Thématique : la situation de l’Église catholique, avec Danièle Hervieu-Léger / n°406 / 8 juin 2025

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LA SITUATION DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Dans votre ouvrage Vers l’implosion ? Entretiens sur le présent et l’avenir du catholicisme, Danièle Hervieu-Léger, vous proposez une réflexion lucide et profonde sur la situation critique du catholicisme contemporain, notamment en Europe et en France. À travers votre dialogue avec Jean-Louis Schlegel, vous éclairez les dynamiques de fond qui ont conduit l’Église catholique à ce que certains qualifient de moment d’effondrement ou de bascule historique.
Pour vous, plusieurs séismes récents, et en particulier la publication du rapport de la CIASE en 2021, fonctionnent comme des révélateurs de fragilités systémiques enfouies de longue date. Loin d’être un accident isolé, cette crise est le symptôme d'une Église fragilisée par des décennies de blocages institutionnels, d’échecs dans la mise en œuvre du concile Vatican II, et d’une incapacité persistante à se réformer face aux évolutions de la société.
Votre analyse repose sur un constat fort : nous assistons à une "exculturation" progressive du catholicisme, c'est-à-dire à son retrait du tissu culturel commun. Plusieurs facteurs sociologiques — urbanisation, révolution familiale, transformations des représentations du corps et de la nature — ont peu à peu dissous la transmission religieuse automatique, marquant la fin du catholicisme comme matrice culturelle.
Dans ce contexte, vous soulignez que le catholicisme européen entre dans une phase de minorisation, où il ne pourra plus s’appuyer sur une position dominante dans la société. Pourtant, vous rappelez que l’effondrement du modèle traditionnel ne signifie pas la disparition pure et simple de la foi chrétienne : de nouvelles figures de croyance, des formes communautaires inédites, et un rapport personnel plus libre à la foi émergent.
Face aux crises successives, et notamment aux révélations des abus sexuels dans l’Église, vous insistez sur la nécessité urgente d'une transformation structurelle : réforme de la gouvernance, sortie du cléricalisme, reconfiguration du lien entre le centre romain et les périphéries locales, modernisation du langage et des modes de présence au monde.
Aujourd'hui, une question centrale se pose : l’Église catholique peut-elle survivre en inventant des formes de vie et de foi adaptées à une société postchrétienne, ou sombrera-t-elle dans une logique de repli et de nostalgie ? Peut-elle assumer son nouveau statut minoritaire de façon féconde, en devenant un lieu d'hospitalité, d'invention spirituelle et d'authenticité, plutôt qu'une forteresse défensive ?
Enfin, à travers cette réflexion, vous ouvrez une interrogation plus large : que signifie, pour l'Europe elle-même, la perte de l'héritage chrétien comme socle culturel vivant ? Peut-on imaginer une forme de fidélité au message évangélique en dehors du cadre institutionnel traditionnel ? Et quels chemins pourraient permettre à l'Église de demeurer un acteur spirituel pertinent dans le monde de demain ? Mais d’abord : pourquoi l’affaire des abus sexuels est-elle bien plus qu’une série de scandales isolés dans l’Église ?

Kontildondit ?

Danièle Hervieu-Léger :
C’est effectivement une crise qui ébranle le système de haut en bas, parce qu’elle met directement en question la figure sacrale du clerc, qui constitue un pivot pour le système romain. Toucher à cette figure, c’est toucher au système tout entier. C’est aussi la raison pour laquelle de telles résistances à la révélation des abus ont émergé.
Le caractère systémique de cette crise tient au fait que ce système s’est protégé lui-même de manière extraordinaire, avec des dispositifs de silence organisé et de contrôle qui ont été très efficaces pendant des années. On découvre aujourd’hui des faits qui se sont produits il y a très longtemps. On savait que cela existait, mais il y a un pic très marqué dans les années 1945-1950. La sortie de la guerre, les années d’après-guerre, c’est là qu’on commence à mesurer l’ampleur du phénomène. Les révélations sont donc arrivées tardivement, et elles ont été largement repoussées. L’institution a eu beaucoup de mal à admettre qu’elle faisait face à une question cruciale. Le rapport de la CIASE met très clairement en lumière ce dispositif de mise en veilleuse de toutes les questions qui remettent en cause le verrou du système romain, à savoir la figure sacrale du clerc. Pourquoi ? Parce que tout abus sexuel dans l’Église est en même temps un abus de pouvoir et un abus spirituel. C’est l’enchevêtrement des trois dimensions qui fait la gravité de la chose. Et ces abus, dans les très nombreux cas désormais bien documentés, obéissent toujours à la même logique : c’est au titre d’un pouvoir spirituel que l’abus est commis.
C’est ce qui rend la victime totalement impuissante. Comment s’opposer à ce que dit ou fait un personnage investi d’une puissance sacrale aussi forte que le clerc ? Pour comprendre l’enjeu de cette affaire, il faut vraiment remonter à la construction historique de cette figure sacrale.

Isabelle de Gaulmyn :
La CIASE est la commission indépendante présidée par Jean-Marc Sauvé, qui, à la demande de l’Église catholique, a tenté d’étudier le phénomène des abus. N’y a-t-il pas là, malgré tout, quelque chose qui, sans être forcément positif, dit quelque chose de l’Église catholique en France ? Elle a encore la capacité de se critiquer elle-même et de faire un travail que beaucoup d’autres institutions n’ont pas engagé. Je pense aux médecins, mais aussi au monde du cinéma, au monde de la culture, etc.
Et puis, concernant la question du sacré, est-ce que le problème vient seulement de la figure du clerc ? Ou est-ce que ce n’est pas une véritable déviation du sens du sacré au sein d’une religion — un phénomène qui peut d’ailleurs arriver dans toutes les religions —, ce sacré que l’on idolâtre et qui finit par devenir un instrument de pouvoir ?

