Thématique : l’économie de guerre, avec David Baverez / n°402 / 11 mai 2025

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L’ÉCONOMIE DE GUERRE

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Dans votre ouvrage Bienvenue en économie de guerre !, David Baverez, vous proposez une réflexion profonde sur les transformations économiques et géopolitiques récentes, mettant en lumière un tournant majeur dans l'histoire du monde. Selon vous, nous assistons à la fin d’un cycle de mondialisation qui a débuté en 1989 avec la chute du Mur de Berlin et la consolidation d’une économie mondiale fondée sur le libre-échange. Ce cycle se termine aujourd’hui, avec l’émergence d’un nouveau paradigme que vous qualifiez « d’économie de guerre », marqué par la confrontation ouverte entre grandes puissances.
Pour vous, la rupture a été précipitée par des événements clefs survenus en 2022, notamment l'invasion de l'Ukraine par la Russie et le 20ème congrès du Parti communiste chinois. Ces événements ont révélé la fin d’une époque de coopération relative entre les nations et la montée des tensions géopolitiques, où les dépendances énergétiques et industrielles deviennent des instruments de pouvoir stratégique. Dans ce contexte, la guerre économique s’annonce comme un terrain incontournable de confrontation entre puissances.
Votre analyse repose sur un constat alarmant : les grandes puissances du monde semblent se réorienter vers une logique de repli stratégique, où les enjeux de souveraineté nationale et d'autonomie économique dominent. L'impact de cette transition se fait particulièrement sentir en Europe, que vous voyez à un tournant décisif. Si le continent ne prend pas la mesure de cette évolution, il risque de devenir un simple terrain d'affrontement géopolitique, tiraillé entre les influences croissantes des États-Unis et de la Chine, un peu à l’image d'autres régions déjà fragilisées comme le Yémen.
Vous mettez ainsi en garde contre le risque de marginalisation de l'Europe dans ce nouveau monde en mutation, et vous plaidez pour une refonte de son approche stratégique. Selon vous, l’Europe doit impérativement se doter d’une souveraineté plus affirmée, capable de défendre ses intérêts dans des domaines clefs comme l’énergie, la défense, et les technologies. Pour cela, il est essentiel de se détacher des dépendances extérieures et d’investir dans des industries stratégiques pour assurer une autonomie véritable.
Aujourd'hui, plus que jamais, la question se pose : comment l’Europe peut-elle éviter de devenir un simple spectateur de cette transformation mondiale et, au contraire, jouer un rôle moteur dans la reconstruction de l’ordre mondial, tout en évitant les pièges d’une mondialisation débridée ? Comment le continent peut-il, sans délaisser ses principes démocratiques et ses valeurs, s’affirmer comme un acteur incontournable dans cette nouvelle économie de guerre ?
Enfin, dans cette dynamique, vous évoquez régulièrement la question de la souveraineté économique. Quelles sont, selon vous, les bases les plus solides sur lesquelles l’Europe pourrait construire sa souveraineté économique face à la montée des tensions internationales ? Et comment l’Europe peut-elle s’y préparer concrètement sans tomber dans le piège du nationalisme destructeur, qui risquerait de la diviser davantage au lieu de la renforcer ?

Kontildondit ?

Béatrice Giblin :
J’ai lu votre ouvrage avec autant d’intérêt que d’agacement. D’un côté, j’ai trouvé que vous abordiez l’économie de guerre sous un angle extrêmement intéressant, qui nous oblige à remettre en question bon nombre de nos réflexes intellectuels. De l’autre, j’ai été agacée par un ton que j’ai trouvé assez affirmatif, pour ne pas dire péremptoire. Or, en géopolitique, j’ai tendance à penser qu’il faut toujours s’attendre à des surprises, que rien ne se déroule jamais exactement comme on l’avait prévu, et que toute la difficulté réside dans la manière d’intégrer l’imprévisible à un raisonnement stratégique.
Cela dit, ce que vous proposez me paraît tout à fait stimulant : vous montrez à quel point les responsables économiques devraient prendre la géopolitique au sérieux. Mais vous ajoutez aussi — et c’est important — que les géopolitologues, comme vous les appelez, devraient eux aussi s’intéresser réellement à l’économie. Vous parlez d’ailleurs à leur propos des « géopolitologues de tour d’ivoire ». La conception que je défends de la géopolitique, ce n’est justement pas celle d’une discipline repliée sur le pouvoir ou les grandes abstractions, mais une approche bien plus ancrée dans les réalités concrètes. Il s’agit pour moi d’analyser les situations précises, dans toute leur complexité, et non de pratiquer une espèce de « géopolitique en chambre », où l’on imagine que les choses vont se passer comme on le prévoit tranquillement, à distance du terrain. J’ai aussi eu le sentiment que votre livre avait été conçu entre 2020 et 2022. Il était sans doute largement achevé en 2022, or depuis, il s’est tout de même passé un certain nombre d’événements qui mériteraient d’être intégrés ou interrogés.
Il y a une question qui m’a particulièrement interpellée. Philippe vient de rappeler que nous assistons aujourd’hui à une confrontation entre deux grandes puissances, les États-Unis et la Chine, pour la domination mondiale. De votre côté, vous évoquez une « yéménisation » de l’Europe. J’aimerais que nous revenions sur cette notion. Vous faites référence, si j’ai bien compris, à la rivalité indirecte entre l’Arabie Saoudite et l’Iran sur le théâtre yéménite. Un conflit ancien entre l’Arabie Saoudite et le Yémen, autour de frontières non réglées, et source de tensions durables. L’Iran, de son côté, a saisi l’opportunité d’un ancrage local, en l’occurrence la minorité chiite des Houthis, pour tenter de déstabiliser l’Arabie Saoudite. Ce conflit a pris une tout autre ampleur après le 7 octobre 2023, avec des attaques menées — prétendument — uniquement contre les bateaux ayant des liens avec Israël. C’est à partir de là que les Houthis ont commencé à apparaître comme des acteurs géopolitiques de premier plan, opérant via l’Iran sur le commerce maritime international, occidental, mais aussi asiatique, puisqu’il concerne également la Chine. Alors ma question est simple : pourquoi cette analogie avec l’Europe ? Pourquoi parler de « yéménisation » dans ce contexte ? Il me semble, à première vue, que la situation européenne est très différente.

