Racisme : ils n’en souffraient pas tous, mais tous étaient frappés / n°145

Racisme : ils n’en souffraient pas tous, mais tous étaient frappés

Introduction

Philippe Meyer (PM) :
L’onde de choc provoquée par la mort de George Floyd aux Etats-Unis continue de se propager en France. Le 2 juin, devant le tribunal judiciaire de Paris, 20 000 personnes, selon la Préfecture de police, au moins 60 000, selon les organisateurs, se sont rassemblées à l'appel du comité La vérité pour Adama du nom du jeune homme de 24 ans, mort en 2016, lors de son interpellation par des gendarmes dans des circonstances qui font encore aujourd’hui l’objet d’une information judiciaire. Le comité Adama est devenu le symbole le plus connu en France de la lutte contre les violences policières. Personne n'avait vu venir l'ampleur de la mobilisation, qui se poursuit dans plusieurs villes de France. Depuis plusieurs semaines, la dénonciation de certaines pratiques policières et les accusations de racisme à l'encontre des forces de l'ordre se multiplient. Sur plusieurs vidéos diffusées sur les réseaux sociaux, des insultes proférées par des policiers - utilisant des termes à caractère raciste - alimentent un débat sur l'interprétation à faire de ces comportements : faut-il y voir le fait d'agents isolés à sanctionner individuellement ou le symptôme d'un mal plus profond, structurel, au sein de l'institution policière ?
 Au-delà de l’affaire Adama Traoré la question est posée dans le calme ou avec passion du caractère institutionnel des violences policières et du caractère « systémique » du racisme. « Il s'agit de dire que le racisme est détachable des individus pour être le fait d'une institution ou d'un système, selon Fabien Jobard, sociologue et directeur de recherche au CNRS. Ici, le racisme est le produit d'un cumul de processus, notamment historiques, avec une histoire de la police fortement marquée par la guerre d'Algérie et la chasse aux travailleurs d'Afrique du Nord, et d'une organisation économique et sociale, qui veut que la jeunesse masculine sans diplôme, occupant l'espace public, est principalement formée de descendants de l'immigration post-coloniale ».
Saisi d'une affaire relative à des violences policières sur des jeunes Noirs et d'origine maghrébine de Paris, commises entre l'été 2013 et l'été 2015, le Défenseur des droits, Jacques Toubon a formulé, le 12 mai dernier, des observations devant le tribunal judiciaire de Paris plaidant pour une analyse « systémique » des discriminations qu'ont subies ces jeunes.
 Le ministère de l'intérieur, s'il condamne les cas individuels, refuse de parler de « racisme diffus dans la police », comme l'a déclaré le secrétaire d'État Laurent Nunez. Lors des questions d'actualité au gouvernement, le 2 juin, Christophe Castaner a défendu la police « qui protège dans ce pays les femmes et les hommes de tout, y compris du racisme ». L’ancienne Garde des Sceaux, Christiane Taubira a jugé pour sa part que, contrairement aux États-Unis, où l’aspect systémique du racisme ne fait plus beaucoup débat, « chez nous, des personnes meurent d’avoir rencontré des policiers, pas d’avoir rencontré la police ».

Kontildondit ?

