger les boomers. La crise écologique a créé des éco-anxieux qui demandent des comptes. C’est sur le front des conditions économiques que les tensions sont les plus vives : dans un État consacrant plus de budget à la retraite (379 milliards d’euros en 2023, 13,4% du PIB, selon le rapport du Conseil d’orientation des retraites) qu’à sa jeunesse (190 milliards d’euros pour l’éducation en 2023, 6,7% du PIB), celle-ci est contrainte de composer avec un chômage structurel, des inégalités sociales croissantes et un État de moins en moins providence et protecteur, constate Salomé Saqué, dans son livre Sois jeune et tais-toi.
Alors que la CFDT comme le Medef commencent à s’inquiéter d’un risque de conflit intergénérationnel, dans son rapport d’avril, la Cour des comptes a alerté sur la nécessité de veiller à l'équité intergénérationnelle des systèmes de retraites. Compte tenu du vieillissement de la population et de la baisse de la natalité, pour éviter que les écarts ne se creusent, la Cour note l'intérêt de mieux piloter le système global avec des clauses de revoyure. Le rapport entre actifs et retraités ne cesse de se dégrader : de trois actifs pour un retraité au début des années 1980, ce ratio est passé à 2,1 actifs pour un retraité en 2000 et à 1,7 cotisant pour un retraité en 2021. Il devrait encore décliner d’ici à 2050 pour passer à 1,5 cotisant pour un retraité. Dans un tel contexte, le système de retraites par répartition apparaît de moins en moins à même de générer un niveau de pensions suffisant.
Depuis quelques mois, Nicolas, trente ans, un personnage fictif devenu un mème populaire sur les réseaux sociaux incarne le « ras-le-bol fiscal » d'une partie de la jeune génération. Notamment sur X et à droite, dès qu'un article de presse relaie une information impliquant une dépense de l'État, le commentaire surgit : « C'est Nicolas qui paie. » Nicolas (prénom le plus donné aux garçons en 1995) se veut emblématique de la génération des jeunes actifs trentenaires, supposés écrasés d'impôts pour financer les croisières de « Bernard et Chantal », retraités de 70 ans, et le RSA de « Karim », jeune immigré de 25 ans, autres personnages fictifs. « Il n'y a pas de caractère inédit concernant les contestations fiscales, souligne l'économiste Erwann Tison. Ce qui est nouveau, c'est le côté générationnel ».

Kontildondit ?

