Comment répartir l’effort du désendettement ? / Trump contre la Californie / n°407 / 15 juin 2025

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COMMENT RÉPARTIR L’EFFORT DU DÉSENDETTEMENT ?

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Visant un déficit à 4,6% du PIB l'année prochaine, au lieu de 5,4% cette année, le gouvernement entend serrer la vis budgétaire, avec un effort de 40 milliards d'euros en 2026. La répartition de cet effort devrait être précisée à la mi-juillet. Dans ce contexte budgétaire alarmant, et quatre mois après avoir été votée par une large majorité de députés, la proposition de loi des Écologistes visant à instaurer un impôt plancher de 2% sur le patrimoine des ultra-riches, dite « taxe Zucman » a été rejetée jeudi par le Sénat par 188 voix contre 129 voix.
Aux côtés de deux économistes français reconnus internationalement - Olivier Blanchard, ancien chef économiste du Fonds monétaire international et Jean Pisani-Ferry, architecte du programme économique d'Emmanuel Macron en 2017 -, Gabriel Zucman a défendu mercredi dans Le Monde ce mécanisme pour rétablir le « principe constitutionnel d'égalité devant l'impôt ». « Nous partageons le constat que les plus riches ne contribuent pas aujourd’hui à hauteur de ce qui est demandé aux autres catégories sociales, et que le mécanisme voté à l’Assemblée est le plus efficace pour remédier à cette situation. » L’Institut des politiques publiques, fondé sur de nouvelles données administratives, a établi que les plus grandes fortunes payent dans l’ensemble très peu d’impôts sur le revenu, car elles peuvent le contourner – légalement – grâce à diverses techniques d’optimisation, comme l’utilisation de sociétés holdings. En conséquence, alors que l’ensemble des Français acquittent environ 50% de leurs revenus en impôts et cotisations sociales, tous prélèvements compris, ce chiffre tombe à 27% pour les milliardaires, soit presque deux fois moins. Le dispositif voté à l’Assemblée ne concerne que les fortunes d’au moins 100 millions d’euros, soit environ 1.800 foyers fiscaux. Il rapporterait entre 15 et 25 milliards d’euros. Le gouvernement est opposé à la taxe Zucman. « Une telle contribution serait à la fois confiscatoire et inefficace », a tranché la ministre des comptes publics, Amélie de Montchalin, en février. « Confiscatoire », parce qu’elle est trop élevée : sans mécanisme de plafonnement, la proposition pourrait être censurée par le Conseil constitutionnel, met aussi en garde la commission des finances du Sénat. « Inefficace », dans la mesure où elle pousserait, de façon « catastrophique », les contribuables visés à fuir la France. Pour relativiser l’argument, Gabriel Zucman s’appuie sur des études qui tendent à démontrer que, lorsqu’un impôt sur la fortune est créé, le nombre de départs à l’étranger pour y échapper est marginal.
Cette taxe pourrait revenir au budget 2026 à l'automne. Gabriel Zucman rappelle que l’impôt sur le revenu, voté en 1909 par la Chambre des députés a attendu 1914 pour que le Sénat, déjà dominé par la droite conservatrice, finisse par l’adopter.

Kontildondit ?