Lionel Zinsou (LZ) :
Je suis frappé par l’immensité des manifestations, l’importance tout à fait inattendue des réactions, à la fois très émotionnelles et très rationnelles, ainsi que par le côté très métissé des foules. C’est peut-être la chose la plus rassérénante : avoir vu aux Etats-Unis ces gens de toutes natures, mais partageant les mêmes valeurs, qu’ils soient Blancs, Hispaniques, Noirs, Asiatiques, etc. La réaction des peuples est forte et universelle. Il y a eu en Afrique plus de citoyens devant les ambassades américaines que de réactions des gouvernements, qui ont été plus prudents (à l’exception peut-être du président du Ghana, qui a encore ajouté à sa réputation internationale en prenant position très clairement, contrairement à beaucoup qui ne veulent pas risquer de froisser Donald Trump). Mais les réactions ont aussi été d’une ampleur inédite en Asie et en Europe. George Floyd a ainsi le plus long cortège funèbre de l’histoire. Il s’agit là des premières obsèques mondiales.
Ce qui me frappe, c’est qu’il ne s’agit pas seulement du racisme anti-Noir d’une police municipale, celle de Minnéapolis (les polices sont en très grande majorité municipales et locales aux Etats-Unis). Celle-ci sera d’ailleurs dissoute et recomposée, puisqu’il semble que le racisme y soit très profondément implanté. Mais ce qui se passe en ce moment va au-delà du racisme et de l’anti-racisme, il s’agit d’un sentiment d’indignation face à toutes les formes d’inégalités. Il se trouve que la communauté afro-américaine, on les cumule, qu’il s’agisse des revenus, du patrimoine, de l’éducation, ou même de la santé, ce que la crise du coronavirus a révélé.
Ce vaste mouvement anti-inégalités concerne donc beaucoup de minorités, la communauté africaine-américaine est devenue une métaphore de toutes les autres. Orientation sexuelle, genre, xénophobies ... Aux USA comme ailleurs, si l’on additionne les différentes minorités, on obtient la majorité.
Il ne s’agit pas simplement d’un mouvement collectif de révolte, qui produira sans doute de nombreux effets, il s’agit aussi souvent d’un drame intime, et si les images de ce meurtre en direct ont bouleversé un si grand nombre de gens, c’est grâce aux réseaux sociaux, dont le pouvoir s’est déployé à plein dans cette affaire. C’est parce que cet acte a été filmé que des dizaines de millions de gens sont dans la rue. A notre époque, les meurtres en direct, surtout quand leur signification symbolique et politique est si grande, se chargent d’une émotion extraordinaire.
J’ai pensé aux Afro-descendants dans le monde, et à ce fait extraordinaire : on peut être libre et indépendant, faire partie d’une majorité là où l’on est (en Afrique ou dans le Nordeste brésilien par exemple), et avoir pourtant intériorisé le fait qu’on est perçu dans le regard des autres comme des inférieurs, ou simplement, comme des « Autre ». Moi qui suis métis, je mesure bien cela. En Europe, ou en France, un métis est un Noir. Mais en Afrique, c’est un Blanc. J’ai mené une campagne électorale en Afrique, et l’on m’appelait « le Blanc », c’était donc clairement ce qui me définissait, alors qu’il ne viendrait à l’idée de personne en France de me dire blanc. Les métis vivent cette inégalité et ce regard « autre », mais de la part de tout le monde. Ce drame intime du regard des autres nécessite une grande force d’âme, dès l’enfance. Que la cour de récréation soit en France ou en Afrique, le regard des autres a la même importance. Les gens vous soupçonnent de ne pas avoir la bonne loyauté, comme un Juif que l’on considèrerait a priori comme solidaire de tout ce que ferait Israël ... C’est l’une des sources de l’antisémitisme, par exemple.
Une immense solidarité mondiale très rassérénante, donc, bien qu’elle ne suffise pas à vous débarrasser du drame intime. Le chantier qui s’ouvre est immense, et les jeunesses n’acceptent plus la situation. En France, un tiers des Français se dit raciste dans les sondages (même s’ils sont de moins en moins nombreux), mais la grande majorité d’entre eux a plus de 65 ans. Je pense que dans le monde d’après (après Covid, mais aussi après George Floyd), ce genre de meurtre ne pourra plus avoir lieu comme dans le monde d’avant.

Richard Werly (RW) :
Avant cette émission, j’ai regardé à nouveau la vidéo de l’interpellation de George Floyd qui a conduit à sa mort. La première réflexion qui m’est venue est « au fond, c’est terriblement normal ». Cette violence, si souvent banalisée dans les séries télévisées, et si prégnante dans les grandes métropoles américaines, nous est devenue habituelle, normale. Mais dans ce cas de figure précis, une réalité nous revient à la figure : ce n’est pas normal, et c’est inhumain. Ce rappel à l’humanité est aussi nécessaire que bienvenu.
Ce qui me perturbe en revanche, c’est la question : comment fait-on pour décrire cette réalité, lorsqu’on est journaliste ? Face à un tel évènement, comment enquête-t-on sur la réalité ? Je reviens en France, et à l’affaire Traoré. Celle-ci est complexe, bien davantage que la mort de George Floyd. Or malheureusement, la mort de George Floyd et les manifestations légitimes d’indignation qui l’ont suivie empêchent de décrire cette réalité dans sa complexité. Comment fait-on dans un contexte pareil pour arriver à y voir clair et à raconter les choses telles qu’elle devraient l’être ? C’est quelque chose qui m’inquiète, a fortiori pour la jeunesse. C’est surtout elle qui est mobilisée, mais je crains qu’elle n’ait guère envie de faits. J’étais à la manifestation sur la place de la République il y a quelques jours, et dès que j’essayais de parler de l’affaire Traoré dans sa complexité, j’avais en face de moi des jeunes (Blancs ou Noirs, peu importait) qui refusaient cette complexité. Il faut s’interroger : comment fait-on, alors que les réseaux sociaux accélèrent tout, pour garder ce devoir de vérité ?
Je ne vois pas comment répondre à cela, tant les intérêts et les passions sont contradictoires.

