SITUATION DES EX-PARTIS DOMINANTS (LR-PS) APRÈS L’ÉLECTION DE LEURS DIRIGEANTS
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Le 18 mai Bruno Retailleau a été élu à la tête du parti Les Républicains avec une majorité de 74,31% des voix. Dans la foulée, le nouveau dirigeant de LR a pris trois engagements : rendre le parti à tous les militants via des référendums. Remettre le parti « au travail ». Enfin, reconstruire pour « gagner des élections ». « Je veux faire se lever une vague bleue », a-t-il lancé en pensant aux municipales de mars 2026. À droite, la victoire de Bruno Retailleau signe le retour d'un espoir après plus de dix années dans l'opposition et une succession de revers électoraux dont LR ne s'est jamais vraiment remis. Les bons scores obtenus dans différentes élections législatives partielles, à Villeneuve-Saint-Georges, dans le Jura ou les Hauts-de-Seine, sont un signe, veulent croire les cadres du parti, qu'un espace existe entre une Macronie jugée finissante et un Rassemblement national privé de sa « candidate naturelle » si la peine d'inéligibilité de Marine Le Pen se confirme en appel. Si sa large victoire installe Bruno Retailleau comme le nouveau candidat naturel de la droite pour la prochaine présidentielle, il doit toutefois composer avec les ambitions de ses soutiens de campagne. Dans un sondage Toluna Harris Interactive pour LCI, le nouveau patron de LR reste largement distancé par Edouard Philippe au premier tour de l'élection présidentielle.
Au Parti Socialiste, si la victoire sur le fil d’Olivier Faure, reconduit le 5 juin avec 50,9% des suffrages au détriment du maire de Rouen, Nicolas Mayer-Rossignol, à 250 voix près, ne fait pas débat, aucune synthèse n’a cependant été possible entre les deux fractions lors du 81ème congrès réuni du 13 au 15 juin, à Nancy. En cause : la place de La France Insoumise au sein de l’union de la gauche. Trois ans après la Nouvelle Union populaire écologique et sociale en 2022, un an après le Nouveau Front Populaire en 2024, la relation des socialistes à Jean-Luc Mélenchon et LFI a empoisonné le congrès du PS. Nicolas Mayer-Rossignol, estimant qu’il ne fallait « plus d’accord national et programmatique aux législatives pour gouverner ensemble avec La France Insoumise », a demandé solennellement à son parti de « dire et écrire et affirmer unanimement qu’il n’y aura pas, sous aucun prétexte, ni au plan national ni local, même en cas de dissolution, d’alliance avec LFI ». Le Premier secrétaire a refusé cet amendement au texte final, estimant qu’il « ne faut pas qu’on sorte de l’ambiguïté stratégique vis-à-vis de LFI ». L’état de division dans lequel se trouve l’ancien parti dominant de la gauche, aujourd’hui réduit à moins de 40.000 militants revendiqués, l’expose à de grandes déconvenues : en désaccord sur la ligne, les socialistes vont avoir le plus grand mal à se doter d’un projet susceptible de renouveler leur identité. Les deux camps visent un accord avant le premier conseil national du PS prévu le 1er juillet.
Kontildondit ?
Marc-Olivier Padis :
Il est pertinent d’examiner ensemble Les Républicains et le Parti socialiste, car ils ont au moins deux points communs. D’abord, ils utilisent tous deux cette formule : « remettre le parti au travail ». On se demande bien ce qui les aurait empêchés jusque-là de travailler, mais c’est un constat qu’ils partagent. Ensuite, chacun nourrit l’idée d’un retour à l’âge d’or, c’est-à-dire à leur domination passée sur le système politique. C’est évidemment hypothétique, tous ne pensent pas que le système bipartite va finir par se rétablir, certains arguent que le macronisme a changé la donne une fois pour toutes.
Mais dans les faits, les deux partis misent sur un retour au centre du jeu, sans pour autant en débattre clairement. Cela transparaît notamment dans leur position sur le mode de scrutin. LR s’oppose fermement à toute introduction de la proportionnelle et tient à préserver le scrutin majoritaire, convaincu qu’il pourrait un jour redevenir majoritaire à l’Assemblée. Une perspective qui me semble très audacieuse au mieux. Par ailleurs, on observe chez les deux partis que le débat porte sur les législatives et la proportionnelle, alors que les prochaines échéances sont les municipales. C’est donc là que se pose la vraie question des alliances. Pour chacun des partis se pose la relation avec la force extrême de son camp, mais surtout, et c’est plus décisif, la stratégie d’alliance au centre, dont on ne parle quasiment pas. Or, l’après-macronisme entraînera nécessairement une recomposition du centre et du centre-gauche : il faudra bien s’y confronter.