Danièle Hervieu-Léger :
Sur le premier point, il ne fait aucun doute que l’Église a ouvert la possibilité de cette réflexion sur ce qui se passait autour des abus. Elle l’a fait, et elle le paie aujourd’hui au prix fort ; au sens propre, d’ailleurs, puisqu’elle paie aussi des réparations financières, et ce n’est pas sans conséquences pour elle.
Sur la deuxième partie de votre question, on peut parler de déviation, mais il n’en reste pas moins que la manière dont s’est construite cette figure sacrale est essentielle pour comprendre d’où peut venir la dérive. Cela me semble fondamental de revenir à ce point-là, et de bien voir combien cette figure tient l’ensemble du dispositif du pouvoir au sein de l’Église catholique.

Marc-Olivier Padis :
La révélation des abus n’a pas seulement fait vaciller l’Église catholique en tant qu’institution. Il me semble que ces révélations mettent aussi en cause une autre dimension : la contribution qu’elle prétendait apporter au débat public. Je me souviens que Paul VI, lorsqu’il est intervenu à l’Assemblée générale des Nations-Unies en 1965, avait proposé les services de l’Église en disant : « l’Église catholique est une experte en humanité ». Rétrospectivement, la formule est grinçante. Si ces scandales sont si insupportables, ce n’est pas seulement parce qu’il s’agit de transgressions ou des violences, c’est aussi parce que ce sont les gardiens de la règle qui ont transgressé la règle.
Au sein de l’Église catholique, un discours s’était installé depuis longtemps : un discours très sévère à l’égard du monde contemporain, considéré comme relativiste et permissif. On fustigeait Mai 68, présenté comme une sorte de moment mythologique ayant ouvert les vannes d’une sexualité débridée, sans limites. Or ce que l’on observe, c’est que cette société dite « permissive » a été capable d’entendre la parole des victimes, tandis que l’institution, elle, n’a pas su le faire. Pire, elle a souvent cherché à les faire taire.
Ce renversement de la fonction morale que prétendait occuper l’Église — cette fonction de vigie, de guide bienveillant dans le monde moderne — se retourne donc de manière spectaculaire. Ma question est la suivante : à partir de là, quelle peut être aujourd’hui la contribution de l’Église catholique aux grandes réflexions de société ?

Danièle Hervieu-Léger :
Vous avez raison, l’affaire des abus, du point de vue du magistère moral que l’Église entend exercer, constitue un véritable séisme. Comment accorder de la crédibilité aux injonctions morales d’une institution incapable de nettoyer ses écuries d’Augias ? Indubitablement, il y a là un tournant qui démultiplie les effets de l’exculturation.
Je pense cependant que la capacité d’interrogation que l’on voit émerger aujourd’hui — même si elle n’est pas présente partout dans l’Église — est une voie possible. Cette capacité à s’interroger elle-même sur ce qui s’est passé, est quelque chose que l’Église peut proposer comme forme de magistère critique. À mon sens, c’est ainsi qu’elle pourra commencer à restaurer la crédibilité de sa parole publique : en montrant qu’elle est capable de porter un regard critique sur elle-même.
Et d’une certaine façon, ce processus est déjà à l’œuvre, notamment si on le compare à d’autres institutions — dans les mondes médical, sportif, culturel — qui, sans doute, ont engagé cette réflexion plus tardivement, et souvent moins profondément, que l’Église.

Lucile Schmid :
Ce qui distingue l’Église catholique d’autres institutions, c’est qu’elle est porteuse de spiritualité ; en tant que telle, elle est confrontée à des défis plus importants que d’autres, et a une responsabilité particulière. Philippe disait en introduction que la question du centre et des périphéries était fondamentale. Aujourd’hui, pour lutter contre l’exculturation et même pour renouer avec une forme d’inculturation, l’Église ne devrait-elle pas modifier ses modes de fonctionnement institutionnels et faire davantage confiance aux périphéries ? Je ne sais pas si ces périphéries désignent les individus qui composent l’Église, ou s’il s’agit de donner plus de place aux Églises du Sud, mais en tout cas, cette relation entre le centre et les périphéries me semble être un point structurant. À ce sujet, j’aimerais que vous nous introduisiez à ce qu’a pu faire le pape François.

