Thématique : les territoires, avec Éric Hazan / n°401 / 4 mai 2025

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LES TERRITOIRES

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Éric Hazan, avec Frédéric Salat-Baroux dans Révolution par les territoires, vous soutenez que le phénomène délocalisations et de désindustrialisation des années 1980 a plongé les classes moyennes dans une forme de détresse sociale et politique, laissant le champ libre aux extrémismes qui ont su capter le ressentiment des populations délaissées. Dans la remise en cause des valeurs occidentales, la montée des communautarismes et la résurgence de l’antisémitisme vous voyez des signes avant-coureurs de nouvelles crises sociales et politiques majeures.
Pour vous, la France risque une « tiers-mondialisation » si elle ne prend pas le virage technologique. Pour éviter un déclin irrémédiable, il ne suffit pas d’embrasser l’innovation : il faut la penser politiquement, comme un levier de transformation sociale et de réenracinement territorial. L’intelligence artificielle, en particulier, pourrait être un outil puissant pour relancer l’économie et structurer un modèle de croissance durable.
Les territoires constituent pour vous la clé d’une refondation nationale. Ils restent des espaces où l’on parle encore, où la nature a sa place, et où la sobriété peut être mise en œuvre pour lutter contre le réchauffement climatique. Ils permettraient aussi de revitaliser la démocratie et d’expérimenter de nouveaux modèles économiques et sociaux. En s’appuyant sur un maillage territorial fort et sur des initiatives locales innovantes, il serait possible de reconstruire un lien social solide et de donner une nouvelle impulsion à l'économie nationale. Cette révolution territoriale nécessite toutefois une réorganisation des pouvoirs publics et la reconstruction d’une élite républicaine, capable de piloter ces transformations.

Kontildondit ?

Marc-Olivier Padis :
J’ai trouvé ce livre très riche, foisonnant de propositions, d’analyses et de données. Je souscris largement à l’idée centrale qu’il faut repenser l’organisation géographique de la France, et en particulier à votre constat : nous subissons à la fois une centralisation excessive et une décentralisation mal organisée. Nous cumulons donc les inconvénients des deux systèmes et il est urgent de réorganiser les choses. Mais il y a des points qui m’ont semblé moins clairs, sur lesquels je voudrais vous interroger. En premier lieu, j’avoue avoir été un peu perplexe face à votre usage du terme territoires. J’ai eu du mal à cerner précisément ce que vous désignez. Par moments, on a l’impression que les territoires s’opposent au centralisme, ou plus précisément à Paris et à la région parisienne. À d’autres moments, il semble que ce soit tout ce qui n’est pas une métropole.
Vous décrivez les territoires comme des lieux de solidarité, d’innovation, de sociabilité, le cœur de notre identité… Mais cela recouvre beaucoup de réalités différentes. Surtout, j’ai l’impression que vous sous-estimez un élément fondamental des transformations géographiques récentes : la mobilité. Aujourd’hui, on n’appartient plus à un seul territoire. Nous sommes tous « multi-territorialisés ». La métropolisation, que vous évoquez, repose précisément sur la dissociation entre lieux de production et lieux de résidence. Tout le monde est amené à se déplacer fréquemment, ce qui signifie que nous appartenons tous à plusieurs territoires vécus. D’autant que les zones d’habitat qui ont le plus progressé ces dernières décennies ne sont ni les espaces peu denses, ni les cœurs de métropoles, mais ce que l’on appelle le périurbain : ces territoires intermédiaires, proches des métropoles mais encore moyennement denses, où la population se sent à la fois connectée aux aménités urbaines et proche de la nature. Pour revenir au cœur de ma question : qu’entendez-vous précisément par « territoires » ?

Éric Hazan :
Tout part d’un diagnostic qui ne concerne pas seulement la France, mais l’ensemble des pays développés : ce que le général de Gaulle appelait « le malaise des âmes », et qui désigne aujourd’hui le déclassement des classes moyennes. Depuis un quart de siècle, nous avons assisté à une focalisation quasi exclusive sur « l’économisme ». Ce terme, issu du marxisme, désigne une approche où tout est évalué selon un seul critère : la valeur économique. Ni Frédéric Salat-Baroux ni moi ne sommes marxistes, mais nous constatons que cette logique a conduit à négliger les dimensions sociale, culturelle et environnementale, ainsi que les liens entre les individus.
Ce phénomène avait déjà été identifié dans les années 1940 par Simone Weil, à qui le général de Gaulle avait demandé un rapport sur l’enracinement. Elle alertait sur le risque qu’une économie totalement déracinée ne pulvérise les repères des classes populaires et ouvrières. Il ne s’agit pas, dans notre livre, de prôner un retour nostalgique aux racines. Nous pensons, en revanche, que les territoires offrent une opportunité de « réenracinement » moderne, adapté aux défis actuels.
Vous avez raison de pointer que nous appartenons tous à plusieurs territoires simultanément, parfois au cours d’une même journée. Mais ces mutations du travail et de la technologie offrent aujourd’hui la possibilité à la France de rester ancrée dans l’économie mondiale tout en réorganisant son développement de manière plus équilibrée. C’est pourquoi nous défendons l’idée d’une autonomie locale, qui s’inspire aussi bien des hyperlocalistes américains que de certains urbanistes italiens. Si l’on se concentre sur la France, nous sommes confrontés aux mêmes dérives économistes que les autres pays, mais aussi à un jacobinisme particulièrement rigide. Comme vous le rappeliez, ce centralisme a pu être une réponse aux nécessités d’organisation de l’État à une certaine époque. Mais il n’est plus adapté au XXIème siècle. Notre thèse n’est pas un retour en arrière, mais une réinvention du futur, mieux alignée avec nos besoins contemporains.
Hannah Arendt soulignait que la modernité affecte les liens sociaux. Or, dans de nombreux territoires, ces liens ont disparu. Pourquoi ? Parce que ce que l’urbaniste italien Alberto Magnaghi appelle la « pulvérisation du lieu » a transformé les espaces de vie en simples « lieux de passage », comme l’analyse le sociologue Marc Augé. Pour répondre précisément à votre question : en dehors des sept ou huit métropoles françaises qui concentrent aujourd’hui l’essentiel de la croissance – et qui, selon toutes les projections, continueront à la capter dans les dix à quinze prochaines années – il existe une autre réalité. L’urbanisation repose sur un principe de concentration des services et des ressources, ce qui a une logique économique, mais génère aussi un sentiment d’étouffement. Et du point de vue strictement économique, même pour les classes moyennes supérieures, l’accès au logement devient un problème majeur.
Face à cela, nous pensons que les territoires – qu’il s’agisse des petites villes, des zones semi-urbaines ou des espaces ruraux – offrent une alternative viable. En redécentralisant non seulement des services mais aussi des compétences, nous pourrions revitaliser ces territoires, qui, comme vous l’avez relevé, sont définis dans notre livre de manière volontairement large.

