LES DÉFIS INTÉRIEURS
Introduction
Les défis liés aux Frères musulmans, au narcotrafic, à l’immigration et à l’insécurité peuvent-ils être sérieusement relevés ou sont-ils condamnés à former la base de slogans électoraux ?
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Narcotrafic, insécurité, immigration, Frères musulmans, les défis ne manquent pas d’alimenter le débat public en France. Quasi-consensuelle, la proposition de loi visant à lutter contre le trafic de drogues a été définitivement adoptée par le Parlement, le 29 avril. Un succès pour le gouvernement, dont le projet a obtenu un large soutien des députés. Seuls quelques élus de gauche ont voté contre cette loi qui prévoit notamment un régime de détention strict pour les narcotrafiquants, l’anonymisation des agents pénitentiaires et la création en janvier 2026 d'un parquet national anti criminalité organisée, compétent sur les dossiers les plus graves et complexes sur le modèle du parquet national antiterroriste.
Suscitant au contraire la controverse, l'ancien ministre de l'Intérieur adressé un tableau très noir de l'insécurité en France. Selon lui, « il n'y a plus de lieux safe » dans le pays : quartiers, centres-villes, périphéries urbaines, villages, lieux de culte, écoles, transports en commun, terrains de sport, une violence exacerbée et décomplexée touche l'ensemble de notre pays, en dépit des multiples lois votées sur la sécurité depuis vingt ans.
Sur le défi de l’immigration, devenu une des questions centrales du débat national, l’essayiste Hakim El Karoui vient de réaliser un rapport pour Terra Nova intitulé « Les travailleurs immigrés. Avec ou sans eux ? » soulignant que « dans un contexte de vieillissement démographique » et avec les enjeux de renouvellement de la population active qui lui sont associés, « le recours à la main-d’œuvre étrangère sera décisif dans les années et qui viennent ». Réfutant la note de Terra Nova, le directeur de l'Observatoire de l'immigration et de la démographie assure dans le Figaro que la France n'a pas besoin de plus d'immigration.
Autre défi, « Les Frères musulmans et l'islamisme politique en France », ont fait l’objet un rapport présenté mercredi lors d'un Conseil de défense à l'Élysée. Réalisé au premier semestre 2024 par un diplomate et un préfet, il décrit « un important réseau d'implantations », listant « 139 lieux de cultes affiliés aux Musulmans de France » et 55 proches de cette fédération, soit « 7% des 2.800 lieux de culte musulmans répertoriés sur le sol national », accueillant « en moyenne 91.000 fidèles le vendredi ». Pour les auteurs, « le danger d’un islamisme municipal, composite au plan idéologique mais très militant, avec des effets croissants dans l’espace public et le jeu politique local, apparaît bien réel ». Depuis sa publication, le document alimente un vif débat. Si l’anthropologue Florence Bergeaud-Blacker, chargée de recherche au CNRS, se félicite d’une « prise de conscience » salutaire, d’autres spécialistes dénoncent un usage politique du rapport et décrivent un mouvement en déclin, aussi bien à l’extérieur de nos frontières qu’à l’intérieur.
Kontildondit ?
Lionel Zinsou :
Je pense qu’il y aurait des débats bien plus intéressants que de se focaliser sur ceux que met en scène le président de LR, que je félicite au passage pour son élection. Mais c’est le retour du même, sous une forme à peine modifiée : une campagne présidentielle approche. Rappelez-vous les précédentes, la sécurité y a toujours été hystérisée de la même manière. Pourtant, les sondages sont très clairs : les préoccupations des Français portent bien davantage sur les questions sociales, les revenus, le pouvoir d’achat. Même le marché du travail, qui a un peu reculé, reste devant la sécurité et l’immigration. Comme d’habitude, ce sont les services publics et les enjeux sociaux qui dominent les préoccupations, mais ce sont les autres sujets qui monopolisent l’attention de la sphère politique.