Antoine Foucher :
Je voudrais partager trois idées sur ce sujet. D’abord, on peut se dire qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil : les conflits de génération sont aussi vieux que les sociétés humaines. On pense aux mythe grecs, à Cronos châtrant son père avant d’être lui-même renversé par son fils Zeus, à Margaret Mead, qui écrivait dès 1971 qu’on n’avait jamais vu un tel écart entre deux générations, ou encore à Freud, pour qui la civilisation naît d’une culpabilité fondatrice, celle des fils unis pour tuer le père. Tant qu’il y aura des familles, il y aura des conflits familiaux ; tant qu’il y aura des sociétés, des conflits sociaux et générationnels. C’est un éternel retour.
Mais dire cela, c’est aussi éluder la spécificité de la situation actuelle, qui est à la fois historique et géographique. La France n’a jamais autant privilégié ses retraités par rapport à ses actifs, et c’est unique en Europe. Ce n’est pas un phénomène récent, mais une tendance profonde. Si on observe l’évolution des dépenses publiques depuis quarante ans, on voit que les seules qui augmentent en proportion du PIB sont les retraites et l’assurance maladie — cette dernière étant pour moitié destinée aux retraités. À elles deux, elles représentent environ 8,5 points des 11 points d’augmentation. Les autres budgets (notamment l’éducation) n’ont pas bougé depuis Giscard. La justice, la sécurité ou la défense ont même reculé, malgré une remontée récente. C’est un choix structurel de la société française, pas simplement la politique de tel ou tel gouvernement.
On en arrive à une situation inédite où, pour la première fois dans notre histoire, les retraités ont un niveau de vie équivalent, voire supérieur, à celui des actifs. Le taux d’épargne augmente avec l’âge, ce qui est contraire à toute logique économique : normalement, on épargne pour sa vieillesse, pas pendant. Selon la Banque de France, les plus de 65 ans épargnent à hauteur de 25%, soit deux fois plus que les trentenaires. Peut-on justifier cela alors que la France est passée du 5ᵉ au 26ᵉ rang mondial en PIB par habitant ? Les retraités transmettent à leurs enfants un pays affaibli par rapport à celui qu’ils ont reçu.
Au moins, ont-ils travaillé davantage ? Là encore, non. Ce n’est un qu’un préjugé, même s’il est très répandu. Chaque génération depuis 1945 a travaillé un peu moins que la précédente, sauf celle d’aujourd’hui. La durée du travail annuel a diminué jusqu’à maintenant, mais va désormais repartir à la hausse. On pourrait dire que la situation actuelle des retraités est méritée, parce que les cotisations ont été versées, mais c’est un malentendu. Les pensions versées sont aujourd’hui supérieures de 30% à 50% aux cotisations acquittées. Il n’y a pas eu d’arnaque, mais un fait démographique : les retraités ont eu en moyenne deux fois moins d’enfants que leurs parents, il ont donc cotisé deux fois moins que ce qu’ils demandent aujourd’hui à leurs enfants. Résultat : les cotisations retraite, qui étaient de 15% quand les retraités ont commencé à travailler, sont montées à 28%.
Cette situation inédite est aussi perçue. Sans même connaître ces chiffres, les enquêtes IFOP et IPSOS montrent que, pour la première fois, une majorité de parents pensent que leurs enfants vivront moins bien qu’eux, et les enfants pensent la même chose.
Pour autant, sommes-nous à l’aube d’un conflit intergénérationnel ? Je ne le crois pas. Parce que si la solidarité entre actifs et retraités est faible dans la sphère publique — chaque effort suscitant des protestations — elle est très forte dans le privé. Les grands-parents aident leurs enfants et petits-enfants. Jean Viard rappelle que le premier mode de garde en France, ce ne sont ni les crèches ni les assistantes maternelles, mais les grands-parents. Et quand ils ont un peu d’épargne, ils la transmettent. Il y a là un attachement réel, profond, une véritable solidarité intergénérationnelle.
Cependant, il faut rétablir un équilibre. On ne peut pas continuer à sacrifier l’avenir au passé, en concentrant les dépenses publiques sur les retraités, au détriment de l’éducation, de la transition énergétique, des transports ou de la défense. Comment y parvenir ? Peut-être en garantissant que chaque effort demandé aux retraités bénéficie directement à leurs enfants et petits-enfants. Aujourd’hui, la protestation vient souvent du sentiment que l’effort ne profite à personne. Si un mécanisme — pourquoi pas garanti par une loi organique — permettait d’assurer que chaque euro d’effort des retraités se traduit en baisse de cotisations salariales ou de CSG pour les actifs, alors l’augmentation de revenu que « Nicolas » percevrait viendrait directement de son grand-père ou de sa grand-mère. Ce serait une manière très concrète, visible, de rétablir la solidarité entre générations et de donner un sens à l’effort indispensable — et durable — que doivent consentir les retraités pour l’avenir du pays.