Antoine Foucher :
Il y a deux questions à examiner autour de la taxe Zucman. La première concerne sa légitimité, son efficacité et l’espoir qu’elle suscite, ou encore la place qu’elle pourrait occuper dans une stratégie de désendettement. Sur la légitimité de la taxe, contrairement à ce qu’on entend souvent, la stratégie d’optimisation fiscale via une holding n’est pas réservée aux milliardaires. Une entreprise réalisant 100.000, 200.000 ou 300.000 euros de chiffre d’affaires peut tout à fait adopter cette stratégie. Elle est connue de toutes les startups et de la plupart des créateurs d’entreprise. Le mécanisme est relativement simple : il s’agit de faire remonter les bénéfices dans une holding. Ces bénéfices ne sont pas assimilés à des revenus personnels, ce ne sont ni des salaires, ni des dividendes, seulement des bénéfices imposés à l’impôt sur les sociétés (25%). Pour les milliardaires, on ajoute l’IFI et un peu d’impôt sur le revenu, ce qui donne environ 27%. C’est ce qui explique l’écart avec les 50% que payent, en moyenne, ceux qui gagnent leur argent par le travail.
Pourquoi ce problème ne se posait-il pas il y a quarante ans ? Parce qu’à l’époque, bénéfices, dividendes et rémunérations étaient tous taxés à hauteur de 40 à 50%, ce qui ne laissait aucun intérêt à conserver des bénéfices dans une holding sans les transformer en revenus ou en dividendes. Alors, pourquoi la taxation des bénéfices a-t-elle été divisée par deux ? Là, on entre dans les contradictions françaises. Dès lors que nous avons libéré les mouvements de capitaux pour financer un niveau de vie supérieur à nos moyens, nous avons dû attirer des capitaux étrangers. Cela nous a obligés, comme nos voisins européens, à baisser l’impôt sur les sociétés pour rester compétitifs. C’est cette baisse qui a rendu possibles ces stratégies d’optimisation, tout en contribuant à l’endettement du pays. En somme, le même choix de financement a conduit à la fois à la baisse de l’IS, à l’optimisation fiscale et à l’augmentation de la dette.
Dans ce contexte, la taxe Zucman peut-elle être une solution ? Les arguments avancés contre elle me paraissent assez faibles. Le premier est qu’elle serait « confiscatoire ». Cet argument ne tient pas : si l’on se base sur les rendements moyens du capital — environ 5 % par an — un capital d’un milliard d’euros génère 50 millions de revenus. Avec la taxe Zucman, on en prélèverait 20, il en resterait donc 30. Le capital continue donc de croître. Or une taxe qui laisse le capital augmenter ne peut pas être qualifiée de confiscatoire, sans quoi le mot n’a plus aucun sens.
Deuxième argument : elle serait « anticonstitutionnelle ». Or, la taxe Zucman est précisément pensée comme une taxe sur le patrimoine, et non sur les revenus, pour se conformer à la jurisprudence du Conseil constitutionnel de 2012. Celui-ci avait censuré une mesure qui assimilait les bénéfices non distribués à des revenus personnels dans le calcul du plafonnement de l’ISF. Le Conseil avait rappelé que tant que les bénéfices ne sont pas transformés en dividendes ou en salaires, ils ne peuvent être considérés comme des revenus du contribuable. La taxe Zucman en tient compte et se tourne vers le patrimoine. Elle n’est donc pas non plus inconstitutionnelle.
Reste l’argument de l’exil fiscal. Là, il est vrai que les études avancées par Gabriel Zucman sont peu concluantes, car elles portent sur des impôts existants, alors que cette taxe serait une première dans un pays occidental. On ne peut pas extrapoler des comportements passés pour les plaquer à un nouveau cadre fiscal. La réponse, me semble-t-il, devrait être : « prenons le risque, et nous verrons bien ».
J’en viens au second point : même si la taxe Zucman était mise en œuvre, quelle serait sa place dans une stratégie de désendettement ? Là, il faut rappeler les ordres de grandeur. Pour désendetter la France et se donner les moyens budgétaires de préparer l’avenir, il faut environ 200 milliards d’euros. MM. Blanchard et Tirole parlent de 120 milliards pour simplement stabiliser la dette. Il faut y ajouter 30 milliards pour la transition énergétique, 30 milliards pour porter le budget de défense à 3% du PIB — en anticipation d’un possible désengagement américain — et encore 30 milliards pour rattraper notre retard éducatif. Cela donne un peu plus de 200 milliards d’euros. Même en prenant l’estimation haute de Zucman à 20 milliards, on atteint donc à peine 10 % de l’effort nécessaire. Autrement dit, l’idée qu’il suffirait de taxer les riches pour régler notre problème budgétaire est démentie dès qu’on regarde de près les montants en jeu. Pour réunir 200 milliards, il faudrait cumuler les 20 milliards de la taxe Zucman, travailler trois ans de plus — en passant la durée de cotisation de 43 à 46 ans, ce qui rapporterait environ 120 milliards — et geler les pensions pendant cinq ans. Ce n’est qu’avec un effort collectif, c’est à dire de tous sans exception, que nous pourrons redresser les finances du pays.
C’est là que la taxe Zucman garde un intérêt : elle permet de restaurer une équité fiscale, condition indispensable pour pouvoir demander cet effort collectif.

Lucile Schmid :
La publication de cette tribune dans laquelle Gabriel Zucman, Jean Pisani-Ferry et Olivier Blanchard prennent ensemble position en faveur de cette taxe me semble constituer un moment important. Pourquoi ? Parce qu’Olivier Blanchard et Jean Pisani-Ferry ont plutôt soutenu les orientations d’Emmanuel Macron, Jean Pisani-Ferry a même été l’un des architectes de son projet. Et ce projet reposait sur une politique de l’offre, sur le principe du ruissellement.
Or, nous nous retrouvons ici face à un sujet d’égalité devant l’impôt, un principe constitutionnel. Principe désormais défendu par deux économistes plutôt mainstream et un économiste plutôt hétérodoxe. Le fait que ces trois-là s’allient sur le sujet indique clairement qu’il y a aujourd’hui un problème fondamental.
Le premier problème, c’est que notre système fiscal repose sur une conception dépassée. L’impôt sur le revenu, par exemple, repose sur l’idée que les revenus proviennent avant tout du travail. Or, comme l’a rappelé Antoine, avec la financiarisation de l’économie, c’est désormais le capital qui joue un rôle central. Cela fait longtemps que Thomas Piketty le souligne, mais jusqu’ici, il n’en avait pas tiré de proposition concrète. Gabriel Zucman, lui, a le mérite d’avoir formulé une proposition, certes imparfaite, mais qui sort du strict cadre académique pour entrer dans le débat public. Elle a même donné lieu à une proposition de loi, portée notamment par des députés comme Eva Sas, qui avait déjà proposé des indicateurs alternatifs au PIB.
Cela nous oblige à poser la question : nos instruments économiques, nos outils fiscaux sont-ils adaptés au monde d’aujourd’hui ? La réponse me semble claire : non. Et c’est là que la réflexion fiscale devient très intéressante. Elle vient bousculer une idée reçue selon laquelle les Français ne veulent pas de nouveaux impôts, qu’ils y seraient opposés. C’est d’ailleurs une conviction très ancrée chez Emmanuel Macron et dans son gouvernement. Mais est-ce si vrai ? Le sujet de la justice fiscale ne prend-il pas une importance croissante dans l’opinion publique ? Avec, certes, le sentiment que nous sommes face à une injustice à l’échelle planétaire, et donc à une impuissance. C’est en cela que la taxe Zucman est importante. Même si elle présente des difficultés opérationnelles le fait d’invoquer les risques pour les licornes (ces start-ups prometteuse à forte valorisation) montre bien que les objections avancées relèvent surtout d’un manque de volonté politique.
Ce qu’il faut retenir, c’est que la taxe Zucman n’a pas pour seul objectif de taxer les riches. Elle vise aussi à répondre à nos besoins massifs d’investissement. Quels sont-ils ? Olivier Blanchard, qui, en tant qu’ancien chief economist du FMI, ne peut pas être soupçonné d’être un dangereux gauchiste, à été particulièrement clair à ce sujet ; il a insisté sur la nécessité de financer l’investissement vert, de transformer notre industrie, de faire face aux dérèglements climatiques. Il a aussi évoqué les enjeux de défense, qu’il place en seconde position, ce qui me semble significatif. Et puis il y a tout ce qui touche à l’éducation, à la connaissance, à ce qui fait la grandeur d’une nation. Aujourd’hui, la puissance passe aussi par le soft power. Et de ce point de vue, la taxe Zucman nous enjoint à trouver des ressources supplémentaires pour réduire la dette tout en continuant à investir. On sent bien que le gouvernement et sa « majorité minoritaire » tâtonnent, peinent à articuler ces deux exigences : réduction de la dette et préparation de l’avenir.
Il est essentiel de se replacer dans une perspective historique. L’impôt sur le revenu, longtemps combattu par le Sénat, n’a été voté qu’en 1914, au début de la Première Guerre mondiale, et à un taux dérisoire. Aujourd’hui, nous faisons face à une incertitude mondiale considérable. Est-ce que ce n’est pas justement le moment de faire preuve de créativité en politique, de prendre un risque, d’expérimenter ? On n’est pas obligé d’adopter le taux proposé par Zucman. Lorsque Éric Lombard déclare qu’il travaille à une taxe « qui ressemble à la taxe Zucman » tout en excluant du périmètre le patrimoine professionnel, il reconnaît en réalité l’importance du symbole, tout en vidant la mesure de sa portée opérationnelle.
Il faut saluer le fait que Gabriel Zucman sorte de son rôle strictement universitaire, mais aussi que des maires de grandes villes — une tribune signée par une trentaine d’entre eux l’a montré — affirment qu’ils ont besoin d’investissements, et enfin qu’un débat public national s’ouvre aujourd’hui sur ce sujet.