Nicole Gnesotto (NG) :
Je suis d’accord avec LZ sur l’ampleur du mouvement et tout ce qu’il apporte de positif, mais je le suis également avec RW quant à son inquiétude sur la place de la vérité, et les dangers du règne de l’émotion. Quand j’entends un Ministre de l’Intérieur dire que parfois l’émotion doit l’emporter sur la loi (à propos de la manifestation interdite puis tolérée), je me pose beaucoup de questions.
Le vrai scandale de l’affaire Traoré, c’est l’absence de justice. Adama Traoré est mort il y a quatre ans, il y a eu sept expertises et contre-expertises (toutes contradictoires, on ne sait toujours pas de quoi il est mort), et toujours pas de jugement. C’est donc la porte ouverte à tous les jugement personnels, toutes les opinions, toutes les rumeurs.
Si l’on veut vraiment progresser sur la question du racisme dans ce pays, il est urgent de remettre au centre du débat la justice plutôt que les jugements personnels, et la raison de la loi plutôt que l’émotion de la rue.
On est en plein amalgame sur l’affaire Traoré. Le bonheur qu’on peut avoir à la vue de ces manifestations ne doit pas nous empêcher de le dire. Il y a même deux amalgames : celui entre la situation française et la situation américaine, et celui entre l’existence d’actes racistes, et un « racisme systémique ».
Le racisme américain est très spécifique, consubstantiel de l’Histoire du pays. En France, la République est également née d’une guerre civile, mais contre la monarchie de droit divin, la question de l’esclavage n’est pas originelle dans la République française.
Quant au second amalgame, le prétendu « racisme systémique » est une supercherie intellectuelle. Les cas de violence policière existent, et ils sont indéniables. Mais on l’a vu pendant les Gilets Jaunes : les policiers n’ont pas besoin de motifs racistes pour être violents. La violence policière est parallèle à la violence sociale. Il y a évidemment des policiers racistes, le groupe WhatsApp le prouve, avec ses 8000 participants, et cela doit être sévèrement puni. Mais ce n’est pas pour cela que l’institution est raciste. Encore une fois, il suffit de regarder les Gilets Jaunes, il n’y avait aucune dimension raciale, et cela n’a pas empêché les violences extrêmes.
Ce concept de « racisme systémique » est idéologique, il veut pointer la responsabilité des Blancs dans toutes les souffrances sociales qu’on peut imaginer. Quand on voit les mesures de discrimination positive prises par la France pour les Noirs de France, dans les DOM notamment (augmentation de salaire, congé bonifié, bonus retraite, etc.), on ne peut pas dire que le racisme est systémique dans la République française.