Matthias Fekl :
Je partage l’idée d’une inégalité générationnelle, perceptible non seulement dans les chiffres, mais aussi dans les états d’esprit. Les générations des Trente Glorieuses ont connu une période exceptionnelle : paix durable, croissance soutenue, accès facilité à la consommation, aux études, libération des mœurs. Même avec la guerre froide et la menace nucléaire, l’époque restait globalement optimiste, porteuse d’avenir. Les générations suivantes, elles, ont grandi dans un climat beaucoup plus sombre. D’abord avec les années Sida, ensuite avec la peur du dérèglement climatique, et aujourd’hui avec le retour des guerres dans le monde, y compris en Europe. À cela s’ajoutent des indicateurs économiques et sociaux dégradés, en particulier la difficulté d’accès au logement, qui marque fortement les écarts sociaux et territoriaux.
On peut aussi relier ce contexte à l’émergence de mouvements comme celui des « pigeons » ou, à l’autre extrémité de l’échelle sociale, celui des Gilets jaunes. Tous deux traduisent un même malaise : une pression fiscale très élevée, des prélèvements obligatoires massifs, et, en face, des services publics dont la qualité est perçue comme dégradée. Cela malgré l’engagement remarquable des agents publics, qui subissent eux-mêmes une détérioration de leurs conditions de travail. L’école, la justice, la sécurité ne répondent plus aux attentes. Voilà pour l’aspect intergénérationnel.
Cependant, dans « c’est Nicolas qui paie », il n’y a pas que l’opposition entre générations. Ce mouvement traduit aussi autre chose, que la revue Esprit (voir ma brève plus bas) qualifierait non de convergence des luttes, mais de convergence des haines. Car à « Nicolas qui paie » correspond, en miroir, « Karim qui reçoit ». C’est l’un des ressorts du discours : désigner des boucs émissaires. Parfois les retraités, souvent des jeunes aux prénoms étrangers. On de garde bien de dire que Karim, lui aussi, paie. Les étrangers, ou les Français issus de l’immigration, sont dans la même situation que les autres : précarisés et marginalisés.
Et ces discours prospèrent. Ils naissent sur la twittosphère, sont repris par certains médias — Frontières, parfois Le Figaro, ou d’autres publications qui participent à cette convergence des droites. Ce sont des mouvements préoccupants, qui mêlent une vision libertarienne du monde — où seule compte la loi du plus fort — à une forme de racisme à peine voilé : l’homme blanc paie, tandis que l’homme moins blanc profite.
Il ne faut pas négliger cette dimension. D’autant qu’il existe, sur ce versant idéologique, un vrai travail de fond mené depuis des décennies, en France et ailleurs, conjugué à l’habileté d’influenceurs ou de chroniqueurs « cools », parfaitement polis, bien habillés, mais dont la respectabilité de façade dissimule mal l’extrême radicalité. Dès qu’on gratte un peu, on voit qu’ils s’en prennent non seulement à « Karim », mais aussi à l’aide au développement, à tout un ensemble de cibles choisies avec soin, qui révèlent une vision du monde bien précise.

Marc-Olivier Padis :
Je trouve particulièrement interessant le point souligné par Antoine : il existe aujourd’hui des conditions objectives qui pourraient nourrir un conflit intergénérationnel, mais en même temps des mécanismes puissants de désamorçage. Ce désamorçage s’explique par plusieurs facteurs.
D’abord, la situation actuelle est mal connue. C’est tout l’intérêt du travail d’Antoine : il rappelle des faits fondamentaux qui n’ont pas encore infusé dans le débat public — le niveau de vie des retraités, leur taux d’épargne, le fait que trois quarts d’entre eux sont propriétaires de leur logement, ou encore que les actifs savent déjà que leur retraite sera moins avantageuse que celle de leurs aînés. Ces données économiques sont essentielles, mais le débat reste difficile à mener : nos sait que la réforme du système de retraites est un sujet sensible depuis 1995 ... Il existe aussi de puissants écarts de représentation. Prenons deux exemples. D’abord, l’image des jeunes au travail. Une étude de Terra Nova, menée après le Covid, montrait que beaucoup pensaient les jeunes moins engagés, plus intéressés par leur temps libre, moins investis professionnellement. Ce qui est frappant, c’est que cette vision négative est partagée par les jeunes eux-mêmes. Pourtant, quand on les interroge plus précisément — sur leur attachement à leur entreprise, leur volonté de prendre des responsabilités, leur rapport au télétravail — on ne voit pas de différence significative avec les autres classes d’âge. Et c’est sont les plus de 50 ans qui sont les plus attirés par le télétravail (ce qui est logique vu leurs meilleures conditions de logement). Autre exemple : « Nicolas paie », mais « Naïma cotise » aussi. Quand on interroge les Français sur la main-d’œuvre immigrée, une majorité surestime largement le nombre d’immigrés en France et sous-estime leur taux d’activité. Beaucoup pensent à tort que les immigrés ne travaillent pas, alors qu’ils sont autant insérés dans le marché du travail que les autres, souvent dans des emplois pénibles, avec des horaires difficiles.
Ces représentations erronées alimentent un discours déconnecté de la réalité. D’où une deuxième raison au désamorçage : sur le plan économique, le raisonnement bute sur une impasse. On ne peut pas dresser un véritable bilan générationnel à un moment donné. Les comptes intergénérationnels sont utiles pour alimenter une réflexion sur la solidarité, mais ils sont quasiment impossibles à établir à l’instant T. On ne peut faire les comptes qu’une fois les générations éteintes. Cela limite la portée du raisonnement économique, qui ne peut se substituer à une vision politique et sociale de la solidarité.
Troisième raison : comme Antoine l’a rappelé, la solidarité privée joue un rôle central. Les grands-parents transmettent, aident à la garde des enfants, soutiennent leurs enfants financièrement. La difficulté, ce n’est pas tant que la solidarité existe, mais qu’elle est inégalitaire. Il faudrait réussir à mettre en place un circuit public de solidarité intergénérationnelle, plus équitable, mais ce n’est pas simple.
Enfin, du point de vue des valeurs, la famille a repris une place centrale. Dans les enquêtes d’opinion, les jeunes eux-mêmes identifient la famille comme une valeur forte, ce qui n’était pas du tout le cas dans les années 1960. Il y a aujourd’hui une forme de consensus autour de la famille, qui contribue aussi à contenir les tensions intergénérationnelles.