Danièle Hervieu-Léger :
Il ne fait aucun doute que le pape François a placé la question des périphéries au centre, ce qui constitue une nouveauté importante. Le questionnement qu’il a introduit à ce sujet oblige aujourd’hui l’Église — et je pense que cela va s’approfondir — à réfléchir à une sortie de l’occidentalocentrisme, qui continue de peser très lourd dans cette posture dominante, y compris dans cette volonté d’exercer un magistère global, où l’universel est conçu sur le mode de l’uniformité. Nous sommes sans doute à l’orée d’une phase de transition intéressante.
Pour autant, n’idéalisons pas les périphéries. On sait très bien que la question des abus, lorsqu’elle émergera pleinement en Afrique ou en Asie, provoquera des ravages aussi profonds que ceux observés en Occident. Par ailleurs, la question des périphéries renvoie plus largement à la capacité de l’institution à entendre l’ensemble des fidèles. Et, par exemple, à traiter sérieusement la question des femmes, qui sont, d’une certaine manière, une périphérie majeure de l’Église romaine. C’est un enjeu considérable. Je pense que dans cette dialectique du centre et des périphéries, nous ne sommes qu’au tout début de ce qui pourrait advenir. On en a toutefois perçu les prémices dans le récent conclave, avec un collège électoral largement renouvelé par François, qui a introduit de nombreuses figures venues des marges de l’Église.
Il y a là un enjeu central : c’est par les périphéries que l’Église pourra porter véritablement la parole de ce qu’elle appelle « le peuple de Dieu ». Mais le fonctionnement du pouvoir reste profondément centralisé, et la façon dont l’unité est pensée dans cette structure est un point clef. L’Église a historiquement conçu l’unité comme uniformité. Cela a ses vertus — on le voit dans la possibilité de tenir une parole entendue à l’autre bout du monde — mais c’est aussi ce qui rend impossible la mise en œuvre d’une véritable dialectique des cultures au sein de l’institution. Et cela l’affaiblit considérablement.

Isabelle de Gaulmyn :
Nous avons un nouveau pape qui s’appelle Léon XIV et qui est américain. Ce qui est intéressant, c’est que c’est un Américain plutôt engagé socialement, qui vient effectivement des États-Unis, mais qui a beaucoup vécu en Amérique latine : vingt-cinq ans au Pérou. Sa famille est américaine catholique en ce sens qu’elle est immigrée. Il vient de nombreux pays différents par ses origines. C’est le catholicisme social américain traditionnel : irlandais, polonais, hispanique …
Et ce qui est intéressant, c’est que cet Américain se trouve face à un autre Américain, Donald Trump, qui, dans son élection, a beaucoup utilisé le catholicisme. Il a un vice-président qui est très catholique, J.D. Vance, qui est une autre forme de catholicisme. Par rapport à ce que vous disiez, universalité, unité, diversité, là, c’est au nom du catholicisme qu’il y a une espèce de définition nouvelle du bien commun, qui consiste à exclure tout ce qui n’est pas comme nous.
Voyez-vous cette problématique résonner en France ? On voit bien qu’il y a aussi des tentatives d’un catholicisme poussé par des grandes entreprises ou des grands patrons, qui ont les moyens financiers de faire du catholicisme un instrument politique, pour finalement préserver une forme d’occidentalisme.

Danièle Hervieu-Léger :
Ce qui est très intéressant avec l’élection de Léon XIV, c’est qu’on a beaucoup parlé de Rerum novarum, la grande encyclique sociale de Léon XIII (publiée en 1891). On a moins évoqué une lettre apostolique du même Léon XIII, Testem benevolentiæ nostræ — « témoin de notre bonne volonté » — adressée à l’archevêque de Baltimore, qui mettait déjà en question une certaine définition politique du bien commun, susceptible de récupération, et permettant d’instrumentaliser le catholicisme comme appui spirituel à une vision politique.
La crise américaniste contre laquelle Léon XIII a lutté était peut-être aussi présente dans le choix du nom du nouveau pape. Ce n’est donc pas seulement la question sociale qui est centrale, même si elle l’est évidemment, puisqu’il a une véritable expérience pastorale en Amérique latine, qui l’a rendu très sensible à la question des pauvres et des périphéries. Notamment les périphéries urbaines, où se regroupent les migrants venus des Andes. Il a connu tout cela, comme François avant lui.
Je pense que cette expérience américaine est importante. Il vient bien de Chicago, il appartient à un monde catholique américain déjà marqué par l’ébranlement d’un affrontement entre politique et religion. Il a vu cette mobilisation contre l’instrumentalisation politique du catholicisme dans une logique d’affirmation économique et de puissance politique américaine. C’est une crise complexe, et il ne faut pas rapprocher artificiellement les situations, mais il y a sans doute quelque chose de cela. Un pape américain, ce n’est pas rien. C’est très important qu’il vienne aussi des États-Unis, et qu’on ne réduise pas son identité à sa nationalité péruvienne acquise.
Est-ce que cette instrumentalisation politique directe du catholicisme, visant à promouvoir un libéralisme économique sans limites, associé à un conservatisme social rigide, menace la France ? Il y a incontestablement des tentatives. Le « catholicisme Bolloré » est en train de s’affirmer. Mais il me semble que la force de frappe de ces mouvements est bien plus précaire en France qu’aux États-Unis. Ils n’ont pas les mêmes points d’appui institutionnels. Certes, certains évêques ont pu être attirés — à divers égards, y compris financiers — par ces courants. Mais globalement, l’institution catholique en France n’est pas clivée autour de cette question comme elle l’est aux États-Unis.

Philippe Meyer :
Avec le conclave, on a vu toute la capacité de l’Église à produire du commun. On a vu ce que les Églises ont encore en partage, et on l’a vu à travers une mise en scène extrêmement attirante — peut-être justement parce qu’elle est archaïque — qui a séduit bien au-delà du monde catholique, et même, semble-t-il, bien au-delà des sociétés historiquement proches du catholicisme. On a aussi constaté que cela fonctionnait : le fait que ce conclave ait désigné un inconnu, ou en tout cas quelqu’un que les vaticanistes ne considéraient pas comme un pape possible, montre qu’il y a eu un véritable échange d’avis. Une collégialité entre hommes, certes, mais qui a fonctionné.
Il me semble qu’à l’inverse, dans ce que vous décrivez de l’évolution du catholicisme, on a l’impression d’un éclatement progressif, une division par sissiparité des différentes pratiques du catholicisme. On se demande alors : qu’est-ce qui fait encore commun ? Qu’est-ce qui, aujourd’hui, dans l’Église de France — où coexistent toutes les sensibilités, des plus traditionalistes aux plus progressistes —, tient encore ensemble ce corps ? Ce n’est manifestement pas la hiérarchie …