Cela dit, certaines controverses sont utiles. L’opposition entre Terra Nova et M. M. Nicolas Pouvreau-Monti (le directeur de l'Observatoire de l'immigration et de la démographie) montre que le débat est bienvenu sur la question de l’immigration. Ce sujet est souvent assimilé à l’insécurité, à la violence, à la désagrégation du lien social. Selon M. Pouvreau-Monti, la France semble être l’un des rares pays qui, malgré le vieillissement de sa population, n’éprouverait pas le besoin de faire venir des compétences. Une exception parmi les grandes nations européennes qui nous ont précédés dans le déclin démographique … Aux États-Unis, on retrouve cette même problématique, ce qui en fait un laboratoire intéressant pour nous. Là-bas, le marché du travail connaît peu de tensions démographiques. Le chômage est quasiment nul, autour de 3%, et pourtant, on prépare des déportations massives de travailleurs latino-américains. Il faudra voir ce que cela produira sur l’inflation et les blocages économiques …
Regardons ce que disent les élus locaux. Sur les questions de voirie, d’assainissement, sont-ils capables de recruter ? Non. Et ce sont des postes peu qualifiés. Tous les maires en sont conscients. Même constat du côté des chefs d’entreprise : ils peinent à trouver une main-d’œuvre disponible à tous les niveaux de compétences. Le marché du travail est sous tension. C’est également le problème de l’Allemagne. Même Giorgia Meloni, qu’on ne peut soupçonner de laxisme migratoire, a régularisé près de 500.000 travailleurs sans papiers, à la demande expresse du patronat italien. Même la Hongrie de Viktor Orbán régularise massivement — avec des critères draconiens et très douteux, certes (mieux vaut ne pas être de la mauvaise religion) mais quand même … Mais apparemment, la France serait une sorte d’île, où par exemple les médecins — qui ne sont pas uniquement béninois ou algériens, contrairement à ce qu’on entend souvent — seraient superflus.
Sur le plan sécuritaire, cette controverse, bien qu’intellectuellement peu légitime, a eu un effet politique intéressant. Quand on parle avec Michaël Delafosse, maire de Montpellier, on voit un élu de gauche qui a su se montrer ferme en matière d’ordre public. Cela a compté lors de son élection. Il était dissident, non investi par le Parti socialiste. Sa force politique locale, il la doit à la prise au sérieux de ces enjeux, malgré son ancrage à gauche. À l’opposé, on trouve Robert Ménard à Béziers, autre spécialiste du terrain, mais à l’extrémité inverse du spectre politique. Ce sont des sujets réels, portés par des élus, avec des demandes précises sur la sécurité.
Le signe encourageant, c’est qu’au sein d’une Assemblée pourtant fragmentée — et qui risque de le rester après les prochaines élections — on a pu faire adopter très rapidement un texte sur le narcotrafic. Cela montre qu’on peut encore légiférer pour éviter que notre pays devienne un territoire livré aux gangs. Ce n’est pas un détail : dans beaucoup de pays, même développés, même proches de nous, il est devenu extrêmement difficile de se débarrasser de la mafia. Le fait qu’une majorité ait été trouvée rapidement à l’Assemblée prouve que ces débats, aussi hystérisés soient-ils, aussi marqués par la préparation présidentielle soient-ils, sont en réalité indispensables pour passer à l’action.
Philippe Meyer :
À propos des métiers en tension, je rappelle qu’un rapport a été réalisé à la demande des employeurs potentiels. Sa publication a été retardée par M. Retailleau, qui a souhaité attendre l’élection à la présidence de son parti avant de le rendre public. Ce rapport préconisait une augmentation du nombre d’autorisations de travail pour les secteurs en tension, conformément à ses recommandations. Or, une fois l’élection passée, M. Retailleau a rejeté la plupart de ces propositions, tout en accordant au rapport une publicité qu’il aurait été plus juste de lui donner avant le scrutin interne de LR ...
Béatrice Giblin :
Rationnellement, il y a un besoin de main-d’œuvre, que ce soit dans le bâtiment ou par exemple pour les ouvriers agricoles saisonniers : on n’a pas accordé de visa, notamment aux Marocains, et cela pose un vrai problème pour le ramassage des fraises dans le Lot-et-Garonne, avec des pertes importantes faute de bras pour récolter. Il existe donc, objectivement, un besoin de main-d’œuvre dans une population qui vieillit, et dont une partie ne souhaite plus exercer certains métiers physiquement éprouvants, dans des conditions difficiles, pour des salaires qui ne font guère envie. C’est incontestable.
Mais la perception de la question, ce n’est l’immigration mais l’étranger. Beaucoup de nos concitoyens perçoivent comme “étrangère” une population qui, en réalité, ne l’est pas : ces personnes sont nées en France, ont la nationalité française, et leur famille est parfois installée depuis deux ou trois générations. Néanmoins, il persiste, dans certains lieux, un sentiment de masse, de nombre, et l’impression de ne plus être chez soi. Faire comme si ce ressenti n’existait pas ne sert à rien : la quasi-disparition des boucheries non halal à Saint-Denis, Roubaix ou Argenteuil pose question. De même, lorsqu’on va au marché et qu’on n’a plus l’impression d’être dans “son” marché, il ne suffit pas de dire que c’est idiot ou irrationnel. Il se passe bel et bien quelque chose. Le score du Rassemblement National — entre 30 et 35%, que ce soit pour Bardella ou Marine Le Pen — montre qu’il y a une vraie inquiétude. Ce n’est peut-être pas ce qui se produira en 2027, mais aujourd’hui, la situation est problématique.