David Baverez :
Le terme de « yéménisation » est en fait un concept. Il signifie que deux puissances ne se font jamais la guerre directement sur leur propre territoire. Je vis à Hong Kong, que je considère comme la « Vienne » de cette seconde guerre froide. J’y observe ce que j’appelle la « Chinamérique » — la convergence d’intérêts entre la Chine et les États-Unis — qui, jusqu’à très récemment, coopéraient tacitement pour piller l’Europe. Ce tandem a commencé à se fissurer depuis le retour en force de Donald Trump. Mais avant cela, je voyais deux grandes puissances s’entendre : la Chine, d’un côté, qui pille la Russie, un pays représentant 2 % du PNB mondial. Elle le fait en s’appropriant des hydrocarbures quasiment gratuitement, puisque les paiements se font en renminbi, une monnaie non convertible. La Russie est donc contrainte d’acheter des biens chinois de mauvaise qualité, que la Chine ne pourrait exporter ailleurs. Ça, en Europe de l’Ouest, on le comprend assez bien, et ça nous rassure presque.
Ce qu’on ne voit pas, en revanche, c’est le plus grand transfert de valeur jamais réalisé de l’Europe vers les États-Unis. Et cela a commencé bien avant le retour de Trump. Ce transfert passe par l’énergie : nous achetons du gaz naturel liquéfié aux Américains cinq à dix fois le prix que les Allemands payaient historiquement à Poutine. Par la défense : 75 % des armes déployées en Ukraine viennent des États-Unis. Par les logiciels aussi — notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle —, où les GAFAM réalisent plus de 200 milliards de dollars en Europe. Cet argent ne repart pas aux États-Unis et n’apparaît nulle part dans les statistiques officielles. Et avec tout cela, les États-Unis, sous Biden, ont pu financer l’IRA, cet immense programme de subventions publiques qui accélère encore la désindustrialisation de l’Europe. On ne se rend absolument pas compte à quel point l’Europe de l’Ouest (qui pour moi va jusqu’à l’Ukraine) se fait méthodiquement piller par les États-Unis.
Pour vous donner un exemple concret : des industriels européens inquiets ont rencontré Xi Jinping lors d’un échange privé, non médiatisé. Ils lui ont dit en substance : « bravo, Monsieur le Président, vous pillez la Russie et vous en retirez 2 % du PIB mondial. Mais les États-Unis, eux, pillent 20 % du PIB mondial. Donc, en comparaison, vous êtes perdant ». Quatre jours plus tard, ces industriels ont reçu une réponse officielle du gouvernement chinois : « Merci pour votre visite. Vous avez raison, nous ne pillons pas encore assez l’Europe de l’Ouest ».
C’est notre plus grand problème : nous ne voyons pas ce qui se joue. Les Chinois me demandent chaque jour : « pourquoi les Européens sont-ils aussi naïfs ? » Donc, quand je parle de « yéménisation », ce n’est pas une analogie avec les Houthis ou le conflit au Yémen en tant que tel. C’est une règle stratégique : lorsque deux grandes puissances s’affrontent, elles le font par procuration, ailleurs, jamais directement.
Pour comprendre cette dynamique, il faut prendre un peu de recul historique. Entre 1980 et 2020, que s’est-il passé dans la répartition mondiale du PIB ? En 1980, les États-Unis représentaient 25 % du PIB mondial. En 2020, ils sont toujours à 25 %. Autrement dit, 3 à 4 % de la population mondiale continue de concentrer un quart des richesses.
Pendant ce temps, la Chine est passée de 2 à 18 %, soit un gain de 16 points. Ces 16 points ont été pris à l’Europe — qui est passée de 28 à 18 % — pour 10 points, et au Japon — qui est passé de 10 à 5 % — pour 5 points. Donc, du point de vue américain, si rien ne change, la Chine continuera de croître en siphonnant l’Europe et le Japon. Elle atteindra bientôt, voire dépassera, les États-Unis. Alors, la conclusion logique pour les États-Unis, c’est qu’ils doivent, eux aussi, piller l’Europe et le Japon pour ne pas perdre leur position dominante.
La question est : allons-nous enfin réagir ?