Richard Werly :
Au fond, l’intérêt vraiment fort de la taxe Zucman, c’est qu’elle ambitionne de transformer la fiscalité, l’économie, voire le monde — mais elle oublie de transformer la France. Je trouve l’idée bonne. Le point soulevé par Gabriel Zucman, qu’on peut évidemment contester ou améliorer — notamment la question de l’assiette du patrimoine (c’est-à-dire : faut-il y inclure les outils professionnels ou non) est un sujet tout à fait réel. Beaucoup de choses ont déjà été dites par mes deux prédécesseurs, mais permettez-moi de dire que, moi, j’en ai assez.
J’en ai assez qu’à chaque fois qu’on pose la question du dérapage des finances publiques françaises, de la nécessité de désendetter la France, on ne parle que de nouveaux impôts. Franchement, j’aimerais que ces économistes — souvent brillants (je le reconnais, Zucman a joué un rôle important dans le combat contre le secret bancaire suisse, il a eu raison de le faire, et il a contribué à en venir à bout, ce qui a été une excellente chose pour l’économie mondiale) déploient la même énergie, la même rigueur intellectuelle, les mêmes tribunes dans Le Monde, pour affirmer que le modèle français ne fonctionne plus sur le plan de la dépense publique.
Or, ils ne le font pas, et c’est un problème. Si les mêmes voix qui défendent aujourd’hui une taxe de type Zucman proposaient aussi un plan crédible, cohérent, de rééquilibrage de nos dépenses publiques — je ne parle pas d’austérité aveugle, je reconnais qu’il y a des dépenses d’avenir, écologiques, de défense, à maintenir — alors j’applaudirais des deux mains. Mais ce n’est jamais le cas. Donc merci, M. Zucman, vous êtes un économiste brillant, d’après Lucile vous devenez aussi un penseur politique. Très bien. Mais ce penseur politique, pour l’instant, s’arrête toujours à la même frontière : celle du modèle français qui déraille, et que plus personne ne semble vouloir — ou savoir — corriger.