Tout cela dans un contexte de grande faiblesse. Le nombre de votants au congrès de Nancy sur les textes d’orientation socialistes était de 24.701. Compte tenu du taux d’abstention, on peut estimer que le parti compte aujourd’hui environ 35.000 adhérents, dont près de 40% seraient, selon certains observateurs, des élus ou leurs collaborateurs. C’est dire à quel point le PS est dévitalisé. Et je ne pense pas que la situation soit bien meilleure chez LR.
Mais je crois que le vrai défi pour ces partis consistera à définir leur position face à la polarisation de l’opinion. Ont-ils une stratégie pour y résister ? Ou bien décideront-ils de se laisser entraîner par ce mouvement, auquel, en tant que partis de gouvernement, ils ont beaucoup à perdre ? Il faut bien comprendre que cette polarisation est en partie artificielle, fabriquée. Cette semaine, les résultats de l’enquête annuelle de la Commission nationale consultative des droits de l’homme montraient que, malgré la montée des discours de haine dans les médias et sur les réseaux sociaux, la tolérance continue de progresser dans la population française. Il y a donc un effet médiatique, fabriqué de toutes pièces, qui grossit le phénomène.
Et l’autre leçon importante, c’est qu’en politique, l’offre compte. Les partis ne doivent pas se contenter de suivre une opinion supposément de plus en plus radicale. Ils ont un rôle actif à jouer : proposer une alternative, porter une vision. Encore faut-il pour cela disposer d’un programme, d’une organisation, et être prêts. Ce qui, aujourd’hui, n’est manifestement pas le cas.
Béatrice Giblin :
Effectivement, quelle offre politique propose-t-on aujourd’hui ? Prenons d’abord le cas des socialistes. Heureusement qu’ils ont la querelle avec LFI, sans quoi on s’apercevrait qu’il n’y a strictement aucune proposition programmatique. Trois textes d’orientation ont été présentés, dont un soudainement signé par Boris Vallaud, sans doute en accord avec Olivier Faure, dans une manœuvre destinée à le rejoindre ensuite et à sauver sa position de premier secrétaire. C’est consternant de voir un parti qui n’a ni vision, ni projet, ni idées. On parle d’un « socialisme écologique », sans jamais dire de quoi il s’agit, ni proposer un contenu.
D’autre part, comme l’a rappelé Marc-Olivier, il y a très peu de militants. Et encore, près de la moitié sont des professionnels de la politique qui, pour des raisons de carrière, doivent rester encartés. La participation est très faible, le premier secrétaire a été élu de justesse, et la chute du nombre d’adhérents sous ses mandats est spectaculaire. Je ne vois pas comment cette tendance pourrait s’inverser. Cela dit, et c’est vrai aussi pour Les Républicains, ces partis conservent une implantation locale solide. Ils dirigent encore de nombreuses grandes villes — de 30.000, 50.000, parfois 100.000 habitants — dans lesquelles ils travaillent souvent en coopération avec d’autres, y compris LFI ou les écologistes. Les différences dans la gestion municipale ne sont d’ailleurs pas si marquées. C’est sur ce socle territorial qu’ils espèrent rebondir.
Mais dans un contexte aussi difficile, je ne vois aucune incarnation possible du côté socialiste. Olivier Faure ne suscite pas une adhésion massive, ce n’est en aucun cas un candidat naturel. On revient alors à un vieux mythe révolutionnaire de la gauche : celui d’une union qui, cette fois, ne « trahirait » pas. Ce fantasme disqualifie tous les socio-démocrates qui pourraient proposer une alternative — alternative attendue par l’électorat des sympathisants de gauche, mais dont je ne pense pas qu’elle ait la moindre chance de se concrétiser. Quant à LR, ce n’est pas parce que M. Retailleau a obtenu près de 75% des voix qu’il pourra écarter facilement les ambitions de Laurent Wauquiez. Les luttes internes ne font que commencer.