Antoine Foucher :
Je reprendrai volontiers les mots de Béatrice : j’ai moi aussi lu votre livre avec beaucoup d’intérêt et d’agacement. Mais dans mon cas, l’agacement ne porte pas sur le contenu du livre, il s’adresse plutôt à la passivité de l’Europe et des Européens — donc, à nous-mêmes. Car on ressort de cette lecture avec la conviction que nous sommes confrontés à une menace existentielle.
Les chiffres que vous venez de rappeler — les États-Unis qui conservent leur rang mondial, la Chine qui rivalise objectivement avec eux pour la domination globale, et tout cela au détriment de l’Europe — me semblent incontestables, et donc terrifiants, surtout quand on compare notre situation actuelle à celle d’il y a trente ans, et plus encore quand on imagine ce que sera la position de nos enfants dans vingt-cinq ou trente ans si nous restons sur cette trajectoire.
J’aimerais donc vous poser deux questions. La première rejoint d’une certaine manière celle que les Chinois vous posent à propos de l’Europe : pourquoi, selon vous qui vivez entre l’Asie et l’Europe, sommes-nous aussi passifs ? Les Américains réagissent, les Chinois prennent l’initiative. On pourrait même, sous votre contrôle, élargir cette dynamique à l’ensemble ou à une large partie du continent asiatique. Dès qu’on y voyage, on perçoit une énergie, une confiance dans l’avenir, qui tranchent de façon assez inquiétante avec la résignation européenne. D’où vient cette passivité ? Est-ce, comme on le dit souvent, l’effet de notre histoire, une Europe traumatisée par deux guerres mondiales, incapable de penser la puissance autrement que comme une menace, et qui, pour cette raison, n’arrive pas, ou ne veut pas, redevenir une puissance autonome, même si c’est la condition de sa liberté ?
Et puis, est-ce que les Chinois eux-mêmes n’auraient pas une leçon à nous transmettre à ce sujet ? Est-ce qu’on ne pourrait pas faire un parallèle entre la situation actuelle de l’Europe et celle de la Chine au milieu du XIXème siècle ? À cette époque, la Chine voit les puissances européennes arriver, mais ne se sent pas menacée, convaincue de sa supériorité, après avoir dominé le monde pendant des siècles. Contrairement aux Japonais, qui, eux, comprennent très tôt la supériorité technologique de l’Europe, adoptent ses outils et ses méthodes pour conserver leur place dans le monde. La Chine, elle, ne s’est pas adaptée, et un siècle d’humiliation s’en suit. Ne sommes-nous pas aujourd’hui dans une situation similaire ? Nous ne voyons pas notre propre déclin, nous ne réagissons pas. Peut-être parce que nous entretenons, comme les Chinois de l’époque, un complexe de supériorité. Un réflexe mental qui nous empêche d’accepter l’idée même d’un déclassement. Est-ce que ce n’est pas ça, le paradoxe ? C’est peut-être notre sentiment de supériorité — hérité de l’histoire coloniale, notamment — qui nous empêche d’imaginer que nous sommes désormais devenus les subordonnés de ces Asiatiques que nous dominions encore il y a un siècle ou un siècle et demi …
Et puis j’ai une question de cohérence intellectuelle. Elle concerne notre logiciel européen, fondé sur le libre-échange et le commerce « doux ». Si l’on admet — ce qui est mon cas — que votre diagnostic est juste, à savoir que nous sommes en train de basculer d’une économie de paix vers une économie de guerre, alors cela signifie que nous passons d’un modèle fondé sur la réponse à la demande des consommateurs à un modèle centré sur le contrôle des chaînes de production.
Si c’est bien cela, alors n’est-il pas logique, intellectuellement, de rétablir des droits de douane ? Car si l’objectif est de maîtriser les chaînes de valeur, cela suppose de les régionaliser autant que possible. Et pour y parvenir, il faut instaurer des droits de douane qui incitent les producteurs à fabriquer là où les produits seront consommés. Il y aurait donc une contradiction à reconnaître que nous sommes entrés dans une économie de guerre, tout en refusant d’adapter notre politique commerciale. Autrement dit, si nous passons du confort à l’indépendance, du statut de consommateur à celui de citoyen, de la consommation à la production, alors nous devons également passer du laisser-faire aux droits de douane.

David Baverez :
Pour votre première question : laissons le Prozac au vestiaire, tout va bien se passer. Vous avez eu la gentillesse de dire que mon livre vous avait agacé, mais aussi que vous l’aviez trouvé intéressant. Il est sorti il y a un an, après avoir été refusé par tous les éditeurs de la place de Paris. Il a finalement été publié par une petite maison que vous ne connaissez sans doute pas : « Novice ». Mon éditeur a la moitié de mon âge. Je lui ai dit : « avec toi, j’ai compris que le monde avait vraiment changé, parce qu’avant, les éditeurs étaient des vieux schnocks qui publiaient de jeunes esprits brillants. Là, c’est un jeune esprit brillant qui publie un vieux schnock … »
Alors, pourquoi sommes-nous en retard ? Il y a encore 12 à 18 mois, quand je disais que nous entrions en économie de guerre, que je voyais les signaux depuis la Chine, on me répondait : « arrêtez avec vos histoires d’économie, et arrêtez avec vos histoires de guerre ». Et aujourd’hui, le président de la République ne passe plus une semaine sans évoquer l’économie de guerre.
Une précision s’impose : l’économie de guerre, ce n’est pas la guerre. C’est justement ce qui permet de l’éviter. Ce n’est pas non plus l’économie de la défense, ce n’est pas 2 ou 3 % du PNB, c’est 100 % du PNB. Cela implique tout le monde. C’est un changement complet de paradigme : on passe d’une économie de paix — celle que j’ai connue de 1989 à 2020 — tirée par la demande et le consommateur, à une économie de guerre, tirée par la production, et plus précisément par les goulets d’étranglement à la production et les dépendances stratégiques. Les Chinois ont compris cela dès l’arrivée de Xi Jinping. Que s’est-il passé en Europe ? À l’origine, nos grands-parents ont bâti l’Europe sur la production — la CECA, c’était le charbon et l’acier. Depuis vingt ans, nous ne produisons plus rien. Nous produisons des normes pour protéger le consommateur, au point qu’il n’est plus possible de produire en Europe à des coûts acceptables. Nous avons perdu notre ADN productif.
Alors pourquoi suis-je optimiste et pas sous Prozac ? Parce qu’à mes yeux, 2022 marque une rupture. L’année 2022, c’est à la fois la guerre en Ukraine et le 20ème congrès du Parti communiste chinois. Et dans toute rupture sérieuse, il y a des étapes : d’abord, on nie. C’était 2023. On disait : « Poutine ne passera pas l’hiver, la Chine va s’effondrer ». Puis vient l’acceptation : 2024. Cette année, tous les modèles économiques ont éclaté. Mario Draghi parle de « changement radical », et le président français déclare à La Sorbonne que « l’Europe est mortelle ».
En Chine, Xi Jinping a cassé le partenariat public-privé qui avait fait le succès de son pays entre 1980 et 2020. Il impose que le capital privé passe entièrement sous contrôle de l’État, ce qui tue l’initiative économique. Ce qui l’a obligé à injecter 500 milliards de dollars en urgence à l’automne 2023 pour éviter une révolte sociale. Aux États-Unis, on estime que le wokisme détruit le pays, ce qui permet à Trump de faire son retour. Il veut rompre avec la relation transatlantique, le libre-échange et l’État de droit : les trois piliers. Et pourtant, je ne pense pas que Trump soit fou. Au contraire, il a une vision stratégique très claire : un pays ne peut pas être une puissance militaire avec 120 % de dette sur le PIB. Quand les intérêts de la dette dépassent le budget militaire, c’est la fin. C’est ce que Niall Ferguson appelle « la loi de 1945 », qui a causé le déclin de l’Empire britannique.
Trump dit : « c’est au reste du monde de payer ». En 2020, les États-Unis ont mis 35 % de leur PIB pour sauver l’économie mondiale. Ils estiment qu’ils doivent être remboursés. En 2008, la Chine avait mis 10 % de son PIB et n’a jamais demandé à être remboursée. Résultat : elle est aujourd’hui surchargée d’actifs non performants, et sa croissance est plombée pour vingt ans. Les États-Unis, donc, réagissent les premiers. Tactiquement, peut-être d’une façon désastreuse, mais avec une vision stratégique. Xi Jinping aussi. Depuis que les États-Unis ont coupé les semi-conducteurs à Huawei et ZTE en 2017, le président chinois sait qu’il doit assurer l’autonomie de la Chine. Il a construit une indépendance industrielle telle qu’il contrôle aujourd’hui 35 % de la production manufacturière mondiale. Dans chaque chaîne de production, il détient un maillon essentiel : un goulet d’étranglement. Parfois, c’est un composant aussi anodin que le petit boulon de la porte d’un Boeing. Sauf que sans ce petit boulon, plus de Boeing …
Pendant ce temps, que fait l’Europe ? C’est bien là la question. Va-t-on réagir ? Je suis naturellement optimiste. Comme mon frère aîné, je suis pessimiste dans l’analyse, mais résolument optimiste dans l’action. Et je crois que le bon moment pour se réformer, c’est pendant une crise de la dette. Ce qui tombe bien : elle arrive. Et son épicentre, c’est la France. Mais si je reste positif sur l’Europe, et c’est grâce à l’Allemagne. L’Allemagne de 2025, c’est la Chine de 2008. C’est la seule grande puissance qui n’est pas surendettée. Vous avez un nouveau chancelier, Friedrich Merez, avocat d’affaires, chargé des fusions-acquisitions — et vous disposez de 1000 milliards d’euros. C’est 25 % du PIB allemand. Autrement dit, une capacité d’investissement unique au monde.
La question, c’est : qu’allons-nous faire de ces 1000 milliards ? Les États-Unis n’ont plus de marge, et la Chine non plus. L’Europe est la seule à avoir encore la capacité d’agir — et de penser. En Chine, la liberté d’agir a disparu avec la mainmise de l’État sur le privé. Aux États-Unis, la liberté de penser est étouffée entre wokisme et trumpisme. En Europe, nous avons encore les deux.
Tout dépend donc de ce que nous ferons. Si nous reproduisons l’erreur chinoise de 2008, nous irons dans le mur, en ajoutant simplement de la dette. Mais si nous utilisons intelligemment cet argent, nous pouvons rebondir. J’ai eu la chance de vivre deux ans à Berlin, quand le mur est tombé. Je sais que l’Allemagne est lente, parce qu’elle est réfléchie. Mais une fois qu’elle comprend qu’elle va dans le mur, elle peut engager un effort collectif exceptionnel — ce que la France ne sait pas faire. Vous avez la « große Koalition », une culture du consensus entre le SPD et la CDU.
Ne soyez pas déprimés parce que vous vivez à Paris. Sortez du périphérique. Franchissez les frontières : en Pologne, ça bouge. En Allemagne, ça bouge. En Italie, ça bouge. L’épicentre du problème est en France, mais la France, ce n’est pas l’Europe.