Danièle Hervieu-Léger :
Effectivement, ce n’est pas l’institution, dans l’état où elle se trouve après le séisme de la crise des abus, qui est capable de faire tenir, de donner un horizon commun à cette diversité. Mais cette pluralisation du catholicisme est à l’œuvre depuis très longtemps. Ce qui est très frappant — et on l’a vu avec le conclave — c’est la capacité qu’a la scénographie romaine de jouer encore ce rôle unificateur, même dans l’Église de France.
On se demande souvent ce qui fait encore tenir ensemble ce grand corps, qui existe toujours, mais dans une extrême fragilité. On a bien vu que François, par ses initiatives (débouchant sur l’arrivée de Léon XIV), a su solliciter des courants très divers dans l’Église, et a probablement permis que quelque chose se renoue. En même temps, tout cela reste très frêle.
L’unité de l’Église demeure très fragile. François a vécu son pontificat avec l’angoisse du schisme. Cette angoisse reste présente, mais elle domine la vie de l’Église catholique depuis très longtemps. Depuis la Réforme, en réalité. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est plutôt une forme de schisme silencieux. Il y en a déjà eu : Humanæ vitæ , par exemple — l’encyclique de Paul VI de 1968 interdisant la contraception — a été l’occasion d’un tel schisme, notamment du côté des femmes, dont on disait qu’elles étaient le support de l’institution ecclésiale. Elles le sont toujours, mais on sait à quel point la fuite a été importante, et l’hémorragie, silencieuse.
Cette encyclique a eu des effets ravageurs. Elle est, à mon avis, pour beaucoup dans le processus d’exculturation du catholicisme. Elle a marqué une rupture entre les femmes et l’Église, qui continue de produire ses effets. Et cela ne s’est pas fait sur fond de batailles théoriques ou doctrinales. Cela s’est fait par un simple mouvement : on part sur la pointe des pieds. Le phénomène le plus menaçant pour l’Église catholique en France aujourd’hui, c’est la multiplication de ces départs discrets. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas, ailleurs, une forme de communalisation catholique qui ressurgit, à travers des collectifs, des réseaux. Mais malgré tout, cette dissolution, ce phénomène de dispersion en réseau est ce qui frappe le plus aujourd’hui.

Lucile Schmid :
En vous écoutant, on comprend qu’une des vraies difficultés pour l’Église, et pour le nouveau pape, c’est que toutes les questions qui sont traitées sont des questions politiques. Ce qui m’a frappée dans le conclave, ce n’est pas seulement la scénographie vaticane, c’est que la désignation du nouveau pape, cette succession de François disparu subitement, a été traitée comme un événement planétaire, politique, qui dépassait largement le cercle des catholiques.
Je voulais, à ce sujet, raconter une anecdote : en 2015, j’étais en Nouvelle-Zélande, à l’autre bout du globe, avec la philosophe Catherine Larrère pour donner des conférences sur le climat. Et les Néo-Zélandais nous interpellaient sans cesse sur l’encyclique Laudato si’, qui venait de paraître. C’est quand même très intéressant de se rappeler comment, d’emblée, François a pris position de façon très politique. Cette encyclique est anticapitaliste, elle plaide pour un autre modèle de développement, et affirme que la migration climatique aura bien lieu. C’est un texte totalement pionnier.
Cette question du rôle politique de l’Église et du nouveau pape, comment la traiter ? Comment articuler spiritualité et action politique ? Vous parliez des femmes, des mœurs, qui sont devenus des objets de plus en plus politiques, d’une certaine manière. Comment faire face à cela, tout en restant dans une posture spirituelle, et alors même que les catholiques eux-mêmes sont divisés, entre conservateurs et progressistes ?
Avec quel langage traiter de tels enjeux ? Est-ce qu’on attend du nouveau pape une forme de leadership ? Ce qui m’avait frappée avec François, c’est qu’il avait assumé un rôle de leader, et même de leader conflictuel, sur des enjeux comme les migrations ou l’écologie.

Philippe Meyer :
Est-ce que, pour enchaîner avec la question de Lucile, la position qu’occupait le pape avant son élection — à savoir celle de président du dicastère pour les évêques — ne fait pas de lui quelqu’un qui connaît mieux que personne l’ensemble de l’Église ? Quelqu’un qui a des contacts avec tous les pays, les évêques représentant presque la base, du point de vue du pape ? Pour quelqu’un qui semble vouloir rompre avec une forme de dégoulinement vertical de l’autorité, ce rôle préalable ne constitue-t-il pas un outil qui est loin d’être négligeable ?