Lucile Schmid :
Votre livre s’appuie à plusieurs reprises sur la figure du général de Gaulle. Vous commencez en défendant sa vision territoriale, en rappelant son discours de 1969, où il exprimait déjà une certaine conception de la décentralisation. C’est un point intéressant, car ce n’est pas l’image que nous avons spontanément de lui. Nous gardons davantage le souvenir d’un homme providentiel, tourné vers la scène internationale. Cette ambiguïté est sans doute l’un des aspects les plus stimulants de votre livre : vous cherchez à articuler une vision du monde, une vision française, une vision de l’État et une vision territoriale.
Autre élément frappant : la précision des propositions. Vous allez assez loin dans leur dimension pratique et opérationnelle, ce qui n’est pas toujours le cas dans les essais politiques à la française. Je voudrais revenir sur plusieurs points concrets, et notamment sur ce que vous dites à propos des élus. Vous défendez une organisation territoriale où la région et le département travaillent en étroite collaboration. Vous expliquez qu’il est illusoire de vouloir supprimer un échelon administratif, car cela ne se fera jamais, et qu’il faut plutôt favoriser un fonctionnement plus fluide entre ces niveaux. Le département, héritier de la Révolution française, et la région, création plus récente, qui répond à une logique plus technocratique que véritablement historique, devraient, selon vous, mieux s’articuler. Pour cela, vous proposez de renforcer le lien entre les élus départementaux et régionaux. Vous suggérez notamment que les conseillers régionaux soient élus au suffrage universel uninominal, afin de leur donner une légitimité démocratique plus forte. C’est une idée intéressante, car aujourd’hui – et je parle d’expérience, ayant été conseillère régionale – ces élus souffrent d’un déficit de légitimité. Pouvez-vous préciser comment, selon vous, cette réforme permettrait un meilleur fonctionnement ?
Par ailleurs, vous plaidez pour le retour du cumul des mandats, dans une logique d’ancrage territorial. Vous considérez qu’il s’agit d’un moyen de réhumaniser la relation au territoire, en permettant aux élus de mieux comprendre les réalités locales. Vous proposez aussi un nouveau schéma d’organisation politique et administrative, dans lequel l’État transfèrerait des compétences importantes aux régions et aux départements. Ce choix marque une rupture avec la conception égalitaire traditionnelle de la République, où la loi est censée incarner la volonté générale de manière uniforme. Vous plaidez pour une approche plus territorialisée. Admettons, mais alors comment assurer l’égalité entre les territoires dans un modèle où les décisions seraient davantage prises à l’échelle locale ?