Michaela Wiegel :
J’aimerais faire un pas en arrière et vous demander de préciser ce que vous entendez par « économie de guerre ». Vous avez commencé à le faire, mais il me semble important de rappeler ce que ce terme évoque dans mon pays. Vous avez aussi esquissé l’idée d’une lutte entre systèmes : un système démocratique en Europe, un entre-deux aux États-Unis, et une véritable autocratie en Chine.
En Allemagne, l’expression « économie de guerre » renvoie à des réalités très précises : une économie planifiée, la fixation des prix, le rationnement, la mobilisation totale des ressources au service de l’effort de guerre — cela inclut aussi, si nécessaire, des expropriations, voire le travail forcé. C’est à cela que nous pensons quand entendons « économie de guerre », et c’est pourquoi tous les ministres allemands refusent d’utiliser ce terme. Je comprends bien que ce n’est pas exactement ce dont vous parlez, mais si l’on veut poser les bases d’un débat constructif, il me semble essentiel de clarifier ce que vous entendez par là. Ce qui n’est pas encore clair pour moi, ce sont les conséquences concrètes de cette notion. Que fait-on, dans cette économie de guerre que vous décrivez, du partage international du travail ? Que fait-on du libre-échange ? Et surtout, que fait-on du fait que l’Europe manque de ressources naturelles ? Nous n’avons plus de colonies, et jusqu’à présent, c’est justement grâce aux chaînes de valeur mondialisées que nous avons pu prospérer : nous apportions les idées, les technologies, tandis que les matières premières venaient d’ailleurs. Même si c’est un peu schématique, « on n’a pas de pétrole mais on a des idées » Cette division du travail a largement bénéficié à l’Europe. Alors, que devient-elle dans votre modèle ?

David Baverez :
Je vais résumer simplement l’économie de guerre : pour nous, Français, ça évoque le topinambour. C’est une question de goulot d’étranglement à la production. Vous ne pouvez plus produire ce que vous voulez. Celui qui gagne, c’est celui qui peut produire. Je reviens à 1940–1944 : ma grand-mère allait chez le crémier pour acheter du Roquefort, mais il n’y en avait pas. Il y avait une demande pour du Roquefort, mais on ne pouvait pas en produire, donc le producteur a fait faillite. En revanche, le topinambour, il n’y avait pas de demande, personne n’en voulait, mais c’était la seule chose qu’on pouvait produire. Résultat : le producteur de topinambour est devenu milliardaire.

Michaela Wiegel :
Mais ça, c’est un projet politique ?