Jean-Louis Bourlanges :
Je suis un peu embarrassé par ce sujet, parce qu’on peut l’aborder de bien des façons. Sur le fond, il faut distinguer plusieurs générations, au moins trois. Celle de « Bernard et Chantal », les intermédiaires, et celle d’avant — la mienne — celle des « Jean-Pierre et Anne-Marie ». Moi, j’approche des 80 ans, la génération de « Nicolas » est celle de mes petits-enfants, et ce n’est pas forcément elle qui paie le plus. La génération de mes enfants, qui ont aujourd’hui autour de 50 ans, est dans une position difficile, prise en étau entre leurs aînés et leurs enfants. Il faut donc une analyse nuancée. Mais le vrai reproche qu’on peut adresser à la génération de Bernard et Chantal, et aussi à la mienne, c’est de ne pas avoir fait assez d’enfants. Ce déficit démographique crée des déséquilibres fondamentaux pour les retraites.
Au-delà de ça, c’est le désarroi des jeunes qui est le plus frappant — et il est largement justifié. Antoine l’a bien montré : la fin des Trente Glorieuses a marqué la fin d’un horizon de progrès. Même si le pouvoir d’achat a été préservé pour les ouvriers et les employés, il ne crée plus de perspective. Le rêve de Pierrot et d’Aline, ce couple mis en scène par Jean Ferniot, qui progressait avec la Quatrième et la Cinquième Républiques, s’est effondré. S’ajoute à cela l’angoisse liée au défi climatique, que ma génération a pris en compte trop tard. On a réagi à temps pour la couche d’ozone, mais pas pour le reste. Il y a un horizon très sombre pour les jeunes, et ils sont fondés à nous le reprocher. Et puis, il y a l’impuissance croissante des services publics. Les services de l’État ne sont plus capables de répondre aux besoins. C’est vrai en matière d’aménagement du territoire, de logement. Les logements achetés dans les années 1970-1980 à Paris valent aujourd’hui des fortunes, inaccessibles aux jeunes générations. Il y a des inégalités de patrimoine majeures, accentuées par la concentration urbaine et la désertification rurale. Enfin, il y a l’horreur géopolitique. On vit dans un monde dirigé par des vieux, qu’on ne dont pas forcément des vieux cons, mais des vieux fous : Trump en est la caricature. Poutine est un fou froid, Xi Jinping est plus jeune mais très inquiétant, le chef de l’État iranien n’est pas tout jeune non plus, et Netanyahou ne l’est pas davantage. Tous ont en commun de s’être affranchis des règles, du consensus, de la solidarité. Ils façonnent une planète très menaçante.
Ces déséquilibres sont bien plus profonds qu’un simple problème de redistribution. Et les jeunes, eux, sont mal armés pour se défendre. Ils votent peu, car ils pensent que le vote ne sert à rien — ce qui est une erreur majeure. Car les vieux, eux, votent, et les responsables politiques les écoutent. La jeunesse est aussi désorganisée. Elle ne dispose plus de structures politiques ou syndicales solides. Elle se mobilise parfois, mais souvent sur le mode de l’émotion ou de la protestation morale, sans réelle stratégie politique. En face, les personnes âgées sont bien représentées, bien informées, et savent se défendre. On a une société qui peine à produire des régulations politiques efficaces.
Et puis, il y a « Karim ». Matthias a bien fait de rappeler que le non-dit derrière « c’est Nicolas qui paie », c’est : « c’est Karim qui profite ». C’est inacceptable. Certes, il y a des dysfonctionnements dans l’immigration, souvent mal gérée. Mais personne ne peut nier que la France a besoin d’une immigration importante, que les immigrés effectuent des travaux que les autres refusent, qu’ils contribuent aux cotisations sociales, et qu’ils sont essentiels au fonctionnement du pays. Ce qui manque, ce ne sont pas les moyens : c’est un véritable effort d’intégration ou d’assimilation, pour aider une population aux structures familiales fragiles, qui ne parle pas toujours bien le français, et pour laquelle il faut un accompagnement massif.
Voilà où nous en sommes. Ce ne sont pas seulement des problèmes économiques, ce sont des fractures profondes, entretenues par des fantasmes, « des mythes, des fictions, des parades », comme disait le général de Gaulle.