Jean-Louis Bourlanges (JLB) :
C’est une affaire extrêmement douloureuse et complexe, et pour commencer à la démêler, je ferai un petit peu de sémantique. Un certain nombre de mots étranges ont été employés récemment.
Le mot « systémique » par exemple. Les Français ont commencé à l’entendre beaucoup au moment de la faillite de Lehman Brothers, où l’on parlait de « risque systémique ». Depuis, on l’emploie très souvent, sans jamais lui donner une définition précise. S’agissant des faits racistes, il me semble qu’il peut y avoir des cas individuels, ainsi que des faits racistes systématiques, c’est à dire concordants, répétés, nombreux, et indépendants des circonstances. Mais systémique c’est autre chose, cela signifie que le racisme fait partie du fonctionnement du système, en est un élément moteur. C’est par exemple le cas quand la discrimination d’une certaine population assure la cohésion sociale. Ici ce n’est pas le cas. Aux Etats-Unis, certains cas de racisme peuvent être qualifiés de systémiques. Mais pas en France, ce terme y est hors de propos.
Ma deuxième remarque sémantique concerne notre Ministre de l’Intérieur, et sa notion « d’émotion » justifiant l’infraction à la règle de droit. Je trouve absolument monstrueux qu’un ministre de l’Intérieur estime que son rôle n’est pas de faire respecter la loi. Il n’est pas obligé de nier l’émotion, mais organiser une hiérarchie entre le droit et l’émotion est un déni très grave. Mais du point de vue sémantique, « l’émotion » dans l’ancien français, désigne l’émeute. Il est tout de même singulier que cette profondeur sémantique ait échappé au ministre.
Enfin, la notion de « soupçon avéré » mérite elle aussi qu’on s’y attarde. L’expression est totalement oxymorique, puisque « soupçon » implique l’incertitude, tandis « qu’avéré » signifie exactement le contraire. Des faits peuvent être avérés, mais en aucun cas des soupçons.
Manipuler des termes aussi maladroitement et de façon aussi équivoque dans une situation aussi explosive pose tout de même problème. Castaner est un type sympathique, intelligent, bienveillant, qui essaie d’arranger les choses, mais il faut à un moment avoir un minimum de rigueur. On sait que la politique commence par les mots.
L’attraction entre les violences françaises et les violences américaines était inévitable. Dans un univers mondialisé, émotionnel et amalgamatique, il ne pouvait en aller autrement. Nous sommes aujourd’hui confrontés à des situation permanentes d’extrême gravité. C’est le cas de la police. Il faut se représenter ce qu’est le travail d’un policier par les temps qui courent. Notre société est totalement fragmentée, gorgée de violence, et dont toutes les catégories sont en lutte les unes contre les autres. Le consensus n’existe plus. Or un policier n’est rien d’autre que le bras séculier du consensus. C’est le métier impossible par excellence, au coeur de toutes les contradictions françaises. Dans une période pareille, les dirigeants publics doivent faire preuve d’un sang-froid exemplaire. Or dans ce pays, on ne prend pas les mesures qui s’imposent.
Un excellent rapport de la Cour des Comptes à propos de la Préfecture de police de Paris nous enseigne de nombreuses choses. Et notamment que les personnels sont sous-formés et sous-encadrés. Les policiers plus expérimentés changent d’affectation dès qu’ils le peuvent. Dans ces conditions, les dérapages ne sont pas surprenants.

Lionel Zinsou :
Permettez-moi de faire entrer un peu de l’émotion populaire dans notre émission. On ne peut pas considérer qu’une liste de discrimination positive, ou affirmative action sur les retraites avantagées et les subventions au voyage a la moindre efficacité sur les peuples. La discrimination existe partout, qu’on travaille à la banque Rothschild ou à Noisy-le-Grand. Si l’on est Noir ou Maghrébin, elle est permanente. Dès la scolarité avec l’orientation professionnelle, pour l’accès à des stages, pour l’embauche, pour le logement ... Tout cela est mesuré et parfaitement documenté. Alors certes, l’Etat et même les entreprises prennent des mesures et signent des chartes, mais les problèmes subsistent, et les nier reviendrait à dire qu’il n’y a par exemple pas de différence de traitement entre hommes et femmes.
Ensuite, on peut faire de la sémantique, mais l’émotion n’est pas à bannir totalement. Même si Adama Traoré a fait plusieurs fois de l’obstruction, ou de l’outrage à agent de la force publique, ce n’est pas passible de la peine de mort en France. Vous avez beaucoup plus de chances d’être condamné à mort dans la rue si vous vous appelez Adama Traoré que « Lionel Bourlanges ». La peine de mort s’applique en France de manière très différentielle, alors même qu’elle a été abolie.
Quand des jeunes gens renversent la statue de Colbert, on s’offusque, on évoque le bilan de Colbert : restauration des finances publiques, manufacture de Saint-Gobain ... C’est vrai. Il y a aussi le Code Noir. Et je vous assure qu’il est dans la mémoire et dans la vie des gens d’aujourd’hui, et que toute l’Afrique, les Caraïbes et une partie de l’Amérique Latine en est encore révoltée. Dans ce code, il est écrit que les Noirs ne sont pas des être humains, mais des meubles, ceci pour justifier juridiquement le fait de les vendre.
Oui, la France est la terre des droits de l’Homme et de l’abolition. Oui, il y a eu 1848. Mais après, il y a eu aussi le travail forcé, qui a fait des centaines de milliers de morts, jusqu’en 1946 et la loi Houphouët-Boigny. Ce n’était rien d’autre que l’esclavage perpétué, sans la déportation. 1946, ce n’est qu’à une génération, autrement dit, des abus inqualifiables sont encore tout proches de nous. Aucun catalogue de mesures favorables ne lavera jamais cela.
C’est pour tout cela qu’il y a de « l’émotion » (dans les deux sens du mot). Rien ne justifie les pillages, mais tout justifie la violence des sentiments. La seule façon de sortir de tout cela n’est pas de dire « la République fait beaucoup de choses ». Ce n’est pas le ressenti, et ce n’est de toutes façons pas vrai. La discrimination est réelle, il faut cesser le déni. On ne s’en sortira qu’en disant l’Histoire, qu’en faisant mémoire.
Le président Hollande avait eu l’idée, que le président Macron a mise en œuvre, d’une fondation pour la mémoire de l’esclavage et des abolitions. Ce n’est qu’en étant factuel et objectif, et en disant les choses telles qu’elles se sont passées qu’on apaisera peu à peu ces situations. Il ne s’agit pas d’obtenir des réparations en numéraire, il s’agit de réparation historique. Cette fondation sert à cela, elle a des moyens éducatifs et scientifiques, et des programmes pour accomplir cette mission. Il ne s’agit pas de débaptiser toutes les rues Jules Ferry ou Colbert, il s’agit que nos enfants, Noirs, Blancs, juifs, musulmans ou que sais-je encore, soient dans la vérité de l’Histoire. Sans quoi nous n’aurons plus qu’une vérité de la violence. Ces choses n’étaient pas dans le récit national, c’est ce que François Hollande a reconnu en créant cette fondation.