Danièle Hervieu-Léger :
Nous verrons, mais il est probable qu’il dispose d’une connaissance fine des rouages institutionnels à l’échelle de la planète. C’est en effet un atout certain entre ses mains. Reste à voir ce qu’il en fera, mais c’est assurément un point fort. Cela dit, on ne peut pas encore formuler de grandes prévisions sur ce qui va se passer. Le pontificat commence à peine, et les papes réservent souvent des surprises.
Concernant François, oui, il a été un pape éminemment politique, et il n’a jamais caché cette dimension lors de ses interventions publiques. Lorsqu’il se rend à Lampedusa, dès le début de son pontificat, et qu’il prend la parole sur la question des migrants, on comprend qu’il assume pleinement ce rôle de leader sur le terrain politique.
Si l’influence de Laudato si’ est (et restera) considérable, c’est justement parce que ce texte parvient à articuler politique et spiritualité. François y rappelle que le cri de la terre n’est pas séparable du cri des pauvres, et qu’il faut prendre en charge les deux en même temps. « Tout est lié » : cette formule est le point de jonction entre discours spirituel et discours politique. Les enjeux écologiques ne sont pas simplement des questions techniques, mais des questions qui engagent l’humain dans sa totalité.
Associer cette question à un horizon utopique, celui de l’hospitalité, revient à prendre le contre-pied du réalisme politique ordinaire, qui dit « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Le pape, lui, affirme que l’hospitalité est fondamentale, et qu’elle constitue un horizon. C’est dans cet engagement utopique, qui dépasse le politique, que se joue l’articulation entre spiritualité et intervention politique directe. Affirmer que le drame écologique est devant nous, et qu’il aura des conséquences sociales terribles, beaucoup de leaders peuvent le dire. Mais dire que face à cela, l’horizon doit être celui de l’hospitalité, c’est se situer sur le terrain d’une radicalité utopique, qui est aujourd’hui, pour le christianisme — et pas seulement pour le catholicisme — le lieu de l’intervention spirituelle par excellence.

Marc-Olivier Padis :
C’est précisément sur ce sujet de l’hospitalité que la tentative d’instrumentalisation politique du catholicisme par le vice-président américain J.D. Vance s’est opérée. Dans une interview télévisée, il a justifié l’expulsion de migrants sans avis d’un juge, en se référant à une notion théologique appelée ordo amoris, « l’ordre de la charité », qu’on trouve chez saint Augustin et dans la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin. Il s’est justifié en disant : « C’est normal, je préfère mes enfants à mes voisins, mes voisins à mes cousins, etc. Et c’est ça l’ordre de la charité ». Le pape François a immédiatement répondu (ce qui est assez rare) en affirmant que l’ordre de la charité commence par l’amour de Dieu, qui structure et justifie ensuite l’amour du prochain, mais que cela n’a pas de sens indépendamment. D’ailleurs, même dans la Somme théologique, Thomas d’Aquin écrit que, dans certaines circonstances, il faut préférer un étranger à son propre père. On voit bien ici le décalage gigantesque entre les deux interprétations.
J’aimerais aussi vous interroger sur le rôle géopolitique du pape. D’abord, François avait un rôle de leadership personnel. Mais quand nous faisions l’émission sur le bilan de son action, nous avions relevé qu’il avait quelque peu marginalisé la curie, en particulier les nonces apostoliques, qui sont l’équivalent des ambassadeurs pour le Vatican, autrement dit tout le service de politique étrangère du Saint-Siège. Et l’on constate que dans la première déclaration du nouveau pape, Léon XIV, à propos de l’Ukraine, il a rectifié la position sur les responsabilités de la guerre, désormais plus clairement imputées à la Russie. Il me semble que c’est probablement parce qu’il a davantage écouté les responsables du dossier à la curie.
Le second point concerne la synodalité. Qu’est-ce que cela signifie exactement ? Est-ce un nouveau rapport entre le centre et les périphéries, une organisation moins verticale de l’Église ? Est-ce cela qui est engagé autour de cette notion que le pape François a beaucoup mise en avant, mais sans réelle concrétisation ?

Philippe Meyer :
Une signification moins verticale, mais aussi plus large. Est-ce que la synodalité est l’une des portes entrouvertes ou ouvrables par lesquelles les femmes pourraient avoir une place dans l’Église ?