Antoine Foucher :
Effectivement, « Nicolas qui paie », ce n’est pas seulement un slogan tourné contre « Bernard et Chantal », mais aussi contre « Karim ». Et là-dessus, autant il y a un vrai sujet entre « Nicolas » et « Bernard et Chantal », autant il n’y en a aucun entre « Nicolas » et « Karim », dès qu’on regarde les chiffres. Les retraites, c’est 410 milliards d’euros par an, pour 18,5 millions de personnes. Si on prend tous les minima sociaux — en supposant (et à tort, évidemment) qu’ils iraient exclusivement aux immigrés ou aux personnes issues de l’immigration — on arriverait à 30 milliards d’euros pour environ 4 millions de personnes. Cela signifie que « Karim », macroéconomiquement, représenterait au pire 5% du sujet, par rapport à « Bernard et Chantal ». Il y a donc une instrumentalisation politique manifeste, qui s’éloigne complètement de la réalité intergénérationnelle.
On ne sortira de ce débat par le haut qu’en cessant d’opposer les générations, en arrêtant de penser que chacune aurait quelque chose à reprocher à l’autre, et en revenant à une réflexion sur l’intérêt général, sur ce qu’il y avait avant nous, et ce qu’il y aura après nous. Il y avait une France avant les Français d’aujourd’hui, quel que soit leur âge, et il y aura une France après eux. Et de ce point de vue — pardonnez la familiarité — on déconne collectivement. On met trop d’efforts publics sur la consommation, le niveau de vie et les retraites, et pas assez sur ce qui prépare l’avenir de la France : la défense, la transition énergétique, l’éducation, les transports, le logement ... Ce déséquilibre devrait nous rassembler, quel que soit notre âge, parce que chacun a des descendants, et c’est leur avenir qu’il faut construire. La France de 2050 ou de 2070 se prépare aujourd’hui, surtout dans le contexte géopolitique que Jean-Louis a rappelé. Et c’est là que pourra renaître une vraie solidarité intergénérationnelle.

Jean-Louis Bourlanges :
Il faut éviter de dresser une opposition entre la France de « Jean-Pierre et Anne-Marie » — autrement dit les retraités — et celle de « Karim ». Ce sont deux problèmes de nature radicalement différente. Les chiffres évoqués sont exacts, mais ils concernent des enjeux distincts : d’un côté, la prise en charge du troisième, voire du quatrième âge, dans un contexte de vieillissement démographique ; de l’autre, la situation de « Karim ». Cela ne signifie pas qu’on en fasse trop pour « Karim » — ce serait même plutôt l’inverse — mais cela implique sans doute que la génération de « Jean-Pierre et Anne-Marie » devra consentir davantage d’efforts pour les autres.

Philippe Meyer :
Concernant « Karim », il est assez singulier de constater que ceux qui l’opposent à « Bernard et Chantal » pourraient aller chercher des leçons du côté de Mme Meloni, qui vient de décider d’accueillir et d’installer un grand nombre d’immigrés supplémentaires en Italie.
Un mot sur l’épargne. Il n’y a pas que celle de Bernard et Chantal, c’est l’ensemble de l’épargne en France qui est particulièrement élevée. On peut se demander si cela ne reflète pas une forme de défiance, à la fois vis-à-vis de l’investissement industriel ou financier, et vis-à-vis des pouvoirs publics. J’ai longtemps cru — et même espéré, parfois chanté — qu’un grand emprunt public permettrait de remettre la SNCF à niveau, même en commençant modestement, par des lignes comme celle de Clermont-Ferrand. Le dernier emprunt de ce type, si je ne me trompe pas, remonte à Rocard-Juppé …

Antoine Foucher :
Au risque de paraître obsessionnel, il y a un lien direct entre l’origine de l’épargne et sa nature. Comme je le disais, plus les personnes sont âgées, plus elles épargnent — ce qui est inédit historiquement. Et plus on est âgé, moins on est enclin à prendre des risques avec son épargne. Résultat : on investit moins dans les PME, les start-up, l’industrie, ou même dans des emprunts nationaux. C’est la situation actuelle : notre épargne dort, souvent placée en assurance-vie, et bien moins mobilisée qu’en Allemagne, par exemple, pour financer l’économie productive. Il y a donc un lien direct entre l’âge des épargnants et l’orientation de l’épargne.