Lionel Zinsou :
Moi, je trouve que c’est une très mauvaise idée. D’abord, pour votre distraction, parce que c’est important qu’il y ait un vrai débat. J’adore l’argument de Lucile : « trois économistes sont d’accord ». Ça m’a rappelé une vieille blague latine : un haruspice ne peut pas regarder un autre haruspice sans rire (dans l’Antiquité romaine, les haruspices étaient ces prêtres qui lisaient l’avenir dans les entrailles des animaux sacrifiés). Alors, trois haruspices d’un coup, il est vrai que c’est suffisamment rare pour être signalé.
Mais tout de même : c’est très français, et sur ce point je rejoins Richard. Parmi les grandes puissances, la France est le pays qui impose le plus. On est un peu au-dessus de 50% de prélèvements obligatoires dans le PIB, contre une moyenne OCDE de 36%. Et pourtant, les Français se plaignent de la qualité de leurs services publics — hôpital, école — qui ne semblent pas à la hauteur des sommes dépensées. C’est là le vrai sujet : comment gérer efficacement notre économie. Mais c’est tellement plus simple de s’en remettre à la magie fiscale. Si je n’étais pas béninois, je dirais que c’est de l’économie vaudou, mais j’ai trop de respect pour le vaudou pour l’impliquer dans cette affaire.
Même Antoine, qui a dressé un panorama très rigoureux, conclut au fond que cette taxe, ce n’est pas le sujet, pas le bon montant, mais que c’est tout de même intéressant. Il dit que les arguments des opposants ne sont pas très convaincants. Je crois, au contraire, qu’ils existent bel et bien. Historiquement, lever entre 2 et 3 milliards d’euros avec l’impôt sur la fortune a toujours été difficile : assiette étroite, coût élevé. Là, on veut passer à 20 milliards. On nous dit que ce n’est rien, « car c’est seulement 2% du patrimoine ». Mais passer de 3 à 20 milliards, ce n’est pas du tout anodin. L’impôt sur le revenu rapporte environ 83 milliards. Ajouter 20 milliards d’un coup sur le patrimoine, ce n’est pas marginal, c’est un changement profond. Politiquement, ça va bien au-delà du seul agacement des milliardaires. On parle ici de 1.800 foyers fiscaux qu’on veut taxer à hauteur de 20 milliards chaque année. C’est considérable.
Rappelez-vous la tranche marginale à 75%, inventée pour le budget 2013 dans un moment un peu improvisé du programme Hollande. Elle concernait très peu de gens, mais elle a fait peur à des centaines de milliers. Et le vrai danger, c’est que cette taxe-là aura le même effet : faire fuir ceux qui pourraient créer demain les entreprises innovantes. Les start-ups, les licornes, sont très sensibles à l’évaluation de leur capitalisation, souvent très élevée, alors même qu’elles ne font pas de bénéfices. Cette taxe risque de poser d’immenses problèmes d’évaluation et, plus grave, de provoquer une fuite de tous ceux qui ont l’intention ou les moyens de créer des entreprises à fort potentiel.
Ce ne sont pas les évadés fiscaux en Belgique le vrai sujet. Ce sont les chercheurs, les innovateurs, les entrepreneurs qui quittent nos laboratoires, nos universités, pour créer ailleurs dans le monde. Pas parce qu’ils sont imposés à 75%, mais parce qu’ils ont peur de l’être un jour. La phobie de la création en France est réelle. Ce précédent doit nous alerter. Quand une mesure est « magique », elle ne fonctionne pas. Blanchard, ancien chef économiste du FMI, est bien plus raisonnable. Il parle d’équité, d’égalité devant l’impôt, et évoque une mesure calibrée autour de 5 milliards. Il propose d’exclure les entreprises de l’assiette — ce qui fait tomber l’essentiel des 20 milliards annoncés, qui sont de toute façon largement théoriques.
Si on ciblait plutôt les holdings, comme l’a expliqué Antoine, en requalifiant certaines niches fiscales pour éviter les abus, les services fiscaux pourraient facilement faire le travail. Là, oui, on pourrait viser 5 milliards — ce ne serait plus magique, ce serait réaliste. Et puis, n’oublions pas : l’objectif n’est pas de désendetter. Il s’agit de trouver des recettes pour éviter d’alourdir encore la dette. La seule façon de la réduire, ce serait une combinaison de croissance en volume et d’inflation. Pas une taxe magique.

Antoine Foucher :
Un point d’accord et un point de désaccord avec Lionel. Le point d’accord, c’est que la taxe Zucman est tout sauf une solution magique. Même si on la mettait en place, et même si elle rapportait 20 milliards — ce qui reste incertain — 90 % de l’effort resterait à fournir. Il est donc évident que la taxation des ultra-riches ne suffira pas à redresser la situation de la France. C’est clair, net, et les ordres de grandeur le montrent immédiatement. On ne s’en sortira que par un effort collectif, qui mobilise à la fois les travailleurs — en travaillant plus longtemps — les retraités — en stabilisant les pensions pendant un certain nombre d’années, parce que ce sont là les économies les moins douloureuses en termes économiques — et bien sûr les ultra-riches.
Et j’en viens à mon point de désaccord : il me semble politiquement impossible de demander un effort à l’immense majorité des Français, qu’ils soient actifs ou retraités, sans rétablir un minimum d’équité fiscale. Dès lors qu’on est dans une situation où ceux qui ont le plus paient deux fois moins — ce qui est incontestable, et d’ailleurs pas contesté …

Lionel Zinsou :
C’est contestable, parce que c’est déjà taxé. Ce qui fait la valorisation du capital, ce sont des résultats qui sont déjà soumis à l’impôt.

Antoine Foucher :
Justement, non. Ce qui crée cette situation, c’est une spécificité, et encore une fois, ce n’est pas réservé aux milliardaires, avec 200.000 euros de revenus via une entreprise, on peut faire exactement la même chose, et tout à fait légalement. Si vous ne touchez pas les bénéfices, cet argent n’est pas juridiquement à vous. Il appartient à la personnalité morale, c’est-à-dire à la holding. Et comme c’est votre holding, vous pouvez réinvestir, mais vous n’êtes pas soumis ni à la CSG, ni à la CRDS, ni à l’impôt sur le revenu.

Lionel Zinsou :
Oui, ça, c’est autre chose. Moi je parlais de création.