Danièle Hervieu-Léger :
Sur le rôle de la curie, d’abord. D’abord, veillons à ne pas idéaliser ce qui s’est passé au cours du pontificat de François. Il y a eu des ruptures véritablement prophétiques, on peut le dire, et Laudato si’ et Fratelli tutti en ont été ; les deux encycliques sont étroitement liées. Mais on sait aussi que le pape François a eu un management assez autoritaire. On se souvient de son discours de décembre 2014 à la curie, les quinze péchés capitaux. Il n’y a pas beaucoup de gens capables d’infliger une telle raclée à la curie, en face à face. Ça demandait un estomac assez considérable, mais en même temps, c’était d’une violence incroyable. Renouer le dialogue après un coup pareil n’était quand même pas gagné. Et de fait : les liens du pape avec la curie ont été extrêmement difficiles pendant tout le pontificat.
D’une certaine façon, cette distance, cette absence de vision organisationnelle pratique de la communication a été sans doute une faiblesse. Que probablement, la position de Léon XIV comme préfet du dicastère pour les évêques peut permettre de corriger, par une connaissance plus grande de la réalité du terrain et des rouages. Nous verrons, mais je pense que vous avez raison de souligner que cette volonté de réformer la curie — et sur certains sujets, il l’a fait efficacement, notamment sur l’assainissement financier — a eu des effets importants. Il a eu l’audace d’attaquer frontalement ce mammouth effrayant qu’est la curie. Mais en se coupant des ressources institutionnelles qu’elle pouvait lui offrir, il s’est aussi affaibli.
Sur la synodalité, beaucoup de catholiques qui ont participé à la grande consultation synodale ont eu l’impression d’un immense machin qui a accouché d’une souris, puisque certaines questions cruciales ont été tenues à l’écart, sorties de la discussion. La synodalité, c’est la consultation du peuple chrétien. Pas sous une forme démocratique, puisque cela n’a pas de sens dans l’Église telle qu’elle est constituée (la souveraineté n’émanant pas du peuple) mais dans une volonté de consultation, d’écoute et de participation. C’est cela, la vocation du synode.
L’expérience a eu des aspects intéressants, y compris scénographiques. On se souvient de la stupeur des cardinaux de se retrouver assis à des tables côte à côte avec des femmes, tous au même niveau. C’était pour eux une découverte. Il y a eu là quelque chose de très réussi, qui a suscité des attentes.
Pour autant, savoir si la synodalité est une manière de faire entrer les femmes dans le jeu reste une question très compliquée. Car la question des femmes pose celle de la construction de la sacralité de la figure du prêtre, qui ne peut être que mâle. Il ne peut être que mâle, parce que les femmes sont, par définition, exclues du champ de la sacralité. Elles sont toujours perçues comme « sous risque d’impureté ». Pendant longtemps, elles ne pouvaient pas lire ou accomplir certains gestes paraliturgiques, simplement parce qu’elles pouvaient avoir leurs règles. Le sacré a des rapports avec le pur et l’impur, et les femmes ont clairement été mises du côté de l’impur ; c’est ce qui les empêche d’entrer dans le champ de la sacralité.
Il me faut dire un mot sur la figure du prêtre. Il faut se rappeler que le célibat sacerdotal a été instauré en alignant la condition des prêtres sur celle des moines. Jusqu’au XIème ou XIIème siècle, les prêtres pouvaient tout à fait être mariés. L’idée d’un appel spécifique de Dieu, d’une vocation surnaturelle du prêtre, est alors introduite. On parle de « vocation ». Il est appelé, donc il est sorti de l’état ordinaire des humains. Il est appelé comme l’est le moine, avec une vocation singulière. Mais le vrai tournant, c’est le Concile de Trente, au XVIème siècle. C’est lui qui va identifier, à travers cet appel, le prêtre à un alter Christus, un « autre Christ », en lui conférant une dimension de représentation du Christ au milieu des fidèles, qui engage son corps à travers le célibat. Le célibat devient la marque de ce caractère surnaturel. Cette sacralité devient tellement forte que le sacrifice eucharistique lui-même est vécu comme un moment où les fidèles contemplent le prêtre en train d’accomplir le sacrifice, plutôt que d’y participer. En cela, le Concile de Trente a été décisif.
Toucher à cela, c’est toucher au système romain tout entier. Dans les abus, cela se voit : cette sacralité du prêtre, cet alter Christus, passe des gestes et des paroles à son corps lui-même, ce corps d’homme mâle célibataire, qui est investi de sacralité. Cela a pour conséquence la manière dont les abus sexuels s’exercent : cette sacralité est mise en jeu de façon perverse. C’est une dérive, mais elle est rendue possible par une construction d’une puissance symbolique incroyable.
Donc non, ce n’est pas en faisant simplement participer les femmes à des discussions qu’elles vont entrer dans le dispositif. Pour cela, il faut remettre en question radicalement la manière dont est pensée la sacralité du prêtre.

Philippe Meyer :
Avant que François et Léon XIV ne remontent les bretelles de Trump et de Vance, il y a eu cette femme évêque qui avait appelé Trump au respect du droit, de la pauvreté, et qui avait tenu des propos tout à fait cousins de ceux des deux papes catholiques. Est-ce que, dans cette révolution inachevée dont vous parlez dans votre livre, ce qui relevait du dialogue interreligieux — et notamment du dialogue avec les protestants — est aujourd’hui en panne ? Est-ce encore ressuscitable ? N’est-ce pas aussi là une porte, non seulement pour une place différente dans l’institution, mais aussi dans la réflexion sur cette désacralisation du prêtre que vous venez d’expliquer ?

Danièle Hervieu-Léger :
Il n’y aura de renouvellement de l’Église catholique que par l’œcuménisme. Ou plus exactement : l’œcuménisme est une des facettes majeures du renouvellement possible du catholicisme. Et d’une certaine façon, je ne suis pas sûre que ce lien œcuménique soit aussi dévitalisé qu’on le dit. Parce que, sur un certain nombre de grandes thématiques — l’hospitalité, la question des migrants, l’écologie — il existe une convergence très forte entre les Églises chrétiennes. Et je pense que la manière dont le pape François a exercé son rôle politique a contribué à réactiver cet œcuménisme, qui ne passe pas nécessairement par des négociations institutionnelles, mais qui se joue plutôt à la base, dans des initiatives qui émergent sur le terrain.
Autour de Laudato si’, par exemple, on voit apparaître des réseaux chrétiens qui cherchent une autre manière d’être au monde, un autre style chrétien. Ces réseaux sont œcuméniques, largement partagés par des Églises protestantes (pas toutes, bien sûr). Ce qui est frappant aujourd’hui dans la scène chrétienne, c’est que les clivages ne passent plus entre les Églises, mais à l’intérieur de chacune. Le protestantisme est lui-même traversé par des divisions semblables à celles qu’on observe dans le catholicisme.