Éric Hazan :
Effectivement, nous nous référons à plusieurs grandes figures historiques. Il y a bien sûr le général de Gaulle, qui, à la fin de son dernier mandat, avait exprimé une volonté de décentralisation. La loi de 1969, qui n’a pas été adoptée et sur laquelle il a joué son avenir politique, en est une illustration. On peut également citer la création de la Datar (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’action régionale), un peu plus tôt. Mais, parallèlement, comme le rappelait Marc-Olivier, un mouvement de centre-gauche a porté une réflexion similaire. Michel Rocard, par exemple, avec son rapport Décoloniser la province – un titre que je trouve particulièrement évocateur –, ou encore Pierre Mendès France, qui, dans Pour une République moderne, évoquait déjà le rôle des conseillers économiques régionaux, une approche résolument décentralisatrice. On pourrait penser que toutes ces réflexions ont abouti aux différentes lois de décentralisation : 1981, 2010… Mais en réalité, nous sommes restés au milieu du gué. C’est pourquoi nous proposons une approche plus ambitieuse, et même, nous le reconnaissons volontiers, un peu pushy, comme disent les anglophones.
Souvenons-nous des quatre chevaux de Ben-Hur. Dans le film, avant la célèbre course, Ben-Hur réorganise ses chevaux en fonction de leurs qualités. C’est exactement ce que nous devons faire avec nos institutions : aujourd’hui, tout le monde fait un peu tout, et l’hyper-présidentialisation de la vie politique française, renforcée par le passage au quinquennat, bloque le fonctionnement du pays. Résultat : une véritable thrombose administrative. Les personnes peuvent être brillantes et travailler sans relâche, on n’arrive plus à absorber la complexité des dossiers. La gestion des territoires, comme celle de nombreuses questions du quotidien, devient ingérable. C’est pourquoi notre réflexion s’articule autour d’une redistribution claire des rôles. L’Europe, d’abord, doit être le moteur de la compétitivité. Nous savons que dans des domaines comme la technologie, il faut une échelle nationale pour agir efficacement, mais aujourd’hui, les investissements européens en intelligence artificielle représentent moins de 5 % des investissements mondiaux. Il y a donc un enjeu majeur à structurer une véritable stratégie européenne. C’est également vrai pour la défense et l’énergie, où l’Europe pourrait jouer un rôle déterminant. Le rapport Draghi l’a rappelé récemment avec force : l’Europe risque un déclassement, et c’est à elle d’empêcher cela, même si chaque nation doit aussi assumer ses responsabilités.
L’échelon national, quant à lui, doit se recentrer sur ses compétences régaliennes. Vient ensuite l’échelon régional, qui répond à l’inquiétude que vous souleviez : comment garantir une forme d’égalité entre les territoires ? C’est là que doit se jouer la péréquation, une redistribution des moyens qui évite un trop grand déséquilibre entre régions et départements. Il ne s’agit pas d’un égalitarisme rigide, mais d’un principe d’équité, car certaines régions sont naturellement plus riches que d’autres. Notre conviction est que la vie quotidienne doit être gérée à un échelon de proximité. Le malaise démocratique que nous traversons vient en partie du fossé qui s’est creusé entre les élites et la population, mais aussi du sentiment, dans de nombreux territoires, d’une absence totale de maîtrise sur son propre destin. C’est pourquoi nous proposons de redescendre certaines compétences clefs au niveau local : la santé, l’éducation, l’environnement, la culture … Cela renforcerait le poids de la décision locale, mais aussi, cela donnerait un sens plus profond au travail des élus régionaux et départementaux. Nous pensons qu’il faut recréer un lien plus direct entre les citoyens et leurs représentants territoriaux, car c’est cette dynamique, enracinée dans la proximité, qui permettra de remettre notre projet démocratique d’équerre, en lui redonnant une dimension plus humaine et plus concrète.
Enfin, cette refondation de la démocratie locale passe par une réforme de la participation citoyenne. Il ne suffit pas de donner plus de pouvoir aux élus régionaux et départementaux : encore faut-il qu’ils soient davantage connectés aux attentes des habitants. Nous plaidons donc pour des mécanismes qui renforcent cette interaction, qu’il s’agisse de consultations régulières, de budgets participatifs ou d’une meilleure transparence des décisions locales. En redonnant du sens à l’action politique au niveau territorial, nous pensons que l’on peut restaurer une forme d’adhésion démocratique. Ce n’est pas seulement une réforme administrative, c’est une refonte de notre rapport au pouvoir et à la décision publique, qui s’inscrit dans une vision plus humaniste de l’organisation du pays.

Matthias Fekl :
Merci pour ce livre à la fois bref et dense, nourri par une réflexion qui puise aux sources du général de Gaulle, de Pierre Mendès France et de Michel Rocard. Il me semble aussi porté par une conviction forte : celle que les élites doivent préserver le souci de l’intérêt général. Une exigence qui tend à se perdre, au profit d’une logique de maximisation des intérêts particuliers. Vous parlez d’ailleurs de manière très éloquente d’une « sécession des élites », avant d’analyser longuement le déclassement des classes moyennes dans l’ensemble du monde occidental. J’ai été particulièrement marqué par une expression que vous utilisez : « l’entrée en martyre des classes moyennes », que vous situez à la fin des années 1980, au moment où le néolibéralisme s’impose non seulement à l’intérieur des pays – d’abord anglo-saxons – mais aussi dans les relations internationales. Vous mettez d’ailleurs en regard deux ouvrages qui éclairent cette évolution sous des angles très différents : Hillbilly Elegy de J.D. Vance, l’actuel vice-président des États-Unis, et Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu. Deux visions des classes moyennes, l’une d’extrême droite, l’autre plus marquée à gauche. Enfin, il m’a semblé que vous établissiez une distinction entre populisme et extrémisme. Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par là ? Et comment cette distinction s’articule avec le déclassement des classes moyennes ?