David Baverez :
En économie de paix, le critère de réussite, c’est le PNB. Aujourd’hui, la Chine, affiche officiellement 5 % de croissance, mais tout le monde sait que c’est bidon. Dans le meilleur des cas, l’économie chinoise est stable, voire en récession, tant la déflation y est forte — déflation que le gouvernement tente de masquer. Donc, la Chine est perdante dans une logique d’économie de paix.
Mais en économie de guerre, le critère de réussite, ce n’est plus la croissance du PNB, c’est la dépendance — ou plutôt, la réduction de la dépendance. Sur le plan économique, cela se mesure par le surplus commercial. Et la Chine affiche aujourd’hui un excédent commercial global de 1 000 milliards de dollars, et un excédent industriel de 1 800 milliards. C’est l’équivalent de 2 % du PNB mondial — autrement dit, la totalité de la croissance mondiale. La Chine, en économie de guerre, s’accapare donc 100 % de la croissance planétaire.
Votre pays, l’Allemagne, a souffert d’un modèle fondé sur trois grandes dépendances : l’énergie vis-à-vis de la Russie, la défense vis-à-vis des États-Unis, et les exportations, vis-à-vis de la Chine. La raison pour laquelle je suis optimiste à propos de votre avenir, c’est que le chancelier Merz a, selon moi, une réponse à ces trois dépendances. Le vrai problème de l’Europe, c’est que nous avons bâti des modèles économiques entiers — et la France est championne du monde en la matière — entièrement fondés sur des dépendances. Et c’est justement pour cela que je suis optimiste. Parce que gérer une économie de guerre, ce n’est pas la fin du monde — c’est la fin d’un monde. Et l’émergence d’un autre.
Ce nouveau monde, ce n’est pas celui de la souveraineté au sens strict, car la souveraineté absolue, ça n’existe pas. L’enjeu n’est donc ni la souveraineté, ni la fermeture, car nous, Européens, sommes l’économie la plus ouverte du monde. L’objectif, c’est de transformer nos dépendances en interdépendances. Nous n’allons pas fermer nos frontières ni chercher l’autarcie, mais nous devons cesser de subir nos dépendances stratégiques, et commencer à les maîtriser. Ce qui me frappe, c’est que l’Allemagne semble capable d’apporter une réponse à ces défis. Ce que, pour l’instant, l’Europe dans son ensemble ne fait pas. Mario Draghi a parfaitement identifié toutes nos dépendances dans son rapport, il a proposé des solutions, tout le monde l’a lu, tout le monde l’a trouvé remarquable … et personne n’a bougé le petit doigt. Ce qui nous force aujourd’hui à bouger, c’est le « cadeau » que nous fait le président Trump : il nous a mis au pied du mur.
Personne ne voulait de mon livre il y a un an parce que j’y expliquais que tout cela venait de Chine. Et à Paris, la Chine, on s’en fiche. Mais depuis un mois et demi, tout le monde comprend que ça vient aussi — et peut-être surtout — des États-Unis. Résultat : mon téléphone ne cesse de sonner. Les patrons me demandent : « venez nous expliquer. Comment avez-vous vu ça venir ? Vous êtes un visionnaire. » Mais je ne suis pas un visionnaire ; simplement, je vis en Chine, et j’observe ce qui se passe.
Donc, si nos auditeurs ne devaient retenir qu’un mot de notre échange, ce serait celui-ci : « dépendance ». Notre seul objectif, désormais, doit être de transformer cette dépendance en interdépendance.

Béatrice Giblin :
Passer de la dépendance à l’interdépendance est une belle idée, mais compte tenu de la manière dont fonctionne l’Europe des 27, cela ne semble pas gagné. L’UE reste, fondamentalement, une association volontaire d’États, avec des objectifs pas nécessairement convergents. On est d’ailleurs souvent surpris que, même face à la guerre en Ukraine, l’Europe ait tenu. On considère qu’elle tient encore, qu’elle manifeste une certaine unité. Mais de là à franchir un cap supplémentaire, à partager davantage — notamment en matière économique —, avec des niveaux de ressources et de capacités très disparates … Vous venez de l’illustrer à propos de l’Allemagne : le pays a sans doute les moyens de s’engager dans une économie de guerre, mais ce n’est pas le cas de la France, ni de plusieurs autres pays membres de l’Union. Alors comment faire pour opérer cette transformation ?
Peut-être que la prise de conscience est en train de se faire — et, paradoxalement, peut-être que c’est à Donald Trump que nous la devons. Plus il pousse les choses à l’extrême, plus il contribue à nous réveiller. Même si cela fait longtemps que nous savons qu’il faudrait commencer à nous organiser sérieusement pour notre propre défense, on voit bien que c’est resté très difficile à concrétiser. Comment engager ce passage de la dépendance à l’interdépendance ? On a commencé à en percevoir les contours lors de la pandémie de Covid : l’opinion publique européenne a alors brutalement pris conscience de notre vulnérabilité sur des aspects essentiels, très concrets et très quotidiens. Sans cette expérience, elle ne s’en serait sans doute pas rendu compte, tant que les flux commerciaux fonctionnent de façon fluide.
Mais à présent, comment amorcer ce changement ? Comment convaincre les responsables politiques d’avoir le courage de prendre les mesures nécessaires ? Et comment faire en sorte que l’opinion publique accepte ce basculement, qui suppose aussi de renoncer à certains conforts immédiats ? Pour le dire de manière un peu imagée — et je souris en le disant — comment faire pour que les citoyens soient prêts à manger des topinambours plutôt que des asperges ?

David Baverez :
Alors, je vais vous poser une question peut-être un peu indiscrète — vous n’êtes pas obligée de répondre — mais est-ce qu’il vous est déjà arrivé, dans votre vie, de prendre une décision à 27, alors que chacun dispose d’un droit de veto ?

David Baverez :
Bien évidemment : non.