Marc-Olivier Padis :
Vous nous avez très clairement expliqué en quoi la figure du prêtre et la place des femmes dans l’Église sont liées, et en quoi il s’agit de questions profondément théologiques et doctrinales. Personnellement, j’ai l’impression qu’il faut dire un mot de Benoît XVI. Il était un théologien de haut vol, très versé dans la doctrine, mais il l’était pour affirmer la stabilité de la doctrine. Et que le tournant introduit par l’élection du pape François, c’est une Église tournée vers la pastorale : c’est-à-dire le message adressé aux croyants, une certaine ouverture, lorsqu’il dit par exemple « qui suis-je pour juger ? », etc. Mais François n’avait aucune intention de faire évoluer l’Église sur le fond doctrinal, justement pour ne pas rouvrir le risque de schisme, de querelles théologiques pour lesquelles il avait sans doute peu d’inclination.
J’ai l’impression que Léon XIV est un peu dans cette même filiation : d’abord la pastorale, d’abord accueillir, diffuser le message de l’Évangile, mais sans revenir sur les questions théologiques. De ce point de vue, je suis assez sceptique sur l’idée que cette ouverture de l’Église — pas seulement aux femmes, mais plus largement — puisse se faire. Parce que tant que la dimension pastorale domine, la question théologique reste exclue, et donc les verrous restent en place.

Danièle Hervieu-Léger :
Vous avez raison de remettre en perspective les différents pontificats. Et on pourrait même parler de Jean-Paul II. Jean-Paul II a été le pape qui a cru possible — parce qu’il venait de l’Est et qu’il avait vu l’effondrement du communisme — la reconquête chrétienne de la modernité. On sait à quel point cette nouvelle évangélisation s’est heurtée à la réalité d’une sécularisation dont il faut continuer à dire qu’elle est la logique dominante des sociétés contemporaines.
Benoît XVI a effectivement été un pape de la doctrine. Son objectif n’était pas tant la reconquête que la consolidation doctrinale d’une Église qui se disséminait. Quant à François, il a été un pasteur, sans aucun doute. Un pasteur qui, dans sa grande ouverture aux questions sociales, n’a jamais eu pour ambition de bousculer fondamentalement la doctrine. On risque effectivement de retrouver cette continuité chez Léon XIV.
Et si la filiation avec Léon XIII veut dire quelque chose, il faut rappeler que Léon XIII a certes ouvert l’Église aux questions sociales, mais il a été aussi un pape parfaitement intransigeant sur les questions doctrinales. Il n’a pas été un révolutionnaire. On entend aujourd’hui beaucoup de discours disant que Léon XIII a été le pape qui a transformé et réformé l’Église. Il faut regarder cela de près, car c’est beaucoup plus complexe. Sur le plan doctrinal, il a été tout à fait rigide, inscrit dans une intransigeance qui s’exprimait sous des formes différentes par rapport à la « citadelle assiégée » de Pie IX, son prédécesseur. C’était certes une ouverture impressionnante, mais en même temps, on était loin d’une prise en compte des grandes dimensions de la modernité, en particulier en ce qui concernait l’autonomie du sujet comme question cruciale de cette modernité.

Lucile Schmid :
À propos de ces millionnaires, ces grands capitaines économiques qui se disent catholiques et qui sont conservateurs. On voit bien qu’ils mènent leur guerre d’influence au nom de la lutte contre l’islam. Alors que le pape François, dans le dialogue interreligieux, avait signé un texte commun avec le grand imam d’Al-Azhar, l’université musulmane égyptienne.
Que penser aujourd’hui de cette idée selon laquelle l’Europe serait chrétienne ? De cette guerre d’influence menée au nom des valeurs ? On voit que cela représente aujourd’hui quelque chose de très puissant, pas seulement du point de vue des forces réactionnaires, mais aussi en termes de dynamique, d’interrogation sociale.
Comment peut-on mener un dialogue interreligieux qui ne soit pas seulement tourné vers les protestants, mais aussi vers les juifs et vers les musulmans ? Et surtout, comment trouver la bonne tonalité ? Comment promouvoir des valeurs communes ? L’hospitalité, vous l’avez dit, est un sujet fondamental. Mais il y en a d’autres.

Danièle Hervieu-Léger :
En ce qui concerne les « millionnaires », ce n’est pas tant le capitaine d’industrie qui cherche à instrumentaliser le catholicisme ; en réalité, il surfe sur une logique de patrimonialisation de l’héritage chrétien dans une veine nationaliste. Cela n’a rien de nouveau, mais cela fonctionne assez bien. Et cette patrimonialisation constitue l’une des modalités majeures, en France et en Europe de la sécularisation. C’est-à-dire que cette patrimonialisation fait partie, pour moi, des grandes logiques de ce que Michel de Certeau appelait la « folklorisation du christianisme » : la réappropriation ou la remise en circulation d’un certain nombre de thématiques arrachées à la syntaxe théologique et éthique qui leur donnaient sens, pour être réemployées dans des configurations de sens totalement différentes.
C’est d’ailleurs une patrimonialisation du catholicisme bien plus que du christianisme lui-même. Il y a là un enjeu culturel majeur, qui tient à la fois à l’effondrement d’une culture chrétienne socialement partagée, et, dans ce contexte, à la manière dont des thèmes issus de la matrice chrétienne, mais déboîtés de leurs contextes de signification, peuvent être réutilisés dans des contextes nouveaux. C’est ce mécanisme que l’on voit aujourd’hui à l’œuvre, et sur lequel s’appuie le « catholicisme Bolloré ».