Philippe Meyer :
Mais il n’y a pas que l’épargne des boomers. Tout le monde épargne. L’épargne, en France, c’est presque une pathologie nationale, une attitude généralisée.

Antoine Foucher :
C’est vrai. Et il y aurait sans doute un sens à relancer un grand emprunt national, pour les transports ou la défense. Ça a été évoqué récemment. Mais pour que cela fonctionne, il faudrait qu’il soit en partie contraignant. Certains proposent, par exemple, de désindexer les retraites, et de flécher l’écart vers le financement des entreprises de défense. C’est une piste sérieusement discutée. On y viendra peut-être. Ce serait une façon de concrétiser l’idée du grand emprunt.
Mais encore une fois, étant donnée l’origine de l’épargne, il faut qu’elle soit au moins partiellement forcée ou très fortement incitative. Parce qu’à 75 ans, on préfère garder de la liquidité au cas où, plutôt que de s’engager dans un placement long terme, dont on verrait les effets à 85 ans. C’est parfaitement humain.

Jean-Louis Bourlanges :
Antoine Prost, mon professeur d’histoire à Sciences Po, Antoine Prost, disait : « qu’est-ce que la bourgeoisie ? La bourgeoisie, c’est le père Grandet, déambulant dans les rues de Saumur, parce qu’il a découvert la rente ». Et effectivement, la rente d’État, ça illustre parfaitement ce qu’Antoine vient de dire. La rente, comme Daniel Dessert l’a montré à propos de Louis XIV, c’est le placement fondamental de la bourgeoisie, depuis toujours : le financement de l’État. Un financement relativement peu coûteux pour l’État, mais qui stérilise l’épargne. Et ce qui finance alors l’économie, ce n’est pas l’investissement direct, mais le déficit public, couvert par les bons du Trésor. Ce sont ces bons qui, au bout de la chaîne, financent — pour reprendre la réflexion de Philippe — la SNCF.
On est donc dans un schéma très vicieux : au lieu d’aller directement de l’épargne à l’investissement, comme c’est plus souvent le cas dans les économies américaine ou allemande, on passe par cette immense pompe aspirante et refoulante qu’est l’État. Et l’État, ce n’est certainement pas le meilleur garant d’une allocation optimale des richesses.

Marc-Olivier Padis :
Notre débat s’inscrit dans un contexte où l’on prend brutalement conscience de nos difficultés démographiques. Jusqu’à récemment, les chiffres français étaient plutôt bons à l’échelle européenne — pas autant que l’Irlande, mais on se situait autour de 2,1 enfants par femme, avec environ 800.000 naissances par an. Et puis, en quelques années, on est tombé à 650.000, voire 600.000 naissances. C’est un effondrement réel, et brutal. Des pays comme l’Allemagne ont affronté cette question depuis longtemps, et ont engagé des réformes dures, notamment sur les retraites et le marché du travail. En comparaison, nous sommes un peu pris de court par cet hiver démographique qui arrive.
Et on voit des évolutions intéressantes. En Italie, Giorgia Meloni a été élue en promettant de bloquer les migrants. Et aujourd’hui, sous la pression des besoins économiques, elle ouvre les frontières. Mais selon un modèle proche de celui des pays du Golfe : une immigration de travail sans perspective d’intégration, sans regroupement familial. Un système à deux vitesses, en somme. On observe un mouvement similaire en Hongrie, qui tient un discours très anti-immigration, tout en important de la main-d’œuvre (mais depuis le Vietnam, pour éviter les musulmans). Donc derrière notre discussion, il y a cette réalité démographique en mutation.
Deuxième élément, plus conjoncturel : en septembre, le débat budgétaire va revenir sur le devant de la scène, et des choix devront être faits. La question de la fiscalité, notamment celle des successions, ou celle de la désindexation partielle des retraites — que le gouvernement a préféré éviter jusqu’ici — devra être posée. On n’est pas obligé de toucher aux petites retraites, mais on pourrait cibler les plus élevées. C’est un levier budgétaire significatif. Car le problème ne réside pas dans quelques millions à trouver dans l’action publique : on parle ici immédiatement en milliards. Ce sera un débat central de la rentrée.