TRUMP CONTRE LA CALIFORNIE

Introduction

Philippe Meyer :
Après des heurts à Los Angeles sur fond d’expulsions d’immigrés en situation irrégulière le président américain a envoyé le 7 juin la garde nationale dans la ville, contre l’avis des autorités locales. Désormais, 4.800 membres de la garde nationale de Californie et marines se trouvent déployés autour des bâtiments fédéraux, pour apporter leur soutien à la police locale et aux agents de l’ICE, l’agence chargée de l’immigration. Officiellement, il s’agit de protéger bâtiments et agents fédéraux. En s’en prenant au « Golden State », Le choix de cibler la Californie n’a rien d’anodin. « Le déploiement sans fondement de la garde nationale par l’administration Trump est manifestement une mesure de rétorsion contre la Californie, bastion des communautés immigrées, et s’apparente à une déclaration de guerre à l’égard de tous les Californiens », a dénoncé l’ACLU, influente organisation de défense des libertés civiles.
Depuis son retour à la Maison Blanche, soutenu par un Congrès à majorité conservatrice, la confrontation s’est envenimée. Véhicules électriques, protection des transgenres, gestion de l’eau : aucun domaine n’échappe à la croisade. Plus que jamais ciblée, la Californie riposte dans l’arène judiciaire. Lors du premier mandat de Trump, l’État avait intenté plus de 120 recours contre son administration, en majorité remportés, se dressant notamment contre le décret anti-immigration Muslim Ban, le démantèlement des protections des jeunes sans papiers et la sortie de l’accord de Paris sur le climat. Depuis janvier, le rythme s’est accéléré. Seule ou alliée à d’autres États, la Californie a déjà déposé plus d’une vingtaine de recours : contre la remise en cause du droit du sol, contre l’accès du DOGE (le département de l’Efficacité gouvernementale) au système de paiement du Trésor, contre les coupes dans la recherche médicale ou contre l’augmentation des droits de douane. Sur le plan économique, l’escalade commerciale avec la Chine menace lourdement l’État de la côte ouest, dont les ports jouent un rôle majeur dans les importations venues d’Asie.
Sur le sujet central de l’immigration, la « résistance » californienne passe aussi par la loi. Fin 2017, malgré les menaces répétées de l’administration Trump, les élus de l’État avaient adopté une loi limitant strictement la coopération entre polices locales et agents fédéraux chargés des expulsions. Surnommée « loi sur les valeurs californiennes », cette législation a fait de l’Étatle premier « sanctuaire » du pays pour les immigrés sans papiers. Validée en 2019 par la justice, elle reste une épine dans le pied de l’administration Trump, qui accuse la Californie d’entraver sa politique migratoire.
Jeudi, le sénateur Padilla, successeur de Kamala Harris, a été arrêté et menotté pour avoir interrompu la conférence de presse de Kristi Noem, Secrétaire à la sécurité intérieure et vigoureuse promotrice des lois anti-immigrés. Samedi, de grandes manifestations ont été organisées pour s’opposer la politique du président Républicain, tandis que la présidente Démocrate de la chambre des représentants du Minnesota était assassinée.

Kontildondit ?

Richard Werly :
Je suis rentré des États-Unis il y a trois semaines, mais je n’étais pas en Californie, mais dans le Colorado, où j’ai fait un reportage sur les pratiques des services de l’immigration — ou plutôt, ce qu’on devrait appeler aujourd’hui les services anti-immigration — qu’on désigne là-bas sous l’acronyme ICE. Je crois qu’il faut commencer par un rappel : Trump fait ce qu’il a promis. Il avait annoncé qu’il mobiliserait la Garde nationale dès qu’il le jugerait nécessaire, et il le fait. Il avait dit qu’il utiliserait l’armée à l’intérieur du territoire si besoin, et il le fait avec les Marines. Et cela, juste à la veille de sa parade militaire, qui a eu lieu samedi, officiellement en l’honneur du 250ème anniversaire de la création de l’armée américaine, mais officieusement, cela tombait le jour de son anniversaire, le 14 juin. Tout cela était annoncé. Et il faut le souligner, car pour l’électorat MAGA, c’est un élément crucial : Trump tient ses promesses. On reproche souvent aux politiciens de ne pas les tenir, et lui les tient, coûte que coûte. C’est sa logique constante : imposer par la force.
Trump est fidèle à sa vision du rapport de force. Il a constaté que cela ne fonctionne pas sur la scène internationale — il a échoué à obtenir la paix en Ukraine, il n’a pas réussi à relancer les négociations avec l’Iran. Donc il se recentre sur le territoire américain. Peut-être que demain, il aura de nouveau le Groenland ou le Canada en ligne de mire ...
Jusqu’où le commandement militaire américain acceptera-t-il de le suivre ? Trump a déjà limogé plusieurs généraux, à commencer par le chef d’état-major interarmées, qu’il a remplacé par un militaire moins gradé, et plus docile.
Troisièmement, la Californie est le bouc émissaire idéal pour Trump. D’abord, c’est un État puissant — donc un rival politique de poids. Ensuite, Gavin Newsom, son gouverneur Démocrate, semblait affaibli au début de la séquence, notamment à cause des incendies, pour lesquels il avait été très critiqué — tout comme la maire de Los Angeles. Trump a sans doute misé sur un échec de Newsom, mais il s’est trompé : celui-ci a plutôt bien géré la situation.
Enfin, il faut voir dans cette opération un message adressé à la Silicon Valley. On parle des migrants, de la Garde nationale, mais en réalité c’est aussi un signal aux géants de la tech. Depuis le début de sa présidence, ces milliardaires — Jeff Bezos, Apple, et les autres — ont montré une certaine souplesse, pour ne pas dire une réelle servilité, face au pouvoir. Trump leur rappelle qu’ils restent dans son viseur. Si la Californie ne rentre pas dans le rang, il y aura plus de troupes, plus de pression. Et comme ces ultra-riches ont prouvé qu’ils savaient ployer le genou, il leur fait comprendre qu’il faudrait désormais se prosterner encore un peu plus bas.