Éric Hazan :
Depuis un quart de siècle, voire plus, nous avons basculé dans ce que j’appelle l’économisme. Ce tournant remonte aux années 1980, mais ses prémices sont perceptibles dès la fin des années 1960 et 1970. Vous connaissez bien sûr le livre de Milton Friedman et l’idéologie qui en découle : le marché est la solution. Frédéric Salat-Baroux et moi ne sommes absolument pas opposés à l’économie de marché, qui fait partie de la solution. Mais nous constatons que cette logique a progressivement exclu d’autres dimensions essentielles, notamment sociales et politiques. Le courant libertarien, qui s’est développé aux États-Unis à partir de ces idées, a fini par nier tout rôle de la société dans la mobilité sociale et la promotion individuelle. L’idée dominante est devenue : « on ne peut compter que sur soi-même ». Autrement dit, le potentiel de chaque individu résiderait uniquement en lui-même, indépendamment de son environnement.
Nous pensons au contraire que les classes moyennes sont le moteur de la promotion sociale dans les démocraties. Et c’est précisément ce moteur qui a été détricoté au fil des cinquante dernières années. Dans tous les pays développés, on observe une augmentation spectaculaire des inégalités et une concentration croissante des richesses dans le premier décile de la population. La France fait figure d’exception relative : les inégalités y ont moins crû qu’ailleurs, et les classes moyennes – situées entre les 20 % les plus riches et les 30 % les plus pauvres – semblent, à première vue, mieux résister. Mais cette apparente stabilité masque une polarisation interne. Il y a aujourd’hui deux classes moyennes : une supérieure, qui s’en sort globalement bien, et une inférieure, en voie de précarisation. Les études – y compris celles de l’Ifop et de l’Institut Montaigne – montrent des indicateurs clairs. Par exemple, il y a vingt ans, 25 % des membres de cette classe déclaraient aller régulièrement au restaurant ; ils ne sont plus que 8 % aujourd’hui. Autre exemple frappant : dans certains territoires, jusqu’à 60 % des jeunes s’auto-censurent dans leurs ambitions scolaires, optant pour des études moins exigeantes que ce qu’ils avaient initialement envisagé. C’est pour cela que nous parlons d’entrée en martyre des classes moyennes. Il ne s’agit pas seulement des classes populaires, mais aussi de ces classes moyennes inférieures qui ont progressivement basculé de l’autre côté de la fracture sociale. Ce phénomène est perceptible dans tous les pays développés, et en France il nourrit directement le vote populiste et extrémiste.
De nombreux ouvrages ont documenté cette précarisation, et il est frappant de voir à quel point des auteurs très différents en ont rendu compte. J.D. Vance, par exemple, a publié Hillbilly Elegy (« Élégie pour les ploucs », en français) en 2016, et le livre décrit l’effondrement progressif de sa propre famille dans la Rust Belt américaine, entre chômage, alcoolisme et drogue. À l’époque, il qualifiait Donald Trump de fasciste. On pourrait aussi citer Janesville d’Amy Goldstein, qui raconte une histoire similaire, à travers la fermeture d’une grande usine automobile. Ce que ces ouvrages décrivent, c’est la fin de « l’American middle class dream », qui était le socle du discours des Démocrates, de Clinton à Obama. Mais ce même processus est à l’œuvre dans les territoires en France. Est-ce une « trahison » des élites ? Je ne sais pas. Mais il est certain que les élites, consciemment ou non, n’ont pas vu monter cette détresse. Aujourd’hui, dans de nombreux territoires, les gens ne se sentent ni respectés ni écoutés. Ce sentiment d’abandon se traduit par un vote extrémiste et populiste, qui apparaît comme la seule façon d’exprimer ce malaise. Il y a quelque chose de profondément révélateur dans l’évolution des modes de consommation : pour une partie de la population, passer de Leclerc à Lidl ou Aldi est une réalité douloureuse. Les études montrent que ces personnes disent explicitement : « je n’ai plus accès aux produits que j’achetais avant ». Ce n’est pas simplement une question de consommation – ce serait une analyse trop superficielle – mais une question de statut social et de dignité. Et cette souffrance, bien souvent, est ignorée, voire méprisée.

Philippe Meyer :
On peut lire votre livre de manière rationnelle et argumentée, mais aussi de façon plus impressionniste. Si vous le permettez, je vais partager avec vous quelques réactions personnelles à sa lecture. La première est qu’elle m’a rappelé l’origine de la centralisation en France. Ce mouvement ne s’explique pas seulement par la volonté du pouvoir royal d’étendre son emprise sur le territoire et sur la société, mais aussi par une demande des populations elles-mêmes. Pour reprendre votre terminologie, les « territoires » trouvaient souvent moins inconfortable d’avoir pour suzerain un roi lointain plutôt qu’un seigneur local capable de venir ponctionner leurs récoltes et violenter leurs familles. Ensuite, on parle souvent de la « monarchie républicaine » pour désigner la concentration du pouvoir au sommet de l’État français. Mais depuis les grandes vagues de décentralisation et de régionalisation, il me semble que l’on pourrait aussi parler de monarchie régionale et même de monarchie départementale. Les méthodes autoritaires et technocratiques ne se sont pas dissipées : elles se sont simplement transmises aux régions et aux départements.
Par ailleurs, la réforme voulue par de Gaulle en 1969 ne portait pas seulement sur les régions, elle incluait aussi une transformation du Sénat. Il s’agissait de modifier en profondeur cet organe pour en faire un véritable relais politique des collectivités locales au niveau national. Cette dimension est souvent occultée lorsque l’on évoque son projet.
Autre élément qui me semble devoir être pris en compte : ces trente dernières années, les affaires de corruption les plus marquantes n’ont pas concerné le pouvoir central, mais les échelons régional, départemental et surtout municipal. Pourtant, on continue à entretenir le mythe du maire comme « l’élu le plus proche des Français », avec toute la rhétorique attendue sur sa proximité et son dévouement …
Enfin, vous avez évoqué le sentiment d’impuissance du citoyen face aux décisions qui concernent son quotidien. Pour avoir été très actif en province ces trente dernières années, je constate exactement l’inverse de ce que vous décrivez. La décentralisation et la multiplication des instances locales ont, bien souvent, abouti à un résultat contraire à celui escompté : une dilution des responsabilités et un éloignement accru des centres de décision. À cet égard, l’exemple de l’intercommunalité est édifiant. Ce système crée immédiatement un monarque intercommunal, doté d’un cabinet (et bien sûr, d’un directeur de cabinet). J’ai en tête une intercommunalité où les effectifs sont passés de 18 à 87 employés en quelques années. J’ai aussi vu une municipalité tenter de quitter une intercommunalité, et découvrir que c’était strictement impossible, en dépit de ce que prévoit officiellement la loi. Je vous dis cela en toute franchise, en tant que rocardien historique. J’ai adhéré aux idées de Michel Rocard dès 1963, à l’âge de 14 ans, et je suis resté fidèle à cette ligne jusqu’à sa disparition, ayant même eu la chance d’être l’un de ses amis. J’ai été profondément marqué par le colloque de Grenoble en 1966 et par le rapport qui en a résulté. Mais aujourd’hui, je dois vous avouer que le chant des territoires commence à sonner faux à mes oreilles.