Jean-Louis Bourlanges :
La baisse démographique, on la subit, on la découvre, et nous ne sommes pas les seuls concernés, loin de là. Ce qui est frappant, c’est notre refus d’en tirer les conséquences. Le débat sur les retraites est caricatural à cet égard. Quand la population vieillit et que la natalité chute, il est évident, et inévitable, qu’il faut travailler plus longtemps.
Je me souviens d’une réunion organisée par l’ambassade d’Allemagne. L’ambassadrice avait invité Gerhard Schröder, qui n’était pas encore devenu l’ennemi public numéro un. Il avait beaucoup de talent, et il a parlé des retraites. Il y avait Laurent Berger dans la salle, et beaucoup d’autres. Schröder a dit qu’il comprenait très bien que le système de retraite devait s’adapter aux réalités démographiques. Berger jubilait. À l’époque, la situation française était plus favorable que celle de l’Allemagne. Schröder a donc proposé un système différencié, avec une fourchette d’âge pour la retraite allant … de 65 à 70 ans. Effondrement de Berger sur sa chaise. Mais le message était clair.
En Allemagne, ils ont beaucoup investi dans l’ergonomie du travail pour permettre aux salariés de travailler plus longtemps. Ils ont traité la question de la pénibilité en l’attaquant à la racine, en modernisant les postes, en robotisant, en adaptant l’outil de travail. Nous, on se concentre sur la pénibilité pour savoir qui va payer, pas sur sa réduction. Gilbert Cette a raison de dire que c’est au niveau des branches qu’il faut traiter cette question.
Bref, il faut repenser en profondeur notre rapport à l’immigration, au travail des seniors, et cela implique des investissements lourds dans la modernisation du travail, dans l’amélioration de l’appareil de production et dans l’intégration des immigrés. Voilà les vrais enjeux, et ils sont totalement occultés par les fantasmes qui dominent notre débat actuel.

Les brèves

Le père Jacques : carme, éducateur, résistant

Philippe Meyer

"Au revoir les enfants. Si l'on a vu le film de Louis Malle qui porte ce titre, on n'a pas pu oublier les dernières paroles adressées aux élèves par le religieux de l'ordre des Carmes que la Gestapo est venue arrêter en même temps qu’elle s’emparait, pour les envoyer à la mort, des trois jeunes garçons juifs hébergés et cachés dans le collège qu’il a fondé et qu’il dirige. Dans la vraie vie, ce religieux, né Lucien Bunel dans une famille de prolétaires normands s'appelait le père Jacques de Jésus. En plus d'héberger des Juifs, et pas seulement ces trois garçons, il est de longue date engagé dans la résistance. Ses activités ont été dénoncées. Il est déporté au camp de représailles de Neue Bremm, puis à Mauthausen et à Gusen. Il mourra d’épuisement à la libération des camps. Dans un livre d’Alexis Neviaski, Le père Jacques ; carme, éducateur, résistant. Publié par Tallandier il y a déjà 10 ans mais qui est toujours disponible sur la toile, j'ai découvert un éducateur exceptionnel pour qui l’autorité ne se gagne que par la confiance et un déporté qui, jusqu’au sacrifice, ne se départit jamais du souci des autres. Son compagnon d’enfer, Jean Cayrol, poète, romancier, essayiste, auteur du commentaire du Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, véritable Lazare revenu d’entre les morts, lui dédia un « Chant funèbre à la mémoire du Père Jacques » en ces termes : « Pour mon plus que frère, le R.P. Jacques du carmel d'Avon […], qui fit sourire le Christ dans le camp de Gusen, mort d'épuisement à Linz, le 2 juin 1945 ». Une vie qui secoue les lecteurs qui la découvrent."