Comment y répondre ? Dans l’introduction de Philippe, on a regroupé immigration, insécurité, frères musulmans, narcotrafic : un cocktail, un amalgame. Ici, dans notre conversation hebdomadaire, nous avons les moyens d’en discuter rationnellement. Mais dans l’esprit d’un certain nombre de nos concitoyens, ce cocktail fonctionne. L’idée se répand que le trafic de cannabis, par exemple, serait le fait d’immigrés maghrébins venus du Maroc. Ce n’est pas un raisonnement juste factuellement, mais c’est celui qui circule. Quand on entend parler de la “DZ mafia”, on comprend que “DZ” désigne l’Algérie en arabe. Ce n’est pas un hasard si ce terme s’impose. Il existe donc un sentiment que cette immigration, concentrée dans certains quartiers — les cités du nord de Marseille, la Seine-Saint-Denis, l’est lyonnais —, dégrade réellement la vie de nombreux habitants. Cette perception s’appuie sur des faits. Elle alimente le sentiment d’insécurité. Et cette insécurité peut revêtir plusieurs formes. Il y a bien sûr les règlements de comptes, généralement entre mafieux ou narcotrafiquants. Mais il peut y avoir des balles perdues, des conséquences dramatiques, et cela génère un climat d’insécurité. Il y a aussi des comportements perçus comme agressifs, de la part de certains jeunes, dans les transports publics, les bars, dans la rue. Cela met mal à l’aise, donne une impression de fragilité. Tous ces éléments combinés créent ce ressenti de danger. Il est donc positif qu’on ait voté une loi contre les narcotrafics, et qu’elle l’ait été rapidement.
Enfin, si l’on s’était interrogé plus tôt sur le phénomène de concentration dans les logements sociaux de populations très majoritairement d’origine étrangère, si on s’en était saisi dès les années 1980, je pense qu’on aurait désamorcé beaucoup de nos difficultés actuelles.
Richard Werly :
Je voudrais revenir sur l’arrière-plan, qui me semble éclairer en grande partie l’émotion légitime et l’intensité du débat public sur ces sujets. D’abord, nous vivons dans des sociétés vieillissantes — ce n’est pas propre à la France. Et qui dit société âgée avec réel problème démographique, dit angoisse. Nos sociétés sont structurellement angoissées, et notamment face à l’immigration, qui par nature est jeune. Face à l’arrivée de masses de jeunes étrangers, on a peur. Et, en parallèle, nos sociétés n’ont toujours pas intégré le fait que la mondialisation du crime permet aux gangs de narcotrafiquants d’intervenir brutalement dans n’importe quel pays où existe un marché, comme on l’a vu et comme on le voit toujours aux États-Unis.
Et le cas des Etats-Unis est particulièrement intéressant. La gestion brutale de Donald Trump — qu’on peut évidemment contester sur le plan des droits de l’Homme — pose une question : est-ce que ça va fonctionner ? Ayons le courage de laisser cette question ouverte. Car si, comme Lionel semble le penser, cela conduit à l’arrêt de chaînes de production, à des dégâts économiques, à une hausse des prix, et à la nécessité de régulariser ou de réimporter les immigrés expulsés, alors l’expérience Trump servira de démonstration que l’immigration est incontournable. Mais si, au contraire, il s’avère que les expulsions massives d’étrangers ayant commis des délits s’avèrent efficaces (malgré les bavures et les injustices) alors les conséquences pour l’Europe pourraient être majeures. On disposerait dans ce cas d’un exemple de politique qui a « fonctionné », une politique d’incarcération massive d’étrangers délinquants, sans égard pour les principes qu’on considérait jusqu’ici comme fondamentaux. Soyons lucides : l’expérience Trump est loin d’être terminée, elle ne fait peut-être que commencer, et elle pourrait bien nous surprendre, non pas sur le plan moral, mais sur celui de l’efficacité socio-économique — là où, pour l’instant, le consensus européen affirme que cela ne marchera pas.