Nicole Gnesotto :
Je ne vais pas contredire mes deux camarades sur les illusions électorales nourries par nos deux anciens partis de gouvernement. Commençons par les points communs : ils partent tous les deux de très bas. LR compte seulement 39 députés à l’Assemblée nationale et a obtenu 5,41% des voix aux dernières législatives. Le PS en a 64, ce qui est un peu mieux, mais reste très faible. Et les derniers sondages sont tout aussi peu encourageants : en avril 2025, LR est crédité de 10% d’intentions de vote, loin derrière le RN à 32,5%. Pour le PS, il n’y a pas de chiffres autonomes, car il reste noyé dans le Nouveau Front populaire. Quant aux personnalités politiques préférées des Français, Retailleau n’apparaît qu’en sixième position avec 34 points, loin derrière Édouard Philippe, Jordan Bardella ou Gabriel Attal, qui occupent les premières places. Bref, ils partent de très bas. Ils ont tout de même eu l’intelligence de désigner tôt leurs dirigeants, contrairement à 2022, où les primaires étaient intervenues à quelques mois de la présidentielle. Mais cela ne suffit pas à masquer le fait que ces partis sont dans une forme d’illusion électorale : ils n’ont aucune chance de redevenir ce qu’ils étaient.< br> Ce qui mérite en revanche d’être examiné, ce sont leurs stratégies d’alliance. Chez LR, l’écart entre MM. Retailleau et Wauquiez reflète deux lignes très différentes. Wauquiez défend une alliance de toutes les droites, y compris avec le RN, via des figures comme Éric Ciotti. M. Retailleau de son côté refuse de donner des consignes pour les municipales, laissant les logiques locales primer. Dans certaines villes, cela pourrait faire le jeu de la ligne Wauquiez. Lui-même prône une alliance centriste, avec ce qu’il appelle le bloc central — Édouard Philippe et Gabriel Attal — une perspective que je trouve complètement irréaliste. Je ne vois pas pourquoi Édouard Philippe envisagerait une telle alliance. Comparativement, LR conserve un avantage de légitimité : Retailleau a été largement élu, il a la main sur son parti. Ce n’est pas le cas d’Olivier Faure, dont l’élection a été contestée et acquise à 200 voix. Et surtout, au PS, il n’y a ni consensus sur les alliances, ni sur le programme.
Dans l’imaginaire collectif, nous sommes dans une période où la guerre est de retour, où l’ascenseur social est en panne, où le populisme gagne du terrain. Et face à cela, la gauche continue de refuser de devenir une social-démocratie de gouvernement, comme d’autres partis socialistes européens ont su le faire. Elle reste campée dans une posture d’opposition. Pour les municipales, le PS conservera sans doute ses positions : il détient un tiers des villes de plus de 100.000 habitants, et il n’a pas besoin de LFI pour cela. Mais sur les législatives et la présidentielle, j’ai bien peur que les logiques opportunistes et électoralistes l’emportent sur toute réflexion de fond.
Philippe Meyer :
Il me semble qu’aucun parti ne tient compte d’un paramètre essentiel : avec la multiplication des candidatures, aussi bien à droite qu’à gauche, le seuil d’accès au second tour devient très bas. On parle de 15%, voire 12%. Ce qui veut dire que, dans ce contexte, même Patrick Sabatier pourrait se présenter ...
Jean-Louis Bourlanges :
Ce qui unit ces anciens grands partis, c’est d’abord la nostalgie. Ils ne se sont jamais remis d’être devenus des partis secondaires et cultivent l’illusion d’un retour au premier plan. Ils se comportent vis-à-vis de leurs éventuels alliés — à gauche pour les socialistes, à droite pour LR — comme s’ils étaient encore les forces dominantes, reléguant les autres au rôle d’appoint. En réalité, c’est l’inverse, comme l’a très bien compris Éric Ciotti, qui s’est assumé comme force d’appoint du RN.
Et puis, Marc-Olivier l’a dit justement : ils sont paresseux. Ils n’investissent aucun sujet en profondeur. C’est particulièrement vrai à gauche. Le PS n’a ni politique économique, ni politique européenne, ni politique étrangère. Il est divisé sur le Moyen-Orient, sur l’Ukraine. Il n’a plus rien à dire. C’est sidérant. Son leader de fait, c’est Mélenchon, avec lequel il est allié, et qui incarne une ligne opposée à toutes les valeurs traditionnelles de la gauche. L’élection de Faure, elle-même, a été une parodie. Il n’y a pas eu un scrutin interne au PS depuis trente ans sans soupçons de fraude. Des amis socialistes me disaient que le refus du vote électronique est une manière de favoriser les arrangements locaux : dans certaines petites sections, les jeux sont faits avant même que l’opposition n’arrive. Mais peu importe le vainqueur, puisqu’aucun des deux candidats n’avait de ligne claire. Olivier Faure n’assumait pas sa proximité avec Mélenchon, bien qu’elle soit totale, et Nicolas Mayer-Rossignol n’a jamais offert d’alternative.