Éric Hazan :
Peut-être, mais la vraie question est : peut-on durablement rester dans la situation actuelle ? Notre livre parle des territoires, mais il ne se limite pas à eux. Il défend l’idée que la solution passe par les territoires, mais il part d’abord d’un diagnostic plus large. Nous l’avons évoqué : l’entrée en martyre des classes moyennes, et la décentralisation telle qu’elle a été mise en place, qui, je suis bien d’accord avec vous, ne fonctionne pas correctement. Mais si je devais résumer notre approche : ce n’est pas parce que cela n’a pas marché jusqu’à présent que cela ne peut pas marcher demain. Mais pour cela, nous avons besoin d’un redesign en profondeur. Il faut repenser et redessiner les structures institutionnelles.
Il est vrai que nous faisons face à un millefeuille territorial, que les dépenses publiques locales ont explosé, comme l’a récemment souligné la Cour des comptes. Personne ne peut nier que cette situation pèse sur l’efficacité de notre organisation. C’est pourquoi nous défendons une réforme qui ne soit pas une simple correction à la marge, mais une réallocation des compétences et des ressources. Nous pensons que si certaines fonctions sont redécentralisées, voire hyper-décentralisées, cela forcera une réorganisation complète de l’administration à tous les échelons. Ce serait une manière d’éviter la thrombose administrative que j’évoquais plus haut, tout en mettant fin à l’inflation des dépenses aux mauvais endroits.
Vous avez mentionné les tendances monarchiques de notre pays, et vous avez raison : la monarchie républicaine est un fait, et il est évident que des baronnies locales existent. Nous savons que toute réforme territoriale comporte un risque de différenciation excessive entre les régions, et qu’une coalition de barons pourrait émerger dans une France qui reste, malgré tout, attachée au principe d’égalité de traitement. C’est précisément pour cela que nous plaidons pour des contre-pouvoirs. L’État central doit jouer un rôle clef en instaurant des mécanismes de régulation et de contrôle, en veillant à ce que la décentralisation ne se transforme pas en fragmentation. Il lui revient d’établir des autorités de vérification, capables d’assurer un équilibre entre autonomie locale et respect des principes républicains. C’est ce garde-fou qui empêchera que la décentralisation tourne à l’arbitraire et garantira que l’émancipation des territoires reste compatible avec l’unité nationale.

Marc-Olivier Padis :
Vous avez dit tout à l’heure : « chacun doit avoir son rôle », et cela semble aller de soi. Pourtant, c’est précisément là que réside la difficulté. Aujourd’hui les transformations du rapport des habitants à leur territoire sont telles qu’il n’est plus possible de raisonner selon le schéma traditionnel « un périmètre, une autorité, une compétence». Ce modèle ne fonctionne plus. Votre livre se confronte à cette complexité dès qu’il entre dans le détail du découpage des compétences. Vous distinguez le régalien, qui relèverait du national, et la vie quotidienne, qui serait du ressort local. En théorie, cela semble clair : l’État s’occupe de la Défense, et les communes du ramassage des ordures. Mais dès que l’on examine un cas concret, tout devient plus flou. Prenons l’exemple de l’école, que vous classez dans la vie quotidienne. Certes, mais une partie essentielle de son organisation reste nationale : les programmes, le recrutement des enseignants, les diplômes, etc. D’un autre côté, la gestion des bâtiments scolaires, du personnel non enseignant et des transports relève bien des collectivités locales. Ce simple exemple montre que la séparation entre étatique et local ne fonctionne pas de manière rigide. D’ailleurs, dans votre découpage, certaines compétences disparaissent complètement. Où placez-vous l’enseignement supérieur et la recherche ? L’innovation ? Le logement ? La culture ? Ce flou témoigne, à mes yeux, de la difficulté à établir une répartition stricte des compétences entre les niveaux de gouvernance.
L’enjeu, selon moi, ne réside donc pas tant dans un partage des compétences que dans l’instauration de mécanismes de coopération entre les différentes échelles territoriales. C’est là que je rejoins Philippe : le jacobinisme n’est pas seulement un mal parisien. Il se décline aussi à l’échelle régionale et locale. Prenons l’exemple des métropoles françaises : pour une commune qui en dépend, l’expérience peut être celle d’un jacobinisme local, où les décisions sont prises sans réelle concertation avec les échelons inférieurs. L’enjeu n’est donc pas simplement de décentraliser pour transférer le pouvoir d’un centre à un autre, mais bien d’organiser des formes de coopération entre les acteurs territoriaux.
Vous écrivez dans votre livre que la capacité à trouver des solutions et des compromis caractérise l’échelon territorial, et je trouve cette affirmation excessivement optimiste. Loin d’être un espace de consensus naturel, le niveau local est souvent marqué par des conflits de pouvoir bien plus âpres qu’au niveau national. Lorsqu’un blocage survient, on se tourne alors vers l’État pour arbitrer, ce qui recrée une centralisation de fait. Dès lors, la vraie question est : comment inciter les acteurs locaux à coopérer ? Les Britanniques, qui font face aux mêmes problématiques que nous pour les mêmes raisons (notamment de grande ancienneté de l’État central) ont mis en place une règle appelée « duty to cooperate » (devoir de coopérer), qui impose aux différents échelons territoriaux de travailler ensemble. Une telle approche pourrait être explorée en France. Vous évoquez dans votre livre la liberté d’organisation locale, et vous donnez l’exemple du Grand Lyon et du département du Rhône, qui ont inventé un modèle de partage des rôles spécifique. C’est précisément dans cette direction qu’il faudrait aller : non pas chercher une répartition uniforme des compétences à l’échelle nationale, mais favoriser des arrangements souples et adaptés aux réalités locales.