Sur l’immigration, un sigle résume à lui seul tout le débat : OQTF. Il désigne cette impression généralisée selon laquelle les étrangers qui ne travaillent pas, qui commettent des délits, dont les papiers ont expiré, ne sont jamais renvoyés. C’est bien là le cœur du problème. C’est une question européenne. D’ailleurs, une directive « retour » est en préparation — elle n’a pas encore été adoptée, mais devrait venir compléter le pacte sur l’immigration. La véritable question me paraît être celle du renvoi des délinquants.
Je prends l’exemple de la Suisse, que je connais bien. C’est le pays européen avec le meilleur taux de renvoi des étrangers ayant commis des délits : environ 68%. Comment la Suisse y parvient-elle ? Par un mélange d’extrême fermeté — tout séjour, même très court, en détention entraîne automatiquement un renvoi, avec interdiction de revenir sur le sol suisse — et d’incitation financière : environ 4.000 euros sont proposés dans le cadre d’un retour volontaire. Ce schéma fonctionne plutôt bien. Je ne dis pas que c’est un modèle applicable à la France, mais il mérite réflexion. Si l’on parvient à régler, ou du moins à donner l’impression de régler, la question des OQTF — autrement dit, à faire exécuter les décisions de renvoi des étrangers délinquants — alors le débat public pourrait s’apaiser et devenir plus sérieux.
Enfin, un mot sur le narcotrafic. Ce qui m’inquiète, c’est l’absence de réponse européenne. Il faut d’urgence un parquet européen contre le crime organisé. Il faut arrêter de rêver : aussi efficace soit-il, le parquet français n’a pas la dimension nécessaire pour affronter les mafias opérant à l’échelle européenne, depuis des ports comme celui de Rotterdam. Ce que Lionel évoquait tout à l’heure, c’est cela : des États comme la Belgique ou les Pays-Bas, à certains égards, sont quasiment devenus des narco-États.
Il faut un parquet européen sur la criminalité organisée, une task force européenne dédiée au narcotrafic, et, idéalement, transformer la loi française en directive européenne. Je sais bien que cela pose des questions de compétences au sein de l’Union, mais c’est à cette échelle-là — comme pour l’immigration — que se joue désormais l’essentiel. La lutte contre le crime organisé n’est plus à la mesure des États seuls.
Jean-Louis Bourlanges :
Béatrice a raison de parler d’amalgame. Cet enchevêtrement de menaces perçues, c’est bien cela, le sujet : un amalgame que nous n’assumons pas pleinement entre immigration, insécurité, criminalité. Et pourtant, dans l’opinion publique, ces thèmes finissent par converger. Il y a là un effet presque amnésique, mais incontestable. Ce qui frappe d’abord, c’est l’intensité extrême du sentiment d’insécurité ressenti par nos concitoyens. L’immigration, la criminalité, le narcotrafic, le crime organisé : tous ces éléments sont profondément liés dans la perception collective, et ressentis avec une force remarquable.
Il suffit de regarder les ministres de l’Intérieur qui se sont succédé depuis plus de trente ans, surenchérissant verbalement sur ces sujets, sans grand résultat. Charles Pasqua avait lancé son fameux « terroriser le terrorisme ». Lionel Jospin, lui-même, avait nommé Jean-Pierre Chevènement à l’Intérieur, un ministre à poigne, avec un discours fort. On peut même penser (c’est mon cas) que Jospin a été éliminé de la présidentielle en grande partie parce qu’il s’est séparé de Chevènement. Tout l’appel sécuritaire — « l’ensauvagement », les « sauvageons » — s’est trouvé désarmé. Puis est venu Sarkozy, avec son « Karcher », des thèmes martelés comme fondamentaux. Or Sarkozy a été élu avec un Front National faible, et battu avec un Front National fort. Il a donc échoué. Hollande a été plus hésitant, mais son Premier ministre, Valls, a adopté un discours très affirmé sur ces sujets — sans plus de succès. Macron a commencé discrètement, mais ses ministres de l’Intérieur — Collomb, Darmanin, et maintenant Retailleau — se sont tous inscrits dans cette continuité. Le problème demeure : pourquoi ce thème, central aux yeux des Français, repris systématiquement à des fins politiques, ne produit-il jamais les effets annoncés ?
L’amalgame vient, en réalité, des atteintes supposées à l’État de droit que ces sujets mettent en jeu. Le crime organisé, c’est une atteinte évidente. L’immigration, aussi, parce qu’elle est perçue comme échappant au contrôle républicain. Et c’est là que je rejoins Richard sur les OQTF : ce qui choque profondément, c’est le sentiment de mépris pour la règle de droit. C’est un symbole fort d’un problème bien plus vaste. L’impuissance à maîtriser les frontières, à expulser ceux qui doivent l’être, les lacunes en matière de laïcité, de droit de la famille, la polygamie, les rodéos urbains, les insurrections locales : tout cela est vécu comme une mise en cause directe de l’ordre républicain.