David Baverez :
Voilà. Bruxelles a réussi à inventer quelque chose qui n’existe pas … On ne peut pas fonctionner comme ça. Donc : on ne pourra pas réformer. Ce n’est tout simplement pas possible, parce que ça ne « passera » jamais.
Alors, la solution, c’est quoi ? C’est le rapport Draghi. L’idée, c’est de créer un 28ème État. Un État digital. Parce que nous vivons une révolution technologique qu’il faut exploiter. Ce 28ème État digital permettra à une entreprise de s’y enregistrer, et ensuite, à chaque fois qu’elle a besoin d’une législation, elle pourra aller chercher celle qui lui est la plus favorable, dans n’importe quel pays. Et grâce à un passeport pan-européen, cette loi s’appliquera automatiquement à toutes ses activités sur l’ensemble du territoire européen. Mario Draghi a calculé que les “tariffs” internes à l’Europe, c’est-à-dire les écarts réglementaires entre pays en matière de services, représentent l’équivalent de 45 %. On s’indigne quand M. Trump parle de droits de douane à 20 %, mais nous avons, depuis vingt ans, fabriqué en interne une barrière de 45 %. C’est pour cela que lorsque JD Vance est venu à Munich, a dit : « le problème, il est chez vous. C’est vous qui avez créé ces barrières absurdes. »
Donc, première étape : du côté des entreprises, nous allons tous migrer vers cet État digital européen, le 28ème, et sélectionner à la carte les lois les plus compétitives. Les 27 autres États seront contraints de se réformer, parce que sinon, plus personne ne viendra faire du business chez eux. Voilà pour le secteur privé.
Côté politique : ne pourrait-on pas, ne serait-ce que 30 secondes, regarder ce qui se passe en Asie ? Je parle de l’ASEAN. Dix pays extrêmement différents (Ndlr : Indonésie, Malaisie, Singapour, Thaïlande, Philippines, Vietnam, Brunei, Birmanie, Laos, Cambodge) bien plus que nous en Europe. Séparés par des mer, avec des systèmes politiques totalement hétérogènes. Et pourtant, ils ont une communauté : la sécurité vis-à-vis de la Chine. Pour le reste, tout se fait projet par projet.
C’est exactement cela qu’il faut faire : vous dites par exemple : « j’aimerais lancer un projet nucléaire ». Pas besoin d’unanimité. Qui veut venir ? C’est ce qu’a fait Agnès Pannier-Runacher. Vos compatriotes allemands, eux, voulaient un droit de veto ; parce qu’ils n’ont plus le nucléaire, ils voulaient le bloquer partout ailleurs en Europe. Et c’est elle qui a eu le courage — et il en fallait — de taper du poing sur la table, et de dire : « ce veto ne s’appliquera pas, il en va de la souveraineté énergétique de l’Europe. Qui m’aime me suive. » Et dix pays ont répondu : « on y va. » Ironiquement, ce sont dix pays qui entourent l’Allemagne. Ce qui nous permet aujourd’hui de dire à l’Allemagne : « soit le nucléaire fonctionne, et nous vous vendrons très cher une énergie bon marché ; soit il ne fonctionne pas, et si ça explose, vous serez les premiers touchés, car vous êtes cernés. »
C’est comme ça qu’il faut avancer. Au cas par cas (dans notre jargon, du deal by deal). On arrête avec l’unanimité à 27. Vous l’avez reconnu vous-même : ça ne fonctionne pas. Donc on avance projet par projet. Et « qui m’aime me suive ».

Antoine Foucher :
J’aimerais prolonger la discussion sur notre situation. Vous avez rappelé que le déni précédait l’action, mais je crains que nous, Européens, soyons encore en partie dans le déni. Même si, « grâce » à Trump, une prise de conscience se fait, notamment sur notre niveau de dépendance. Des choses qui paraissaient impensables il y a encore un an sont aujourd’hui en train de se produire, en Allemagne en particulier.
Mais si l’on regarde le débat en France on constate un décalage de deux à trois ans par rapport aux autres Européens. Nous travaillons deux à trois ans de moins qu’eux, et dans notre débat public, certains souhaitent encore réduire ce temps de travail. N’est-ce pas là un signe manifeste que nous restons profondément dans le déni, alors même qu’il faudrait passer à l’action ?
Ensuite : n’aurions-nous pas collectivement intérêt à prolonger cet exercice de lucidité, ce travail de diagnostic sur nos dépendances technologiques ? Notre retard en matière de batteries, par exemple, sur les technologies de la transition énergétique vis-à-vis de la Chine, notre retard plus général vis-à-vis des États-Unis — sur les réseaux sociaux, sur l’intelligence artificielle … N’est-ce pas de ce diagnostic, de cette reconnaissance lucide — même si elle est douloureuse (comme un diagnostic médical qui révèle une maladie chronique là où l’on croyait à un simple rhume) — dont nous avons absolument besoin ? C’est en cela que je trouve votre livre salutaire, tout comme celui de Giuliano da Empoli ou celui de Pierre Haroche sur la provincialisation de l’Europe. N’avons-nous pas, Européens, un besoin urgent de nous dire tout cela ? Non par masochisme, mais par lucidité, pour enfin passer à l’action ?

David Baverez :
Votre constat est trop franco-français, parce qu’ailleurs en Europe … : l’Allemagne est en train de se réveiller, la Pologne, elle, est réveillée depuis un moment, et l’Italie aussi, qui affiche désormais un excédent primaire et un excédent commercial.
En Europe, tous les dix ans, un pays « craque ». En 1990, c’était la Suède. En 2000, c’était l’Allemagne. En 2010, la Grèce. En 2020, ça n’a pas explosé parce qu’on a arrosé tout le monde à cause du Covid. Mais il est évident que dans cette décennie 2020, le pays qui va craquer, c’est la France. Et ce sera par la dette. C’est par là que la rupture va se produire.
L’an prochain, l’Allemagne va retourner sur les marchés. Je vous ai parlé des 1.000 milliards d’euros disponibles. Disons que l’Allemagne emprunte 300 milliards. Or, la France aussi aura besoin d’emprunter 300 milliards. Jusqu’ici, les investisseurs nous prêtaient non pas par admiration pour les capacités managériales de François Bayrou, mais parce qu’il n’y avait pas de dette allemande disponible, que la dette italienne était achetée par les Italiens, et que la dette espagnole était trop modeste.
Mais en 2025, les assureurs européens vont avoir le choix entre acheter de la dette française ou de la dette allemande. Il n’y a que 70 points de base d’écart entre les deux. Ils iront donc vers l’Allemagne. Résultat : notre dette ne sera plus financée. C’est pour cela que vous avez peut-être noté l’arrivée d’un nouveau secrétaire général à l’Élysée : Emmanuel Moulin. C’est le spécialiste français des crises souveraines, celui qui avait géré la crise de l’euro en 2010.
Alors, bien sûr, dans un monde idéal, les politiques feraient du préventif. Mais ça, ça n’existe pas. Ils feront donc du curatif, quand les marchés diront stop. À ce moment-là, une seule alternative. Première option : les marchés cassent, et on fait appel au FMI. Jacques de Larosière a écrit là-dessus : un plan est prêt, d’une centaine de pages : 150 milliards d’économies dans les dépenses publiques, sans toucher aux droits sociaux. Tout est déjà écrit. Deuxième option : on négocie avec l’Allemagne. Friedrich Merz, par exemple, accepterait que la BCE finance, mais en échange, l’Allemagne nous imposerait les réformes que nous sommes incapables de faire seuls.
Et là, il faut regarder la Suède. Ce que dit la vice-présidente du Medef suédois, venue en janvier dernier, est très éclairant. La Suède a tenu la distance. Depuis 1990, le pays affiche 2 % de gains de productivité par an, des leaders mondiaux dans la tech, des fonds de pension par capitalisation qui financent l’innovation. Une social-démocratie efficace, qui rend les gens heureux.
Que nous apprend l’exemple suédois ? Qu’il faut quatre conditions pour réussir :
- Premièrement, une explosion de la dette souveraine, qui force les politiques à agir.
- Deuxièmement, une “grande coalition” — comme en Allemagne — entre partis du centre, pour tenir les extrêmes à distance. En France, nous ne l’avons pas.
- Troisièmement, des syndicats puissants. Parce que les réformes seront dures, et il faut qu’elles soient mises en œuvre rapidement. L’Allemagne a cet atout. Nous, non.
- Quatrièmement, la « flexicurité ». Des gens vont perdre leur emploi, mais l’État et les entreprises doivent avoir déjà prévu des reclassements. Ce sera bien sûr très dur, puisque ce sera Pas à 60 % du salaire précédent en moyenne — mais ils survivront.
C’est ce qui fait qu’en Suède, 90 % des 60–65 ans travaillent. Chez nous, c’est un tiers. La différence de revenus pour l’État, c’est 130 milliards : exactement le montant de notre déficit budgétaire.
Il faut que les entreprises arrêtent de considérer qu’un cadre de 55 ans est bon à mettre jeter. Il faut continuer à les former. Si on fait ça, le problème est réglé. Voilà pourquoi je dis que l’économie de guerre, c’est 100 % du PIB. C’est 100 % de la population. Tout le monde est concerné. L’État doit cesser de creuser les déficits pour soutenir artificiellement la demande. 14 % du PIB pour les retraites, chez nous, c’est insoutenable : la moyenne OCDE est à 7 %.
Les entreprises doivent convertir leurs dépendances en interdépendances. Et nous, citoyens, devons faire des choix. Non pas pour nous-mêmes, mais pour la génération suivante. En Asie, où je vis, 15 % des revenus des ménages vont à l’éducation de l’enfant unique. En France, c’est moins de 4 %. Tout est public, donc les familles ne paient pas. La vraie question, c’est celle que pose Andrew McAfee, professeur au MIT : faut-il protéger le passé du futur, ou faut-il protéger le futur du passé ?