Le vrai problème des socialistes, c’est leur refus d’un choix stratégique. Ils veulent éviter d’avoir à trancher entre deux options : d’un côté, une union mythifiée de la gauche, comme celle que Hollande défendait à l’époque en affirmant qu’il préférait voter pour Poutou que pour un centriste. Ce genre de déclaration, bien que sans conséquence pratique, en disait long … De l’autre côté, il y a le recentrage, la fameuse « Troisième Force » de la IVème République, aujourd’hui incarnée — de façon encore fragile — par Raphaël Glucksmann. C’est le seul à avoir percé à gauche, en tant que « macroniste de gauche », en quelque sorte. Il a même été adoubé par Valérie Hayer, ce qui était électoralement maladroit, mais révélateur. Ce choix, les socialistes refusent de le faire. Ils tenteront peut-être d’opposer à Mélenchon un « Mélenchon soft », du genre de François Ruffin, mais ça ne tient pas. Mélenchon, lui, a un noyau dur : une gauche radicale, islamo-compatible, structurée, renforcée par la tragédie de Gaza. Du solide.
À droite, c’est plus intéressant. LR est dans une dynamique : l’élection de Retailleau a provoqué un vrai mouvement, une mobilisation des adhérents, une compétition réelle et une victoire nette. Il a été élu sur une ligne claire : mêmes valeurs que Wauquiez, mais stratégie différente. Là où Wauquiez prône une alliance de toutes les droites, Retailleau défend un compromis avec le bloc central — Édouard Philippe, les centristes, même François Bayrou, avec lequel il entretient de bons rapports. Il se positionne comme ferme sur les principes, mais réaliste sur les alliances.
Le danger, c’est que cette victoire le pousse à se prendre pour Wauquiez. Ce dont il n’a pas les moyens. D’abord, idéologiquement, il représente une droite très minoritaire : traditionnaliste, catholique, « néo-villieriste » — une droite vendéenne, quand Le Pen et Bardella incarnent une droite populaire, moderne, désinhibée sur les questions sociétales. Marine Le Pen, c’est « la fièvre du samedi soir », la voix cassée par la clope. Retailleau, c’est le rassemblement des notaires de Vendée.
Ensuite, il est incapable de fédérer le bloc central. Sa candidature rendra inévitable l’émergence d’une autre figure, venant du centre-gauche. On aura donc deux candidatures issues du centre, l’une de droite, l’autre de gauche, qui risquent de se retrouver en troisième et quatrième positions derrière Le Pen ou Bardella d’un côté, et Mélenchon de l’autre. C’est un risque majeur. Retailleau doit rester fidèle à la ligne qui lui a permis d’être élu : une droite de conviction, mais ouverte à une alliance stratégique avec le centre.
GUERRE ISRAËL-IRAN, SITUATION STRATÉGIQUE, TRANSFORMATIONS INDUITES SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE
Introduction
Philippe Meyer :
Le 12 juin, Israël a déclenché une guerre préventive contre les infrastructures nucléaires de l'Iran et ses cadres. Le lendemain l’Iran ne pouvant plus compter sur ses alliés au Liban, en Irak et au Yémen, affaiblis depuis le 7 octobre, a lancé seul sa riposte contre Israël. Ses alliés au sein de l’« axe de la résistance » à Israël, Hamas, Hezbollah notamment sont restés atones, à l’exception d’un tir isolé de missile par les houthistes yéménites qui a manqué sa cible et s’est abattu sur Hébron, en Cisjordanie occupée. L’Irak, la Jordanie et les monarchies du Golfe, qui accueillent des bases américaines sur leur sol, sont tétanisées à la perspective de représailles de Téhéran contre l’Etat hébreu et son allié américain.
En Israël, dans une étude publiée lundi par l’Université hébraïque de Jérusalem, 70% des sondés soutiennent l’opération. Avec une approche très divisée selon les populations : 83% chez les juifs israéliens, contre 12% chez les Palestiniens de citoyenneté israélienne.
Même si elle a fait capoter les négociations qu'il avait rouvertes avec Téhéran, et en dépit de la déclaration de la coordinatrice du renseignement américain selon qui l'Iran n'était pas engagé dans la fabrication d'une arme nucléaire, Donald Trump a soutenu publiquement l'opération israélienne contre l’Iran, et ordonné l'envoi de renforts, notamment navals, pour aider à la défense d'Israël. Le porte-avions nucléaire Nimitz a été dépêché depuis la mer de Chine vers le Moyen-Orient. Mais le président américain s'est jusqu'à présent abstenu d'engager directement les forces américaines dans des actions offensives. Il a mis en garde l'Iran contre la tentation d'attaquer les intérêts américains dans la région. Il continue à prétendre qu'une négociation peut reprendre. Rentré précipitamment du sommet du G7 au Canada, le président américain a réuni mardi un conseil de sécurité consacré à la guerre aérienne entre Israël et l'Iran. La perspective d'une participation américaine aux raids contre l'Iran a créé une fracture au sein du mouvement MAGA, où l'aile isolationniste critique dorénavant ouvertement le président.