Derrière cela, il y a un vrai problème économique, que Lionel a très bien exposé, mais qui est secondaire. Ce qui est intéressant, c’est qu’il crée un consensus pro-immigration paradoxal, à gauche comme à droite. À gauche, l’accueil est un principe, à l’image du défunt pape, qui appelait à accueillir les immigrés simplement parce qu’ils étaient là. C’est moralement généreux, mais absurde dans un pays développé avec un système social lourd : on ne peut pas ouvrir les frontières à la planète entière. À droite, c’est le petit patronat, les restaurateurs, les PME, qui ont besoin de main-d’œuvre immigrée. Car la population d’origine française rechigne de plus en plus à exercer certains métiers. Et on les comprend, puisqu’ils sont mal payés, peu valorisants, et souvent pénibles.
Il y a donc une contradiction, qui empêche toute politique migratoire cohérente : on refuse l’immigration pour des raisons de sécurité, mais on la rend indispensable pour des raisons économiques. Cette contradiction alimenté par ailleurs les discours démagogiques, les « y a qu’à / faut qu’on » mais dès qu’on cherche à aller au-delà, on bouleverse des équilibres fondamentaux.
Même chose pour le narcotrafic. C’est une horreur, tout le monde en convient, mais personne n’est vraiment prêt à en tirer les conséquences. Car les consommateurs sont de plus en plus nombreux, de plus en plus jeunes. On en arrive à dire : « libéralisons les drogues douces, cela ira mieux ». Ce raisonnement est faux, car si vous coupez au crime organisé sa source de revenus, il se tournera vers autre chose : des drogues plus dures, plus rentables, plus destructrices. C’est un écosystème. Si on le détruit, est-on prêt à affronter ce qui lui succédera ? Je n’en suis pas sûr. Car cela signifierait une confrontation très violente entre une partie de la jeunesse des banlieues — qui vit de ce trafic — et le reste de la société. C’est la promesse d’un affrontement d’intensité redoutable.
Notre capacité de réaction est profondément affaiblie. Nous vivons dans une société qui, structurellement, ne parvient plus à faire face. L’individualisme a remplacé les grandes structures collectives — religions, partis, syndicats — qui assuraient une cohésion. Résultat : un isolement croissant, une agressivité générale. Il suffit de voir les comportements sur la route ou dans l’espace public. C’est une société où chacun est contre tous. Dès lors, on se tourne vers l’État. Mais l’État, lui aussi, est affaibli. L’école va mal, la justice est débordée, la police manque de moyens, le contrôle général des systèmes est défaillant. L’ordre public n’est plus assuré (les pompiers eux-mêmes se font agresser). Et, parallèlement, les forces de répression sont délégitimées, parfois abusivement. À tout cela s’ajoute une nouvelle dimension : la technologie. Les moyens cybernétiques renforcent considérablement l’efficacité des « agents du mal », pendant que ceux du « bien » sont affaiblis. Nous faisons face à une conjonction dangereuse : un État affaibli, une société fragmentée et irresponsable, et une asymétrie technologique au profit des délinquants.
Lionel Zinsou :
Tout de même, je me dis qu’en vue de 2027, ce ne serait pas une mauvaise idée que les partis de gouvernement aient des programmes, voire des idées … Ce serait nouveau, et ce serait intéressant. Et en vous écoutant, je me dis : ce n’est pas possible, il va nous falloir que des économistes et des sociologues, il nous faudra aussi des historiens. Parce que, même ici, il semble que nous ayons perdu la mémoire.
Franchement, la société française n’est pas du tout ce que Jean-Louis vient de décrire. Ce n’est tout simplement pas vrai que la violence progresse partout. Ce qui est en jeu, c’est la perception de la violence, et c’est cela qui est intéressant. Mais dans les faits, c’est faux. L’incivilité progresse, oui, mais les crimes, eux, régressent. Alors certes, il ne faut pas tolérer l’incivilité, mais il faut être lucide sur les chiffres. Quand j’étais jeune, les manifestations se terminaient avec dix morts. La violence sociale était beaucoup plus marquée. C’était la fin de la guerre d’Algérie, c’était l’OAS. Une société paisible ? Il y a eu un putsch militaire en 1961, des événements majeurs en 1968, un référendum en 1969 pour se débarrasser du général de Gaulle. Aujourd’hui, tout le monde se dit gaulliste, mais à l’époque, ce n’était pas si évident.