Lucile Schmid :
Les Démocrates semblent enfin avoir trouvé une voix, car cela faisait six mois qu’on attendait désespérément qu’un d’entre eux s’exprime avec force. Ce qui est encore plus frappant, c’est que cette voix, ce n’est pas celle qu’on attendait. Gavin Newsom n’était pas le profil que l’on imaginait. Comme l’a rappelé Richard, il avait été affaibli par les incendies. Il appartient à l’aile modérée, voire à la droite du Parti démocrate. C’est par exemple quelqu’un qui, dans le cadre de son podcast personnel, a interviewé Steve Bannon — ce qui, pour l’aile gauche, notamment les soutiens de Bernie Sanders, fait de lui une figure suspecte.
Et ce qui est encore davantage révélateur, c’est le contenu de son discours. Il est extrêmement articulé, et il reprend, un par un, tous les arguments qui permettent aujourd’hui de qualifier la démocratie américaine de démocratie illibérale, si l’on reprend la terminologie que nous utilisons en Europe. Il s’appuie notamment sur la question migratoire. Il rappelle, par exemple, que quand Donald Trump attaque les migrants, il ne vise pas des criminels mais des plongeurs, des couturières, des travailleurs agricoles journaliers, des jardiniers ... Il affirme qu’on peut tout à fait lutter contre la criminalité, mais qu’attaquer ceux qui travaillent honnêtement revient à s’en prendre à l’ensemble des Américains. Et il souligne que les États-Unis sont, par essence, une terre de migration, puisque toute leur histoire s’est construite sur les flux migratoires. C’est un argument très fort, et je ne suis pas certaine que, nous Européens, nous percevions pleinement la puissance d’un tel message.
Deuxième point notable : il insiste sur l’illégalité des mesures prises par Trump. Il rappelle que le droit américain n’autorise pas le déploiement de la Garde nationale, et encore moins celui des Marines, à des fins de maintien de l’ordre sur le territoire national. Il ne critique jamais les militaires — au contraire, il les qualifie de héros — mais il se place résolument du côté du droit. Il cite notamment une loi du XIXème siècle qui interdit précisément ce type de déploiement militaire face à des civils.Ce faisant, il souligne que Trump, par ses actes, déshumanise les migrants.
Troisième aspect fondamental : ce qu’il dit sur la connaissance et la destruction des bases de données. Il affirme que Trump nous rend ignorants, qu’il nous prive de notre capacité à exercer nos droits de citoyens. C’est un enjeu démocratique majeur.
Et puis il y a cette peur qui se répand aujourd’hui aux États-Unis. Lors des manifestations qui ont eu lieu hier, pendant le défilé militaire à Washington, beaucoup de participants à cette manifestation « No Kings » ont refusé de donner leur nom. Certains ont même caché leur visage. La presse française l’a souligné : des citoyens américains ont peur. Ils disent qu’en donnant leur nom, ils prennent un risque. Dans ce contexte, Gavin Newsom — gouverneur de Californie ou non — dit tout haut ce que ressentent des millions d’Américains. Il faut aussi rappeler que la victoire de Donald Trump s’est certes faite avec plusieurs millions de voix, mais surtout grâce à un effondrement du camp démocrate. Le fait qu’une figure Démocrate modérée prenne aujourd’hui la parole relance la question : la Californie peut-elle représenter l’ensemble des États-Unis ? Jusqu’à présent, on ne considérait pas les choses ainsi. La Californie est la quatrième puissance économique mondiale, et à ce titre, elle semblait trop éloignée de l’Amérique rurale et de l’électorat trumpiste pour prétendre à une représentation nationale. Mais cette intervention de Newsom pourrait marquer quelque chose de significatif du côté des électeurs indépendants, modérés et centristes, qui souhaitent voir l’État de droit défendu avec fermeté.

Lionel Zinsou :
Ce qui me frappe, c’est que le président Trump est devenu, en 100 jours, le président le plus impopulaire des États-Unis après une investiture. Donc, oui, il est constant et il fait ce qu’il dit — mais il y a tout de même des déceptions dans son électorat. Il est aujourd’hui plutôt minoritaire dans l’opinion.
Par ailleurs, il a mené des combats dont les résultats sont pour le moment très limités, notamment face à M. Poutine. Quant à savoir s’il parviendra à s’imposer face à Gavin Newsom, c’est peu probable. Car la Californie, si elle était un pays, serait l’un des plus puissants d’Europe. Elle génère une richesse équivalente à celle de la France. On parle donc d’un véritable rapport de force entre deux puissances : l’État fédéral et un État fédéré.
Et puis on ne peut pas maintenir la Garde nationale mobilisée pendant des mois, ni l’envoyer en renfort dans d’autres États, eux aussi susceptibles d’émeutes, simplement pour maintenir l’ordre.
Ce qui m’a le plus marqué lors de mes récents séjours aux États-Unis, c’est à quel point le pays est polarisé. Trump est devenu impopulaire à une vitesse sidérante, mais il conserve une fidélité absolue de 90% au sein du Parti républicain. Ce sont les autres forces politiques qui se sont désolidarisées. On se souvient qu’au moment de l’élection, certains craignaient, en cas de défaite de Trump, des débuts de guerre civile. Aujourd’hui, cette impression d’une militarisation croissante revient. Ce n’est plus seulement une division ; c’est une polarisation extrême, avec des contrastes vertigineux. Par exemple, quand vous vous promenez autour de la Maison-Blanche, vous êtes dans un quartier extraordinairement huppé. Et à 500 mètres de là, vous entrez dans une zone de non-droit, où règne une peur réelle. On cite encore le jour où Barack Obama est allé, à seulement quelques centaines de mètres de la Maison-Blanche, manger un burger. C’était perçu comme un acte de bravoure. Imaginez Emmanuel Macron allant du Faubourg Saint-Honoré à la rue Royale en se disant : « j’ai pris un risque ». C’est un peu ça, l’ambiance actuelle aux États-Unis.