La Russie a été la seule, parmi les puissances qui comptent dans le monde, à condamner très clairement l'attaque israélienne. Moscou ne pouvait pas faire moins à l'égard d'un pays qui lui fournit en grande quantité les drones utilisés contre l'Ukraine. Les critiques de la Chine ont été plus discrètes. L'ensemble des pays Européens a affiché sa solidarité avec Israël, tout en invitant les deux partis à la désescalade.
Les guerres préventives occidentales en terre d'islam du début du XXIème siècle, celle d'Irak en 2003, et celle de Libye en 2011, ont abouti à des catastrophes régionales, qui ne sont toujours pas résolues.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
L’offensive israélienne contre l’Iran suscite une immense inquiétude. La question qui plane est celle de l’attitude des États-Unis, ou plutôt de Donald Trump : interviendra-t-il ou non ? Il a déclaré hier qu’il se donnait quinze jours pour décider, et c’est le monde entier qui retient son souffle. Essayons de prendre un peu de recul.
Depuis une semaine, une forme d’admiration pour le savoir-faire militaire israélien s’impose. L’opération menée est, d’un point de vue militaire, remarquable. Plusieurs de nos anciens généraux, pourtant très mesurés, soulignent la précision, l’efficacité et la capacité d’infiltration du Mossad, qui a permis de localiser et neutraliser le chef d’état-major iranien, le responsable de la sécurité, et toute la défense aérienne. Ce qui est stupéfiant, c’est la maîtrise totale du ciel par Israël. À 17.000 kilomètres de son territoire, après avoir neutralisé les défenses syriennes et irakiennes, Israël a pu frapper en Iran avec une fluidité déconcertante.
Cette démonstration de force révèle aussi l’isolement de l’Iran. La Russie, empêtrée dans sa guerre contre l’Ukraine, a certes condamné l’attaque, mais elle n’a pas les moyens de soutenir activement Téhéran. Quant à la Chine, elle reste silencieuse, préoccupée avant tout par la stabilité du détroit d’Hormuz et la libre circulation du pétrole. Les Européens, eux, ont rapidement affirmé leur soutien au droit d’Israël à se défendre. Cela crée une zone grise juridique et politique : s’agit-il d’un non-respect du droit international ? On n’a pas accepté une guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine, pourquoi tolérer celle d’Israël contre l’Iran ?
À mes yeux, cette comparaison ne tient pas. Depuis 1979, les dirigeants iraniens — à commencer par Khomeiny — affirment sans discontinuer vouloir « liquider Israël ». Ce n’est pas seulement une posture : c’est une ligne politique constante, destinée à s’imposer comme chef de file du monde musulman. Même si les autres sont sunnites, les chiites iraniens ont voulu fédérer le monde musulman autour de la haine d’Israël.
Cet isolement iranien s’explique aussi par la situation intérieure du pays. On n’est pas dans le même contexte que la Russie en 2022 : une large part de la population iranienne rejette le régime. Mais comme partout, face à une attaque extérieure, les Iraniens font bloc. Cela ne change rien à la haine du régime, mais cette attaque, qui a aussi frappé des civils, est vécue comme une agression. Enfin, il reste à interroger l’obsession iranienne pour l’arme nucléaire, qui semble avoir été un facteur central dans la décision d’Israël d’intervenir.
Marc-Olivier Padis :
L’extrême affaiblissement de l’Iran est effectivement très frappant. La République islamique est isolée, et Israël a mené une opération militaire en plusieurs étapes, appuyée sur un travail de renseignement patient et approfondi, qui lui a permis de cibler précisément ingénieurs, généraux, centres stratégiques. À cela s’ajoute l’effondrement des habituels proxys de l’Iran : le Hezbollah, les milices syriennes… tout l’axe chiite mis en place par Téhéran au fil des années s’est disloqué. Le régime de Bachar el-Assad est tombé sans que l’Iran ait les moyens d’intervenir. L’espace aérien iranien est devenu totalement perméable : Israël n’a perdu aucun appareil, il n’y a plus de défense anti-aérienne, ni même de véritable aviation iranienne.