Ce n’est donc pas la peine de noircir le tableau de la société française. Prenez la pandémie : on a vu apparaître une solidarité extraordinaire. Et un autre signe très positif, c’est le nombre de citoyens qui, sans doute un peu déçus des partis politiques, s’engagent dans le tissu associatif. On n’a jamais vu autant d’initiatives et d’actions de solidarité locale. Je pense donc que cette vision catastrophiste relève d’une hystérisation. Et pour les élus, il me semble essentiel d’écouter les maires, ceux qui connaissent concrètement les sujets. Beaucoup de maires LR ont pris la parole après les émeutes que vous avez évoquées — des événements graves, bien sûr : on tirait au mortier, mais il s’agissait de mortiers de feux d’artifice, pas d’armes de guerre. Et beaucoup de ces maires ont précisé qu’il s’agissait de 1% de la population des quartiers. Par exemple, sur 40.000 habitants, seuls 400 avaient participé activement aux violences.
Quant aux OQTF, je suis à peu près certain que la majorité des Français ne sait pas ce que désigne l’acronyme …
Philippe Meyer :
Cela m’étonnerait, étant donnée la façon dont les chaînes de télévision ressassent le terme en boucle ... Et, contrairement à ce qu’a dit Richard, je pense que même si ce problème était effectivement résolu, il resterait dans les esprits l’idée qu’il ne l’est pas. Il y a une forme de symbolisation de l’OQTF qui me semble très difficile à effacer.
Lionel Zinsou :
Dans toutes les grandes crises ou post-crises — comme la période que nous traversons en ce moment — il y a toujours eu une cristallisation sur les étrangers. Aujourd’hui, elle vise principalement les Maghrébins, mais hier, c’étaient les Italiens. Moi, on m’a traité de « petit négro » toute mon enfance ; le mépris envers les enfants portugais à l’époque était impressionnant. Et avant eux, c’étaient les Polonais, et les originaires d’Europe de l’Est dans les années 1930. Regardez l’erreur colossale que représente la pensée : « les étrangers nous posent problème ». Prenez le Brexit. C’était exactement ce raisonnement — et cela a créé des problèmes majeurs. Avant Trump, Richard, on disait : « il faut se débarrasser des Polonais ». Résultat : plus de plombiers, plus de chauffeurs de camions. Ce discours sur les étrangers mène à l’impasse.
Béatrice Giblin :
Ce que j’ai dit plus haut ne reflétait évidemment pas ce que je pense personnellement. J’ai simplement essayé de traduire ce que ressentent et perçoivent un certain nombre de nos concitoyens. Tout ce que vous dites sur les Polonais, les Portugais, les précédents problèmes d’intégration est historiquement très juste. Mais la situation géopolitique actuelle n’est pas comparable. Elle est totalement différente de celle qu’on a connue avec l’arrivée des Italiens à la fin du XIXᵉ siècle, puis les Ibériques entre les deux guerres, ou dans les années 1950.
Nous n’avons pas encore abordé la question des musulmans, mais elle est centrale dans les perceptions, à cause des attentats. Ce que représente Daesh, ou le crime de Mohamed Merah à Toulouse — l’assassinat d’enfants juifs parce que juifs —, cela change profondément la perception. Ce n’est pas le même climat que dans les années 1930 ou 1950.
Je suis évidemment d’accord pour dire que l’intégration fonctionne, Gérard Noiriel l’a bien montré avec son idée de « creuset de la nation ». Et pour avoir enseigné pendant trente ans à Saint-Denis, je puis témoigner que l’ascenseur social existe, j’en ai par-dessus la tête d’entendre qu’il ne marche pas. Il fonctionne, certes moins bien qu’au temps des Trente Glorieuses, en l’absence de forte croissance, mais il fonctionne. J’ai vu des étudiants dont les parents étaient illettrés décrocher des masters, voire des doctorats, et occuper des postes tout à fait remarquables. Je l’ai dit sur de nombreux plateaux, et je le répète parce que j’y crois profondément, et qu’il y a là aussi un biais de perception qu’il faut corriger.