Éric Hazan :
Il y a peut-être un malentendu que je voudrais dissiper. Nous plaidons pour une décentralisation accrue de certaines compétences administratives, afin de permettre aux citoyens de mieux maîtriser leur vie quotidienne. Mais cela ne signifie pas pour autant un détricotage total de l’échelon régional ou national. Nous ne prônons pas une autonomie absolue des territoires sans coordination avec l’État. La coopération que vous appelez de vos vœux fait d’ailleurs pleinement partie de notre approche. Mais avant d’évoquer la relation entre les différents niveaux de gouvernance, mettons-nous un instant à l’échelle locale. Que constate-t-on aujourd’hui ? Une coopération qui existe très peu. Les élus travaillent chacun sur leurs domaines respectifs – urbanisme, social, culture – mais ces chantiers avancent en silo, même au sein de territoires relativement restreints.
Notre approche, avec cette idée d’hyper-décentralisation, vise précisément à déclencher cette coopération locale. Nous pensons que c’est en instaurant une collaboration plus fluide à ce niveau que l’on pourra ensuite améliorer l’articulation entre les différents échelons. Le malaise démocratique que nous décrivons vient en grande partie du fait que tout est compliqué. Que ce soit pour obtenir une autorisation d’urbanisme ou pour monter un projet local, les citoyens sont confrontés à des procédures excessivement lourdes, à des services qui ne communiquent pas entre eux. Cette inertie nourrit le sentiment d’impuissance et de déconnexion.
Et nos préconisations ne reposent pas seulement sur une intuition : nous avons des exemples concrets qui montrent que cela fonctionne ailleurs. Je citais tout à l’heure des urbanistes italiens. Prenons Matera : cette ville en déshérence totale a réussi un renouveau spectaculaire grâce à un projet de revitalisation culturelle et économique. Aux États-Unis, des villes de la Rust Belt comme Détroit, Pittsburgh ou Cleveland ont amorcé des transformations profondes en repensant leur modèle économique et territorial. Bien sûr, les contextes et les échelles sont différents, mais ces exemples démontrent que la coopération locale peut être un moteur de renaissance.
Cela m’amène à une autre question que soulevait Philippe : celle du désir de décision. Vous disiez que les citoyens n’avaient pas tant envie de décider. Or, dans notre analyse du malaise démocratique et de la montée des extrémismes, nous pensons au contraire que la population doit être davantage impliquée dans les décisions locales. Peut-être ne cherche-t-elle pas à prendre en charge tous les sujets, mais il est essentiel qu’elle puisse décider de ce qui la concerne directement.

Philippe Meyer :
Je ne dis pas qu’ils n’ont pas envie de décider, je dis qu’ils ne croient pas que leur décision aura un effet concret. Dès lors, pourquoi se donner la peine de réfléchir et de s’impliquer, si leurs idées doivent se perdre dans les sables ?

Éric Hazan :
C’est exactement le constat de J.D. Vance dans Hillbilly Elegy, avant qu’il ne bascule politiquement. Il écrit : « si on pense que travailler dur va nous permettre de nous élever, alors on travaille dur ; si on pense que ça n'a aucun impact, alors à quoi bon ? »

Philippe Meyer :
Oui, j’avais présenté ici le livre de J.D. Vance en disant que c’était le livre d’un Gilet Jaune qui serait allé à Harvard … Enfin, à Yale, en l’occurrence.

Lucile Schmid :
Ce que je trouve particulièrement intéressant dans votre livre, ce n’est pas tant l’architecture institutionnelle que le constat d’un véritable gâchis humain. Vous parlez du martyre des classes moyennes, mais on pourrait aussi évoquer une forme de martyre de la société française, au regard de ce qu’elle pourrait être si elle mobilisait pleinement son potentiel.
Je voudrais revenir sur la question de l’innovation, que l’on ne peut pas aborder sous un angle strictement technique. Vous-même, vous avez beaucoup travaillé sur l’innovation sociale, et votre livre illustre bien la distinction classique entre innovation technique et innovation sociale. À un moment, vous citez l’économiste Xavier Jaravel et sa notion des « lost Einstein ». C’est une expression forte et parlante : elle désigne ces talents perdus, ces innovateurs qui n’ont jamais pu émerger faute d’un environnement éducatif et social propice. L’idée est que, si notre système éducatif favorisait davantage la créativité et l’expérimentation, plutôt que de se focaliser uniquement sur l’apprentissage discipliné et normatif, nous aurions une société plus imaginative et sans doute plus épanouie. Vous soulignez que ces « Einstein perdus » se trouvent principalement dans les classes populaires, et que leur invisibilisation est directement liée aux inégalités scolaires, particulièrement marquées en France. Vous développez d’ailleurs une réflexion plus large sur l’éducation, qui ne se limite pas à une simple question d’architecture institutionnelle. J’aimerais donc que vous reveniez sur ces points.
En revanche, il y a un élément de votre livre que je trouve quelque peu contradictoire avec cette idée des lost Einstein : vous proposez la création d’une sorte de nouvelle ENA, qui réunirait les futurs PDG, les directeurs d’administration centrale et les présidents d’établissements publics. Une proposition qui me semble centralisatrice – et même en décalage avec votre plaidoyer pour l’hyper-décentralisation. J’aimerais donc vous entendre sur ce paradoxe : d’un côté, vous mettez en avant la nécessité d’une éducation plus ouverte, plus égalitaire, qui permette l’émergence de talents issus de tous les milieux sociaux ; de l’autre, vous proposez un dispositif qui, à mes yeux, risque de renforcer encore la reproduction des élites et la concentration du pouvoir ?