Une telle situation interroge directement la capacité de survie du régime, affaibli à la fois par la contestation interne, par l’isolement diplomatique et par une stratégie nucléaire qui se retourne contre lui. Mais ce que je retiens surtout, c’est la disparition de toute régulation internationale. On est passé dans un système purement transactionnel, celui promu par Donald Trump. Et ce n’est pas la loi du plus fort qui en ressort, mais l’affaiblissement spectaculaire de Trump lui-même. Il faut rappeler que c’est lui qui a contribué à cette impasse : en 2015, un accord international sur le nucléaire iranien avait été signé, avec des garanties de conformité reconnues par l’AIEA. Mais Trump l’a dénoncé en 2018, uniquement parce qu’il avait été conclu par Obama. Résultat : l’Iran a repris son programme nucléaire. Aujourd’hui, Trump n’est absolument plus écouté par Netanyahou, qui impose unilatéralement ses décisions. Le Premier ministre israélien semble avoir compris comment instrumentaliser Trump, il a ce fameux « mode d’emploi » que tout le monde cherche. Donald Trump ne fait plus que courir derrière les évènements, tentant de donner l’illusion qu’il contrôle encore quelque chose, alors que ce n’est visiblement plus le cas.
Ce qui est inquiétant, dans un tel monde sans règles, c’est qu’on ne voit plus ce qui pourrait stopper l’escalade. Je ne parle pas d’un conflit mondial, mais d’un engrenage qu’aucune puissance occidentale ni aucune instance internationale ne semble capable de freiner. Une fois encore, Trump démontre qu’il est incapable de négocier ou de construire des équilibres : il n’est fort qu’avec les faibles, et faible avec les forts.
Nicole Gnesotto :
Pour moi, l’enjeu fondamental de cette guerre, au-delà de la dynamique régionale, c’est de savoir si les Européens, en particulier, choisissent de défendre le droit international ou bien de s’aligner sur les seuls intérêts occidentaux. Ce choix est décisif pour la stabilité future de l’ordre mondial. Si l’on choisit le droit international, alors il faut condamner l’attaque israélienne contre l’Iran. La guerre préventive est illégale en droit international, sauf en cas de menace imminente clairement établie. Or, ce n’était pas le cas ici. Trois jours avant l’attaque, la CIA estimait que l’Iran n’était pas en mesure de produire une arme nucléaire. Le rapport de l’AIEA confirme que l’enrichissement iranien atteint 60%, alors qu’il faut 90% pour fabriquer une bombe. Israël a donc agi en dehors du cadre légal.
Deuxième point : le changement de régime par la force est lui aussi contraire au droit international. En 2003, la France et l’Allemagne s’étaient opposées à l’intervention américaine en Irak, qui visait à instaurer un effet domino démocratique. Aujourd’hui, si on choisit de défendre les intérêts occidentaux, comme semblent le faire Mme von der Leyen ou le chancelier Merz, on soutient discrètement Israël. On applaudit discrètement, en disant que l’État hébreu fait le « sale boulot » à la place des Occidentaux. Mais en faisant cela, on légitime un monde où seul le rapport de force compte. Et demain, si la Chine décide d’envahir Taïwan, ou la Russie l’Estonie, que pourrons-nous dire ? C’est un tournant majeur.
Troisièmement, je trouve la position des Européens particulièrement préoccupante. L’Iran était, depuis 2003, l’un des rares terrains où la diplomatie européenne avait su s’imposer. C’est grâce aux Européens que les Américains avaient signé l’accord de Vienne. Ce sont les États-Unis, on l’a rappelé, qui s’en sont retirés en 2018, provoquant la relance du programme nucléaire iranien. Et tout à coup, les Européens changent de cap sans aucune explication, s’alignent sur Washington et Tel-Aviv, et abandonnent la voie diplomatique. C’est un reniement dont ils paieront, je le crains, les conséquences, notamment dans leur rapport futur à l’Iran.
Enfin, on parle beaucoup de la faiblesse de l’Iran, mais trop peu de la stratégie israélienne. Quelle est-elle ? Depuis plus d’un an, Israël a mené une politique de destruction systématique : à Gaza, y compris contre les civils ; au Liban, avec des bombardements contre le Hezbollah ; en Syrie, pour frapper des positions jugées hostiles ; et maintenant, en Iran, contre les installations de retraitement de l’uranium. Mais à quoi répond cette logique de destructions en chaîne ? Quel est le projet politique ? Israël détruit autour d’elle, mais ne construit rien.