Michaela Wiegel :
Je me retrouve dans une situation un peu étrange — et ce n’est en aucun cas par manque de respect pour Friedrich Merz — mais je voudrais quand même doucher un peu les espoirs placés dans l’Allemagne. D’abord, aujourd’hui, personne ne parle sérieusement de « grande coalition », car, comme vous l’avez remarqué, le SPD est désormais autour de 16 %, et la CDU est elle aussi bien en dessous des attentes (elle n’a même pas franchi la barre des 30 %). C’est donc mal engagé du côté politique. Tellement mal engagé, en réalité, qu’il a fallu faire voter l’ancien Bundestag sur les fameuses dépenses dans lesquelles vous fondez vos espoirs.
Permettez-moi donc d’introduire un peu de nuance sur ce que l’Allemagne peut réellement faire pour l’Europe, d’autant plus que, je le répète, l’expression même d’« économie de guerre » est quasiment tabou dans le débat public allemand.
Je pense que c’est probablement cette absence de mise en avant des forces de l’Europe qui m’a, inconsciemment, un peu perturbée. Car je suis d’accord avec vous sur un point : nous avons effectivement bâti un modèle fondé sur l’idée d’interdépendance. Et ce que vous proposez — transformer nos dépendances en interdépendances — c’est ce que nous pensions avoir déjà fait. Prenons l’exemple des relations transatlantiques : les États-Unis nous garantissaient la sécurité, et en échange bénéficiaient de relations commerciales très avantageuses, notamment avec l’industrie allemande. Car ce que dit le président Trump est tout simplement un mensonge : les États-Unis ont largement profité du commerce avec l’Allemagne. Il y avait donc bien une forme d’interdépendance. Certes, aujourd’hui, dès qu’un régime change, cette interdépendance peut se transformer brutalement en dépendance. Mais il faut reconnaître cette nuance.
Dans votre modèle d’économie de guerre, je ne vois pas ce qu’il advient du libre-échange. Devons-nous renoncer à cet équilibre ? Devons-nous envisager une forme d’économie planifiée pour imposer à nos sociétés les changements que vous préconisez ? Nous sommes en démocratie, de tels changements supposent une adhésion populaire. On ne décrète pas une économie de guerre comme on passe une réforme administrative.
Et puis : comment fait-on face à la rareté des ressources ? C’est une réalité européenne. Nous manquons de ressources naturelles. Et nous avons, par ailleurs, abandonné notre droit de veto dans la politique commerciale de l’Union européenne. L’unanimité est désormais la règle, ce qui rend très difficile toute position ferme. La France, par exemple, ne pourra probablement pas s’opposer seule à l’accord avec le Mercosur, alors qu’elle est l’un des rares pays à maintenir une ligne protectionniste en Europe.
Cette question de la rareté des ressources se posait déjà en 1945. À l’époque, notre réponse fut le partage du travail et des chaînes de valeur. La Chine, elle, a réussi en créant sa propre chaîne de ressources. Mais elle est riche en matières premières, l’Europe non. Alors, dans votre modèle, comment fait-on ?