Isabelle de Gaulmyn :
Est-ce qu’on peut être catholique dans une société exculturée ? Je veux dire par là : peut-on être catholique si la société n’est pas culturellement catholique ? Ou peut-on être catholique sans avoir envie de rendre la société à nouveau catholique ? Autrement dit, quel est aujourd’hui l’avenir du catholicisme en France ?
Il me semble qu’il y a environ 3% de la population française qui va à la messe à peu près une fois par mois. Pour la messe dominicale, on est sans doute autour de 2%. C’est donc extrêmement minoritaire. On a parlé, au moment de Pâques, d’une sorte de flambée des baptêmes. Mais qu’est-ce que ça vaut ? Et que nous disent ces nouveaux catholiques, qui sont assez différents des catholiques traditionnels ?
Comment voyez-vous l’avenir ? Parce qu’en fin de compte, votre constat, et c’est sans doute pourquoi vous avez été assez peu écoutée par les évêques, pose cette question un peu abyssale : peut-on encore continuer à être catholique en Europe ? D’autant plus qu’on voit bien, et d’ailleurs pas seulement en France, que la société va aujourd’hui à rebours d’un certain nombre de convictions chrétiennes. On l’a vu sur l’euthanasie, sur le mariage pour tous, sur la contraception, qui a peut-être été le premier signe de rupture. Il y a un décalage très fort, un changement profond d’anthropologie.
Alors que devient le catholicisme dans un tel contexte ? Benoît XVI avait parlé de « minorité créative » pour désigner les catholiques, ce qui n’est pas une perspective particulièrement enthousiasmante. Les catholiques sont-ils voués à être une minorité créative dans une société devenue complètement sourde à leurs préoccupations ?

Danièle Hervieu-Léger :
Evidemment, je ne fais pas de prospective, je me contente de faire des diagnostics. Mais ce qui est clair, c’est que l’exculturation est quelque chose d’assez paradoxal. En effet, la culture chrétienne n’est plus partagée, et cela renvoie les catholiques à une condition minoritaire, ce que les chiffres confirment. Et en même temps, notre société reste profondément imprégnée par des traces. Elle a été catholique, et d’une certaine manière, elle en garde l’empreinte dans ses institutions, dans des réflexes culturels partagés, mais qui ne sont plus explicitement référés au catholicisme.
Je pense par exemple à notre rapport à l’argent, à l’institution, au pouvoir, à l’État. Notre manière de penser l’État, notamment, porte la marque de cette longue imprégnation ecclésiastique, qui continue à fonctionner aujourd’hui. Il ne faut pas dire qu’il n’y a plus de catholicisme en France : il est présent de multiples manières, pas seulement dans le calendrier. Il se retrouve dans des habitus culturels complètement intégrés, mais dont on a oublié la référence explicite. L’exculturation, c’est la perte d’une évidence commune, celle qui faisait dire à Jean-Paul Sartre : « nous sommes tous catholiques. » Il ne parlait évidemment pas de lui, mais de cette culture partagée.
Ce qui me paraît évident, c’est qu’on ne remettra pas le dentifrice dans le tube. C’est terminé. Définitivement. Il n’y aura pas de recatholicisation de la France. Ceux qui en rêvent se forgent un horizon hautement improbable. Pour autant, cela ne signifie pas que le catholicisme a perdu sa capacité à nourrir une réflexion dans le monde contemporain, ni qu’il a cessé de susciter des engagements. Il suffit de regarder les bénévoles en France. Ils sont très nombreux, et jouent un rôle social majeur. Certes, il y a un effet générationnel, et on peut se demander ce qu’il en restera à la génération suivante. Mais il y a eu des prolongements très forts, qui enracinent le catholicisme dans le présent et lui conservent une fonction.
Quant à l’avenir, je n’ai pas de vision précise. Mais je suis convaincue que dans le monde tel qu’il est, le christianisme a un avenir. Je suis plus réservée en ce qui concerne les institutions qui portent le christianisme. La question, c’est le décalage entre la gestion des biens symboliques par l’Église elle-même, et l’attractivité que peuvent encore exercer les valeurs, les références, l’héritage culturel chrétien. Ce décalage est tel que je ne suis pas sûre que le catholicisme institutionnel puisse pleinement bénéficier de cette attractivité.
Un mot sur l’embellie des baptêmes, très médiatisée au moment de Pâques. Il faut être clair : statistiquement, cela ne compense rien. C’est l’épaisseur du trait, par rapport au fait qu’il y a quarante ans, environ 70% des naissances donnaient lieu à un baptême ; aujourd’hui, on est à 25%. C’est un effondrement. Et personne ne croit vraiment à un effet de compensation. Jean-Marc Aveline, l’archevêque de Marseille, a eu une remarque très juste. Il a dit : « on ne sait pas trop ce que ces nouveaux catholiques demandent à l’Église. » Et c’est vrai. La manière dont se formulent les demandes de baptême est assez illisible. On ne sait pas vraiment ce qui est en jeu.
Il y a vingt ans, dans Le Pèlerin et le Converti, j’étudiais déjà cette émergence de la figure du converti dans le catholicisme contemporain, qui prenait le pas sur celle de l’observant. Ce converti, autrefois accueilli avec méfiance — considéré comme un échec de la transmission — est désormais fêté, valorisé. Ses motivations, déjà à l’époque, étaient les mêmes qu’aujourd’hui : quête de sens, besoin de faire face aux épreuves, recherche d’une présence bienveillante. Mais une fois passée l’exaltation du baptême, du moment d’entrée, qu’advient-il ? Le catéchumène a été entouré pendant deux ans dans une communauté, il est fêté … et après ? Comment est-il socialisé ? Comment prend-il pied dans l’institution ? Cela reste complètement ouvert. On ne sait rien de ce que deviendront ces nouveaux baptisés, au vu de l’état des paroisses, de la sociabilité catholique actuelle. Il faut regarder les choses avec lucidité.

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