Richard Werly :
Merci à LZ pour ce rappel très nécessaire. Mais j’aimerais sur ma part revenir sur le « comment ? » Car très franchement, je ne crois pas à la capacité de l’Histoire à rétablir le consensus social. En tous cas, les tendances que je constate m’inquiètent.
L’Histoire est d’abord douloureuse, et souvent dans les deux camps. Les différentes fractions de l’opinion d’aujourd’hui, et en particulier cette jeunesse très mobilisée, sont-elles prêtes à accepter certaines vérités historiques qui ne vont pas dans leur sens ? J’ai personnellement des doutes. Mettre toute notre foi dans la capacité des générations futures à tirer les bonnes leçons des réalités historiques me paraît exagérément optimiste.
Et puis un mot sur la colonisation, qui dans le cas de la France, se trouve en arrière-plan de tout le débat actuel. Je me souviens que quand le président Macron, lors d’un déplacement en Algérie, avait évoqué la colonisation en employant le terme de crime contre l’humanité, j’avais dans un article salué l’ouverture de ce débat. Je me suis fait incendier pour avoir écrit cela, mais je pense encore que ce genre de questions doivent être posées. Cependant, qu’a-t-on vu depuis que cette phrase a été prononcée ? Précisément l’incapacité à tenir ce débat. On n’y arrive pas. Comment surmonter de telles fractures ? Pour moi la question demeure.

Nicole Gnesotto :
Je me pose la même question que RW. Je précise n’avoir jamais voulu dire qu’il n’y avait pas de discrimination dans ce pays, en tant que femme, j’en ai vu plus souvent qu’à mon tour. Je ne nie aucune des difficultés que LZ a rappelées, je dis simplement, et je répète, que la France n’est pas un pays raciste. Il y a des pays où le racisme est institutionnel (les Etats-Unis jusqu’aux années 1960 ou l’Afrique du Sud pendant l’apartheid en sont les exemples les plus criants), mais la France n’en fait pas partie. Et il me semble qu’on attise la fragmentation sociale en prétendant le contraire.
Sur le rôle de l’Histoire ensuite. Je reconnais qu’il est fondamental, et d’une importance capitale. Et pas seulement concernant l’esclavage et le racisme, mais sur mille autre problématiques. Mettre la vérité (et non l’émotion) au centre d’une éducation est en effet indispensable. Mais les vérités historiques comptent aussi des éléments « gênants » pour l’idéologie actuelle. A commencer par le fait que ce ne sont pas les Blancs qui ont inventé l’esclavage. Il a existé de tous temps, dans la Grèce antique démocratique, en Égypte, et dans tout le reste de l’Afrique. L’Histoire est donc cruciale, mais elle est également de nature à complexifier un débat déjà passablement compliqué. Je ne voudrais pas que la seule façon de réagir soit une culpabilité de l’homme blanc. Elle ne servirait à rien d’autre qu’à creuser les fossés.