Sur le plan de la stabilisation de la région, qu’il s’agisse de Gaza ou du Moyen-Orient, les propositions viennent des Américains, des Saoudiens, des Européens … Jamais d’Israël. Cela aussi devrait faire réfléchir les Européens.
Jean-Louis Bourlanges :
Je suis tout à fait d’accord avec Nicole, c’est exactement ainsi que se pose le problème, et la position européenne est très révélatrice, notamment la volte-face, difficilement compréhensible, du président de la République, et celle du chancelier allemand. Dans le cas de l’Allemagne, c’est plus explicable. M. Merz avait fait preuve d’une audace exceptionnelle en dénonçant la politique israélienne à Gaza, mais il a fait marche arrière. Jean Quatremer y a vu un acte d’émancipation ; pour moi, c’est au contraire un retour à la niche. En tant qu’Allemand, il porte un passé de culpabilité dont il ne peut se libérer. C’est compréhensible et respectable, mais ce n’est pas une posture dont nous, Français, pouvons nous inspirer.
Sur le fond, je crois que nous sommes tous d’accord pour dire que Netanyahou est exceptionnel — dans le pire sens du terme. Il fait preuve d’une maîtrise politique remarquable, bien que profondément perverse. Tout ce qu’il fait aujourd’hui, il l’avait annoncé il y a vingt ans : selon lui, l’Iran allait inévitablement acquérir la bombe. Ce n’est pas exact. L’Iran a besoin de temps, et la CIA vient encore de le rappeler. De plus, la menace contre Israël est à relativiser. Bien que le régime iranien soit odieux, Israël dispose de 200 ogives nucléaires. Elle pourrait, en théorie, détruire l’Iran en totalité. Quand on possède une telle capacité de dissuasion, on peut aborder les choses avec un peu plus de sérénité.
Ce qui est remarquablement habile de la part de Netanyahou, c’est qu’il a compris qu’il était totalement discrédité sur Gaza et en difficulté politique à la Knesset. Mais sur la question iranienne, et celle du Hezbollah, il réussit à faire consensus. Il a exploité à fond l’angoisse existentielle des Israéliens pour rallier l’opinion publique. Et il a raflé la mise.
Deuxième objectif : torpiller la relance des négociations sur la dénucléarisation de l’Iran, qui étaient en train de reprendre. Il intervient au moment le plus sensible, pile quand la diplomatie pouvait repartir. En parallèle, il sabote, même marginalement, les initiatives franco-britanniques en faveur d’une reconnaissance juridique de la Palestine. Tout cela est très calculé.
Ensuite, il y a la relation Trump-Netanyahou. Elle me fait penser à ce que disait Michel Tournier sur les duos de clowns : le clown blanc, qui mène, et l’Auguste, toujours derrière, à se prendre les pieds dans le tapis. Netanyahou est le clown blanc, Trump l’Auguste. Le président américain révèle toute son inconsistance : incapable de se positionner, demandant quinze jours pour réfléchir (ce qui, pour lui, est presque une prouesse).
Comme Nicole, je suis frappé par le vide absolu des propositions. Sur le plan technologique, Tsahal est exceptionnelle — l’aviation, la marine, les transmissions — c’est une armée moderne, puissante, qui impressionne le monde entier par son efficacité, comme on l’a vu dans les frappes contre le Hezbollah. Mais au sol, c’est autre chose. Le Mossad a manqué de vigilance avant le 7 octobre, et sur le terrain, les conscrits sont jeunes, urbains, peu formés, souvent terrorisés. Ce ne sont plus les combattants aguerris des kibboutz de la guerre des Six Jours. Ils tirent parfois à tort et à travers parce qu’ils ont peur, et tout cela coûte très cher à l’État. À Gaza, cette faiblesse est patente.
Quant à la stratégie de Netanyahou, elle repose sur une menace qu’il utilise depuis toujours pour écarter tout scénario de négociation. Ce n’est pas seulement Trump qui a fait éclater les accords de Vienne : c’est Netanyahou qui l’y a poussé. Le Premier ministre israélien s’était opposé frontalement à Obama sur cette question. C’est lui qui a contribué à provoquer la nucléarisation de l’Iran, et il persiste dans cette logique. Mais au-delà de cela, il n’y a rien. L’ordre moyen-oriental rêvé par Netanyahou, c’est un désert de ruines autour d’une armée israélienne toute-puissante. Gaza est une expérimentation tragiquement aboutie : plus personne ne peut y vivre. Et sur l’Iran, on ne voit aucune perspective de stabilisation.