David Baverez :
Le libre-échange a clairement du plomb dans l’aile. Et c’est ce que nous dit Scott Bessent, qui est le conseiller économique de Trump et secrétaire du Trésor. Il avance deux raisons.
La première, c’est que le principe de Ricardo — la division internationale du travail, où chaque pays se spécialise dans ce qu’il fait le mieux (pour caricaturer : les Portugais font du porto, les Indiens font du textile) ne fonctionne que dans un cadre d’alliance entre pays amis. Bessent dit : en 1945, les États-Unis, le Japon, l’Europe — c’était possible. Mais si vous appliquez ce modèle avec un pays non-ami, comme la Chine, passé un certain volume, vous entrez dans une dépendance stratégique. Il y a donc un seuil à ne pas franchir. Trump et Bessent considèrent que ce seuil a été largement dépassé : la Chine représente aujourd’hui 35 % de la production manufacturière mondiale. Pour eux, c’est déjà trop.
La deuxième critique touche le mécanisme de rééquilibrage. Ricardo disait : le pays riche fait travailler le pays pauvre, qui va s’enrichir, et pourra ensuite acheter les produits du pays riche. Mais Bessent explique que ce modèle ne fonctionne plus avec la Chine. Depuis 2022, Xi Jinping est pleinement entré dans une logique d’économie de guerre. Il pressurise sa population quotidiennement. La Chine traverse une crise immobilière énorme : 20 % du PNB — c’est le double de ce que représentaient les subprimes aux États-Unis en 2008. Et là-bas, ni l’État, ni les banques, ni les assureurs ne prennent en charge les pertes : c’est la population qui va absorber 100 % de la chute de valeur, perdant un tiers de son patrimoine. Résultat : les Chinois ne seront jamais assez riches pour acheter les produits américains. Il n’y aura pas de rééquilibrage. Dans un tel cadre, le libre-échange est mort.
Les États-Unis affirment que nous entrons dans un nouveau cycle, qui durera une trentaine d’années, où il faudra négocier autrement, commercer autrement. On passera par des pays comme le Vietnam ou le Mexique. Et toute tentative de contournement sera repérée et bloquée. Gramsci le disait : « le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître, et c'est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres. ». Ce chaos, la Chine s’y est préparée. Nous, Européens, nous ne savons pas encore y faire face.
La question des ressources me fait sourire. Thierry Breton ne cessait de répéter à Bruxelles que nous n’avions pas de lithium. Il disait cela quand le lithium était à 80.000 dollars la tonne. Aujourd’hui, il est à 10.000. Le cours a chuté de 80 %. L’action d’Albemarle, le leader mondial coté aux États-Unis, est passée de 300 dollars à 50 dollars. Et vous me dites qu’on ne pourrait pas, à Bruxelles, trouver 3 ou 4 milliards pour acheter 30 % de cette société, non pas pour la contrôler, mais pour siéger au conseil d’administration, suivre les projets, et préempter au prix du marché ?
Mais comme nous n’avons pas investi depuis deux ans, 25 % de la production mondiale actuelle n’est même plus rentable, donc tous les projets sont arrêtés. Et la voiture électrique, chez nous, ne fonctionne pas. Pendant ce temps, la Chine annonce que d’ici 2028–2029, la recharge d’une voiture électrique prendra cinq minutes … On sait que pour ouvrir une mine de lithium, il faut quatre ans. Donc, quand la demande explosera, et que le cours remontera à 80.000 dollars, nous, Européens, n’aurons rien. Alors qu’on pouvait tout acheter aujourd’hui.
Donc, il faut cesser ces discours à la noix. Les ressources minières sont cycliques. Il y en a partout. Le problème n’est pas le lithium : le problème, c’est que nous ne travaillons plus. Ce n’est pas un problème géologique, c’est un problème culturel. Nous avons vécu les « Trente Glandeuses ». Mes parents, de 1945 à 1975, ont travaillé dur pour améliorer leur pouvoir d’achat. En 1975, tout s’est effondré avec la crise pétrolière. Moi, depuis 30 ans, qu’ai-je demandé ? Une cinquième semaine de congés, les 35 heures, les RTT, puis le télétravail, de façon à ne plus travailler qu’un jour par semaine. C.est ça qui nous empêche de produire de la richesse, pas le manque de lithium. Alors oui, il nous faut un fonds souverain. Comme la Norvège, comme l’Arabie saoudite, comme ce que Trump propose. Mais il faut arrêter de chercher des boucs émissaires. Comme le dit J. D. Vance : le problème est chez nous. Nous avons perdu notre ADN productif, celui de la CECA — charbon et acier.
Je ne prétends pas avoir de certitudes, ni être visionnaire. Je suis investisseur depuis trente ans, et je n’ai jamais été aussi incertain. Ce que Trump a fait ces dernières semaines, je ne l’ai absolument pas vu venir. Je n’ai jamais eu aussi peu de visibilité. Mais je pense que nous allons vers cinq années de stagflation. Tous les coûts vont augmenter, parce que produire devient de plus en plus difficile. Et comme les États vont mettre fin à l’endettement, comme l’ont annoncé les États-Unis, les prestations sociales vont baisser. En France, un ménage moyen vit avec 2.000 euros de revenus et 1.000 euros de prestations : ces 1.000 euros vont diminuer. Donc, en entreprise, j’aurai tous mes coûts qui explosent, et mes clients qui ne peuvent plus acheter. C’est exactement ce qu’on a vécu entre 1975 et 1980. On s’en est sortis avec une révolution technologique : l’ordinateur de Bill Gates. Il faut cinq ans pour qu’une innovation soit adoptée. Aujourd’hui, on voit que l’IA générative ne produit pas encore de modèle économique viable. Mais je fais le pari que dans cinq ans, elle le fera.
Or l’ingrédient-clef pour l’IA, ce sont les données. Mais les données, c’est très personnel, pour les donner, il faut de la confiance. Or cette confiance n’existe pas en Chine, et elle n’existe plus aux États-Unis. Là-bas, mon avocat, qui s’appelle Paul Weiss, a dû payer 40 millions de dollars à Trump pour conserver sa licence. C’est devenu une plutocratie. C’est pire que le Zimbabwe. Donc, plus de confiance. Et cela se voit immédiatement sur les marchés financiers : la Bourse américaine baisse, le dollar baisse, les taux montent. C’est la définition d’un pays émergent qui craque.
Le seul endroit où la confiance demeure, c’est l’Europe. Quand un contrat est signé à Paris, il est 25 % plus cher. Parce qu’il y a un notaire. Parce qu’il y a un droit garanti. Parce qu’il y a une sécurité juridique. Aux États-Unis et en Chine, ce n’est plus garanti. Cette valeur ajoutée existe, mais nous ne la facturons pas. Parce que nous avons été élevés dans une culture catholique du contrat : on le respecte, c’est la réputation qui compte, pas le prix. Pendant que Trump, lui, faisait sa fortune en construisant des immeubles sans jamais payer ses ouvriers ni rembourser ses banques.
Alors non, je ne suis pas inquiet pour l’Europe. Je suis très, très confiant.

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