Jean-Louis Bourlanges :
J’étais un peu irrité par la réaction de LZ, car il dit des choses très justes, et il les dit avec un grand talent, mais il a tendance à réfuter des propos que ni les uns ni les autres n’ont tenu. Il me semble que nous sommes tous ici d’accord avec la gravité et le nombre des discriminations qu’il dénonce, en tous cas je le suis pour ma part. Leur ampleur dans la société française est effectivement révoltante.
Si j’ai relevé des problèmes sémantiques, c’est parce qu’ils ne me paraissent pas anodins, même dans l’émotion ambiante. Quand on est ministre, il faut avoir un sens très précis des mots.
L’enjeu éducatif est absolument crucial et j’en suis bien d’accord. Le seul véritable horizon social du quinquennat d’Emmanuel Macron devrait être de régler le problème de « l’ascenseur social ». Cela implique des méthodes tout à fait nouvelles, d’autant plus nécessaires dans l’état de déréliction où nous laisse la pandémie. Nous avons besoin d’actions de soutien pour un ensemble de populations fragilisées et discriminées. Une société a besoin d’une police bien encadrée, bien formée, soutenue par la population, consciente de ses devoirs et de ses responsabilités, particulièrement quand le climat ambiant est aussi tendu. De même, nous avons tout autant besoin d’une Éducation Nationale et d’une politique sociale qui assurent l’égalité des chances.
Un mot sur le rapport à l’Histoire, ensuite. Il me semble qu’il y a deux problèmes différents.
Le premier est l’anachronisme, il concerne la dénonciation de Colbert ou celle (vraiment paradoxale !) de Victor Schœlcher (qui, en dédommageant les anciens propriétaires d’esclave, réifie lui aussi les esclaves en leur attribuant une valeur marchande). Deux énormes asservissements entachent l’Histoire de l’humanité : l’inégalité homme/femme et l’esclavage. Vu d’aujourd’hui, l’esclavage est quasiment incompréhensible métaphysiquement, mais cela doit-il nous conduire à considérer que tous les gens de ces époques sont à mettre dans le même sac ? Devons-nous systématiquement considérer comme immoraux un certain nombre de personnages ? Je le dis avec d’autant plus de facilité que personnellement, je n’ai jamais aimé Colbert ...
Le second problème est de savoir ce qu’est une histoire mémorielle. Pourquoi y a-t-il des statues par exemple ? Parce qu’elles faisaient consensus. Dès lors que le consensus n’existe plus, on se met à détruire les statues. Pour des Français par exemple, Jules Ferry représentait avant tout l’école laïque et obligatoire. Pour des Malgaches ou des Indochinois, c’est une autre affaire. Lionel a raison d’exhorter à ce qu’on se ressaisisse de l’Histoire, avec objectivité et honnêteté intellectuelle. Mais c’est déjà fait ! L’historiographie moderne ne dit plus les énormités d’antan. Il est vrai que les statues sont ce qui reste de cette période simpliste. Que faut-il enseigner en matière historique ? Car tous ces déboulonnages désacralisent ce récit national qui a façonné une grande partie de nos concitoyens. Quelle société obtiendrons-nous avec une Histoire fragmentée, dont chaque groupe révère des éléments différents ? Ce n’est pas en en sachant davantage sur le passé que l’on résoudra ce problème, qui est central pour l’avenir du pays.
Nous avons aujourd’hui une impossibilité à vivre ensemble un destin commun, nous nous noyons dans ce qui nous oppose. C’est vraiment « une certaine idée de la France » (pour reprendre le général de Gaulle) qui se dissout dans la violence.