Éric Hazan :
Nous voulons (comme bien d’autres avant nous) recréer une méritocratie républicaine qui ne laisse pas perdre une partie de son potentiel humain. Et nous passons à côté d’une partie de notre potentiel national parce que nos territoires sont insuffisamment soutenus et développés. Mais nous passons aussi à côté de nombreux talents issus de ces territoires, faute de leur offrir des perspectives et des opportunités réelles. C’est pourquoi nous nous sommes inspirés du travail de Xavier Jaravel sur les lost Einstein, mais aussi d’ouvrages comme Les Invisibles de la République. Le constat est clair : beaucoup de jeunes dans ces territoires s’auto-limitent dans leurs ambitions et leurs parcours. La mobilité sociale est en panne, l’ascenseur social est cassé, et pas seulement à l’échelle de l’économie nationale. Il est aussi en panne dans les territoires eux-mêmes, où l’on voit se creuser une fracture territoriale qui isole une partie du pays de l’accès à l’éducation et aux opportunités professionnelles. Il faut recréer des passerelles permettant aux talents issus des territoires d’accéder à cette classe moyenne qui joue un rôle essentiel dans la vitalité économique et sociale de la France.

Lucile Schmid :
Mais vous imaginez vraiment une grande ENA réunissant les futurs PDG, les futurs directeurs d’administration centrale et les présidents d’établissements publics ? N’est-ce pas en contradiction avec votre plaidoyer pour l’hyper-décentralisation ?

Éric Hazan :
Nous pensons que c’est une option intéressante, mais ce n’est pas le point cardinal de notre réponse. L’essentiel, pour nous, est d’identifier les talents dans les territoires et de leur permettre d’accéder à des parcours de réussite. Notre priorité reste avant tout de restaurer une véritable égalité des chances en France.

Matthias Fekl :
Il y a un point sur lequel je trouve que vous n’allez pas totalement au bout de la réflexion : la question institutionnelle. Vous affirmez que la Vème République fait partie des trésors à chérir, aux côtés de l’Europe, des territoires et de l’innovation. Mais vous êtes aussi hyperlucide sur le fait qu’elle ne fonctionne plus aujourd’hui. Or, à la lecture du livre, on ne comprend pas bien pourquoi, tout d’un coup, elle irait mieux. Nous avons bien saisi votre idée selon laquelle le président devrait se recentrer sur les grands sujets : la politique internationale, l’avenir à travers la science, l’unité nationale. Mais le système électoral actuel rend tout cela extrêmement compliqué. Nous ne sommes plus à l’époque du général de Gaulle, nous sommes dans l’ère de l’information en continu, des réseaux sociaux, d’un agenda politique dominé par l’instantanéité. Il me semble que notre Constitution est inadaptée à cette nouvelle réalité. Aussi ai-je trouvé que vous vous arrêtiez un peu au milieu du gué sur ce point, sans préciser quelles réformes institutionnelles vous jugez nécessaires pour améliorer la situation. Vous semblez plaider pour un retour aux origines de la Vème République, mais sans préciser exactement ce que vous entendez par là. Si vous faites référence à la Constitution de 1958 dans sa version initiale, cela pourrait en effet répondre à votre souci de rééquilibrer le pouvoir, avec un Parlement plus fort et un Premier ministre véritablement en charge de la conduite du gouvernement. Mais ce n’est pas tout à fait ce que vous dites, puisque vous ne remettez pas en cause le mode d’élection présidentielle actuel. Bref, j’aimerais mieux comprendre votre vision des institutions françaises, aujourd’hui et demain.

Philippe Meyer :
Et pour alourdir la question de Matthias : vous n’évoquez pas l’éventualité, la nécessité ou même l’intérêt d’une réforme de la fonction publique. Je pense notamment à ce qui représente l’État sur le terrain : par exemple, une réforme du corps préfectoral. Je ne parle pas d’une réforme qui consisterait simplement à les appeler commissaires de la République au lieu de préfets, mais d’une transformation réelle de leurs pouvoirs et de leurs missions.

Éric Hazan :
Tout d’abord, il faut rappeler que notre ouvrage est un manifeste, et non un traité de droit public. Peut-être que notre prochain livre explorera ces questions institutionnelles avec plus de précision, mais ici, notre volonté était de brosser un tableau global. Chaque chapitre aurait sans doute pu faire l’objet d’un livre entier, d’ailleurs ... Nous avons choisi d’embrasser un spectre large de problématiques, avec les avantages et les inconvénients que cela implique : l’avantage est d’avoir une vision d’ensemble ; l’inconvénient est que certains sujets, comme la réforme des institutions, ne sont pas explorés dans le détail.
Pour répondre à votre question, notre conviction est que le problème ne réside pas tant dans la Constitution que dans l’organisation de nos institutions et de l’administration. Je parlais tout à l’heure d’un redesign organisationnel, et c’est bien de cela qu’il s’agit : nous pensons que la Constitution de la Vème République n’a pas besoin d’être modifiée pour répondre aux enjeux que nous identifions. En revanche, nous pensons que cette réorganisation administrative implique un véritable travail de redéfinition des missions de l’État et de son déploiement territorial. Nous ne parlons pas nécessairement d’une réforme structurelle de la fonction publique, mais bien d’un réexamen des rôles et responsabilités des différentes administrations. Nous sommes convaincus que notre projet d’hyper-localisme permettra justement de remettre en question certains fonctionnements et de réallouer plus intelligemment les tâches et les ressources. Il ne s’agit pas d’une réforme brutale ou dogmatique, mais d’un ajustement progressif qui viserait à rendre l’État plus efficace et plus proche des citoyens.