Au rythme de Vera

Marc-Olivier Padis

"Je voudrais parler d’un film que j’ai vu cette semaine et que je recommande, puisqu’il est encore en salle. C’est un film allemand d’un réalisateur que je ne connaissais pas, Ido Fluk, qui parle du concert qu’avait donné le pianiste Keith Jarrett à Cologne en janvier 1975, ce qui donna l’un des albums les plus connus de l’histoire du jazz. On se dit que, pour donner un concert aussi exceptionnel, Keith Jarrett devait être dans des conditions absolument idéales. Or, c’est exactement le contraire, comme le savent les amateurs de jazz. C’est-à-dire que tout était catastrophique en amont de ce concert. Keith Jarrett était épuisé, avait mal au dos, n’avait au une envie de jouer, le piano de répétition était désaccordé était l’une des pédales ne fonctionnait pas … tout les ingrédients d’un fiasco. Mais grâce à l’énergie d’une jeune productrice, Vera Brandes, qui se lançait dans la production de concerts de jazz alors qu’elle n’avait que 18 ans, la performance de Keith Jarrett a pu devenir la merveille qu’on connaît. D’ailleurs, Keith Jarrett ne voulait pas que ce concert fût enregistré, puisqu’il craignait une catastrophe. Au delà l’anecdote savoureuse, c’est donc un film sur les conditions de la création artistique, sur cette alchimie particulière et assez contre-intuitive, très bien mise en scène."

Revue Esprit Juillet-Août 2025

Matthias Fekl

"Je recommande la lecture du numéro d’été d’Esprit, revue dont notre ami Marc-Olivier est un des coordonnateurs. Ce n’est pas un numéro très joyeux, puisqu’il s’intitule « La convergence des haines ». Il fait le point justement sur l’union des droites, mais aussi sur tout le travail idéologique qui a été fait très à droite et à l’extrême-droite du spectre politique. C’est un peu la continuation du livre de l’historien Daniel Lindenberg, Le rappel à l’ordre. Très instructif sur le fond, ce numéro trace aussi quelques perspectives sur ce que la gauche doit faire de son côté : un vrai travail intellectuel et idéologique de fond."

La grève des aiguilleurs du ciel

Jean-Louis Bourlanges

"Je voudrais faire état de mon angoisse, face au cynisme croissant avec lequel sont menés les débats du monde. On dirait que toutes les valeurs en ont été ôtées. Je trouve que le comble (ce n’est peut-être pas le plus important, mais c’est la perfection du cynisme), c’est la grève des aiguilleurs du ciel. C’est absolument parfait comme système. On a introduit des systèmes de contrôle parce qu’il y a eu des défaillances extrêmement graves de présence, qui ont mis en cause la sécurité. L’idée qu’en dépit de toute responsabilité, certains aiguilleurs du ciel puissent, à quelques-uns, paralyser tout le ciel européen, sans autre raison que « je n’accepterais pas qu’on contrôle ma présence au travail » est vraiment ahurissante … Ça prouve que vraiment, ce monde est devenu complètement fou. Parce que je crois que, d’une certaine façon, nous sommes tous aiguilleurs du ciel."

La vie a-t-elle une valeur ?

Antoine Foucher

"Je voudrais recommander le dernier livre de Francis Wolff. Nos auditeurs réécouteront avec plaisir la thématique enregistrée avec le philosophe il y a un peu plus d’un an, mais son dernier livre est vraiment passionnant, parce qu’on a souvent le sentiment que les vrais problèmes du pays, du monde, sont des problèmes économiques, politiques, sociaux. Et ce qu’il y a de vraiment génial dans ce livre, ce est la façon dont Wolff montre qu’il y a bien plus important qui tout cela. L’auteur mène un combat philosophique pour réhabiliter l’humanisme, est il le fait avec un exemple précis, celui de la transition énergétique, en montrant qui les mot d’ordre « sauver la planète », « sauver la diversité », « sauver la nature », sont totalement inopérants et contradictoires en eux-mêmes. Parce que le vivant, c’est la lutte, et un virus est vivant. Et donc, si on veut sauver les hommes, il faut bien tuer les virus. Sur les droits des animaux : les puces de mon chien sont totalement incompatibles avec les droits de mon chien à ne pas avoir de puces. Et donc, il montre vraiment que notre impuissance à prendre en charge la lutte contre le réchauffement climatique vient du fait que, philosophiquement, le sujet est très mal posé, de façon totalement contradictoire. Et que notre seule manière, en fait, de mener à bien cette lutte, c’est de le faire au nom des humains, et non de « la nature ». Parce que la valeur suprême est la vie humaine. En plus le livre de lit comme un roman policier …"