Je pense aussi que la conception française de la nation a évolué depuis la fin du XIXᵉ siècle. La nation d’aujourd’hui n’est pas celle des années 1880, ni celle des années 1930 ou 1950. Mais le problème que nous étudions aujourd’hui, c’est l’amalgame, cet engrenage mental et social qui s’est mis en place. Et qu’il faut absolument réussir à casser. Tout ce que dit Lionel est juste, mais ce que je dis l’est aussi … Ce n’est pas parce qu’on tient un discours d’historien que tous les Français, pris dans ces représentations, vont entendre ce que disent les historiens. Ce n’est pas parce qu’un raisonnement est juste qu’il est entendu. Si c’était le cas, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus de problèmes. C’est pourquoi il faut tenir compte des représentations qui se sont installées depuis de nombreuses années, et que l’exposé rationnel des faits ne parvient pas à faire disparaître.
Jean-Louis Bourlanges :
Sur l’immigration, nous avons tous lu le livre de Gérard Noiriel, qui montre très bien que l’immigration obéit à des cycles. Je pense que cette analyse reste globalement valable. Les vagues d’arrivée se succèdent : d’abord les Belges sous Louis-Philippe, puis les Italiens, ensuite les Polonais, les Ibériques, les Maghrébins, et aujourd’hui, des populations venues de zones plus lointaines (Afrique subsaharienne et Asie). À chaque fois, il y a trois phases : une arrivée supposée temporaire, une crise qui fait naître la volonté de renvoyer ces personnes, alors même qu’elles souhaitent rester, puis, in fine, une intégration, parfois difficile mais réelle, avec l’assimilation des valeurs républicaines, sur fond d’exaltation folklorique de l’origine. J’ai personnellement cru à cette mécanique. Et comme beaucoup de gens de ma génération, j’ai commis une erreur d’analyse : j’ai pensé que cela continuerait ainsi. Que les enfants d’immigrés maghrébins, par exemple, seraient encore mieux intégrés que leurs parents. Que les mariages mixtes augmenteraient. Que les valeurs de la République se diffuseraient naturellement. J’étais confiant.
Mais force est de constater que le Front National — ou le Rassemblement National — a marqué un point d’analyse, en affirmant que cette mécanique ne fonctionnait plus. Aujourd’hui, une partie des enfants d’immigrés arrivés dans les années 1980 sont moins bien intégrés que leurs parents, moins respectueux de la République, moins attachés à la laïcité. Ce phénomène est réel, et rare dans l’histoire. Il s’explique en grande partie par l’effondrement de l’État, et notamment de l’école républicaine. L’Éducation nationale n’a pas su préserver la flamme héritée de Ferry ou de Péguy, celle des hussards noirs. Elle a été frappée de plein fouet par la massification et la crise du recrutement — il suffit de voir combien les concours d’enseignants sont désertés.
Nous faisons donc face à une situation difficile, et la réponse ne peut reposer que sur deux piliers, qu’on a du mal à articuler : d’une part, l’application rigoureuse de la loi, le renforcement des moyens administratifs et policiers pour contrôler les entrées et les sorties du territoire ; et d’autre part, l’intégration, qui nécessite un investissement de solidarité et de moyens financiers, à l’opposé du discours du RN qui propose de couper les crédits pour « aider les Français », ce qui est une imposture.
Ce mélange de rigueur et de solidarité est nécessaire, mais il est rendu extrêmement difficile par notre contexte budgétaire.
Sur la violence, Lionel, je n’ignore pas, et n’ai pas non plus oublié qu’elle a toujours existé dans notre pays. L’affrontement entre le Parti communiste et une grande partie du reste de la société a été rude, les morts de Charonne, la guerre d’Algérie, la colonisation … Mais cette violence était structurée, politique, menée par des forces organisées. Aujourd’hui, ce à quoi nous assistons est tout autre : un relâchement général, un délitement de la règle de droit et de la morale. Ce qui nous choque le plus, ce sont ces agressions, parfois mortelles à la sortie des lycées, à l’arme blanche. Le recours au couteau, en particulier, est un phénomène nouveau, et c’est un signal fort du déclin de la norme.
Gérald Darmanin a eu une formule frappante mais juste : il n’y a plus de secteur de la société où l’on se sente « safe ». Et c’est bien cela qui alimente le malaise. J’ai approuvé la loi sur le narcotrafic, mais je ne crois pas qu’un parquet, même spécialisé, suffira à faire reculer cette économie parallèle. Il faudrait un consensus plus profond, une remise en cause des consommateurs, et des mesures extrêmement strictes aux frontières. Par exemple, un docker au Havre, à qui l’on dit : « tu fais passer ce container, et on te donne tant. » Il refuse, parce qu’il est honnête. Et on lui rétorque : « On sait à quelle école va ton fils. ». Il commence à trembler. Puis on insiste : « tu prends l’argent, ou tu sais ce qui peut arriver. »C’est a ce genre de corruption à grande échelle que nous avons affaire, et il est presque impossible d’y résister.