Antoine Foucher :
Ce conflit me fait vraiment peur, parce qu’on peut presque l’analyser comme un conflit existentiel entre un État fédéré et la vision des États-Unis que défend Donald Trump. Ils sont absolument opposés, sur tout. La Californie incarne précisément ce que détestent Donald Trump et ses électeurs. C’est la mondialisation des marchandises, avec les flux qui arrivent quotidiennement dans ses ports depuis l’Asie. C’est la mondialisation des capitaux, avec les centaines de milliards qui financent chaque année la Silicon Valley, ses start-ups, ses innovations technologiques qui rayonnent ensuite dans le monde entier. Et c’est la mondialisation des hommes, avec d’importantes vagues migratoires : depuis dix ans, les Blancs y sont devenus minoritaires (la population d’origine hispanique est désormais majoritaire) les statistiques ethniques le montrent indiscutablement.
À l’inverse, la vision trumpienne des États-Unis consiste à réduire la dépendance à la production étrangère — donc limiter la mondialisation des marchandises. C’est aussi limiter la mondialisation des capitaux, en pressant la Réserve fédérale pour baisser ses taux et rendre l’argent moins cher aux États-Unis, réduisant ainsi le besoin de financements extérieurs. Et bien sûr, c’est restreindre l’immigration, voire expulser davantage.
Pour Trump, si les États-Unis ressemblaient à la Californie, ce ne seraient plus les États-Unis. Et pour les Californiens, si la Californie ressemblait aux États-Unis de Trump, ce ne serait plus la Californie. C’est une opposition si radicale qu’elle rend impossible toute coexistence sans dialogue, sans réconciliation. Dans une telle situation, il n’est pas délirant de penser qu’on pourrait assister à des débuts de guerre civile, ou du moins à des épisodes qui en auraient les traits.
Je pense toujours à cette formule dans le Dictionnaire amoureux de la géopolitique d’Hubert Védrine, à propos de Donald Trump : « impensable, donc impensé ». Il faut penser ce qui paraît impensable — ici, une guerre civile aux États-Unis. La situation est très grave. Mais elle est aussi, me semble-t-il, très éclairante pour nous, Européens, et plus largement pour les démocraties occidentales. Le conflit entre Newsom et Trump est, à mon sens, archétypal du clivage que Giuliano Da Empoli décrit dans L’Heure des prédateurs : le clivage entre deux conceptions de la démocratie. L’une fondée sur le résultat. L’autre, sur le respect des procédures. Ou encore : la souveraineté populaire face à l’État de droit. Et c’est là où ce conflit prend une dimension paradigmatique. Comme le disait Richard, Trump fait ce qu’il a annoncé, et il a été élu. Il dispose donc d’une légitimité démocratique incontestable. En face, Gavin Newsom défend scrupuleusement l’État de droit.
Cette tension entre le respect des procédures et la recherche de résultats est le dilemme auquel seront confrontées toutes nos démocraties dans les années à venir. Car les deux ont leur légitimité : la volonté majoritaire, qui veut des résultats concrets, et l’État de droit, qui garantit les droits des minorités et empêche les dérives de la majorité.

Richard Werly :
Je ne peux que vous recommander la lecture de Blick, dans lequel je publie actuellement une série de reportages réalisés en Virginie-Occidentale, État très rural, très blanc, historiquement minier, est aujourd’hui qualifié de « rouge rubis », autrement dit, intégralement acquis à la cause trumpiste. Cet État donne une image très nette de l’électorat MAGA, qui continue de croire en un président qui lui a redonné un sentiment de fierté, et surtout le sentiment d’être à nouveau entendu.
C’est exactement la thèse développée par J.D. Vance, aujourd’hui vice-président, dans son livre Hillbilly Elegy : la force de la droite dure américaine, c’est d’avoir fait entendre une population que tout le monde croyait exclue de la sphère politique.
Pour ce qui est de la situation en Californie, il y a deux variables absolument déterminantes. La première est la réaction dans les autres États. Je ne parle pas ici de la base électorale, ni des manifestations, mais des autres gouverneurs. Pour l’instant, ils restent d’un silence assourdissant. Va-t-on assister à une fronde collective, idéalement non partisane, donc pas seulement Démocrate, qui poserait la question des droits des États fédérés face à un État fédéral qui cherche désormais à s’imposer par la force, même quand celle-ci n’est pas justifiée par la situation ? Car c’est là le point essentiel : l’usage de la force là où elle n’est pas nécessaire. Si ce silence devait persister, ce serait profondément inquiétant. Cela signifierait que la peur que nous évoquions tout à l’heure s’étend à tous les niveaux de l’architecture politique américaine. Dans ce cas, Gavin Newsom serait totalement isolé. Or, s’il veut incarner une alternative crédible à Donald Trump, il lui faut impérativement une coalition politique autour de lui.
La deuxième variable, c’est le commandement militaire. Je suis très frappé par le silence des généraux en activité — je ne parle pas des généraux retraités, qui sont libres de s’exprimer. Mais les généraux en activité commencent à se voir imposer des tâches qui sont totalement en dehors de leur cadre habituel. Cela va de la parade militaire à 45 millions de dollars — un événement absolument inédit aux États-Unis — jusqu’au déploiement de la Garde nationale et des Marines à Los Angeles. À quel moment ces généraux vont-ils s’exprimer ? Vont-ils accepter cette logique sans rien dire ? Il faut rappeler que Donald Trump, lui, ne cache pas son rapport à l’autorité militaire. Selon un témoignage de l’un de ses anciens conseillers, le général Mattis, Trump aurait dit un jour qu’il admirait les généraux d’Hitler pour leur loyauté envers le Führer. Tout est dit.

Les brèves

Le chagrin et la pitié

Philippe Meyer

"Je vous recommande le documentaire de Marcel Ophüls et André Harris, que j’ai revu plus de 50 ans après sa sortie, désormais accessible sur la plateforme de France Télévisions. Premièrement, parce que c’est un chef-d’œuvre de documentaire : construction, probité dans les interrogations, précision dans les questions. Et deuxièmement parce que je n’avais déjà pas compris au moment de la sortie en salles (puisque la télévision française n’avait pas voulu, contrairement à la télévision allemande, diffuser ce film) pourquoi on disait que c’était un film qui montrait l’avilissement, et la lâcheté des Français en général. Il y a évidemment dans ce film des gens dont le courage ou l’honnêteté ne sont pas les premières vertus, mais il me semble qu’on ressort du visionnage du documentaire avec une formidable admiration pour des gens comme ces deux paysans, les frères Grave, qui ont été deux résistants admirables, y compris jusqu’après la déportation, et quand il découvre qui est la personne de son village qui l’a dénoncé, il ne cherche pas à se venger, et il dit : « Je ne vais pas me mettre à son niveau. » Je pense aussi au témoignage de Pierre Mendès-France, qui est d’une qualité absolument remarquable. Bref, contrairement à ce qu’on a dit à l’époque, il me semble qu’on sort de ces quatre heures de documentaire avec une idée de l’humanité qui vous élève plutôt qu’elle ne vous écrase."