Les brèves

L’universalité du racisme

Lionel Zinsou

"Je voudrais vous recommander le livre d’un professeur, moi qui crois à l’éducation et à l’Histoire. Jean-Loup Amsellea publié il y a quelques semaines ce petit livre. C’est quelqu’un qui a co-écrit « en quête d’Afrique » avec Souleymane Bachir Diagne, qui était déjà excellent. C’est un grand anthropologie de l’Ecole des Hautes Études. Cela nous rappelle que le racisme est minoritaire partout, mais qu’il est aussi universel. "

Le monde sur le vif

Richard Werly

"Le monde, on vient de le voir avec cette émission, est souvent chaotique. Rien de tel que le raconter sur le vif. c'est ce que fit pendant des décennies Martha Gelhorn, qui fut l'épouse d'Ernest hemingway. Ses reportages au long cours, de l'avant guerre jusqu'au procés Eichmann et à la mort de Franco en Espagne, sont regroupés dans un très beau livre Le monde sur le vif publié par les Editions du sonneur. Un hommage au journalisme de terrain, celui des vérités que nous devons avoir le courage de raconter. "

Retour de service

Nicole Gnesotto

"Je voudrais vous parler aujourd’hui du dernier roman de John Le Carré, qui vient de sortir. Je ne l’ai pas encore terminé, mais l’ouvrage est absolument passionnant? Je suis une fan de John Le Carré depuis « une petite ville en Allemagne ». Le Carré décrit la société britannique du Brexit avec une acuité extraordinaire. Il est à la fois un très grand romancier et un très grand journaliste politique. J’espère que la fin sera à la hauteur du début !"

Hommage à Robert Poujade

Jean-Louis Bourlanges

"Le confinement a eu des effets graves sur mon approvisionnement en journaux, ce qui fait que je n’ai pas appris le décès, début avril, d’un homme qui a beaucoup compté pour moi : Robert Poujade. Il faut saluer sa mémoire, car c’était un homme politique comme on n’en verra plus, et qui à mon avis faisait honneur à la société politique. C’était un littéraire, normalien, il croyait à la puissance des mots. Gaulliste d’après-guerre (puisque trop jeune pour être résistant). Il était extrêmement brillant, c’est lui qui a créé le ministère de l’environnement, à une époque où cette problématique était extrêmement difficile à faire entendre. C’était un précurseur, dont la mémoire doit être saluée, ainsi que l’esprit. Pendant le mandat du président Giscard, alors que Chirac s’impatientait, il m’avait décrit ce dernier de façon remarquable : « Le problème de Jacques Chirac est qu’il est habitué à vivre dans une république où les présidents ne finissent pas leur mandat ». C’était le genre d’observation distante et ironique dont cet homme était capable. "

Les vérités inavouables de Jean Genêt

Philippe Meyer

"« Monition ». Monition est un mot issu du droit canon et qui signifie avertissement adressé par l’autorité ecclésiastique avant que ne soit infligée une censure. Le dérèglement du climat intellectuel fait que, chaque année, il pleut davantage de monitions sur les réseaux sociaux, puis dans ceux des médias qui croient y entendre la vox populi, réseaux et médias qui ont désormais remplacé l’autorité ecclésiastique. Ces derniers mois, les monitions ne tombent pas en pluie, mais en rafales et en giboulées. Ces dernières semaines, ces derniers jours, ce ne sont plus des rafales et des giboulées, c’est la mousson.  Des quantités de personnes notoires ou avides de le devenir, se précipitent à la recherche tantôt d’un gredin, scélérat, à moucharder, tantôt d’une victime à chaperonner. Ils entraînent derrière eux followers et journalistes. Pour que ces intentions aient de la noblesse, il faut qu’elles relèvent d’un souci de justice plutôt que du souci de soi. Pour qu’elles relèvent d’un souci de justice, il faut que les affaires sur lesquelles se prononcent ces personnes soient instruites à charge et à décharge. Or les charges sont toujours présumées et de décharge, on n’observe guère que la décharge d’adrénaline que procure à des bourreaux en herbe la perspective de faire tomber des réputations comme au chamboule-tout. A tous ces exécuteurs précoces, je propose un livre de l’historien Ivan Jablonka paru au Seuil en 2005. Ils y verront comment leurs prédécesseurs, dont beaucoup sont encore en service, on fait passer pour une victime, et même pour une sorte de porte-parole de toutes les victimes du monde, un écrivain qui avait célébré la radicalité du nazisme et de la milice et qui chanta la poésie du massacre d’Oradour sur Glane, où, il y a 76 ans, une unité de Waffen SS massacra 642 habitants, hommes, femmes et enfants. Le livre s’intitule « Les Vérités inavouables de Jean Genêt »."