Richard Werly :
Pour répondre à Lionel : le problème des OQTF est loin d’être un détail. Regardons les chiffres : en 2010, on comptait 39.000 OQTF. En 2023, 137.000. En 2024, 140.000. Si vous trouvez que ce n’est pas un sujet majeur, je suis désolé, mais vous avez un problème. Au-delà du sigle OQTF, le cœur de la question, ce sont les renvois effectifs des étrangers délinquants ou en situation irrégulière. Tant que vous ne pourrez pas démontrer que ces renvois fonctionnent, vous ne parviendrez pas à dépassionner le débat, à briser l’engrenage dont parlait Béatrice.
La nouvelle directive « retour » a été présentée par la Commission européenne en mars 2025. Elle est donc toute récente, elle va maintenant être discutée par les États membres et le Parlement européen. Et je pense qu’avoir dissocié cette question du retour du pacte sur l’immigration est une erreur. Il aurait fallu les traiter ensemble, car ils sont absolument liés.
Quant au narcotrafic, il y a deux dimensions au problème. D’un côté, la dégradation générale de la sécurité, aggravée par la corruption. Et de l’autre, la peur : la peur que, si l’on s’attaque vraiment à ce système, certains quartiers explosent littéralement. Alors je vais jeter un pavé dans la mare : prenons l’exemple de Nayib Bukele, à San Salvador. Il a fait deux choses. D’une part, il a interné massivement les tatoués, c’est à dire la piétaille des gangs, dans des conditions inhumaines, en les enfermant dans des cages dans un centre carcéral bien connu. Mais d’autre part — et c’est ce qu’on ne dit pas assez — il a passé un accord avec les patrons du crime. Bukele, qui est un dictateur mafieux, a en réalité fait un deal avec les chefs des gangs. Cela me rappelle ce que j’ai vu au Japon. Là-bas, depuis très longtemps, l’État a passé un accord tacite avec les Yakuza. Le raisonnement est le suivant : on accepte que certains phénomènes comme la prostitution, le jeu, ou le trafic de drogue ne disparaîtront jamais complètement. Plutôt que de les éradiquer, on les « encadre » — ou plutôt, on les confie aux organisations criminelles, à condition qu’elles maintiennent l’ordre dans la rue. Leur rôle est de garantir qu’il n’y ait pas d’insécurité visible. Je ne dis pas que c’est une solution. Je dis simplement que nous pourrions un jour être confrontés à cette tentation : passer, en tant que puissance publique, des accords tacites avec les grandes mafias pour préserver la paix dans les rues.
Un dernier mot sur les Frères musulmans. Je crois que Bruno Retailleau a commis une grave erreur politique en n’allant pas à la mosquée de Montpellier, où un fidèle malien a été tué. Après cela, venir dénoncer l’entrisme des Frères musulmans paraît un peu facile. Si vous ne témoignez pas un minimum de respect à la communauté musulmane, ne vous étonnez pas que des organisations comme les Frères musulmans, spécialisées dans l’entrisme politique, trouvent du terrain pour se développer.
Jean-Louis Bourlanges :
La croissance des OQTF est effectivement alarmante, mais ce n’est pas un hasard. Le vrai problème, c’est qu’en face, les gens concernés ne se plient pas aux décisions d’éloignement, ce qui révèle une hypocrisie fondamentale. On est dans une contradiction complète : on est contre les immigrés — donc on leur refuse le droit au séjour — et en même temps, on est pour les immigrés, parce qu’il faut bien que quelqu’un travaille en cuisine au restaurant, ramasse les fruits, ou fasse les travaux que personne ne veut faire. Résultat : une masse de personnes travaille légalement, contribue aux caisses sociales, mais vit en situation irrégulière. Et les OQTF les frappent de manière systématique, sans discernement. C’est là, très clairement, la première manifestation de notre hypocrisie collective.
Sur le narcotrafic, il n’y a pas d’accord explicite avec les mafias, mais il y a bel et bien un accord implicite. On tolère cette économie parallèle tant qu’elle ne dégénère pas, parce qu’elle procure de petits avantages économiques à une frange marginalisée de la population et, en échange, maintient une certaine forme de calme dans l’espace public. Mais aujourd’hui, on voit bien, notamment à Marseille, que ça va beaucoup trop loin : des quartiers entiers sont sous contrôle des gangs. Dans les deux cas, immigration et narcotrafic, ce que cela révèle, c’est un pays qui refuse de choisir des options claires sur ses grands enjeux.