Marc-Olivier Padis :
Je me retrouve totalement dans la phrase que vous avez formulée : « les jeunes s’auto-limitent dans leurs études », et je pense que cela doit effectivement être un point central de la réflexion. Nous savons très bien, grâce aux travaux d’économistes comme Élise Huillery, que ce phénomène est particulièrement marqué chez les filles. Elles réussissent très bien jusqu’au lycée, mais ensuite, par auto-censure, elles ne poursuivent pas les études supérieures auxquelles elles pourraient prétendre. Par conséquent, elles se privent d’opportunités pour la suite : progression professionnelle, carrière, sécurité de l’emploi …
Évidemment, tout le monde sera d’accord pour dire qu’il vaut mieux repérer les talents que de passer à côté. Mais je voudrais souligner que notre problématique ne doit pas se focaliser uniquement sur les Einstein. Car nous n’avons pas seulement besoin de génies. Prenons un exemple très concret : le programme de construction des centrales nucléaires. C’est un projet de revitalisation territoriale, puisque ces infrastructures sont installées non pas dans les grandes métropoles, mais dans des zones où l’espace est disponible, autrement dit, les territoires. Ces chantiers vont créer des emplois industriels qualifiés, bien payés et durables, précisément dans ces régions qui souffrent de la désindustrialisation. Mais si vous posez la question à EDF aujourd’hui, ce dont ils ont un besoin crucial, ce ne sont pas des chercheurs de haut niveau, mais des soudeurs. Et être soudeur, c’est un très bon métier, avec une qualification, une réelle expertise, et une rémunération honorable. Ce dont nous manquons en France, ce n’est pas seulement d’esprits brillants capables d’inventer la prochaine révolution technologique, mais aussi d’ingénieurs, de cadres intermédiaires, d’ouvriers spécialisés, de techniciens hautement qualifiés. Ce décrochage de la classe moyenne est en grande partie lié à la désindustrialisation. Car l’industrie, par nature, est diffuse sur le territoire : elle a besoin d’espace, elle ne s’installe donc pas dans les métropoles, mais partout dans les territoires.
À l’inverse, l’économie cognitive – c’est-à-dire les services, l’information, la tech – est métropolitaine. Elle se concentre dans les grandes villes. Ce qui pose la question d’un déséquilibre territorial majeur entre une France industrielle en déclin et une France des services en pleine expansion mais localisée uniquement dans quelques pôles urbains. Comment concevez-vous le rapport entre territoire et industrialisation ou réindustrialisation ? Quels leviers pourraient être actionnés pour mieux répartir l’activité économique sur l’ensemble du territoire et éviter cette fracture entre les métropoles et le reste du pays ?

Éric Hazan :
Dans tous les pays développés, un emploi industriel permettait autrefois d’augmenter son pouvoir d’achat, d’acheter une maison, de mener une vie relativement confortable et d’éduquer ses enfants. Aujourd’hui, dans les familles de la classe moyenne précarisée, ce type d’emploi est souvent remplacé par deux emplois de service, généralement moins bien rémunérés et avec une progression salariale limitée sur l’ensemble de la carrière. Ce phénomène contribue directement au déclassement d’une partie des classes moyennes. Je n’ai rien contre l’économie des services, mais il faut constater qu’un choix économique a été fait en faveur de la désindustrialisation dans de nombreux pays développés, même si ce n’est pas le cas partout. En France, dans les années 1970, l’industrie représentait environ 40 % du PIB ; aujourd’hui, nous sommes à moins de 17 %. La réindustrialisation en cours, qui a été fortement encouragée aux États-Unis sous l’administration précédente, mais qui se développe aussi dans d’autres pays, est donc une nécessité. Cette réindustrialisation ne crée pas forcément un nombre d’emplois directs très élevé, mais elle génère des emplois induits et, surtout, elle permet de maintenir une filière industrielle solide. De plus, les services industriels eux-mêmes sont créateurs d’emplois qualifiés.
Pour revenir à ce que vous disiez sur les lost Einstein, vous avez raison : il ne s’agit pas uniquement de doctorants en physique. Nous avons évidemment besoin de scientifiques et de chercheurs, mais l’éducation, l’enseignement et l’avenir des jeunes dans les territoires ne se limitent pas à cette élite académique. L’enjeu est double : réindustrialiser, bien sûr, mais aussi utiliser les vagues technologiques et les mutations du travail pour offrir des perspectives solides dans les territoires. Si l’on regarde les besoins en compétences dans les dix à quinze prochaines années, il faudra certes des profils spécialisés en informatique, en statistiques et en mathématiques, mais également d’autres compétences tout aussi essentielles. Dans le domaine technologique, nous avons autant besoin de personnes capables de préparer et traiter des données pour l’intelligence artificielle que de celles qui sauront programmer un Large Language Model. Autrement dit, les métiers qui émergent autour de la technologie sont bien plus diversifiés qu’on ne l’imagine. Il ne s’agit pas uniquement de former des ingénieurs destinés à Stanford ou au MIT, loin de là. Il y a donc un véritable enjeu d’accessibilité : ces nouveaux emplois doivent être accessibles aux habitants des territoires et contribuer à leur revitalisation. Il ne faut pas que l’innovation soit captée uniquement par les métropoles ; elle doit irriguer l’ensemble du pays.

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