54 nuances d'Afrique : investir en Afrique : essai enthousiaste pour déconstruire les préjugés

Lionel Zinsou

"Pour les gens qui s’intéressent à l’Afrique, je vous recommande ce livre. Étienne Giros est un bon connaisseur de l’économie africaine. Il préside des entreprises qui investissent en Afrique. Il y a 54 pays qui ont un territoire en Afrique, il y a donc 54 nuances d’Afrique différentes. Et donc l’auteur prend 54 clichés sur l’Afrique et il les démonte l’un après l’autre de façon très efficace. Il y a vraiment très peu de connaissances réelles et fines sur l’Afrique. C’est une façon agréable de rentrer dans quelque chose d’érudit et de passionnant sur l’Afrique d’aujourd’hui."

Revue Hérodote n°196 - Géopolitique de la Mer rouge

Lucile Schmid

"On connaît bien Hérodote ici, puisque Béatrice Giblin est directrice de rédaction de cette revue toujours très éclairante. Je vous recommande le numéro du premier trimestre 2025, qui porte sur la géopolitique de la mer Rouge. Cette zone ne peut pas vraiment être qualifiée de région — puisque d’un côté de la mer Rouge, vous avez des États parmi les plus pauvres du monde, et de l’autre côté, des États parmi les plus riches en termes d’investissement — l’ouvrage montre comment la fragmentation des États, la question de la conflictualité, la possibilité d’avoir des échanges, tout ça a été totalement impacté par l’attentat terroriste du Hamas le 7 octobre 2023. On y trouve une introduction de Marc Lavergne que je trouve remarquable, mais aussi des choses sur l’Érythrée passionnantes. Et Christophe Ayad a écrit sur la quasi disparition de l’Égypte de la scène internationale. Lisez ce numéro, on y dit des choses, au fond, assez rares dans le débat public."

Cas d’écoles

Antoine Foucher

"Je voudrais profiter du fait que l’on est aujourd’hui à l’École Alsacienne pour recommander le livre de son directeur, à mon sens, l’un des livres les plus éclairants sur l’histoire de l’Éducation nationale dans notre pays ; plutôt du côté de la pédagogie que des institutions. Je donne deux exemples, parce que le livre n’est pas résumable en 30 secondes. Le premier, c’est : en tant que parent, on a souvent le sentiment d’être un peu mis à l’écart par l’institution scolaire en France, surtout quand on a eu la chance d’être parent dans d’autres pays ou d’avoir été élevé dans d’autres pays. Ça vient de très loin, et de très longtemps, plusieurs siècles. Et il y a une forme de continuité entre l’institution scolaire d’aujourd’hui (qui considère les parents un peu comme des ennuyeux qui prennent trop soin de leurs enfants), l’école de la Troisième République, qui suspectait toujours les parents d’avoir peut-être voté pour l’empereur et d’être antirépublicains, et l’école des jésuites de l’Ancien Régime, qui suspectait toujours les parents d’être tentés par la Réforme. Cette continuité est extraordinairement bien montrée dans le livre. Et puis un deuxième exemple : j’ai toujours eu du mal à comprendre pourquoi, dans toutes les études internationales sur le système scolaire français, il est établi depuis des décennies que les élèves français sont ceux qui ont le moins confiance en eux quand ils sortent du système scolaire. Lisez Cas d’écoles, et vous comprendrez pourquoi."

Y a-t-il un dealer dans l’avion ?

Richard Werly

"Je vais terminer sur une note à la fois vertigineuse et drôle dans sa réalisation : cette série documentaire diffusée depuis mercredi dernier sur Netflix. Ce sont trois épisodes relatant l’affaire connue sous le nom Air Cocaïne. Ce jet qui était allé prendre en République dominicaine une dizaine de valises remplies de 700 kilos de cocaïne, qui a été intercepté par les forces de police dominicaines à l’aéroport. Et ensuite, il y a eu tout ce feuilleton avec les pilotes qui ont réussi à s’évader, etc. D’abord, l’affaire est rocambolesque, c’est un bon moment d’écran, c’est assez bien tourné, avec une manière de raconter les choses assez bien troussée. Mais surtout parce qu’il y a un bon choix : c’est celui d’avoir raconté cette histoire dans les yeux, et avec pour fil rouge, la justice. D’une certaine façon, la série rend hommage à Christine Saunier-Ruellan, juge que je ne connaissais pas, et qui est toujours en fonction. Parce qu’on voit une galaxie de pieds nickelés (même si certains sont très patibulaires) et elle, qui, en tant que juge d’instruction, chemine avec deux questions seulement : pourquoi et comment ? Cela montre le vertige d’une juge, dans une juridiction à Marseille qui, a priori, a des moyens pour lutter contre la grande criminalité, mais pas tant que ça, et qui se trouve face à des événements qui dépasseraient tout le monde, et qui tente de tout reconstituer méticuleusement. D’ailleurs, elle déploie en permanence devant elle une sorte de grand rouleau de papier, sur lequel elle passe au Stabilo les différents noms des protagonistes. Un bon moment de télévision, mais aussi un enseignement sur la façon dont chemine une instruction judiciaire. "