J’entendais récemment Jean Quatremer protester contre cette vision critique que nous partageons, Nicole et moi) — et je crois que nous ne sommes pas seuls. Il évoquait le dilemme de Goethe : faut-il préférer l’injustice au désordre ? Et Goethe préfère l’injustice. Sauf que le désordre, le chaos, est possible aussi, nous l’avons vu. Jamais un petit pays comme Israël n’a pu modifier à lui seul l’ordre international par une simple opération aérienne. Même avec l’appui américain, il est peu probable que Washington s’engage au sol. Trump refuserait, ce serait contraire à son mandat, à ses promesses, et à son rêve (persistant) de prix Nobel de la paix.
De plus, le régime iranien ne s’effondrera pas aussi facilement. Les Pasdaran restent puissants, capables d’actions déstabilisatrices, notamment sur le plan énergétique. En face, l’opposition est très fragmentée. Le fils du Shah, que j’ai rencontré quand je présidais la commission des affaires étrangères, m’a fait une excellente impression : intelligent, modeste, bien plus ouvert que son père. Mais il n’a aucune base populaire organisée. La bourgeoisie de Téhéran rejette le régime, mais elle est désorganisée. Il y a les Kurdes, d’autres groupes… mais tout cela reste diffus. L’exemple libyen est édifiant : l’intervention française a semé le chaos dans tout le Sahel. En Irak, les erreurs post-guerre ont abouti à une domination chiite extrême. Et en Afghanistan, on sait ce qu’il est advenu. Tout cela devrait nous alerter : on ouvre une boîte de Pandore sans savoir comment la refermer.
Alors Trump ? Il hésite. Il sait qu’une partie de son électorat est sensible à ces risques. Il pourrait tenter de transformer l’offensive actuelle en levier diplomatique, en espérant faire plier les Iraniens. Mais il n’est pas certain que l’esprit iranien se prête à ce type de compromis. On est face à un pouvoir religieux qui ne pense pas comme nous. Je me souviens d’une anecdote d’Ahmadinejad, racontant avoir proposé d’élargir les avenues de Téhéran « pour faciliter le retour de l’Imam caché … » Cela donne une idée du niveau d’irrationalité de leurs décisions.
Un compromis serait possible si l’on posait le marché de façon nette — le choix entre la survie du régime et celle de son programme nucléaire. À ce jeu, les Européens devraient cesser leurs revirements incohérents, passer d’un discours très ferme sur Gaza à un soutien inconditionnel d’Israël aujourd’hui, alors même que l’État hébreu n’est pas directement menacé. Ce qu’il faut, c’est embrayer sur la négociation. Je ne dirais pas, comme Goethe, qu’une injustice vaut mieux qu’un désordre. Mais je crois, fermement, que la paix vaut mieux que le chaos.
Nicole Gnesotto :
Un point sur le risque de prolifération nucléaire. L’ambition nucléaire iranienne est ancienne, elle remonte à l’époque du Shah — et les Français le savent bien. Elle ne disparaîtra pas avec la chute éventuelle du régime des Mollahs. Cette ambition est profondément ancrée pour des raisons stratégiques : l’Iran est un grand pays chiite entouré d’États sunnites, et voisin d’Israël, qui dispose de l’arme nucléaire. Que le pays soit dirigé demain par un Pahlavi ou une autre figure issue du peuple, cela ne changera rien à cette logique de puissance. Il est donc illusoire d’espérer l’abandon de cette ambition.
En revanche, il est nécessaire de reconnaître à l’Iran un statut de puissance régionale en deçà de l’arme nucléaire — comme on l’a fait avec le Japon, et peut-être un jour avec l’Allemagne. C’est ce type d’équilibre qu’il faudrait viser.
Deuxième point sur la prolifération : si Israël et les États-Unis vont plus loin dans la destruction des capacités nucléaires iraniennes, alors je ne donne pas cher du statut non nucléaire de la Turquie, de l’Arabie saoudite et de l’Égypte. Ces pays tireront une conclusion très claire : il faut se dépêcher d’acquérir la bombe, avant qu’Israël ne nous empêche de le faire.
Jean-Louis Bourlanges :
Il faut avoir en tête que l’arme nucléaire est une technologie ancienne, datant de la première moitié du XXème siècle. C’est un « vieux truc », et à ce titre, elle est très démocratique : elle fonctionne très bien, et tout le monde peut y accéder. Les Iraniens, s’ils le souhaitent vraiment, trouveront un moyen d’enrichir, en Corée du Nord ou ailleurs. C’est techniquement à leur portée. Tout le monde le sait : le scénario de Netanyahou est celui d’une guerre perpétuelle, renouvelée tous les deux ou trois ans. On est donc très loin d’une solution durable.